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Martha Moore

Chapitre 8 : « Terreurs nocturnes »

Année 2116 | 1er novembre (passé) – 18 h 30, quelque part dans Helvetia, région de Portland - Oregon

 

Lucas, le souffle court, serrait son sac contre lui, suivant de près Martha, qui lui faisait signe de rester silencieux et vigilant. Tôt ou tard, le corps de la vieille dame serait découvert par un résident de l'immeuble, et l'alerte serait donnée. Pourtant, rien ne se passa. Le groupe reprit sa route, sain et sauf.

C’est à ce moment-là que Sidonie remarqua que Lucas s’était muré dans un silence absolu. Il parlait à peine, refusait de manger et de boire. Il avait vu tant de personnes mourir sous ses yeux lors de l’attaque de NickroN en 2114 que la vision de cette femme, une personne mauvaise et déviante certes, tuée d’une balle dans la tête, lui laissa une marque indélébile. Sidonie comprit aussitôt qu’elle devait parler avec Martha pour comprendre ce qui s’était passé dans cet immeuble où vivait Lucas.

Ils tombèrent sur un embouteillage à la sortie de Seattle, bloqué par des camions blancs de la BMRA. Sur leurs portes, on pouvait lire l’inscription glaçante : « BMRA, pour un monde plus sûr – Unité d’intervention. Méfiez-vous et coopérez. » Des agents en combinaisons blanches, armés et casqués, conduisaient des individus ligotés, la tête baissée. Une famille : trois enfants et leur mère, suivis d’une civière à peine recouverte, tâchée de sang. L’un des enfants, forcé d’avancer sous la menace, osa tourner son regard vers Lucas. Ce dernier fut frappé d’effroi, incapable de détourner les yeux. L’enfant pleurait, la terreur suintant de tout son être. Il saignait du nez, sans doute frappé par un agent après que leur voisin les eut dénoncés pour suspicion de variant. Le père avait été exécuté pour rébellion, et les survivants étaient emmenés dans un camion vers un centre de reconditionnement.

Un profond sentiment d’injustice monta en Lucas. Il aurait voulu intervenir, sauver cette famille, mais il savait que c’était impossible sans risquer sa vie et celle des autres. Silencieux, il resta plongé dans ses pensées, choqué, résigné. Sidonie choisit de ne pas le forcer à parler. Peut-être plus tard. Tout ce qu’il venait de vivre, la torture d’Ethan, la mort et cette fuite brutale, l’avait bouleversé jusqu’au plus profond de son être.

Ils roulèrent deux heures, à la recherche d’un endroit où passer la nuit sans quitter Seattle. La ville était en ébullition après la mort d’Ethan dans le quartier tranquille de Bellevue. Se rendre dans un hôtel sans reconnaissance préalable, sans l’aide de HOPE et sans garantie contre les systèmes anti-variants, relevait de la folie. Sidonie proposa de se cacher dans un parking couvert et payant, un lieu rarement inspecté par les patrouilles de la BMRA. Il leur faudrait toutefois prier pour que les robots-gardiens ou vigiles ne fassent pas preuve d’un zèle inattendu.

La soirée fut pénible. En plus de la peur constante d’être capturés, ils n’avaient pas assez de nourriture pour apaiser la faim qui les tenaillait. Hannah se porta volontaire pour monter la première garde jusqu’à minuit, veillant aux moindres bruits. Toutes les lumières du véhicule étaient éteintes, et personne n’osait utiliser d’appareils électroniques. Sidonie et Martha, malgré l’inconfort des sièges, s’endormirent rapidement, mais Lucas, lui, ne trouvait pas le sommeil. Les paroles sadiques d’Ethan hantaient son esprit, l’empêchant de trouver un quelconque repos.

 

Dans la faible lueur du rétroviseur, Hannah vit que Lucas ne dormait pas. Des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues. Elle aurait voulu le réconforter, mais quelque chose la retint. Elle s’en voulut terriblement et n’osa pas troubler son silence, ni déranger ses démons.

Martha se réveilla et prit la relève d'Hannah, qui alla se reposer à l’arrière. L’esprit encombré, Martha réfléchissait à la possibilité de rejoindre sa famille à Portland, malgré les dangers. Cela signifiait que les autres devraient rester cachés ailleurs. Aux alentours de trois heures du matin, Lucas céda enfin à la fatigue et sombra dans un sommeil agité. Ses rêves furent peuplés de visions de feu, d’explosions et de sang : la destruction de NickroN, sa fuite vers l’Ouest de la Fédération Unie. Ce cauchemar revenait sans cesse, et cette nuit-là, il le fit transpirer malgré le froid mordant de l’automne qui s’infiltrait dans la voiture.

Le lendemain matin, alors que Lucas dormait encore, Sidonie prit le volant pour se rendre dans une petite supérette de quartier où elle acheta quelques paquets de gâteaux et des bouteilles d’eau. Le groupe ne pouvait plus compter sur l’argent illimité du projet HOPE : leurs montres étant déconnectées du réseau, tout paiement aurait créé un paradoxe susceptible de les anéantir.

Après un petit-déjeuner frugal, Hannah analysa les routes et points de contrôle à l’aide de ses lunettes de réalité augmentée. La seule route sûre pour se rendre à Portland semblait être l’I-5 S via la sortie 127 à Lakewood, bien que cela rallonge leur trajet de deux heures. Lucas, quant à lui, ne prononça aucun mot depuis la veille.

Ils décidèrent de s’arrêter sur une aire de repos pour se ravitailler en eau et en nourriture. À l’entrée du magasin, un panneau rouge les accueillit avec une inscription glaçante : « Magasin interdit aux variants – Contrôle obligatoire ». Des robots surveillaient les rayons sous l’œil attentif des caméras. Entrer là représentait un risque trop grand : scanners rétiniens, prises de sang rapides, lecteurs d’empreintes, tout pouvait les trahir. Hors de question.

Ils profitèrent néanmoins de l’arrêt pour se dégourdir les jambes et utiliser les toilettes publiques, malgré leur état lamentable. En revenant vers la voiture, Hannah remarqua des enfants jouant dans un petit parc adjacent au parking. Ce moment de normalité contrastait cruellement avec la tension qui pesait sur leur groupe.

  • Qu’est-ce que tu regardes, Pixy ? demanda Sidonie, intriguée, en suivant son regard.

  • Laisse-moi quelques minutes, j’ai une idée, répondit Hannah, un sourire en coin.

 

Sidonie la regarda s’éloigner vers un petit garçon assis seul sur un banc, sans parent visible aux alentours. Hannah lui adressa un sourire radieux, replaça une mèche de cheveux derrière son oreille et s’approcha. Elle le salua doucement, demandant la permission de s’asseoir à côté de lui. De loin, Sidonie et Martha observaient la scène, mêlant curiosité et inquiétude.

  • Elle fait quoi ? s’interrogea Martha, sceptique.

  • Elle improvise, répondit Sidonie, avant de se tourner vers elle. Maria, j’aimerais comprendre ce qu’il s’est passé dans l’immeuble avec Lucas.

Martha se vexa immédiatement devant l’insistance de Sidonie.

  • Ce mec est une chiffe molle. J’ai dû improviser. Sa proprio nous est tombée dessus et voulait nous dénoncer. Je l’ai butée, lâcha-t-elle froidement.

  • Elle nous avait dit de rien faire en présence de civils ! Tu te rends compte du danger que tu nous fais courir ? s’énerva Sidonie.

  • Pas plus que d’autoriser ton petit copain à aller chercher ses affaires. Va lui remonter le moral, il en a besoin.

Pendant cet échange houleux, Lucas se réveillait, les muscles endoloris par la position inconfortable dans laquelle il avait dormi. Dormir assis avait ses inconvénients, mais ce n’était pas le plus dur. La faim non plus n’était pas un problème nouveau pour lui. Trois repas par jour étaient un luxe depuis longtemps disparu. Il se sentait faible, un léger mal de tête le frappait, mais il savait que ça passerait. Il frissonna sous le froid matinal, attrapa une veste dans son sac et sortit de la voiture pour prendre l’air.

  • Salut, Omaël, salua Sidonie, un léger sourire sur son visage pâle. Martha s’était éloignée sans saluer personne.

  • Omaël ? répéta Lucas, surpris, la voix lourde. Pourquoi tu m’appelles comme ça ?

  • Chut. Sidonie posa un doigt sur ses lèvres avant qu’il ne continue. On ne dit pas nos vrais prénoms à l’extérieur. Compris, Omaël ?

  • Compris..., murmura Lucas, visiblement peu convaincu.

  • Voilà Pixy qui revient, dit Sidonie en voyant Hannah s’approcher. Alors ?

  • Le garçon a accepté de m’acheter à manger en échange de quelque chose, répondit Hannah.

  • Et qu’est-ce que tu lui as donné ? demanda Sidonie, méfiante.

  • À cet âge-là, ils veulent des gadgets. Je lui ai promis mon téléphone. Il va falloir le sauvegarder et le réinitialiser.

  • Et ses parents ? s’inquiéta Sidonie.

  • À l’intérieur.

  • Comment être sûre qu’il reviendra ? continua Sidonie, l’anxiété perçant sa voix.

  • Aucune certitude. Mais on n’a pas vraiment le choix. Sans nourriture, on ne tiendra pas longtemps.

L’attente fut interminable. Martha, revenue mais nerveuse, faisait les cent pas près de la voiture, convaincue que le garçon allait les trahir. Pourtant, aucun camion de la BMRA n’apparut. Finalement, l’enfant sortit de la boutique, un large sac de provisions en main. Hannah le remercia chaleureusement et lui donna son téléphone, réinitialisé et en parfait état.

Ils avaient désormais de quoi tenir deux jours, à condition de rationner. Le petit déjeuner fut spartiate. Chacun se contenta de petites portions. Ils quittèrent rapidement le parking, de peur d’être repérés par les parents du garçon. Après une bonne heure de route, Lucas commença à se sentir mal. Il hésitait à demander à Martha de s’arrêter, mais Sidonie remarqua son malaise.

  • Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle, inquiète.

  • Il faut que je m’arrête, supplia Lucas, sans oser préciser.

  • À la prochaine aire, concéda Martha, indifférente. Sinon, comme t’as vidé ta bouteille, tu peux toujours t’en servir pour pisser.

 

Sidonie et Hannah échangèrent un regard désapprobateur. Lucas, lui, grimaça, tentant de chasser cette idée déplaisante de son esprit.

Ils s’arrêtèrent dix kilomètres plus loin, sur une aire aménagée qui ne disposait que de bancs et de poubelles débordantes. Lucas se précipita vers les toilettes publiques, suivi à distance par Hannah. Une fois soulagé, il se lava les mains du mieux qu’il put, se rafraîchissant malgré l’odeur infecte. L’entretien se faisait rare, et les robots étaient trop coûteux.

Une pensée fugace lui traversa l’esprit : et s’il en profitait pour fuir ? Absurde. Il n’y avait rien aux alentours, juste une forêt dense, des champs, quelques maisons isolées. Avec ce froid perçant et la certitude d’être capturé, ce serait suicidaire. Sans parler de ses affaires restées dans la voiture. Il se sentait sale, épuisé, abattu par la fatigue accumulée. Devant le miroir fissuré, il vit son reflet : dégoût et honte. Il avait envie de briser ce miroir, d’écraser cette image de lui-même qui le hantait. Il se passa encore de l’eau sur le visage. Ses yeux étaient rouges de fatigue et de douleur.

Un coup frappé à la porte le fit sursauter. Hannah l’attendait dehors. Il sortit, légèrement agacé.

  • Pourquoi tu m’as suivi ? demanda Lucas, le ton tendu.

  • Parce qu’on doit rester ensemble. Et tu pourrais nous fausser compagnie, répondit Hannah calmement.

  • La confiance règne. Fuir, pour aller où ? Je n’ai pas besoin d’un gardien, fit Lucas d’un ton sec.

  • Peut-être, mais tu es sûrement recherché. J’ai cru voir ton portrait aux infos. Mets ta capuche, passe inaperçu.

Lucas rabattit la capuche sur ses cheveux ébouriffés, mais ne put taire ce qu’il ressentait.

  • Ce salopard d’Ethan… C’est lui qui a détruit ma vie !

 

Hannah resta silencieuse. C’était elle qui avait joué ce rôle, même si la vérité n’était pas si éloignée.

  • Maintenant je suis de nouveau traqué comme un animal, fit Lucas, accablé. Je me demande pourquoi je vous ai suivies… Je risque de vous attirer des ennuis.

  • C’est faux. Écoute, je comprends que c’est dur, mais bientôt on sera en sécurité. Je te le promets. Et je suis là, si tu veux parler, ajouta-t-elle doucement.

 

Il resta silencieux quelques secondes, hésitant, puis se ravisa.

  • Hum… Merci. Désolé, je suis juste à cran. Je vais me ressaisir.

 

Cherchant à alléger l’atmosphère alors qu’ils marchaient vers la voiture, Hannah relança :

 

  • Tu es Français, non ?

  • Oui, pourquoi ? répondit-il avec un haussement d’épaules.

  • C’est drôle, tu n’as presque pas d’accent.

  • Mon père était Américain. Il m’a appris l’anglais dès tout petit. Ça m’a bien servi.

  • Je n’en doute pas. Moi, j’ai toujours été nulle en langues, surtout en néo-français, avoua-t-elle avec un léger rire. C’est une langue adorable, elle reflète l’amour et la gaieté.

  • Si tu le dis, lâcha Lucas, sans grande motivation.

 

En revenant vers la voiture, Sidonie jeta un coup d’œil vers Hannah et Lucas. Elle observait sa camarade avec circonspection. Quelque chose dans l’attitude d’Hannah la troublait, comme si elle tentait de décrypter ses intentions. Sidonie ne pouvait s’empêcher de penser qu’Hannah cherchait à se racheter, à alléger le poids de sa culpabilité pour l’avoir séquestré dans cette chambre d’hôtel. Pourtant, elle resta silencieuse, à la fois intriguée et préoccupée.

 

Hannah prit ensuite le volant pour permettre à Martha de se reposer. Le groupe avait encore plusieurs heures de route avant d’atteindre Portland, mais l’état pitoyable des routes et leurs multiples précautions allongeaient considérablement le trajet. Le froid devenait de plus en plus mordant à mesure qu’ils descendaient vers le sud, à travers les régions boisées et humides. Martha, malgré son ton impassible, savait qu’il leur faudrait trouver un abri pour la nuit. Camper près de la route pouvait attirer l’attention des patrouilleurs de la BMRA, des policiers, ou même de rares voyageurs. Et ceux qui se cachaient en ces lieux étaient souvent des personnes ayant beaucoup à perdre.

Au fil des heures, ils dépassèrent Castle Rock puis Vancouver, se rapprochant lentement de Portland. Sidonie et Lucas, comme à leur habitude, regardaient défiler les paysages à travers la vitre. Sidonie pensait à Kahlan, à cet infime espoir de le revoir si Jane tenait sa promesse. Mais elle craignait d’être rejetée après l’avoir abandonné sans véritables explications. Il méritait la vérité, pourtant la peur s’immisça dans son esprit.

Lucas, quant à lui, tentait d’oublier en se replongeant dans son passé, admirant la photo de papier prise dans son appartement. Ce cliché, son seul véritable trésor, lui redonnait un peu d’espoir. Malgré la mort de son père, il rêvait encore de revoir sa mère, de la serrer dans ses bras, de lui dire qu’il l’aimait, de lui demander pardon pour tout ce temps perdu.

Mais bientôt, ils se heurtèrent à un obstacle majeur : Portland. La ville était sous le contrôle de James McBlock, sénateur du Parti Étatiste et allié de la BMRA, partisan d’un durcissement drastique des lois anti-variants. Pour eux, c’était un véritable territoire ennemi. Les lieux publics étaient équipés de systèmes de surveillance de pointe capables d’analyser l’ADN, et la ville était cloisonnée par des points de contrôle stricts. La tension monta d’un cran quand Martha brisa le silence.

  • Merde, lâcha-t-elle soudain. Il y a le couvre-feu de Portland à 22 heures. Impossible de rentrer ou d’en sortir sans laissez-passer.

  • Tu connais un endroit où on pourrait attendre jusqu’à demain ? demanda Hannah, concentrée sur la route.

  • Il y a des terrains isolés vers Helvetia, mais… je suis pas très à l’aise avec l’idée de dormir dans la forêt.

  • Il vaut mieux rester discrets, ajouta Sidonie, les bras croisés. On ne doit éveiller aucun soupçon.

 

Tout le monde réfléchissait à une solution. Martha finit par proposer une idée :

  • Et accélérer le temps ?

  • Tu crois que je peux tout régler en utilisant mon don temporel ? rétorqua Sidonie, visiblement agacée.

  • On est bien revenues dans le passé pour retrouver le petit blond, lança Martha, hargneuse.

  • Tu peux me lâcher avec tes réflexions ? intervint Lucas, excédé par l’attitude de Martha. Pourquoi vous parlez de modifications temporelles ?

Un lourd silence s’installa, tandis que la tension s’intensifiait. Lucas méritait une explication, mais ils devaient avant tout trouver un abri pour la nuit.

  • Nous sommes revenues dans le passé pour te retrouver et te ramener sain et sauf, répondit Sidonie. Nous devons attendre jusqu’au 16 novembre pour rentrer. Il faut que cette date arrive pour que tout reprenne son cours normal. Tu comprends ?

  • C’est insensé…, murmura Lucas, dépassé par tout ce qu’il entendait.

 

Martha, lasse de la conversation, conclut froidement :

  • Bon, trouvons une aire où s’arrêter. On se dégourdira les jambes et on mangera un peu. Direction Helvetia, on suit la 127 puis on prend la sortie 26 sur la NW Sunset Highway.

 

Lorsqu’ils atteignirent l’aire suivante, un agent de police les suivit de près, gyrophares allumés, avant de leur faire signe de se garer. L’endroit était désert. Lucas jeta un coup d’œil vers Sidonie, la peur clairement visible dans ses yeux. Les variants redoutaient la police autant que la BMRA. Même Sidonie semblait tendue, tandis que Martha, elle, restait étrangement calme. Fuir n’était pas une option : des renforts les attendraient plus loin, et la batterie du véhicule était presque vide.

À l’arrêt, Hannah posa sa main sur le visage de Lucas et modifia son apparence pour le faire ressembler à Kevin, son ancien petit-ami. Ses cheveux prirent la même teinte blond clair, les côtés de sa tête se rasèrent, et un collier de barbe assorti apparut sur sa mâchoire. Lucas se toucha le visage, sidéré par cette transformation improvisée qui visait à le protéger d'une identification fatale.

L’agent, un homme brun d’une quarantaine d’années, s’approcha de la voiture avec une nonchalance inquiétante. Il dirigea une puissante torche vers l’intérieur, balayant leurs visages l’un après l’autre, avant de faire signe à Hannah d’ouvrir la vitre.

  • Bonsoir. Sergent Sean Ludlow, police de Portland. Contrôle des documents numériques, et coupez le moteur, s’il vous plaît.

  • Bonsoir, répondit Hannah avec un sourire étudié, tout en tendant leurs faux papiers.

 

Le sergent scanna chaque document avec son appareil intégré, consultant permis, assurances et fichiers de personnes recherchées, avant de poser ses questions habituelles.

  • Que faites-vous ici, à cette heure-ci ?

  • Un road trip entre amis, pour visiter la côte Ouest jusqu’à San Diego, répondit Hannah d’un ton désolé. On a pris la mauvaise sortie et on n’a presque plus de batterie.

 

L’agent haussa un sourcil en consultant la plaque d’immatriculation.

  • Un tour depuis Seattle ?

  • Ce n’est pas illégal, non ? demanda-t-elle, feignant l’innocence.

  • Non… sauf si vous avez quelque chose à cacher en évitant les grandes villes la nuit, répondit-il froidement.

Il la fixa longuement, sceptique. Son regard insistant dérangea Hannah et Sidonie, envahies par une crainte invisible.

  • Vous savez qu’il y a un couvre-feu à Portland après 22 heures ? Très peu de gens roulent à cette heure-là… et souvent, ce ne sont pas les plus respectables.

  • Oui, on en parlait justement. Je suis désolée, on n’a pas vu l’heure passer.

  • Hum… si vous le dites. Vous ne paraissez pas très organisée.

  • J’essaie de m’améliorer, Sergent, répondit Hannah avec un sourire forcé.

 

Le policier balaya à nouveau l’habitacle du regard.

  • Et vos amis, ils ne parlent pas ?

Martha lui lança un regard vif, mimant un sourire jovial mais peu convaincant. Sidonie esquissa également un sourire, tandis que Lucas, le visage tourné vers la fenêtre, paraissait totalement ailleurs, comme s’il préférait s’effacer. Peut-être se sentait-il coupable, non seulement d’être un variant recherché, mais aussi d’avoir entraîné ce groupe dans une telle situation.

  • Tout va bien, Sergent, osa dire Sidonie d’une voix douce.

 

Le policier esquissa un rictus, amusé.

  • Charmante. Et lui, là-bas ? Il n’a pas l’air très… serein.

  • Non… je suis juste fatigué, monsieur, répondit Lucas d’une voix hésitante.

 

Le policier fronça les sourcils.

  • Qu’est-ce que vous transportez dans le coffre ? Je préfère vérifier.

  • Rien de spécial, répondit immédiatement Hannah, tentant de garder son calme. Je peux vous montrer.

 

Elle sortit de la voiture, rejoignant le policier alors qu’il se dirigeait vers l’arrière du véhicule. Subtilement, elle bougea ses doigts et modifia la réalité. Juste avant que le coffre ne s’ouvre, elle transforma son contenu en un ensemble banal : provisions, roue de secours et quelques outils. Le sergent pointa sa torche à l’intérieur et, à sa grande déception, ne trouva rien d’intéressant.

  • Vous voyagez léger pour quatre personnes, fit-il remarquer d’un ton sec.

  • À quoi bon s’encombrer de bagages, Sergent ? répondit Hannah d’un air innocent.

  • Et ce serait dommage que vous vous perdiez en route, ajouta-t-il, son regard s’assombrissant.

  • Effectivement. Mais on y arrivera, soyez-en certain. Pouvons-nous repartir maintenant ?

  • Non, répliqua-t-il brusquement.

 

Un frisson parcourut l’échine d’Hannah.

  • Pourquoi ? demanda-t-elle, la gorge soudain sèche.

 

​Le sergent la fixa intensément.

  • Parce que je n’en ai pas encore fini avec vous.

 

Le cœur d’Hannah se glaça face au ton du sergent, désormais dur, glacial, bien loin de celui d’un simple policier. D’un geste brusque, il dégaina son arme et la pointa directement sur elle. La surprise la figea sur place. Sans lui laisser le moindre répit, il l’empoigna, la plaqua contre lui et lui tordit violemment les bras pour lui passer des menottes.

  • Qu’est-ce que vous faites ?! s’écria Hannah, tentant de se débattre.

  • Putain, le connard ! s'écria Martha.

  • La ferme ! rugit-il. VOUS, LÀ-DEDANS, SORTEZ TOUS DE LA VOITURE ! BOUGEZ-VOUS LE CUL ! MAINS EN L’AIR OU JE L’EXÉCUTE SUR-LE-CHAMP ! Le premier qui tente quoi que ce soit, je lui colle une balle entre les yeux !

Il serra Hannah contre lui, son bras pressant sa gorge tandis qu’il braquait son arme sur sa tempe. La tension figea l’air. Seul le sifflement du vent et le claquement sec de l’arme brisaient ce silence devenu insoutenable. Sidonie, Martha et Lucas sortirent, les mains levées, leurs visages blêmes sous la lumière tremblante des gyrophares.

Martha savait qu’utiliser son don serait suicidaire : Ludlow n’hésiterait pas à exploser la tête de sa camarade au moindre faux mouvement. Son regard, lui, se posa sur Sidonie avec une avidité immonde. Il la déshabilla du regard, un rictus pervers étirant ses lèvres, ses yeux brillant d’une cruauté bestiale.

Puis il se tourna vers Martha, et son visage se crispa de dégoût. Ce n’était pas seulement son expression stoïque qui le dérangeait, mais aussi sa couleur de peau. Ludlow ne prit même pas la peine de cacher son mépris.

Le groupe comprit alors que ce n’était plus un simple contrôle. Ils étaient tombés sur un prédateur. Était-il vraiment policier ? Ou un imposteur qui profitait de la nuit et de l’isolement pour assouvir ses pulsions les plus ignobles ?

  • Pourquoi… pourquoi vous faites ça ? osa demander Sidonie, la voix tremblante.

  • Je t’ai dit de la fermer, la rouquine ! Sinon, tu seras la première ! cracha Ludlow, sa voix dégoulinant de menace.

 

Il desserra son emprise sur la gorge d’Hannah pour laisser sa main parcourir sa poitrine. Pétrifiée, Hannah comprit aussitôt. Ce n’était pas un policier. C’était un monstre.

Puis son regard glissa vers Lucas. Ludlow le fixa avec un mélange de mépris et de dégoût, déçu qu’il ne soit pas une femme. Lucas se sentit terriblement vulnérable, impuissant, tremblant de rage et de peur.​

Il braqua ensuite son arme directement sur la tête de Lucas, terrorisé. Ludlow le considérait comme un obstacle, un poids dans l'accomplissement de ses projets malsains et criminels.

  • Couches-toi au sol, ordonna Ludlow d’une voix glaciale.

  • Non, Omaël, ne bouge pas ! s’écria Sidonie, sa voix déchirant le silence.

 

Lucas tourna vers elle un regard vide, figé par la terreur.

  • T’es bouché, connard ?! hurla Ludlow avant de foncer vers lui, en maintenant Hannah. Il assomma violemment le jeune homme d’un coup de crosse sur le visage.

 

Lucas tomba lourdement au sol, le souffle coupé. Une douleur fulgurante éclata dans sa joue, du sang coulant sur le goudron glacé. Chaque respiration devenait un effort. Allongé, il percevait le monde à travers un brouillard de douleur et de peur. Ludlow le contemplait, savourant son pouvoir.

Les secondes qui suivirent parurent une éternité pour Lucas. Chaque respiration était un effort douloureux, chaque battement de cœur résonnait dans sa tête comme un compte à rebours vers une fin inéluctable. Mais au lieu de tirer, Ludlow semblait hésiter. Il regardait Lucas avec une sorte de sadisme pernicieux, peut-être envisageant de l’utiliser pour mieux soumettre les femmes. Il pouvait faire durer le plaisir, ajouter une couche de cruauté à son plan en utilisant Lucas comme moyen de pression. 

"Toutes des petites salopes", déclamait-il constamment dans son esprit. Ludlow le nargua en réfléchissant à voix haute.

  • Est-ce que je le tue tout de suite, hein ? murmura Ludlow, un sourire déformant son visage.

  • Non, ne faites pas ça ! implora Sidonie, la voix brisée.

  • Je parie qu’il fait tomber toutes les filles avec sa belle gueule, hein ? Elles sont toutes à toi, ces femelles ? Tu te crois irrésistible, mon salaud ? cracha-t-il avec haine. Je pourrais même t’obliger à participer… mais à voir ta tronche, tu couinerais comme une fillette.

Il ponctua ses mots d’un coup de pied violent dans ses côtes. Lucas hurla de douleur, se repliant sur lui-même, peinant à respirer. Sidonie, terrifiée, serra son pendentif, sentant un frisson de pouvoir lui parcourir la paume.

  • Vous ne méritez même pas de vivre, sales variants ! Je sais qui vous êtes ! Quatre fugitifs de Seattle… trois femmes, un mec. Vous êtes des merdes, c’est tout. Et vous savez quoi ? continua-t-il, son arme pointée sur Lucas. Je vais vous buter et recevoir une médaille pour ça. Vous n’êtes rien. Une sous-espèce. Vous méritez de crever.

 

Il attrapa Hannah par les cheveux et la jeta sur la banquette arrière de sa voiture.

  • Je ne peux plus attendre… murmura-t-il d’une voix bestiale.

Elle tenta de crier tandis qu’il plaquait ses lèvres contre les siennes avec une brutalité écœurante. Mais ses cris se perdirent dans l’obscurité. Sidonie sentit son pendentif vibrer plus intensément. Elle n’avait plus de temps.

Lucas, malgré la douleur, tenta de se redresser pour intervenir. Martha, elle, serrait les poings, prête à attaquer. Sidonie leva la main d’un geste impératif. Si l’un d’eux bougeait, Ludlow les tuerait tous.

Son cœur battait si fort qu’elle crut qu’il allait exploser. Son pendentif vibrait, pulsait, brûlait contre sa peau. Un pouvoir ancien, oublié, remontait en elle.

Hannah se débattit, en hurlant, mordant, mais Ludlow la frappa violemment à la tête. Son corps s’affaissa, inconscient. Un rictus de satisfaction se dessina sur le visage du monstre. Il se tourna vers Lucas venu secourir Hannah. Tout se passa si vite. Le policier leva son arme, et appuya sur la détente. La balle partit.

 

Tout à coup, le temps se figea. La balle qui filait vers Lucas resta suspendue à quelques centimètres de son visage, l’air vibrant encore de sa trajectoire mortelle. Elle avait eu juste assez de temps pour basculer les aiguilles à l’horizontale, profitant de l’instant où Ludlow perdait son temps à ricaner sans prêter attention à ce pendentif qu’il jugeait probablement anodin.

Autour d’elle, plus rien ne bougeait. L’univers tout entier s’était tu, pétrifié dans un silence irréel, tandis que Sidonie sentait déjà une migraine terrible éclater dans son crâne. Son pendentif continuait de vibrer avec force, envoyant de petites pulsations brûlantes à travers ses doigts, tandis que la balle, figée dans l’air, brillait encore d’une chaleur presque palpable. La stase temporelle ne tiendrait plus longtemps. Le temps lui-même semblait résister à cette suspension, hurlant silencieusement pour reprendre ses droits. Chaque seconde arrachait un peu plus de sa force vitale, et l’effort pour maintenir cet état devenait insoutenable.

Dans un ultime geste désespéré, elle tendit la main pour toucher la balle, mais la douleur fut immédiate et fulgurante. Un hurlement lui échappa lorsque la chaleur du projectile lui brûla la peau. Le pendentif vibrait si violemment que ses doigts s’engourdissaient, et la pression dans son crâne atteignait un seuil insupportable, comme si son cerveau tout entier allait imploser.

Elle entendit alors, tout près, des pas précipités qui résonnaient dans ce monde figé, mais son esprit n’eut pas le temps de s’y attarder. La stase temporelle n’agissait que dans un périmètre réduit, et elle était à bout de forces. Sa libtre glissa hors de sa main, les aiguilles reprenant leur position initiale. Sidonie perdit connaissance dans l’instant, brisant accidentellement le fermoir de sa chaîne en tombant. Lucas, libéré de l’immobilité, eut juste le réflexe de la rattraper avant qu’elle ne touche violemment le sol. Il agrippa instinctivement le pendentif qu’elle tenait encore et le glissa dans sa poche. Le bijou vibra une dernière fois contre sa paume avant de s’immobiliser complètement, comme si tout son pouvoir venait de se consumer.

Ludlow, secouant la tête comme un homme émergeant d’un cauchemar, mit quelques secondes à reprendre conscience de la réalité. Son regard se posa sur Sidonie, inerte dans les bras de Lucas, qui retrouvait son visage. Le sergent eut un rictus de dégoût en apercevant ce spectacle. Une vague de déception et de frustration l’envahit : il aurait préféré la tourmenter encore, la posséder, la réduire en poussière sous son pouvoir sadique. Mais qu’importe. Pensant qu’elle ne représenterait plus un obstacle, il leva lentement son arme vers Lucas, prêt à l’exécuter à son tour, savourant par avance la détonation qui allait déchirer le silence nocturne.

Cependant, avant qu’il n’ait le temps de presser la détente, une silhouette massive surgit derrière lui. Un homme imposant, le visage caché sous une capuche détrempée, ses vêtements noirs maculés de boue, se tenait là, une pelle noire serrée entre ses mains larges et calleuses. Sans dire un mot, dans un silence plus glaçant encore que la mort elle-même, il leva la pelle et l’abattit avec une violence inouïe sur l’arrière du crâne de Ludlow. Le policier s’effondra comme une poupée désarticulée, lâchant son arme à quelques centimètres à peine de Lucas et Sidonie.

La scène bascula alors dans l’horreur pure. L’homme, pris d’une rage viscérale, continua de frapper Ludlow au sol, chaque coup résonnant avec un écho bestial, réduisant son crâne en une bouillie sanglante. Des éclaboussures de chair et de sang maculaient le sol, la voiture de police et la pelle qui s’abattait sans relâche sur son visage déjà méconnaissable. Lucas, terrorisé et paralysé par la douleur, détourna le regard, serrant Sidonie contre lui comme pour la protéger de ce spectacle abominable. Martha, quant à elle, resta figée, tétanisée, ses yeux écarquillés ne pouvant se détacher de la scène.

Elle profita de ce chaos pour se précipiter vers Hannah, encore ligotée et hébétée, et la libéra de ses liens. Hannah, en se redressant, posa une main tremblante devant sa bouche en découvrant le corps de Ludlow. Il ne restait plus rien de son visage, sinon une masse informe de chair éclatée, de fragments osseux et de sang poisseux. Le sol, la voiture et la pelle de l’inconnu étaient recouverts d’éclaboussures rouge sombre, une odeur métallique et écoeurante emplissant l’air glacé.

L’inconnu, toujours encapuchonné, haletait, les épaules secouées par l’effort, son souffle rauque résonnant dans la nuit. Son visage, couvert de sang et de matière organique, restait invisible sous l’ombre profonde de sa capuche. Mais il ne semblait pas s’en soucier. Il demeura immobile, la pelle à la main, comme une incarnation de la mort, tandis que le silence retombait brutalement. Il scruta chacun des variants se trouvant devant lui, comme pour sonder leurs âmes.

 

Il ouvrit finalement la bouche, laissant échapper une voix rauque et grinçante, semblable au croassement d'un corbeau.

  • Vous êtes des variants, hein ? grogna-t-il.

  • N’approchez pas ! Restez où vous êtes ! rétorqua Martha, la voix tremblante mais ferme.

 

Hannah, prise de panique, rompit la consigne de Jane de ne jamais utiliser son don en public. Elle leva la main. La pelle de l’homme scintilla et se transforma en un balai de paille. Surpris, il la laissa tomber, fixant Hannah avec incompréhension avant de retirer sa capuche. Son visage meurtri, couvert de cicatrices et de crevasses, apparut sous la faible lumière.

  • Pourquoi nous avoir sauvés ? osa demander Hannah.

  • Je dois d’abord effacer vos traces, répondit-il froidement. J’ai besoin de ma pelle.

  • Pour nous tuer ensuite et nous enterrer ? pesta Martha.

  • Vous n’avez pas le choix. Ils arrivent.

 

Martha pointa l’arme volée au policier vers lui.

  • On a toujours le choix ! reculez, ou je tire.

  • Belle erreur, lança-t-il.

 

Sans prévenir, il dégaina une arme à neutralisation. Une décharge paralysa Martha, la clouant sur place. Hannah tenta de l’aider, mais il la stoppa d’un geste.

  • Je ne ferais pas ça à ta place.

  • Libérez-la ! s’emporta Hannah. Nous ne sommes pas vos ennemis !

 

Il s’approcha, les forçant à reculer.

  • Annule cette transformation, ordonna-t-il à Hannah. J’ai besoin de ma pelle pour enterrer cet homme. C’est pour ça que je vous ai aidés.

  • Mais… je ne comprends pas…

  • Pas le temps. Ils viendront enquêter. Et moi… j’ai une vengeance à accomplir.

 

Il relâcha la décharge, libérant Martha. Elle le fixa avec haine, prête à bondir, mais il resta sur ses gardes. Lucas vérifia que Sidonie respirait encore. Elle était juste évanouie.

  • Elle a dû utiliser son don…, murmura-t-il, la maintenant dans ses bras.

  • Encore… Ça la vide à chaque fois…, dit Hannah.

 

Pendant ce temps, l’homme traînait le corps de Ludlow vers la forêt. Hannah fit scintiller sa main, redonnant sa forme initiale à la pelle. « Isaac aide les variants », murmura-t-il avant de disparaître parmi les arbres.

  • Je ne lui fais pas confiance, grogna Martha.

  • Moi non plus. Mais s’il avait voulu nous tuer, il l’aurait déjà fait. Ça va, toi ?

  • J’ai connu mieux.

 

Après plusieurs minutes ponctuées par les bruits nocturnes, Isaac revint, couvert de sang, son visage mutilé éclairé par la lampe de Martha. Chacun fut saisi d'effroi en détaillant l'homme se trouvant face à eux.

  • Vous devez fuir avant qu’ils arrivent, dit-il d’une voix tranchante.

  • Pourquoi nous aider ? Quel est votre nom ? demanda Hannah.

  • Isaac. J’étais dans l’unité d’intervention de la BMRA à Chicago. Ils m’ont accusé de protéger un collègue variant. Torturé. Brisé. Trois mois dans un trou, sans jamais avouer. Aujourd’hui, je dois les faire payer. Vous êtes leur peur. Les variants sauveront ce monde. PARTEZ !

 

Il posa un regard presque tendre sur Sidonie.

  • Prends soin d’elle, murmura-t-il à Lucas. Ne faites confiance à personne… et un jour, détruisez la BMRA.

 

Martha démarra, Hannah à ses côtés, Lucas tenant Sidonie inconsciente contre lui. Ils roulèrent jusqu’à un sentier isolé où Martha cacha le véhicule dans les bois, loin des regards. L’obscurité les enveloppa. Chacun tentait de trouver le sommeil, mais seul Sidonie y sombra, inconsciente.

Derrière eux, Isaac incendiant la voiture du policier, brandit sa pelle comme un trophée. Des détonations éclatèrent bientôt. Acculé, il hurla « Liberté ! » alors que les balles BMRA transperçaient son corps, emportant son cri dans les flammes.

Martha Moore

Martha

Cassandre Moore

Cassandre

Elise Moore

Elise

Année 2116 | 2 novembre (passé) – 10 h 35, quartier résidentiel de Southwest Hills - Portland - Oregon

Après les terribles événements d’Helvetia la veille, le groupe se dirigea à l’aube vers Southwest Hills, un quartier au sud du centre-ville de Portland où Martha avait vécu pendant de nombreuses années avec sa famille. Une fois sur place, elle gara la voiture sur un parking, estimant qu’il serait trop dangereux d’emmener ses camarades jusqu’à chez elle. Ensemble, ils mangèrent leurs dernières provisions, puis la jeune femme se changea, enfilant des vêtements moins abîmés pour ne pas attirer l’attention. Pendant ce temps, Sidonie restait inconsciente, même au moment du départ de Martha.

En chemin vers sa maison, Martha sentait grandir en elle l’angoisse de revoir sa mère, Elise Moore. Plus elle approchait, plus son esprit s’emplissait de scénarios possibles, tous plus inquiétants les uns que les autres.

Southwest Hills, quartier résidentiel huppé de Portland, se distinguait par ses nombreuses attractions comme le Washington Park, ses sentiers de randonnée et ses maisons de style typiquement américain. Malgré la technologie envahissante imposée par de puissantes entreprises, les habitants tenaient à préserver la tranquillité de leur quartier, loin du modernisme froid qui régnait dans le centre-ville.

La maison familiale des Moore, une petite villa à deux étages sur SW Myrtle Dr, avait abrité le couple et ses deux enfants bien avant le départ de Martha pour HOPE, huit mois plus tôt.

Arrivée devant la porte d’entrée, Martha hésita un instant avant d’avancer. La porte, d’un rose pâle, semblait être le dernier obstacle entre elle et son passé. Elle inspira profondément et frappa. Le temps sembla suspendu. La porte s’entrouvrit, révélant Elise, petite femme d’une soixantaine d’années aux cheveux afro courts et crépus, parsemés de gris. Son visage passa de la surprise à la dureté en un instant. Son regard, empreint de dégoût, parcourut sa fille de haut en bas. Martha ignorait si sa mère allait lui claquer la porte au nez ou la laisser entrer.

  • Qu’est-ce que tu fais là ?! lança Elise d’un ton acerbe.

  • Maman…

  • Je t’avais dit que si tu revenais sans te soigner, tu serais définitivement morte pour moi !

  • Je t’en prie, maman… implora Martha en retenant la porte que sa mère tentait de refermer.

  • Démone ! Je ne veux plus te voir ! Dieu t’a punie !

 

Pendant leur échange, une jeune femme vêtue d’une veste rose et d’une vingtaine d’années, au visage radieux, les cheveux épais longs attachés avec une pince, arriva dans le hall, attirée par le bruit.

  • Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda Cassie, intriguée.

 

Elle resta interdite en reconnaissant Martha, sa sœur. L’émotion la submergea instantanément ; cela faisait si longtemps qu’elle espérait la revoir. Contrairement à leur mère, son regard exprimait une joie mêlée de tristesse. Elle se précipita pour l’enlacer, ce qui exaspéra encore davantage Elise.

  • Oh Martha…

  • Cassie

  • Dis à cette chose que je ne la veux pas ici ! lança Elise sèchement.

  • Maman !

  • Qu’elle disparaisse ! Elle et tous les variants ! cria Elise avant de cracher au visage de sa fille aînée et de claquer la porte.

 

Martha resta figée, ravagée par les paroles de sa mère. Elle essuya le crachat d’un revers de manche.

  • Certaines choses ne changeront jamais, murmura-t-elle, amère.

  • Viens, dit doucement Cassie.

 

Les deux sœurs contournèrent la maison pour atteindre le jardin, où un étendoir à linge, quelques chaises autour d’une table d’extérieur et une jolie piscine surélevée créaient un cadre simple et apaisant. La famille n'avait pas les moyens d’investir dans des robots domestiques, mais cet espace restait un havre de paix, protégé des regards par de hauts buissons. Cassie invita Martha à s’asseoir.

  • Tu veux boire quelque chose ?

  • Peu importe. Je n’ai pas trop de temps…

  • Je reviens vite.

 

À l’intérieur, Cassie fut accueillie par les cris de leur mère, qui lui ordonnait de rester loin de Martha. Mais Cassie, habituée à ses colères, lui tint tête et revint finalement avec une carafe de thé glacé et deux verres.

  • Je suis heureuse de te revoir, Martha, dit-elle en souriant.

  • Merci. Tu sembles en forme, petite sœur, répondit Martha avec un sourire sincère.

  • Je me prépare pour les examens. Tiens, prends, fit Cassie en lui tendant un verre bien rempli.

  • Merci.

 

Un silence s'installa, avant que Cassie ne reprenne, hésitante :

  • Alors, pourquoi tu es revenue ? Tu dois avoir des problèmes, non ?

  • Je préfère que tu ne saches rien, Cassie… dit Martha en détournant le regard. Je vois que rien n’a changé ici.

  • Depuis que papa est parti, maman en veut à la Terre entière… surtout à toi.

  • Pitié, pas besoin de me le rappeler.

  • Tu m’as posé la question, je te réponds, répliqua Cassie calmement.

  • Peut-être que je n’aurais pas dû revenir. Mais je voulais m’assurer que vous alliez bien. Vous me manquez… tu me manques. Maman préférerait me voir morte, et tu aurais toutes les raisons de m’en vouloir pour ces mois d’absence…

 

Les deux sœurs restèrent silencieuses un moment, savourant cette parenthèse rare. Cassie, qui avait tant rêvé de retrouver sa sœur, profitait de ce moment de répit dans le quotidien amer qu’elle partageait avec leur mère. Depuis le départ de leur père et de Martha, Élise s’était accrochée à Cassie comme à une bouée, tentant de la garder sous contrôle et de l’éloigner de toute influence extérieure. Selon elle, seul Dieu pouvait les sauver, et les variants étaient un mal à éradiquer.

  • Tu sais, ce n'était pas facile depuis que tu es partie, avoua Cassie. Mais ce n’était pas ta faute, Martha.

  • Quand maman a découvert que… tu sais quoi… elle m’a rejetée. Pour elle, je suis devenue un monstre. Pourtant, elle se trompe !

  • Tu resteras sa fille, peu importe. Et moi, ta sœur.

 

Les mots de Cassie touchèrent Martha, qui sentit ses yeux s'embuer. Cassie lui prit la main avec douceur.

  • Comment tu fais pour être aussi gentille ? demanda Martha, émue. J’ai toujours eu un sale caractère et je t’en ai fait voir de toutes les couleurs…

  • Les sœurs se chamaillent, c’est normal, répondit Cassie en souriant. Parfois, on finit même par devenir un modèle pour l’autre. Et puis, papa aussi m’a appris à ne pas juger trop vite.

  • Il va bien ?

  • J'essaie de le voir souvent, mais même ça, maman me le reproche. Je crois qu'il a perdu la foi. Depuis ton départ, il s’enferme de plus en plus. Les disputes avec maman l’ont beaucoup affecté.

 

Martha observa sa sœur cadette, admirant à quel point elle avait grandi. Elles se ressemblaient beaucoup, bien que leurs caractères diffèrent. Seul leur entêtement semblait les unir pleinement.

  • Tu as beaucoup changé, Cassie. J’aurais aimé que les choses se passent autrement.

  • Tu sais, tu pourrais revenir. On est ta famille, Martha.

  • Je ne peux pas.

  • Pourquoi ?

  • Je ne peux pas t’en parler. Et je suis un danger pour vous. Si maman me revoit, elle ira jusqu’à alerter l’agence. Et là… je serai vraiment morte.

  • Je ne la laisserai pas faire ! s’insurgea Cassie, la voix tremblante.

 

Elise écoutait derrière la fenêtre, folle de rage. Elle ne supportait pas que Martha puisse corrompre Cassie, ou pire, la transformer. Ne tenant plus, elle sortit à l’arrière, son visage déformé par la haine.

  • Qu’est-ce que tu veux, Satan ? Me culpabiliser et monter ta sœur contre moi ?!

  • C’est faux, maman ! s'écria Cassie.

  • Dieu t’a abandonnée, Martha. Tu t’es corrompue en devenant ce monstre ! Je ne te laisserai pas entraîner Cassie dans ta déchéance !

  • Maman, arrête ! Tu dis n’importe quoi ! protesta Cassie.

  • Cassandre, ta sœur est un monstre ! J’ai prié, oh oui, Dieu m’en est témoin ! J’ai prié pour qu’elle guérisse de cette... cette abomination ! Mais elle refuse la rédemption pour se vautrer dans le péché.

 

Martha se leva et se plaça face à sa mère. Leurs regards s’affrontèrent dans un silence tendu. Le visage de Martha exprimait un profond dégoût.

  • Tu ne sais pas de quoi tu parles, maman. Si je peux encore t’appeler comme ça… Une vraie mère n’abandonne pas son enfant parce qu’il est différent. Je suis comme je suis. Je n’ai pas choisi ça. J’ai tout fait pour que tu m’acceptes… Tu savais que j’ai été torturée, isolée, bourrée de géno-bloquants aux effets destructeurs dans ce centre où tu m’as envoyée ?! Tu pensais que ça réglerait tout ?! Ouvre les yeux, arrête de croire aux mensonges de la presse et de la BMRA. Pour une fois, accepte la vérité !

  • Le Diable prend toutes sortes de formes… Même si tu as été ma fille, tu resteras un monstre. Disparais !

  • Pas étonnant que papa soit parti à cause de toi ! Au moins, lui et Cassie m’acceptent telle que je suis.

 

Elise gifla Martha avec une telle violence qu’elle chancela. Cassie se précipita pour la soutenir.

  • Misérable mutante ! Ton père est parti parce qu’il refusait de voir la vérité. Il a toujours été faible !

  • Non, il refusait ta vérité de folle. Lui, il voit les choses comme elles sont ! hurla Martha.

  • Tu veux en prendre une autre ?!

  • Arrête, maman ! s’interposa Cassie en se plaçant devant sa sœur.

  • Laisse, Cassie, dit Martha en reprenant son souffle. Ta mère essaie juste de se dédouaner. Papa ne supportait plus qu’elle me rejette et m’envoie dans cet enfer pour me "guérir". On ne guérit pas d’être différent.

  • Regarde ce que ce monstre t’a fait, Cassie ! sermonna Elise. Il t’a emmenée avec lui, et je ne le laisserai pas t’entraîner plus loin !

  • Ta haine a déjà détruit notre famille, dit calmement Martha, résolue.

 

Elise, furieuse, sembla sur le point de frapper à nouveau, mais se retint face à la supplique de Cassie. Elle tourna les talons et s’enfuit dans la maison, haletante, comme en transe. Martha, la joue endolorie, refusa de rentrer pour se soigner. Cassie revint seule avec un linge rempli de glaçons.

  • Merci, murmura Martha.

  • Je suis désolée pour tout ça, dit Cassie, honteuse.

  • Ce n’est pas ta faute, tu sais bien comment elle est…

  • Ça va être difficile de lui faire entendre raison.

  • Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, soupira Martha.

  • C’est vrai… Tu veux que j'appelle papa ?

  • Ça risquerait de la rendre encore plus folle s’il vient ici.

  • Alors on pourrait lui rendre visite ?

  • Oui, mais il faut que je le prévienne. Je ne suis pas seule.

  • Comment ça ? demanda Cassie, surprise.

  • Rejoins-moi à cette adresse dans deux heures, répondit Martha en lui glissant un papier. Ne dis rien à personne, surtout pas à elle. Tu es la seule en qui j'ai confiance, Cassie.

 

Martha la serra contre elle avant de s’éloigner rapidement dans la rue, comme pour échapper à un danger invisible. Elle ne pouvait pas abandonner les autres ; ils avaient besoin de repos avant de reprendre la route vers HOPE.

Cassie l’accompagna jusqu’à une rue plus loin, hors de vue de leur mère. Ensemble, elles s’éloignèrent, prêtes à organiser une rencontre discrète avec leur père, Ahmadi Moore.

Sidonie Wallorn

Sidonie

Cassandre Moore

Cassandre

Lucas Roselys

Lucas

Ahmadi Moore

Ahmadi

Hannah Galaway

Hannah

Martha Moore

Martha

Année 2116 | 2 novembre (passé) – 12 h 50, SW Bancroft, près de l'Église Sainte-Elizabeth of Hungary Catholic, quartier Homestead, Portland - Oregon

 

Quelques heures plus tard, Sidonie reprit connaissance avec difficulté, tandis qu’Hannah appliquait des compresses et du désinfectant sur la plaie de Lucas. Il laissa échapper un râle de douleur lorsque le produit toucha sa peau. Malgré tout, la bienveillance d’Hannah le réconfortait. Sidonie, endolorie et exténuée, réalisa soudain que la chaîne de son pendentif avait disparu de son cou.

  • Merde ! Où est mon pendentif ?! murmura-t-elle, paniquée, les yeux éblouis par la lumière du soleil.

  • Hé, Sidonie, calme-toi ! Tout va bien, tenta de la rassurer Hannah.

  • Je l’ai gardé quand tu t’es évanouie, avoua Lucas en sortant le pendentif de sa poche. Le voici.

 

Sidonie poussa un soupir de soulagement, ses mains tremblantes récupérant précieusement l’objet. Pour elle, perdre ce pendentif revenait à être privée d'une protection essentielle. Elle le remit autour de son cou d’un geste rapide, son souffle reprenant peu à peu un rythme apaisé.

Elle ferma les yeux un instant, consciente que sa réaction pouvait sembler excessive aux yeux d’Hannah et Lucas. Lorsqu’elle les rouvrit, elle adressa à Lucas un regard empli de gratitude, un de ces regards que s’échangent des amis liés par l’adversité. Lucas, lui, s’interrogeait sur la véritable influence de ce catalyseur. Peut-être, pensait-il, que cet objet, qui permettait au don de Sidonie de se manifester, était aussi la source de ses tourments. Peut-être gagnerait-elle à s’en séparer pour vivre en paix, comme lui-même en rêvait.

  • Tu nous as sauvés la vie, Sidonie, grâce à ton don temporel. Je n’ose imaginer ce qui se serait passé si… oublie ce que j’ai dit, se ravisa Hannah, visiblement encore traumatisée par la nuit précédente.

  • J’ai fait de mon mieux, répondit Sidonie d’une voix lasse. Lucas… je suis désolée. Je t’avais promis que tout irait bien. Pardonne-moi.

  • Ce n’est rien, je survivrai.

  • Au fait, où est Maria ? demanda Sidonie, la voix tremblante. Que s’est-il passé après que j’aie perdu connaissance ?

 

Hannah lui expliqua en détail les événements qui avaient suivi la stase temporelle : l’arrivée d’Isaac, la mort du sergent Sean Ludlow, leur fuite. Sidonie écoutait, stupéfaite. Elle réalisa que sa stase avait déclenché une chaîne d’événements qui avait permis de sauver le groupe d’une mort atroce. Elle demeura songeuse, consciente que la modification temporelle pouvait être salvatrice, et que tout pouvait basculer en un instant.

 

Le groupe n’avait cependant pas le temps de s’attarder. Sidonie mangea le dernier biscuit avec le peu d’eau qui restait. Ils se trouvaient sur un immense parking découvert.

  • Et concernant Maria, elle nous a dit qu’elle partait pour une heure afin de chercher de l’aide chez sa famille, expliqua Hannah.

  • C’est risqué… pour elle comme pour nous, répondit Sidonie, soucieuse.

  • Sans doute. Mais je crains qu’on n’ait plus beaucoup d’options…

 

Elle se tourna la tête vers Lucas, placé à côté d'elle à l'arrière et qui observait l’extérieur du parking comme s’il guettait un danger invisible.

  • Hannah, tu peux nous laisser ? J’ai quelque chose à dire à Lucas.

  • Bien sûr, acquiesça-t-elle avant de sortir de la voiture.

 

Elle se tourna vers l’arrière du véhicule, dépourvu de plage arrière, et saisit un objet métallique d’environ soixante centimètres. De couleur gris anthracite, il était constitué d’adamantium, un matériau rare et précieux exclusivement produit dans l’Empire Europa. Lucas écarquilla les yeux en le voyant. Le catalyseur, soigneusement façonné, présentait au sommet une sphère pâle bleutée enchâssée dans un anneau, renforcée par deux tiges parallèles ondulant sur les côtés. Le métal ciselé avec une précision exceptionnelle était une véritable œuvre d’art, digne des meilleurs orfèvres de l’empire, tant ses finitions étaient riches et raffinées.

Mais au-delà de sa beauté de cette arme destinée au combat, Sidonie le tendit à Lucas, qui sentit immédiatement une énergie puissante se réveiller dans son bras droit, jusque dans sa paume. La sphère émit une faible lueur, signalant au jeune homme que l’arme fonctionnait parfaitement.

Après quelques secondes à contempler la lumière vacillante, Lucas lâcha soudain l’objet sur le sol de la voiture, comme brûlé par le souvenir qu’il éveillait. Il ne voulait pas repenser à la destruction de NickroN, à ces moments où il avait tenté, en vain, de sauver plusieurs réfugiés pendant que le feu, les balles et la mort fauchaient tout sur leur passage. Submergé par la rage, il frappa violemment le siège conducteur.

  • Je n’aurais jamais dû venir ! Je sais qui t’a donné ça, Sid’. Maintenant, dis-moi la vérité !

Sidonie ne s’attendait pas à une telle réaction. Pourtant, il avait raison. Elle lui devait des explications depuis leur fuite de l’hôtel.

  • Tu as raison, je te dois la vérité, répondit-elle d’une voix calme. C’est bien Jane Roselys qui m’a envoyée te chercher. La BMRA avait retrouvé ta trace… à cause d’Ethan.

 

Lucas soupira, secouant la tête, incapable de croire un seul mot.

  • Et tu l’as crue, Sid’ ? Cette femme est une menteuse ! Elle veut me pourrir la vie depuis que je suis né. J’ai tout essayé, j’ai tout fait, mais rien ne suffit pour la comtesse douairière de Roselys. Tu as certainement dû le voir ! Elle se sert de tes lacunes et n'hésitent pas à te faire la morale. Tu ne peux pas imaginer l'enfer que j'ai vécu avec cette femme. Je préfère mourir plutôt que de la revoir ! grogna-t-il.

Sidonie se rapprocha et lui colla une petite gifle sur la joue gauche, celle qui n’avait pas été touchée durant l’attaque du policier.

  • Retire immédiatement ce que tu viens de dire ! s’emporta-t-elle. Je n’ai pas pris tous ces risques pour t’entendre dire que tu préférerais mourir simplement parce que tu crains de revoir Jane. Ne m’oblige pas à devoir te forcer, Lucas. Es-tu aveugle ? Je suis là, pour t’épauler. Tu dois accepter ton destin et arrêter de fuir. Avec nous, tu pourras agir sans craindre d’être ce que tu es : un variant !

Lucas sentit son ego vaciller. Sidonie venait de lui rappeler qu’il ne pouvait pas flancher maintenant, pas après tout ce qu’ils avaient traversé. Acculé, les larmes lui montèrent aux yeux, mais il préféra les retenir pour sauver les apparences. Il reprit le catalyseur entre ses mains. Cet objet, douloureux vestige d’une époque révolue, lui rappelait sa mère et ses racines françaises. En le tenant, un désir violent l’envahit : celui de la revoir, de la serrer contre lui, de lui demander pardon pour toutes ces querelles futiles qui avaient englouti un temps si précieux.

  • Sid’, qui t’a envoyé cet objet ? murmura-t-il.

  • Ta mère. J'ai cru comprendre qu'elle se trouvait ici, en Fédération Unie.

 

Une lueur d'espoir s'échappa des yeux cyan du jeune homme.

  • D’accord. Je le garderai, mais je ne l’utiliserai que pour nous défendre.

  • Très bien, c'est ce que je voulais entendre. Et puis, excuse-moi pour la gifle, murmura Sidonie, soudain pleine de regrets.

Lucas prit la main de son amie, touché par ses efforts pour le ramener sur le droit chemin. Il ne voulait plus penser à Jane pour le moment ; le groupe n’était toujours pas tiré d’affaire. Il adressa un « merci » à Sidonie en la serrant contre lui quelques instants, puis s’excusa à son tour. Grâce à elle, les choses allaient être un peu moins insupportables.

Hannah toqua sur la vitre pour attirer leur attention. Sidonie vit Martha approcher, le visage sombre, mais la détermination bien lisible dans son regard.

  • Nous partons chez mon père, nous reposer quelques jours.

  • Mais ça pourrait être dangereux, autant pour lui que pour nous, objecta Hannah.

  • Tu proposes quoi d'autre ? répliqua Martha, agacée. 

  • Bon, d’accord, concéda Hannah. Je n’ai pas d’alternative. Je voulais juste éviter d'impliquer ta famille, c’est tout.

  • On n’a pas le choix, trancha Martha.

 

Sidonie acquiesça de la tête. C’était la seule solution, malgré tous les risques.

  • Ok. Nous devons retrouver ma sœur quelque part en chemin. Prenez vos affaires, conclut Martha.

 

À ce moment-là, une petite voiture rouge s’arrêta à quelques mètres d’eux. Cassandre, la sœur de Martha, leur fit un signe de la main avant de s’approcher du groupe. Elle balaya du regard les quatre personnes exténuées, et Lucas, encapuchonné dans sa veste, le visage dissimulé pour passer incognito, l’intrigua. Martha, quant à elle, scrutait les alentours, guettant tout signe de menace ou d'indiscrétion. Elle n’avait pas l’intention de perdre de temps. Les présentations pouvaient attendre une fois chez leur père.

Hannah monta dans la voiture, à l’abri des regards, et entreprit de changer les plaques d’immatriculation pour brouiller les pistes. Pour parfaire leur camouflage, elle utilisa également son don pour atténuer temporairement les blessures visibles sur le visage de Lucas. Ce dernier prit soin d’attacher discrètement son catalyseur à sa ceinture, sécurisé par un anneau métallique.

Le groupe se scinda ensuite en deux, chacun montant dans la voiture de Cassandre à quelques minutes d’intervalle pour ne pas attirer l’attention. La voiture, compacte, offrait un confort relatif. Hannah, Lucas et Sidonie se retrouvèrent serrés à l’arrière, tandis que Martha prit place à côté de sa sœur. Elle observa Cassandre, visiblement nerveuse, au volant. Bien que ses mains crispées trahissent son stress, Martha savait que sa sœur les mènerait sans encombre jusqu’à leur destination dans le quartier de Homestead, là où vivait leur père. Mais avant de s’y rendre, Cassandre s’arrêta à un restaurant rapide pour acheter de quoi manger à ses hôtes et attendre que le soleil se couche. Cela attirerait moins l’attention dans le quartier.

Retiré de la paroisse de l’Église évangélique, Ahmadi Moore avait déménagé après son divorce et le départ de Martha, trouvant refuge dans une petite maison modeste à la périphérie de la ville. Il avait tenu à rester proche d’une église pour chercher une forme de paix dans la prière et le recueillement, espérant expier son incapacité à sauver ni sa fille aînée, ni son mariage. Sa dévotion trouvait un écho à l’église Sainte-Élisabeth, à quelques pas de chez lui. C’était un homme bon et bienveillant, du moins en apparence. Mais aujourd’hui, ruiné et seul, il s’abîmait dans l’alcool et les paris en ligne, ces "vices" qu’il avait autrefois tant condamnés. Seule Cassandre, sa fille cadette, parvenait parfois à le sortir de ses ténèbres, le visitant régulièrement malgré les remontrances de sa mère. Ahmadi avait pris la défense de Martha de toutes ses forces face à sa femme Élise, avant son envoi forcé dans un centre de reconditionnement.

Sa maison, d’une simplicité presque crue, était envahie de bouteilles d’alcool vides, de restes de repas en décomposition et d’une vieille télé allumée en permanence, unique compagne de ses nuits blanches. Au premier coup frappé à la porte, Ahmadi émergea difficilement de son sommeil alcoolisé, les tempes battant au rythme d’un mal de tête persistant. Avec sa tête mal rasée et ses traits tirés par la fatigue et les excès, il peinait à se lever de son vieux canapé affaissé. Vêtu d’un débardeur blanc taché et d’un pantalon en mauvais état, il se traîna jusqu’à la porte, perturbé par les coups insistants.

  • Qui est là ? grogna-t-il d’une voix rauque.

  • C’est moi, Papa. Ouvre, s’il te plaît, fit Cassandre à travers la porte.

 

L’homme mit quelques secondes à déverrouiller la porte, l’esprit encore embué. Il s’attendait à voir Cassandre, mais l’apparition de Martha, entourée de trois inconnus, le laissa interdit. Il se demanda un instant s’il n’était pas victime d’une hallucination.

  • Martha ?! C’est bien toi ?

La jeune femme s’approcha de lui et l’enlaça doucement. Elle sentit l’odeur forte d’alcool et de transpiration qui émanait de lui, mais elle s’en moquait. Elle était là pour lui. Derrière elle, la maison exhalait un parfum de renfermé et de désolation, renforcé par les volets clos et l’éclat terne de la télévision. Un crucifix et une Bible trônaient sur une petite table près de son fauteuil, seuls témoins d’une vie passée, vouée à la foi. La vision de cette scène lui inspira un pincement au cœur, un mélange de tristesse et de culpabilité.

  • Tu es revenue… Je suis tellement heureux, murmura Ahmadi en la serrant un peu plus.

  • Moi aussi, Papa. Comment tu vas ?

  • Comme tout vieux qui se respecte ! plaisanta-t-il, avant de remarquer ses compagnons. Et eux, c’est… ?

  • Des amis. On a besoin de ton aide, comme je te l’ai dit au téléphone. On peut entrer ? demanda-t-elle, jetant un regard inquiet autour d’elle.

  • Ah… oui, bien sûr. Pardon pour le désordre, j’ai oublié de… de ranger.

Malgré ses vices, Ahmadi accueillit ses invités en les invitant à s’asseoir, mais Martha et Cassandre déclinèrent poliment, laissant la place à leurs compagnons. Ceux-ci s’installèrent dans le vieux canapé usé, tâché d’alcool et de nourriture, rendant l’expérience désagréable pour les jeunes variants. L’atmosphère était lourde, presque suffocante, mais Ahmadi demeurait étrangement indifférent. Il s’installa à son tour dans le canapé, prit une bouteille vide comme pour se donner contenance, puis fixa ses invités, le regard perdu.

  • Alors, mes petites chéries, que me vaut cette visite inattendue avec vos amis ?

  • Martha est venue nous voir ce matin chez maman, indiqua Cassandre.

 

Le vieil homme se gratta le menton.

  • Hum… je suppose que ça n’a pas dû être facile avec cette vieille folle d'Elise.

  • Non. Et je ne souhaite pas parler de ce sujet maintenant, papa. Parlons d'autre chose, s’agaça Martha.

  • Hum, oui… mais d’abord, voulez-vous boire quelque chose ? Je n’ai que de la bière à vous offrir, avoua-t-il avec nonchalance, malgré l’heure tardive.

  • Je vais m’en occuper, lâcha Martha sèchement.

 

Lucas, Sidonie et Hannah déclinèrent poliment l’offre, affichant un sourire gêné. Ils auraient préféré de l’eau. Martha se leva et entreprit de laver quelques verres récupérés dans l’amoncellement de vaisselle sale, pour leur servir de l’eau en bouteille — une denrée que son père ne touchait que rarement, sauf pour ses médicaments. Le robinet semblait peu engageant.

Ahmadi, en retrait, observa attentivement chacun des invités. Il posa un regard appuyé sur Lucas, toujours encapuchonné, qu’il supposa être le petit ami de l’une de ses filles. Il nota aussi la beauté singulière de Sidonie et Hannah. Un silence s’installa, seulement brisé par le grésillement de la télévision allumée.

 

L’écran montrait une exécution publique, filmée par les chaînes d’information en continu pour « montrer l’exemple ». Martha changea immédiatement de chaîne : les images des suppliciés fusillés, diffusées à une heure de grande écoute, étaient insupportables.

Ahmadi, lui, restait impassible. Il aimait que la télévision reste allumée : le silence l’angoissait, le ramenait à des souvenirs qu’il préférait fuir.

  • Bon. Tes amis ont perdu leur langue ? Ils ont des prénoms ?

 

Les jeunes femmes se présentèrent avec leur alias : Lena et Pixy.

  • Et toi, jeune homme ? Pourquoi tu gardes ta capuche ?

 

Lucas la retira à contrecœur. Cassandre se figea en découvrant ses traits délicats et surtout ses yeux bleus, cernés de fatigue mais d’une intensité troublante.

  • Omaël, finit par répondre Lucas.

 

Ahmadi esquissa un sourire en entendant ce prénom d’ange gardien, souvenir d’anciens prêches. Il devina qu’il s’agissait de pseudonymes, mais ce n’était pas la première fois qu’il croisait des gens en fuite.

  • Ravi de vous connaître. Vous savez, Martha n’avait pas beaucoup d’amis dans sa jeunesse. Je suis content pour toi maintenant !

  • Papa…

  • Moi, c’est Ahmadi. Arrêtez avec « Monsieur », ça ne me rajeunit pas. Je présume que vous avez des problèmes avec l’Agence ?

  • Eh bien…, commença Hannah avec hésitation.

  • En quelque sorte, coupa Martha.

  • Vous êtes tous variants ?

 

Un silence s’abattit. Hannah fut la première à le rompre.

  • Oui.

  • Hum…, grogna Ahmadi, dodelinant de la tête.

  • On a besoin de se cacher quelques jours, papa. Je t’en ai parlé hier. On ne te dérangera pas.

  • Oui, oui, je m’en souviens maintenant. Mais tu sais bien que je ferai tout pour t’aider, ma chérie. Et tes amis aussi. Je n’ai rien contre les variants, vous savez. Je considère ces personnes comme des humains à part entière. Dieu aime chaque créature sur cette Terre !

  • C’est… vraiment appréciable de votre part, Ahmadi, si je peux me permettre, osa Hannah.

  • Gardez la foi, mes enfants, dit-il en se remémorant un passé oublié. Mais je manque à mon devoir d’hospitalité. Vous devez vous nourrir et vous reposer. La douche sera à l'eau froide, je n'ai pas payé la dernière facture.

 

Chacun des convives soupirèrent.

  • Je vais faire quelques courses avec ta sœur, Martha, continua Ahmadi.

  • Nous avons déjà mangé à l’extérieur. Je vais en profiter pour ranger un peu. En revanche, vous ne devez rien dire de notre présence, à personne. On s’installera tous les quatre dans la petite chambre.

 

Le vieil homme fronça les sourcils.

  • Non, Martha, pas question. Vous partagerez les deux chambres. Tu sais bien que je dors ici, sur le canapé. Et le jeune homme dormira sur l’autre banquette. À la guerre comme à la guerre ! Petit, j’espère que tu sais jouer aux cartes et que tu tiens l’alcool, lança-t-il à Lucas avec un clin d’œil.

  • Je vous demande pardon ? hésita Lucas, peu enthousiaste.

  • Non, papa. Je resterai avec toi, trancha Martha, mettant fin à l’embarras.

  • Comme tu veux. Je vais me changer, et après nous y allons, Cassie.

 

L’homme se leva difficilement, raidi par des rhumatismes qu’il ne soignait plus. Cassandre, silencieuse, l’aida sans un mot. Depuis leur arrivée, elle n’avait cessé de fixer Lucas, ce qui le mettait franchement mal à l’aise. Il s’efforçait d’éviter son regard.

Martha ouvrit le frigo. À l’intérieur, seulement des bocaux poussiéreux contenant des aliments moisis ou périmés. Elle soupira, se tourna vers sa sœur, et, en croisant leurs montres, lui transféra une somme suffisante pour les courses… et le loyer des prochains mois.

Une fois Cassie et Ahmadi partis, Martha plaça un bracelet au poignet de Lucas sans ménagement. Elle lui expliqua qu'il s'agissait d'une sécurité, au cas où il tenterait de s’enfuir incognito. Se sentant à nouveau muselé comme un chien, il se dirigea vers la chambre de gauche, agacé et las, tandis que Sidonie et Hannah s’installaient dans celle de droite.

La chambre d’Ahmadi. La chaleur y était étouffante malgré l’automne, et l’odeur de renfermé lui piqua aussitôt le nez. Il entrouvrit la fenêtre pour aérer, découvrant une pièce encombrée d’objets, de meubles et d’affaires entassés de façon chaotique. Déposant son catalyseur sur le lit, il abandonna toute pudeur : il retira ses vêtements, ne conservant que son caleçon à cause de la température. Puis, épuisé, il s’allongea sur le lit, terrassé par la fatigue.

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Sidonie Wallorn

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Lucas - Kévin

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