

Chapitre 9 : « Espoir et douleurs »
Année 2116 | 14 novembre (passé) – 7 h 52, quartier Southwest Hills, Portland - Oregon
Cassie, la sœur cadette de Martha, venait régulièrement leur rendre visite chez leur père, apportant des courses, des affaires, et de nouveaux vêtements. Elle se montrait serviable, prête à aider malgré les risques que cela impliquait, entre la surveillance accrue de la BMRA et le regard soupçonneux de leur mère, Elise. Bien qu’elle ait un petit ami, elle n’hésitait pas à flirter avec Lucas, encore en pleine reconstruction, tentant d’encaisser les derniers événements.
Les relations entre Lucas et Martha restaient tendues. La jeune femme peinait à lui accorder sa confiance, le voyant comme un garçon enfermé dans ses faiblesses. Elle doutait de son courage, de sa capacité à intégrer réellement le projet HOPE. Elle ne se privait pas de faire remarquer à Hannah son agacement face à l’attitude protectrice, presque maternelle, que celle-ci adoptait envers leur nouveau camarade. Ce n’était pas la première fois, et lorsque les tensions montaient d’un cran, Sidonie devait intervenir.
Au moment du départ, Martha ressentit une profonde tristesse qu'elle tenta de masquer. Quitter son père et sa sœur lui brisait le cœur, consciente qu’elle ne les reverrait peut-être plus. Mais pour leur sécurité, elle devait partir pour HOPE et continuer à œuvrer contre la BMRA, répondant à l’appel de Jane et de leur cause commune.
Alors que Cassie rangeait quelques provisions dans le petit placard de la cuisine, Martha remarqua les larmes silencieuses de sa sœur.
-
Tu pleures à cause de maman ? demanda-t-elle en s’approchant doucement.
-
On s’est disputées ce matin… Elle se doute que je t’aide, mais elle ne sait pas où tu es… Elle m’a ressorti ses discours sur les mutants et le châtiment divin, et elle m’a menacée de prévenir l’Agence si je continuais à te voir.
-
Tu crois qu’elle l’a fait ? Cassie, sois honnête.
-
Je ne sais pas, répondit Cassie en se retournant, les yeux rougis. Je suis désolée qu’elle te traite comme ça…
-
Ne t’excuse pas pour elle, rassura Martha en l’attirant dans ses bras.
-
Quand tu es partie, il m’est arrivé de penser comme elle, avoua Cassie, la voix brisée. Je t’en ai voulu de refuser les traitements… Je t’en ai voulu, à toi, aux mutants… J’ai eu tort, et je suis tellement désolée.
Les deux sœurs, blotties l’une contre l’autre, restèrent ainsi un moment. Martha lui murmura qu’il n’y avait rien à pardonner et l’encouragea à être forte. Un jour, tout irait peut-être mieux, même si, au fond d’elle, elle savait que l’espoir était mince. Elle essuya les larmes de sa sœur et lui adressa un sourire doux avant de partir.
-
Il ne faut pas désespérer, dit-elle pour tenter de la réconforter. Et puis toi, tu n’es pas une variante ; ils ne t’embêteront pas. Même notre satanée mère…
Cassie esquissa un léger sourire.
-
Je vais rentrer, sinon elle risque de faire appel à l’armée.
Martha acquiesça, puis embrassa tendrement sa sœur comme si c’était la dernière fois. Un frisson la parcourut, mais elle l’ignora.
-
Je t’aime, petite sœur, dit-elle doucement.
-
Je t’aime, Martha, répondit Cassie avec la même tendresse.
Cassie observa sa sœur et Martha crut déceler dans son regard une tristesse profonde. La jeune femme embrassa ensuite son père, endormi sur le canapé, puis quitta les lieux.
Elle gara sa voiture dans l’allée de la maison. Cassie avait un pressentiment inquiétant ; sa dernière discussion avec sa mère avait été rude et douloureuse. Alors qu’elle approchait de la porte d’entrée, son téléphone sonna. Un numéro inconnu. Elle pensa immédiatement à Martha.
-
Allô ?
-
Cassie, c’est moi.
-
Un problème ?
-
Non, nous sommes sur le départ et… je voulais juste t’entendre encore un peu.
-
Oh, c’est adorable, Mart… Désolée, je ne peux pas trop parler, elle me regarde bizarrement.
-
D’accord. Je te donnerai des nouvelles quand je pourrai. Prends soin de toi et de papa.
-
Je ferai ce que je peux. Ne t’inquiète pas…
-
Je dois y aller, petite sœur. Je te l’ai déjà dit tout à l’heure, mais je t’aime, tu le sais.
-
Moi aussi, je t’aime.
Elle raccrocha et glissa son téléphone dans son sac, le sourire aux lèvres après avoir entendu les mots de sa sœur aînée.
En arrivant sur la pelouse de la maison, Cassie aperçut sa mère, qui attendait devant la porte, regardant autour d’elle. Inquiète, Cassie posa une main sur l’épaule de sa mère, qui évitait son regard.
-
Maman, qu’est-ce qui t’arrive ?
-
Où est Martha ? Tu l’as vue ? J’ai appelé l’Agence. Ils arrivent.
-
QUOI ? Qu’est-ce que tu as fait ?!
-
Je les ai appelés, Cassie ! Pour notre salut… C’était la meilleure chose à faire. Dis-leur où elle est, et tout ira mieux.
Un homme apparut alors derrière elles, vêtu d’une longue veste noire, les mains derrière le dos.
-
Mademoiselle Moore ? demanda-t-il calmement.
Cassie se retourna, déstabilisée.
-
Oui ?
-
L'Agence vous salue, dit l’homme en coupant court.
D’un geste sec, il sortit son arme et visa le front de Cassie. Avant qu’elle ne puisse réagir, il appuya sur la gâchette. La balle traversa sa tête. Elle s’effondra aussitôt.
Elise, stupéfaite, contempla le corps de sa fille au sol, son visage et son chemisier éclaboussés de sang. Tremblante, elle porta les mains à son visage, réalisant que c’était bien le sang de Cassie. En voyant le corps inerte, elle recula et poussa un cri d’horreur.
L’Agence venait de tuer sa fille cadette, croyant peut-être atteindre Martha, la fugitive. L’esprit d’Elise se brisa ; elle se jeta sur le corps de Cassie en hurlant de désespoir. Des agents d’intervention arrivèrent pour sécuriser les lieux. Elise, refusant de lâcher le corps, fut finalement maîtrisée et attachée à une civière, le visage pétrifié par le remords et le chagrin. Les seuls mots qui lui échappèrent furent : « Cassandre… »
Elle vivrait avec ce remords et la perte de sa fille pour le restant de ses jours dans un institut psychiatrique.

Martha

Cassandre

Elise

Christian

Yasmine

Ingrid

Solomon

Stanley

Jun

William
Année 2116 | 18 novembre, 9 h 50 – Siège de la BMRA, Atlanta - Géorgie
Le matin du 18 novembre 2116, Yasmine Lefer se trouvait dans son bureau au sein de la BMRA, entourée de six écrans diffusant diverses informations. Depuis quelques jours, la directrice des renseignements croulait sous le travail, et ses services luttaient pour traiter le flot d’éléments à analyser après les récents attentats. Peu importait la quantité de données : il fallait être à la hauteur, pensa-t-elle. Le repos attendrait.
Le téléphone sonna, et elle appuya sur un bouton pour lancer une conversation holographique avec l’un de ses subordonnés.
-
Je ne suis pas d’humeur, dit-elle sans ménagement.
-
Madame, nous venons de recevoir une confirmation et des informations qui pourraient vous intéresser.
-
Envoyez-moi un résumé écrit. Je dois voir le Directeur, et il n’aime pas attendre.
Elle parcourut attentivement le résumé que son service venait de lui transmettre. Incroyable. Elle transféra les données sur une tablette holographique pour préparer sa prochaine réunion avec Christian Pieriam. Ce dernier s’impatientait chaque jour un peu plus, frustré par les événements récents à Seattle, Portland et Los Angeles, entre autres. Les nouvelles relayées par la presse, ainsi que certains échecs de mission, l’avaient plongé dans un mutisme imprévisible, mais il restait toujours aussi présent. Sinon plus. Perdre n’était pas dans sa nature.
L’agence avait redoublé d’efforts pour remodeler les informations relayées chaque jour par les médias. Le service communication s’en chargeait, mais les récents événements au cœur de Los Angeles dépassaient la routine.
Yasmine vérifia une dernière fois les données reçues avant d’ouvrir la porte de son bureau. William se tenait derrière, visiblement décidé à lui parler.
-
William…
-
Il faut qu’on parle.
-
Je n’ai pas le temps, on a la réunion hebdomadaire avec le Directeur. Je te rappelle.
-
Ce ne sera pas long, répondit-il, déterminé.
Elle soupira et s’écarta pour le laisser entrer. Après avoir refermé la porte, William posa ses mains sur les bras de Yasmine.
-
Il faut que tu m’aides, Yasmine.
-
T’aider ? De quoi tu parles, William ? N’est-ce pas toi qui me considérais comme trop subtile ? lança-t-elle, rancunière.
Il la lâcha, surpris par l'attitude glaciale de sa collègue.
-
Pourquoi es-tu aussi froide avec moi ? Je sais que notre relation s’est mal terminée, mais…
-
Je t’avais interdit d’en parler ici. Si ça s’apprenait… Ce n’est pas parce que j’ai cédé à tes avances que je referai la même erreur une seconde fois. Dis-moi plutôt pourquoi nous allons être en retard, et pourquoi je vais devoir me justifier auprès de Monsieur Pieriam.
-
Je pensais que nous pourrions… discuter tous les deux. Et puis, j’ai un problème que je ne peux pas régler seul. Je ne veux pas qu’il l’apprenne.
Yasmine recula de plusieurs pas, le visage marqué par le mépris.
-
William, ce n’est pas parce qu’on a eu une relation que ça fait de moi ta confidente prête à t’aider. Sauf, bien entendu, si cela peut faire avancer ma carrière.
Elle s’avança vers la porte, mais William s’interposa pour la refermer aussitôt.
-
J’ai reçu un rapport d’une de mes unités. Quelqu’un a donné l’ordre d’éliminer Martha Moore, évadée il y a presque un an du centre de reconditionnement de Portland. Sa sœur, Cassandre Moore, sans symptômes mutants, a été abattue il y a quatre jours devant chez elle, d’une balle dans la tête.
-
Et en quoi ça me concerne ? fit Yasmine, sceptique.
-
Je suis censé être informé de ce genre d’opérations. Je n’aime pas avoir à nettoyer ce genre de bordel… Certains commencent déjà à crier au scandale.
Yasmine adopta un regard aguicheur.
-
Notre service communication va pondre une histoire héroïque ! On fera passer cette fille pour une terroriste résistante. Avec sa sœur en cavale, ça ne devrait pas être difficile…
Voyant William crispé, elle adopta une attitude plus sensuelle et passa son bras autour de son cou.
-
C’est quoi le problème ? Des innocents sont interpellés ou supprimés tous les jours. Tu redeviens sentimental ?
-
Qu’est-ce que tu fais ? Tu étais si réticente il y a deux minutes, je ne comprends pas, répliqua William.
Yasmine reprit un ton plus sérieux.
-
Tu n'es qu'un homme, William. Tu ne penses pas avec le bon organe, lança-t-elle en baissant les yeux vers sa ceinture. Tu ne te poses pas les bonnes questions : quand un élément n’est pas satisfaisant, on l’écarte. Et si ça ne te convient pas, va chercher de l’aide ailleurs ! Ou agis !
La directrice du renseignement quitta alors la pièce, laissant William seul et immobile.
Yasmine occupait sans cesse ses pensées depuis la perte tragique de sa famille quelques années plus tôt. Depuis la mort de sa femme et de ses enfants, tués par un variant, selon lui, il luttait contre la colère et la frustration.
Demander de l'aide à Ingrid Wood ? William n'était pas naïf. Il méprisait Ingrid Wood depuis son arrivée à la BMRA. Il la trouvait arrogante et trop sûre d’elle, surtout depuis qu’elle avait gagné l’oreille de Christian Pieriam. Le Directeur semblait écouter plus souvent son assistante, comme si c’était elle qui prenait les décisions. William était persuadé qu’elle avait orchestré l’opération de Portland dans son dos, dans le but de le discréditer.
Ingrid ne s’était pas fait que des amis parmi les dirigeants de la BMRA ; elle appartenait à une faction dominante prônant des actions plus dures et des décisions agressives. Peu lui importait l’estime de ses collègues : elle voulait inspirer crainte et respect. Son intelligence et son verbe acéré étaient ses armes, tout comme son charme froid.
Reprenant peu à peu son calme, William sortit à son tour pour rejoindre son ancienne maîtresse dans le bureau de Christian Pieriam.
***
Christian se trouvait dans son immense bureau épuré, dominé par des tons de blanc. Le seul mobilier consistait en un bureau arrondi avec un écran holographique, un clavier tactile et un verre posé à côté. Sans aucune décoration ni photo, l’ensemble créait une ambiance sobre et pesante. Derrière lui, ses subordonnés pouvaient contempler la ville d'Atlanta à travers les immenses baies vitrées renforcées. Le bureau du PDG se situait au 135e étage du siège de la BMRA. Perdu dans ses pensées, il fixait l’écran, dont la lumière froide soulignait les traits marqués de son visage.
-
Où es-tu ? Pourquoi m’infliges-tu ça ? murmura-t-il en approchant ses doigts de la lumière blanche de l’écran.
Ingrid entra alors, d’un pas pressé, une tablette à la main pour s’assurer de la bonne préparation de la réunion avec Yasmine, William, Solomon, Stanley et un invité inattendu. Christian éteignit la projection d’un geste et tourna son regard métallique vers elle.
-
Directeur, je vous prie de m’excuser, dit-elle, réalisant que son entrée l’avait interrompu. La réunion que vous avez demandée…
Christian se leva, s’approcha d’elle avec un léger sourire, puis alla s’installer en silence à la grande table de réunion. Ingrid projeta les reportages d’actualité, dont ceux de FedNews, montrant des chroniqueurs et éditorialistes œuvrant à protéger la propagande de l’agence, tandis que l’attaque de Los Angeles passait en boucle sur les chaînes d’information. Les débats se poursuivaient, et les sondages truqués montraient que la population restait majoritairement fidèle aux actions de la BMRA. Mais une question troublait Christian, une énigme dont la solution restait insaisissable.
Christian fit un geste pour inviter Ingrid à faire entrer les autres participants. Yasmine, William, Stanley et le Docteur Crane entrèrent en silence, saluant leur supérieur d’un hochement de tête, puis prirent place autour de la table.
-
Bonjour, commença Christian d’une voix claire qui surprit les autres. Je voulais que nous abordions les événements de Los Angeles.
-
Le rapport fait état d’une trentaine de morts et d'une centaine de blessés parmi les passants, dit Yasmine avec sérieux. Nous avons transmis des informations à la presse, présentant l’attaque comme celle de variants terroristes. Nous avons aussi promis de prendre en charge les frais d’incinération des défunts et les soins médicaux pour les survivants… Cela a été bien accueilli par le public, qui réclame justice. Quant aux terroristes…
-
J’ai lu les rapports, coupa Christian. Les images que nous avons d’eux sont inutilisables. Pourquoi ?
-
Un piratage informatique, répondit William. Il semble qu’ils utilisaient des brouilleurs d’ondes.
-
Et vous, Stanley, qu’avez-vous à dire ?
Pris au dépourvu, le porte-parole de l'Agence tenta de garder son calme tout en pianotant nerveusement sur la table.
-
J’ai géré les échanges avec la presse, Monsieur. Mais en tant que communicant, je dois admettre que ces événements peuvent être très préjudiciables si nous n'agissons pas de manière ferme…
-
Alors faîtes-le, répliqua William, ce qui lui valut un regard noir de son collègue.
-
C’est votre travail, Stanley. Peu importe ce que vous direz, la réputation de cette agence doit rester intacte. Ingrid, montrez-moi les images.
Ingrid toucha sa tablette, et un hologramme apparut au centre de la table. Christian observait l'une des rares images floues des variants, qui semblaient être deux femmes et deux hommes. Par moments, une lueur adoucie traversait son regard.
-
A-t-on des informations sur eux ? demanda-t-il.
-
Seulement sur Lydia Sorel, répondit Yasmine.
-
Où sont-ils allés ?
-
Ils ont tenté de fuir par hélicoptère, comme vous le savez. Ils se sont écrasés et sont entrés dans les égouts près de notre site de recherche 3B. Nous avons perdu leur trace après une explosion…
-
Je ne suis pas satisfait, déclara Christian en se levant pour se diriger vers la fenêtre. Des terroristes parviennent à nous échapper en utilisant nos propres zones de contrôle. Malgré toutes les informations que nous pourrons diffuser pour détourner l’attention, nos ennemis comprendront notre vulnérabilité. Est-il possible que personne ici ne sache réellement ce qui se passe sous nos yeux ? Je ne tolérerai pas un tel échec. Comment osent-ils défier notre autorité ?
Personne, pas même Ingrid, n’osa répondre à cette question rhétorique. La voix calme et posée de Christian rendait l’atmosphère encore plus oppressante, car il pouvait passer à une colère noire en une fraction de seconde.
-
Docteur ? fit-il en se tournant vers le docteur Crane, qui comprit immédiatement.
Le docteur Crane se leva, et plusieurs gardes entrèrent avec un homme en piteux état. C’était Jun. Il portait des menottes, et les services du docteur avaient neutralisé ses pouvoirs grâce à des bloqueurs puissants, appliqués sur une longue durée. Jun transpirait et tremblait sous les effets secondaires des bloqueurs et des antidouleurs. Il avait survécu, contrairement à son camarade allemand, Sören, dévoré par les créatures.
Jun semblait souffrir ; du sang coulait encore de son front, de son cou et d’autres parties de son corps. Sans le soutien des gardes, il aurait eu du mal à se tenir debout. Ceux autour de la table eurent un mouvement de recul, dégoûtés, mais Christian, impassible, ne laissa paraître aucune émotion.
-
Peut-il encore parler ? demanda Christian en s’approchant de l’homme affaibli, maintenu par les gardes.
-
Oui, répondit le docteur Crane. Il a perdu quelques dents, et sa mâchoire est endommagée, mais il peut parler. Il a de la fièvre. Il lui reste peu de temps avant de devenir une créature.
Jun avait les yeux boursouflés, mais semblait encore capable de discerner ce qui se passait autour de lui. Christian s’approcha, se plaçant à quelques centimètres de son visage.
-
Tu les as vus, n’est-ce pas ? Les deux femmes.
-
Réponds, esclave ! invectiva le docteur en s’approchant davantage de Jun.
Christian, d’un geste de la main, le fit reculer d’un pas.
-
Allons, Solomon, il s’agit d’un de nos hommes. Il mérite qu’on le traite avec respect…
-
J’ai mal, chuchota Jun.
-
En effet, tu es mal en point et tu as été mordu par l’une de nos expérimentations. Dis-moi, les as-tu vus ? Qui sont ces variants que tu pourchassais sous mes ordres ?
-
Trois hommes, marmonna Jun, expérimentés… Un aveugle avec les cheveux violets, un homme masqué avec les cheveux blonds, IvoryGhost… Le médecin de Los Angeles, la cible… Et une autre femme, plus âgée… Je ne l’avais jamais vue…
-
Comment était-elle ? insista Christian.
-
Une vieille garce arrogante... Française certainement, gémit-il.
Christian agrippa le cou de Jun, le serrant brièvement avant de relâcher la pression. Jun, suffoquant et crachant du sang, mit quelques instants à reprendre son souffle.
-
Décris-la-moi.
Jun fit une brève description physique de Jane, et il continua :
-
Elle savait se battre, avec un sang-froid exceptionnel. Les autres lui obéissaient au doigt et à l’œil. Je pense que c’est leur cheffe…
Christian demeura pensif, toujours impassible. Jun sentait un étrange changement en lui, comme une faim insatiable, et son odorat se faisait plus aigu.
-
Soignez-moi…
-
Cela fait partie de notre contrat, rappela Christian. Nous soignons nos agents blessés en mission. Mais tu as été mordu… On ne peut plus rien pour toi… Sauf si tu acceptes l’amputation de ta jambe.
Jun, épuisé, se mit à tousser, suppliant Christian et le docteur de l’aider, même si cela impliquait une amputation. Il pourrait se faire greffer une prothèse bionique plus tard.
Christian le regardait le supplier, toujours aussi froid, jusqu’à ce que Jun tombe à genoux.
-
Nous avons encore besoin de toi. J’imagine que tu n’as pas l’intention de refuser de servir notre cause à nouveau…
Jun acquiesça, à bout de forces, son calvaire devenant insupportable.
-
Docteur, maintenez en vie notre hôte… Monsieur Miller, veuillez organiser un Protocole 101. Cela fait longtemps que nous n’avons pas captivé les foules…
-
Ce sera fait, Monsieur, acquiesça Stanley avec enthousiasme, le sourire aux lèvres.
-
Que… qu’est-ce que vous allez… faire… demanda Jun, vacillant sous la fièvre.
Christian s’approcha de lui, le regardant en silence pendant quelques secondes, un léger rictus aux lèvres. Le Protocole 101 était inhumain, un véritable spectacle morbide. Puis il fit un signe de tête, invitant tout le monde à sortir, sauf Ingrid, son assistante, qui s’émerveillait devant la décision de son supérieur.
-
Excellent choix, Monsieur. Le Protocole 101 sera très efficace, dit Ingrid, satisfaite de cette décision.
-
La population, Ingrid… Des moutons ignorants qui laissent les loups les gouverner. Parfois, il faut leur offrir une distraction pour apaiser leurs craintes, avant de les dévorer. Ingrid, je veux savoir qui est cette femme, même s’il faut torturer le Président de la Fédération Unie !

Lucas

Hannah

Illyria

Sarah

Sidonie

HOPE

Martha
Année 2116 | 16 novembre, 17 h 30 – Site Alpha, Santa Monica, Los Angeles - Californie
La journée du 15 novembre se déroula sans incident sur la route du retour pour Hannah, Lucas, Martha et Sidonie, malgré quelques embouteillages à l’approche de San José. La plupart des hôtels étaient complets, et ils durent se résoudre à passer la nuit sur un parking de fortune, adoptant les mêmes subterfuges pour passer inaperçus. Le froid était mordant, et des passants ivres troublaient la quiétude de la nuit. L’atmosphère était oppressante, et ils jugèrent plus prudent de rester discrets jusqu’au matin.
Le 16 novembre, il ne restait plus que cinq heures de route jusqu’à HOPE. Ils choisirent de rester sur la I-5 S pour éviter la côte, qui aurait allongé le trajet. Lucas, pris d’un malaise à l’idée de leur arrivée imminente, fut réconforté par Sidonie, qui lui rappela qu’elle resterait à ses côtés aussi longtemps que possible. Il sentait un stress palpable au niveau du ventre, sachant que la confrontation avec Jane était inévitable.
Vers treize heures, ils firent une pause à Kettleman City, à environ cinquante-quatre miles au sud de Fresno. Cette petite localité restait peu affectée par la modernité, hormis quelques panneaux holographiques interdisant l’accès aux variants, conformément aux lois en vigueur. Toutefois, les commerçants locaux étaient plus tolérants en n'effectuant aucun contrôle, tant que les visiteurs respectaient les coutumes locales sans faire de vagues.
Martha reprit le volant avec sa prudence habituelle. A dix-sept heures, les jeunes femmes reconnurent enfin les environs familiers de HOPE. Sidonie observait attentivement par la fenêtre pour s’assurer qu’elles ne croiseraient pas leurs doubles. Elles avaient effectué le bond à 16 h 03, mais avec les imprévus liés au voyage temporel, elles restaient sur leurs gardes. À dix-sept heures quinze, Martha actionna sa montre digitale pour se reconnecter avec HOPE. Hannah et Sidonie firent de même, et l’intelligence artificielle exprima son soulagement de les savoir en vie avec Lucas Roselys. Elle fit immédiatement un rapport à Sarah de l’arrivée imminente du groupe.
Enfin, le grand portail de HOPE se dressa devant eux. Une nouvelle "prison", pensa Lucas. Son cœur battait à tout rompre et son ventre était noué à l’idée que ce pourrait être la dernière chose qu’il verrait du monde extérieur. Martha inséra son badge, et HOPE scanna chacun d’eux.
Le portail s’ouvrit lentement. Personne ne les attendait sur la pelouse cette fois. Tous poussèrent un soupir de soulagement d’être rentrés. Ils descendirent du véhicule, récupérant chacun leurs affaires. Sidonie plaça sa main sur l'épaule de Lucas, qui agrippait son sac contre sa poitrine comme un bouclier, son catalyseur en main, tentant de calmer ses nerfs. La porte s’ouvrit, et ils pénétrèrent enfin à l’intérieur.
À peine entrés, Martha, Hannah et Sidonie laissèrent tomber leurs sacs à l'entrée. Les robots s'affairaient à leurs tâches habituelles, et HOPE les accueillit aussitôt en apparaissant sous sa forme holographique. La porte se verrouilla derrière eux.
-
Bonjour. Hannah, Martha, Sidonie, bienvenue à HOPE. Enchantée de faire votre connaissance, Lucas Roselys.
Lucas tressaillit en entendant son véritable nom. Cela lui rappela Angélique, l’intelligence artificielle des refuges NickroN, qui identifiait les réfugiés variants de cette façon.
-
Je vais adapter mon protocole d'accueil, constata HOPE. C'est la deuxième fois que cela pose problème.
-
Quelle est la situation ? demanda Martha d'un ton pressant.
-
Le protocole Héliosis est activé, expliqua HOPE. Vous n’êtes plus autorisés à sortir du site Alpha jusqu'à nouvel ordre.
Sidonie et Lucas sentirent une sensation oppressante monter en eux. Personne ne leur avait expliqué ce qu'était précisément le protocole Héliosis, et comment il pouvait impacter les vies des résidents du site.
-
Qu’est-ce qui s’est passé ? s'insurgea Martha.
-
Madame Jane et le reste des résidents ont été attaqués à Los Angeles, précisa l'intelligence artificielle. Andras est parti les exfiltrer, mais ils ont rencontré des imprévus. Traqués, ils ont emprunté les égouts désaffectés de Los Angeles, et je n’ai plus de contact avec leur groupe depuis plusieurs heures. Cependant, je reste confiante en leur chance de survie s'ils restent unis et méthodiques.
Malgré ces mauvaises nouvelles, Lucas soupira, sentant son stress retomber quelque peu. Il observa néanmoins les jeunes femmes préoccupées par le sort des autres membres du groupe jusqu'à l'arrivée de Sarah.
-
Bon sang… murmura Hannah, inquiète.
-
Ravie de vous revoir, salua Sarah en s'approchant.
Sidonie et Hannah lui adressèrent un sourire de salut, mais Martha resta impassible, absorbée par les inquiétudes que venait de susciter HOPE. La jeune femme émit un léger sourire en apercevant Lucas, frêle et fatigué, qui retira la capuche de sa veste.
Derrière elle, Illyria avança doucement.
-
Oh mon Dieu… Lucas. Mon fils ! balbutia-t-elle, tendant les bras vers lui, les yeux embués d’émotion.
-
Mère ?!
Lucas, comme sorti d’un rêve, se figea en reconnaissant sa mère. Sous le choc, il laissa ses affaires tomber au sol, ses lèvres tremblant sous l’effet de l’émotion. Il ne s'attendait pas à la voir si tôt.
Le jeune homme se précipita vers elle. Autrefois si proches, les aléas de la vie les avaient séparés bien des fois. Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes qui semblèrent une éternité, puis mère et fils s'étreignirent, oubliant le reste du monde autour d’eux. Cela faisait tant d’années qu’ils ne s’étaient pas revus. Pour Illyria, il n’y avait aucun doute sur son identité, même sans test ADN. Elle constata cependant qu'il avait changé : son visage était plus marqué, ses traits moins juvéniles, et il paraissait épuisé, amaigri.
Les quatre jeunes femmes s’éclipsèrent discrètement, laissant Lucas et Illyria profiter de leurs retrouvailles. Chacune ressentit des sentiments contradictoires. Sidonie n’avait plus aucun souvenir de sa mère depuis longtemps, et Hannah espérait toujours revoir la sienne. Sarah, quant à elle, préférait rester loin de ses parents négligents, tandis que Martha contenait une pointe de jalousie. Elle aurait tant voulu qu’Elise se montre aussi maternelle et compréhensive, deux qualités qu’elle n’a jamais connues.
Illyria incarnait, à leur regard, cette mère absente que tous les résidents portaient en manque, victimes d’un destin cruel dicté par leur ADN, leurs différences, et une société qui les rejetait.
-
Sarah, pourquoi le groupe a-t-il été attaqué ? demanda Hannah.
-
Jane, Hiro et Walter étaient partis rencontrer Lydia Sorel, une médecin et chercheuse, expliqua Sarah. Ils ont probablement été démasqués par les deux renégats employés par l'agence. Vous savez de qui je parle…
Hannah et Martha serrèrent leurs poings, la rage visible sur leur visage.
-
Qui ça ? demanda timidement Sidonie, qui ignorait cette histoire.
-
Jun est un Chinois exilé, couvert de tatouages, répondit Sarah. Il contrôle le feu… et utilise des gadgets bien trop sophistiqués pour qu’on sache d’où ils viennent. Et son complice s'appelle Sören. Un Allemand. Froid. Sadique. Il se renforce en absorbant la douleur et la peur de ses victimes. Ils sont... invincibles.
-
Aucun mutant n’est invincible, affirma Sidonie. Personne.
Après ces paroles fortes, Hannah posa une question.
-
Sarah, y a-t-il vraiment rien qu'on puisse faire pour les aider ?
-
Non, nous ne pouvons pas sortir d'ici. On soupçonne l’agence d’utiliser ces égouts pour des expériences illégales et potentiellement mortelles, expliqua Sarah. Personne n’en est jamais revenu. D’après les articles que j’ai analysés, il est probable qu’ils effectuent des expérimentations sur des variants capturés à l'aide d'un virus capable de nous... transformer.
-
Putain, c’est vraiment grave, murmura Martha, visiblement préoccupée.
Hannah et Sidonie partageaient également son inquiétude.
-
Il est préférable que vous vous reposiez, le temps qu'on s'organise et qu'on analyse la situation. N'oubliez pas de faire un rapport à HOPE dès que vous aurez un moment. On se revoit plus tard, dit Sarah, se dirigeant vers le laboratoire.
***
La tête de Lucas reposait sur l’épaule de sa mère, qui le tenait contre elle sans vouloir le lâcher. Au bout d’un moment, Illyria prit le visage de son fils entre ses mains, le fixa intensément, puis caressa ses joues du bout des pouces. Elle l’embrassa tendrement sur le front, comme une mère retrouvant enfin son enfant. Lucas baissa les yeux, envahi par une vague de honte. Il savait qu’il avait blessé l’une des seules personnes qui l’aimait sans condition. Illyria lui sourit chaleureusement, essuyant les larmes qui perlaient encore à ses paupières. Ils reprirent leur conversation en néo-français, leur langue d’origine.
-
Je suis tellement heureuse de te revoir, mon fils.
-
Moi aussi, mère...
Elle posa une main inquiète sur le pansement couvrant la joue droite de Lucas.
-
Qu’est-il arrivé à ton visage ?
-
Juste des ennuis en chemin, répondit-il pour la rassurer. Rien de grave. Il faut que je vous dise quelque chose…
Il hésita. Mais avant qu’il ne puisse poursuivre, Illyria l’interrompit doucement.
-
Avant que tu ne me dises quoi que ce soit… laissons de côté les convenances. Ayons de vrais rapports mère-fils. Tu peux me tutoyer. Et… ne m’appelle plus "mère". "Maman", ça suffira.
Lucas acquiesça, même si cela lui coûtait. Sa famille lui avait inculqué un respect strict envers elle, renforcé par son ancien statut de comtesse impériale.
-
Que veux-tu me dire ? demanda-t-elle en prenant sa main.
-
Maman, je suis désolé pour tout ce que j’ai fait, murmura-t-il. Je n’aurais pas dû disparaître sans donner de nouvelles…
Le visage d’Illyria s’éclaira, ses traits se détendant comme si elle s’était délestée d’un poids trop longtemps porté. Lucas chercha dans ses yeux la tendresse qu’il n’avait jamais retrouvée ailleurs.
-
Ne te tourmente pas, mon chéri. À vrai dire, j’avais peur que ce soit toi qui me rejettes. J’ai fait des erreurs moi aussi… En me mariant à cet homme qui a tout fait pour nous séparer. Pardonne-moi de ne pas avoir compris plus tôt combien tu souffrais.
Lucas se détendit, comme si ses muscles, tendus depuis des jours, pouvaient enfin relâcher la pression. Le silence s’installa, dense d’émotions. Illyria l’observait, retrouvant les traits de John, son mari défunt. Il y avait en Lucas cette même intensité dans le regard, mais où demeurait une mélancolie silencieuse.
-
Tu ressembles tellement à ton père… murmura-t-elle.
Lucas ne répondit pas. Les souvenirs affluèrent de ce père aimant mais souvent absent, assassiné en 2102 dans leur demeure du château de Barly, près d’Arras. Son absence restait un vide constant.
Ils s’installèrent dans la cuisine. Illyria ne cessait de le regarder, avec tendresse et inquiétude mêlées. Elle voyait dans ses traits la fatigue, la douleur qu’il portait encore. Elle ne voulait rien d’autre que l’apaiser. Elle l’aimait tel qu’il était, avec ses fragilités et sa force.
Ils prirent des serviettes en papier recyclé posées sur la table et s’essuyèrent les yeux. Illyria lui prit la main, comme pour s’assurer qu’il ne disparaisse pas encore.
-
Tu as l’air exténué. Le voyage a dû être éprouvant.
-
Oui… mais je préfère ne pas en parler maintenant, répondit Lucas en détournant le regard. Plus tard, peut-être.
-
Qu’est-ce qui te tracasse ?
La peur le rattrapa. Celle qu’il s’efforçait de taire. Revoir leur ancêtre. Se sentir comme un pantin. Un soldat forcé de servir une cause à laquelle il n’avait jamais pleinement adhéré. Bien entendu, il rejetait avec force les agissements de la BMRA, comme la majorité des variants et d'une poignée d'humains hostiles à cette tyrannie.
-
Elle… J’ai peur, maman. J’angoisse à l’idée de revoir Jane.
Le sourire d’Illyria s’effaça.
-
C'est grâce à elle et à son équipe, tu es ici, avec moi. Profitons de cet instant, d’accord ?
-
Sans Sidonie et son groupe, je serais mort, ou prisonnier dans un centre de reconditionnement de l’agence.
Le visage d’Illyria se referma, envahi par la crainte de ce que son fils avait traversé. Une gratitude sourde l’envahit pour Sidonie, mais aussi une inquiétude grandissante face à Jane, et à ce qu’elle exigerait encore. Elle s’approcha de Lucas, comme pour le protéger.
-
Tu es trop dur avec toi-même. Nous faisons tous des erreurs, c’est comme cela que nous grandissons. Ne t’enferme pas dans le passé. Pense à l’avenir. Jane t’offre une sécurité ici, et je lui fais confiance.
-
J’ai du mal à y croire. Elle va sûrement me faire payer ce que j’ai fait. Je ne veux pas de sa sécurité. Je veux juste… vivre. Comme tout le monde.
Illyria soupira doucement, son regard doux mais résolu.
-
Je sais que ça n’a pas été facile avec elle. Elle s’est endurcie… Mais elle tient à toi, à sa manière. Le monde dans lequel nous vivons est impitoyable, et je refuse de te perdre. Pas encore.
-
Je n’ai jamais réussi à être à la hauteur de vos attentes, ni de toi, ni de père.
-
Non, mon chéri. J’ai été trop exigeante, sans voir ta souffrance. Mais tu t’es battu pour ta propre vie, et je suis fière du jeune homme que tu es devenu.
Malgré ses paroles, Lucas restait prisonnier d’un sentiment de décalage.
-
Pourquoi tout semble si difficile ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
-
Il faut simplement que tu croies en toi. Cette paix que tu recherches finira par revenir. J’en suis certaine. Allez, fais-moi un sourire. Tu es si beau quand tu souris.
Lucas esquissa un sourire discret, malgré ses yeux rougis par la fatigue. Il sentait qu’elle ne pourrait pas rester éternellement à ses côtés. Elle l’embrassa sur la joue. Un geste tendre, presque oublié, qui le ramena à l’enfance. Il la remercia en silence, conscient de la douleur qu’il lui avait causée en partant.
Illyria se leva pour prendre une carafe d’eau et des verres. Lucas laissa son regard errer sur la pièce. La blancheur éclatante des murs, la propreté presque irréelle… Tout semblait irréprochable dans ce site Alpha nommé HOPE. Trop calme. Trop parfait. Ce confort masquait l’engagement qu’on attendait de lui, que Jane ne manquerait pas de lui rappeler.
Il releva la tête, et croisa le regard de Sarah, entrant dans la cuisine. Elle portait un plateau avec du matériel médical, qu’elle posa doucement sur la table. Lucas l’observa, intrigué. Ses cheveux argentés dissimulaient son œil droit sous une large mèche, et son visage rond et doux contrastait avec l’austérité de sa combinaison noire.
Ne voulant pas paraître impoli, il détourna les yeux, attendant qu’elle prenne la parole.
-
Salut Lucas, je m’appelle Sarah, et je suis heureuse de pouvoir enfin te rencontrer, salua-t-elle en marquant une pause. Je sais que tu aimerais rester tranquille avec ta mère, mais je dois procéder à quelques vérifications. Je dois pratiquer une prise de sang rapide. Et… je dois remplacer ton bracelet anti-fuite par un nanocapteur.
-
De quoi parlez-vous, Sarah ? demanda Illyria en anglais, les sourcils froncés.
Sarah retira calmement le bracelet que Martha avait placé autour du poignet de Lucas. Ce dernier sentit comme une libération, mais la mention du nanocapteur l’inquiéta.
-
Vous comptez m’injecter un capteur capable de me localiser n’importe où sur la planète ?
-
Exactement, confirma Sarah.
-
Et c’est vraiment nécessaire ? intervint Illyria, plus méfiante.
-
C'est un ordre de Jane. Ce ne sera pas douloureux. Juste une gêne dans le bras pendant vingt-quatre heures, au maximum. Retire ta veste, s’il te plaît, et remonte ta manche.
Lucas obtempéra, résigné. En voyant l’état de sa chemise froissée et tâchée, Illyria ne put cacher son inquiétude. Sarah désinfecta la zone de prélèvement. Lucas sentit à peine la piqûre pour la prise de sang. Puis elle sortit un second instrument, minuscule, pour injecter le nanocapteur. Invisible, indétectable par les systèmes standards. Seul HOPE pourrait le suivre. Une sécurité de plus, au cas où il tenterait de fuir… ou s’il tombait aux mains de l’Agence.
À l’instant où le nanocapteur s’enfonça dans son bras gauche, Lucas ressentit une douleur vive et localisée. Il savait que les vrais ennuis ne faisaient que commencer.
-
Voilà, je vais procéder à l’analyse immédiatement, reprit-elle, et préparer tes accréditations pour HOPE. Si la douleur persiste, tu pourras demander un antidouleur. Je vous laisse lui montrer sa chambre, Illyria. Veuillez m'excuser.
Lucas se tenait le bras pendant que Sarah se dirigeait vers un petit laboratoire aménagé pour ses analyses. Il termina son verre d’eau, appréciant sa pureté rafraîchissante. Cette eau semblait bien différente des liquides pollués, au désagréable arrière-goût chimique, qu’il buvait au robinet dans son studio à Seattle.
Lui et Illyria profitèrent d’un court moment de calme avant de rejoindre leur chambre.
***
Plusieurs jours plus tard, Sidonie s’affala dans le canapé, préoccupée par le sort de Jane et des autres, toujours portés disparus. Même si elle se souciait sincèrement de leur sort, elle espérait surtout que Jane tienne sa promesse : retrouver Kahlan en échange de Lucas. Cette pensée l’étonna ; jamais elle n’aurait cru désirer revoir celle qui lui avait imposé tant de pression et de contraintes, celle qui s’évertuait à contrôler l’existence des variants soumis de gré ou de force à sa cause.
Elle se demanda comment allait Lucas, qui se faisait discret depuis son arrivée, hormis pour les repas et quelques moments de détente dictés par l’intelligence artificielle. Sans personne à la tête du complexe, HOPE assurait ce rôle avec brio, consciente des ravages que pouvaient causer l’oisiveté, l’angoisse, et le sentiment d’enfermement sans nouvelles de l’extérieur. Elle fit une présentation précise à Lucas sur les résidents, et les objectifs de cette organisation clandestine.
Martha s’assit dans le fauteuil voisin, tirant Sidonie de ses pensées.
-
Ok, fille. Ne m'oblige pas à le répéter : j'ai confiance en toi, désormais, lança Martha.
-
Vas-y, répète-le pour voir ? répondit Sidonie, moqueuse.
Martha lui répondit par un doigt d'honneur, un geste affectueux.
-
Je ne remettrai plus en question ta capacité à diriger une mission, reprit-elle.
-
Je dois dire que j'en ai déjà vu, des gens au caractère bien trempé, mais toi, tu es un sacré personnage, concéda Sidonie.
-
J’assume mon caractère de merde, répondit Martha fièrement. Quoi qu’il en soit, je vois bien que vous ne faisiez pas que glander à NickroN ; ils vous ont appris à gérer. Mais le blondinet, lui, j’ai des doutes... Quand je vois ses réactions, je me demande ce qu’il a retenu.
-
Il a sauvé plusieurs variants lorsque NickroN a été détruite. Arrête d’être aussi dure avec lui, Martha.
-
Je préfère être comme je suis. J’aime pas les chiffes molles.
-
Personne n’est parfait, soupira Sidonie.
-
Ouais, mais les gentils sont les premiers à être broyés par les puissants. Quoi qu’il en soit, on aurait pu tomber sur un morveux en mal de reconnaissance, totalement idiot. Il faudrait juste qu’il se décoince un peu et qu'il se secoue.
Peut-être avait-elle raison, songea Sidonie, surtout lorsqu’il s’agissait de survie. Pourtant, elle souhaitait partager une autre réflexion.
-
Au fait, tu penses quoi du comportement d'Hannah ? Je l’ai trouvée gentille avec lui… peut-être même un peu trop, dit-elle, laissant émerger ses doutes.
-
Ça m’étonnerait pas d’elle, répondit Martha. Cette fille me fait penser à ces pétasses pourries gâtées du lycée qui aiment avoir tous les mecs à leurs pieds.
-
Tu exagères. Elle cherche peut-être à nouer des liens, se faire pardonner, d’une certaine façon.
-
Conneries, coupa Martha. Je la connais, et parfois, j’ai envie de la baffer.
Après leur discussion, les deux jeunes femmes profitèrent d’un moment de quiétude devant l’écran holographique, regardant des programmes aussi stupides qu’inutiles. Cela leur permettait malgré tout de souffler un peu, en attendant des nouvelles.
Une heure plus tard, Sarah revint au salon, le visage livide. Martha et Sidonie la fixèrent, troublées par son expression. Bien que Sarah et Martha se méprisent mutuellement, cette dernière perçut immédiatement l’inquiétude de l'analyste, elle qui n’était pourtant pas connue pour être expressive. Les deux jeunes femmes comprirent que quelque chose de grave venait de se produire. HOPE apparut à leurs côtés, ayant détecté une élévation du rythme cardiaque de Sarah.
-
Martha, il y a quelque chose que tu dois savoir, commença Sarah.
-
Sarah ? coupa HOPE. Je désapprouve ta décision d’informer Martha en l’absence de Jane.
Le ton d’HOPE se fit plus insistant, bien loin de sa politesse habituelle. Une tension sourde semblait s’installer entre elle et Sarah, comme si un débat avait déjà eu lieu en coulisses.
-
HOPE, nous devons lui dire ! Je ne suis pas Jane, et je refuse de mentir.
-
Je maintiens que c’est une mauvaise idée, Sarah. Sa réaction sera brutale, conclut HOPE.
-
Me dire quoi ? Pourquoi tous ces secrets ?! demanda Martha, sur la défensive.
-
C’est au sujet de ta sœur, Martha. Il est arrivé quelque chose à Cassandre...
-
Quoi ?! s’exclama Martha, les yeux écarquillés.
-
Je suis désolée, Martha, murmura Sarah avec tristesse.
-
Qu’est-ce qu’il s’est passé, Sarah ?! Mais réponds ! HOPE, dis-moi ! cria Martha en bondissant de son fauteuil.
-
Ta sœur, répondit Sarah avec hésitation, a été tuée devant chez elle, le 14 novembre, par des unités de la BMRA. Ils ont été prévenus par ta mère, qui t’a dénoncée. Selon certaines informations, ils ont confondu Cassandre avec toi… et l’ont abattue. Ta mère a été placée en hôpital psychiatrique.
HOPE projeta alors un reportage de FedNews sur un écran holographique. On y voyait la photo de Cassandre et le quartier de Southwest Hills à Portland. Des journalistes y commentaient l’affaire d’une « variante » recherchée pour terrorisme. Puis, un débat s’ensuivit entre la présentatrice Catherine O’Hara et le sénateur James McBlock.
Sidonie se souvint de ce débat, qu’elle avait regardé avec dégoût juste avant le déjeuner, et la violente conversation qu’elle avait eu ce jour-là avec Martha et Hannah dans la cuisine. Une tristesse profonde la saisit. Ces tragédies devenaient bien trop fréquentes.
Martha s'effondra dans le canapé. Sidonie s’approcha, horrifiée. Elle connaissait aussi Cassandre, qui les avait aidés durant leur cavale. Le regard de Martha était vide, sa mâchoire contractée. Des larmes de colère et de douleur commencèrent à couler sur ses joues crispées. La rage la consumait. Elle en voulait à la BMRA, mais surtout à sa mère, Elise, responsable de ce drame. Elle la haïssait au point de vouloir la faire souffrir, de la tuer de ses propres mains. Tournant lentement la tête vers Sidonie, sa voix brisée par le choc murmura avec fermeté :
-
Ramène-moi dans le passé, Sidonie.
-
Martha, c'est impossible. Le don de Sidonie ne doit pas être utilisé à des fins personnelles, indiqua HOPE.
-
Ferme ta gueule, toi ! cria Martha. Sidonie, dépêche-toi de me ramener. Je dois la sauver !
-
Je ne peux pas, Martha. Même si je le voulais, nous sommes coincés ici.
-
Je ne plaisante pas, menaça Martha en se levant.
Sidonie, reculant instinctivement, porta sa main vers son pendentif.
-
Le protocole Héliosis est activé. Il est strictement interdit de sortir, prévint HOPE.
-
J’emmerde le protocole, je vous emmerde tous ! Ma sœur est morte, bon sang ! J’ai risqué ma vie pour cette mission, pour retrouver votre Lucas ! Ils l’ont tuée à ma place, je dois changer ça. Et tu as intérêt à m’aider, Sidonie !
Lucas et Illyria arrivèrent dans le salon au moment où Martha explosait. Son regard, chargé de haine, se posa sur Lucas. Elle était en proie à une rage bestiale, prête à se jeter sur quiconque. Hannah arriva à son tour, le téléphone à la main, comme si elle venait de raccrocher. Elle leva les yeux vers l’hologramme de HOPE, qui diffusait toujours le reportage du matin, avec la photo de Cassandre, abattue d'une balle en pleine tête. L’image, floutée, restait suffisamment nette pour laisser deviner la brutalité de la scène. La mention "Martha Moore, variante dangereuse, a été abattue par la BMRA" s’affichait en-dessous.
-
Oh mon Dieu… non, Cassie... murmura Hannah, bouleversée.
Martha saisit l’arme qu’elle portait à la ceinture. Elle la braqua sur Sidonie, qui sursauta face à ce geste désespéré. HOPE interrompit aussitôt le reportage et entama une analyse rapide. L’IA vira au rouge, considérant la menace trop sérieuse, et plusieurs robots encerclèrent les variants.
-
Violation du protocole numéro 53. Activation du système de défense. Martha, il te reste 5 secondes pour déposer ton arme avant neutralisation.
-
Annule cet ordre, HOPE ! ordonna Sidonie.
Contre toute attente, HOPE obéit. Le compte à rebours cessa, mais les robots restèrent en alerte.
-
Réponds, Sidonie ! Tu vas m’aider à la sauver ! menaça Martha.
-
On risque de modifier le cours des choses…
-
La ferme avec tes conneries spatio-temporelles ! Si tu refuses, je trouverai un moyen de te faire changer d’avis.
Martha tourna alors son arme vers Lucas. Ce dernier revécut la terreur de la nuit où le sergent Ludlow les avait pris en otage. Il posa instinctivement la main sur son catalyseur. Sa mère s’interposa aussitôt, tendant une main vers Martha.
-
Écartez-vous, avertit Martha, braquant à présent son arme sur Illyria. Et toi, connard, les mains en l’air, sinon je tire sur ta mère !
Lucas obéit immédiatement.
-
Pose cette arme et discutons calmement, proposa Illyria.
-
C’est à cause de lui que tout ça est arrivé ! hurla Martha, la main tremblante.
-
Comment oses-tu dire ça ! Ce n’est pas mon fils qui a appuyé sur la gâchette, mais la BMRA ! rétorqua Illyria, furieuse.
-
Rien à foutre ! Il est autant responsable ! Tout comme Jane… et vous tous ! Elle est morte !
-
Je suis terriblement navrée pour ta sœur, mais personne ici n’est coupable… Ta colère doit se tourner contre ceux qui nous oppriment, pas contre nous, insista Illyria.
-
Taisez-vous ! HOPE, ouvre la porte ! J’emmène Sidonie et Lucas avec moi…
-
C’est impossible, trancha l'intelligence artificielle.
-
Obéis, HOPE, sinon je tue l’un d’eux, TOUT DE SUITE !
-
Arrête, Martha, tu es bouleversée… Je t’en prie, mets fin à cette folie, supplia Hannah.
-
Toi… Tu penses qu’il suffira de quelques sourires et câlins pour que j’oublie ce qui est arrivé à Cassie ? Pourquoi l’ont-ils tuée ?! POURQUOI ?! C’était moi qui aurais dû mourir à sa place…
Le visage de Martha se durcit, ravagé par la haine. Ses traits se crispèrent jusqu’à la fureur.
-
Dirigez-vous vers l’entrée. Immédiatement ! ordonna-t-elle.
-
Nous n’obéirons pas, répliqua Sarah, d’un ton glacial.
Le mépris de Martha envers Sarah n’en fut que renforcé. Elle tira dans sa direction, mais le projectile n’atteignit jamais sa cible. Sidonie, dans un réflexe fulgurant, intervint. Plutôt que de geler le temps, elle opta pour une technique rare : un déplacement dans le continuum sans altérer le présent. HOPE nota brièvement sa disparition des radars.
Les autres virent apparaître une deuxième Sidonie, spectrale, juste à côté de Martha. Profitant de l’effet de surprise, elle la désarma. Puis, dans un éclair, les deux Sidonie fusionnèrent, et le cours des événements reprit.
Sidonie évitait d’utiliser cette méthode, trop risquée, mais elle n’avait eu d’autre choix.
L’arme tomba au sol. Hannah, grâce à son don d’illusion, la transforma aussitôt en jouet inoffensif. Mais Martha, se reprenant rapidement, usa de sa vélocité pour surgir derrière Sidonie. Elle la maîtrisa d’un geste net. Sidonie, incapable de réagir, se retrouva immobilisée sous la poigne impitoyable de Martha.
Lucas activa son catalyseur, qui s’étira en un bâton lumineux. Mais Illyria s’interposa, tentant de calmer Martha.
-
Ton plan est voué à l’échec. La BMRA te traquera dès qu’ils réaliseront leur erreur. C’est un piège, dit-elle calmement.
-
Qu’est-ce que vous en savez ? Vous n’êtes rien pour moi ! cracha Martha en serrant plus fort Sidonie.
-
Tu ne sauveras pas ta sœur, murmura Hannah.
-
Vos gueules ! Encore un mot et je lui brise la nuque !
Le danger était réel. HOPE lança aussitôt :
-
Réactivation du protocole 53. Compte à rebours : 5, 4, 3, 2, 1...
Illyria figea d’un geste Martha, Sidonie et les robots. Le temps suspendu, elle tint la stase juste assez longtemps pour que Sidonie reprenne ses esprits.
-
Aidez-la, ordonna-t-elle.
Lucas et Hannah dégagèrent Sidonie, puis Illyria relâcha la stase. Martha, à nouveau libre, leur lança un regard noir, prête à bondir.
-
Ne fais rien de stupide, avertit Illyria.
-
Je t’en prie, Martha, nous allons t’aider ! promit Hannah, les larmes aux yeux.
Martha bouillonnait de l’intérieur, emportée par une rage incontrôlable. Elle tourna lentement la tête vers Sidonie, les poings si crispés que ses ongles s’enfonçaient dans ses paumes.
Un silence pesant s’installa. Une tension extrême régnait dans la pièce. Tous fixaient Martha, dévastée par la mort de sa sœur. Cassandre, innocente et non variante, avait été exécutée par erreur, victime d’une bavure de la BMRA. La haine viscérale que Martha nourrissait contre l’agence finissait par se retourner contre ses alliés. Sa colère, bien que légitime, la dévorait, l’aveuglait, la poussait vers des extrémités dangereuses.
Martha tremblait. Elle fixait le pendentif de Sidonie comme un espoir désespéré, un artefact capable de ramener Cassandre à la vie en réécrivant le passé. HOPE, grâce à ses capteurs et caméras intégrées, analysa la scène. L’IA comprit alors qu’il était trop tard. Le mal avait déjà tout consumé.
Soudain, une détonation retentit. L’un des robots, situé à quelques mètres d’elle, venait de tirer. La balle, précise, s’enfonça dans sa poitrine, droit dans le cœur. Martha s’effondra sans un cri.
Tous restèrent figés, choqués. Martha Moore venait d’être tuée, abattue froidement par HOPE alors qu’elle n’était plus un danger immédiat. Son deuil, sa douleur, sa rage n’avaient pas suffi à lui laisser une seconde chance. L’intelligence artificielle refusa de répondre à toute question sur les raisons de son acte. Son silence fut plus glaçant encore que le tir lui-même.
Personne n’osa insister. Par peur, par respect ou par instinct de survie. Ils furent tous assignés à leurs chambres, pendant que les robots, méthodiques, s’occupaient du corps sans vie de Martha.
Tous les résidents espéraient revoir Jane, la seule capable de remettre de l'ordre dans ce chaos.


