


Tobias

Philip

Casja

Oscar

L'amour le plus discret laisse par quelque marque échapper son secret.
Jean Racine
(Écrit par Cyril J.)
39 968 mots
Chapitre 1
24 janvier 2112 – Campingvägen (Camp Ripan), Kiruna – Britannie du Nord (ancienne Suède)
Au nord extrême du territoire de Britannie, dans la partie septentrionale de l'ancienne Suède, en Laponie suédoise, se trouvait Kiruna. Cette petite ville de vingt mille habitants était nichée sur la colline de Haukavaara, près des rives du lac Luossajärvi. Sa croissance démographique et économique a été accélérée par la découverte d'un gisement de minerai de fer exceptionnel dans la montagne de Kirunavaara, exploité durant tout le XXe siècle jusqu'à récemment. Cependant, l'exploitation souterraine de la mine de plus en plus profonde a contraint les autorités de Kiruna à déplacer une partie de la ville. Cette décision a entraîné de longs travaux qui ont été achevés avec succès en 2104.
En plus de ses activités minières, Kiruna était également propice à l'étude scientifique et à l'accueil de touristes nationaux et étrangers. Face aux menaces constantes de l'Empire Europa (nouvelle France), l'ennemi mortel de Britannie (ancien Royaume-Uni), la plupart des pays du nord de l'Europe ont accepté de passer sous la tutelle de Londres, jusqu'à sa destruction par un tsunami le 30 décembre 2068. Birmingham, la nouvelle capitale et siège du gouvernement anglais, a autorisé les nouveaux pays composant Britannie à conserver leur propre régime tout en exigeant leur totale obéissance. Cependant, cela n'a pas empêché l'émergence d'un désir d'indépendance face à la république anglaise, qui exploitait égoïstement les ressources de ses voisins du nord.
Loin des tumultes politiques, la petite ville de Kiruna offrait un panorama naturel époustouflant où la technologie n'avait pas altéré ce petit coin de paradis prisé pour ses chalets luxueux. Les températures y étaient douces, ne dépassant pas 15 degrés en été et tombant jusqu'à 20 en-dessous de zéro lors des longs hivers polaires où la nuit dominait. Selon la saison, les touristes pouvaient profiter des randonnées équestres de Midnattssolstigen ou s'adonner à de grandes balades dans les plaines boisées environnantes.
Un jeune homme de presque seize ans et son père séjournaient dans un chalet luxueux et bien sécurisé du Campingvägen (Camp Ripan), situé à dix minutes de marche au nord de la ville. Spa, restaurant privé, confort, intimité, pistes de ski, balades en traîneau, sentiers de randonnée, visites guidées : tout était conçu pour offrir un séjour de rêve, comme l'indiquait la brochure holographique défilant dans le hall du complexe. Ce type d'hôtel n'était bien sûr pas accessible à tous les budgets.
Ces vacances étaient censées leur permettre de souffler et d’échapper à l’agitation de la capitale, Stockholm, leur ville d’origine. L’adolescent, à la fois beau et fougueux, était un jeune plein d’énergie qui ne supportait pas l’oisiveté. De stature élancée, paraissant plus vieux que son âge, il avait des cheveux châtain-roux foncés coupés au bol, courts sur les côtés, tandis que sa frange bien fournie dissimulait une partie de son front. La puberté avait provoqué l’apparition d’acné sur son visage encore juvénile, en même temps que son attrait pour les groupes musicaux de style métal. Sa voix se cassait encore facilement. Un grain de beauté dans le creux de sa joue droite accentuait ses petites fossettes. Les yeux marron rieurs de Tobias, son pseudonyme destiné à dissimuler sa véritable identité, lui conféraient un certain charme, en plus de son sourire quasi permanent. Le jeune homme portait des boucles d’oreilles, essentiellement pour énerver ses parents et accentuer son style vestimentaire résolument sombre.
Son père, Philip, était un homme de quarante-deux ans à la haute stature qui ressemblait énormément à son fils. Il portait une barbe et une moustache bien taillées qui donnaient à son allure un air à la fois sévère et mature. Philip avait également de magnifiques yeux de couleur marron.
L'homme avait pensé que cette escapade intime avec son fils lui permettrait de combattre ses démons et ses excès de consommation de "Squid", une nouvelle drogue dure créée en 2101 dans le Nouveau Mexique. Elle procurait aux consommateurs une sensation stimulante hallucinogène qui leur conférait un bien-être intense, mais ses effets secondaires psychologiques et physiques provoquaient des ravages parmi les jeunes. Bien qu'interdite dans la plupart des pays du monde, cette nouvelle drogue était devenue un fléau pour ceux qui l'utilisaient sans retenue, entraînant des overdoses, des dommages irréversibles sur la santé et des décès prématurés. Il était facile d'identifier les consommateurs réguliers de Squid à la teinte violine de leurs cheveux ou de leurs yeux, à leur agressivité accrue, ou à l'apparition rapide de graves troubles mentaux et d'autres pathologies. Les médecins mettaient en garde les populations à risque, car les soins et le sevrage étaient souvent longs et parfois inefficaces.
Tobias passa près de son père qui regardait tranquillement les actualités sur l'hologramme projeté sur le mur. En ancienne Suède, le vouvoiement ("Ni") et les formules de politesse, considérés comme désuets, hautains et condescendants, avaient disparu à la fin des années 1960 avec la réforme du tutoiement. Toutefois, cette nouvelle approche dans l'utilisation des prénoms personnels dans la vie quotidienne n'avait guère affecté les membres de la famille royale, avec lesquels l'usage de la troisième personne du singulier ou de leur titre demeurait de rigueur ("Sa Majesté, Votre Majesté").
-
Tu vas où à cette heure-ci ?! dit Philip.
-
Bon sang, père, laisse-moi respirer un peu ! s'agaça Tobias. Je suis grand, je n’ai pas besoin d’un chaperon pour aller voir mes amis.
-
Pour te droguer, boire et faire des conneries avec je ne sais qui ? Tu ne crois pas que tu en as déjà fait assez comme ça ?! s'exclama l'homme, d'une voix grave.
-
Pourquoi on ne me fait pas confiance dans cette fichue famille ?! répondit Tobias avec affront.
-
Car tu as menti trop souvent. Je t’interdis de sortir. Tu restes ici ! Sinon nous repartons immédiatement pour Stockholm et ta mère prendra les mesures adéquates, menaça Philip.
-
Ma mère, ma mère… toujours elle qui décide. Tu n'en as pas marre à force de lui obéir ?!
-
Surveille ton langage, mon fils, ce n’est pas n’importe qui, à moins que tu ais besoin que je te rafraichisse la mémoire ?
-
Même Wilhelm a peur d’elle, tu en es conscient ?
-
Ton petit frère joue la comédie, tout le monde le sait, répliqua Philip avec dédain.
Wilhelm, le petit frère de Tobias, n’avait pas été autorisé à le suivre pour cette escapade à Kiruna. Tobias l'aimait beaucoup, il le protégeait et s'occupait de lui comme un grand frère attentionné. Mais, à cet instant précis où Tobias pensait plutôt à profiter avec ses amis, Wilhelm ne faisait plus partie de ses premières préoccupations.
-
Bon, papa, laisse-moi au moins inviter deux de mes amis à venir passer la soirée ici, comme ça tu pourras faire ce que tu veux… Tranquille…, promit Tobias.
Après quelques secondes d’hésitation où Tobias arborait un visage révolté, son père sembla céder.
-
Qui sont ces deux personnes ? demanda Philip, intrigué.
-
Cajsa Hansson et Oscar Kylberg, répondit simplement Tobias.
-
Ah oui, je les connais, pas le même acabit que les autres idiots de Kiruna. Casja est ta petite copine ?
-
Si on veut. Je ne sais pas trop encore, hésita Tobias.
-
Ok, jusqu’à 23 heures.
-
Il est déjà 21h !
-
Dois-je te rappeler que tu as à peine quinze ans ?
-
Seize bientôt, et je ne suis plus un enfant, s’agaça l’adolescent. Je veux simplement passer une bonne soirée, demain je pourrais me reposer avant notre retour chez nous… S’il te plait, supplia l'adolescent.
Philip soupira. Il espérait que son fils changerait et deviendrait plus raisonnable, mais il ne pouvait pas l'empêcher de fréquenter ses amis proches. Après tout, ils étaient bien plus fréquentables que la plupart des jeunes touristes et alcooliques de Kiruna.
-
Bon d’accord. Dépêche-toi de les appeler et vous avez intérêt à vous tenir à carreau ! prévint Philip d'une voix ferme.
-
Super. Merci. On fera attention au volume, fit Tobias avec enthousiasme. Tiens, je t’ai apporté une bière.
-
Exactement ce qu’il me fallait, merci, fils, remercia Philip avec intérêt en se saisissant de la bouteille.
Tobias se dirigea vers sa chambre pour appeler ses comparses qu'il avait rencontrés à Stockholm, leurs parents respectifs partageant des intérêts communs au sein du même milieu social. Pourquoi étaient-ils venus jusqu'à Kiruna ? Oscar était majeur et avait prétexté partir en vacances avec sa "petite amie", Casja, afin de suivre Tobias qui voyageait avec son père. Et suivre Tobias n'était pas encore un crime.
Il ferma la porte derrière lui et appela d'abord Casja, une adolescente aux cheveux blonds et au visage délicat qui lui donnait l'apparence d'une jeune fille de quatorze ans, alors qu'elle venait tout juste d'avoir dix-sept ans. Malgré ses bonnes manières et sa voix aiguë, Casja Hansson était en réalité une adolescente rebelle et égoïste, qui n'appréciait pas l'autorité et sa vie actuelle, à l'image de son ami Tobias.
-
Salut, c’est moi. Rejoins-moi à Campingvägen avec les boissons, le « sucre » et les clopes. J’ai besoin de me défoncer rapidement là !
-
Et ton père ? demanda la voix.
-
Ne t’en fais pas pour lui, il va sans doute appeler sa maîtresse et baiser en réalité augmentée. Je vais faire en sorte qu’il ne nous emmerde pas. Oscar est avec toi ?
-
Oscar ? Arrête, il va encore péter les plombs et tout faire foirer. Il va râler si on se fait chopper ou si on vomit.
-
Il n’est pas avec toi ? insista Tobias.
-
Comme tu n’appelais pas, je l’ai envoyé balader pour qu’il arrête de tourner en rond à côté de moi, répondit la jeune fille. Si tu vois ce que je veux dire…
-
Ah ouais, ces connards de la presse ne vont pas nous lâcher s’ils nous voient tous ensemble, faudra être discrets !
-
Sincèrement, pourquoi tu veux inviter ce mec ? interrogea Casja, dépitée d'être toujours accompagnée par ce garçon à cause de Tobias. Je l’ai toujours trouvé con et ringard !
-
Genre, tu n’as jamais voulu te le faire ?
-
Je suis sûr qu’il ne sait même pas comment on fait ! se moqua Casja, hilare.
-
T’exagères, je suis sûr que tu changerais d’avis si tu le voyais sans aucun vêtement, tempéra Tobias qui se souvenait l'avoir vu se changer après un entrainement de foot.
-
Tu sais bien que je préfère te voir toi…, ricana la jeune fille, provocante.
-
Bon. Je veux qu’il vienne, il fait partie de la bande et son esprit « sage » m’amuse. Toi tu es trop mauvaise fille, rétorqua le jeune homme d’un air hautain.
-
Pourtant ça ne te déplait pas quand on s’amuse tous les deux…, répliqua Casja, joueuse.
-
Allez, ramenez vos fesses ici. Si vous êtes sages, on ira dans le spa !
-
Here we go! (C'est parti), lança la jeune fille avant de raccrocher.
Oscar Kylberg, malgré son jeune âge, avait acquis une certaine maturité qui lui permettait de se tenir à l'écart des excès auxquels ses amis s'adonnaient souvent. Depuis qu'il avait fait la connaissance de Tobias, il s'était toujours montré protecteur envers lui, veillant à l'entourer de bons conseils et à l'empêcher de faire des erreurs irréparables. Ses cheveux roux éclatants, proches de l'orange, lui valaient certes des taquineries, mais il portait cela avec fierté en plus de ses quelques taches de rousseur. Ses yeux verts, pleins de douceur, contrastaient avec sa carrure athlétique, et la cicatrice discrète sur sa joue droite racontait une histoire que peu connaissaient. Oscar n'était pas du genre à parler de lui, ni à chercher l'attention. Pourtant, Tobias désirait qu’il soit présent, et Casja l’appela pour qu’il se joigne à eux.
Philip se rendit comme prévu dans sa chambre pour appeler secrètement sa maîtresse. Sa vie de couple ne le satisfaisait plus depuis longtemps. Tobias avait découvert cette double vie en surprenant les deux amants dans une situation intime dans la salle de bain d'un hôtel lors d'un séjour à l'étranger. Bien que Tobias ne fasse pas chanter son père, son silence lui permettait de solliciter des faveurs auprès de lui. Philip, se sentant coupable, finissait toujours par les accorder, souvent en discréditant sa propre femme.
Les relations entre Tobias et sa mère étaient tendues depuis plusieurs années. Il ne ressentait aucune affinité pour cette femme peu maternelle et constamment occupée. Face à ce manque d'attention, Tobias était devenu de plus en plus rebelle, moins enclin à suivre la voie que ses parents lui avaient tracée depuis sa naissance. À l'heure actuelle, l'adolescent cherchait simplement à profiter de la compagnie de ses amis, consommer de l’alcool et des substances illicites pour se libérer de son fardeau quotidien.
Tobias utilisa son temps libre pour acheter des préservatifs et attendit vingt longues minutes jusqu'à l'arrivée de ses amis. Chacun d'eux portait des sacs contenant de l'alcool, des drogues, des jus de fruits et de la nourriture rapide, prêts à passer une soirée mémorable. Le jeune homme était excité. Il salua Oscar d'un « Tjena! » amical, une formule de salutation typique entre amis en Suède, loin des embrassades souvent pratiquées dans les pays méditerranéens.
Peu pudique, Tobias embrassa Casja de manière ostensible, tandis qu'Oscar déposa la marchandise sur la table et enleva sa veste chaude, s'installant confortablement sur l'immense canapé d'angle blanc. Allait-il devoir supporter cela toute la soirée ? Non, il se promit de partir si Tobias et Casja passaient leur temps à se bécoter, voire plus. Leurs gémissements devenaient ridicules.
Tobias et la jeune fille n'étaient pas officiellement en couple ; ils avaient parfois des relations sexuelles sporadiques pour assouvir leurs désirs charnels. Des rumeurs prétendaient que Casja Hansson était la petite amie secrète de Tobias Olsson (un pseudonyme) et qu'ils formeraient un beau couple. Philip et son épouse n'appréciaient pas cette idée ; ils estimaient que Tobias méritait mieux que cette jeune fille vulgaire et égocentrique.
-
Alors Oscar, fit Tobias en tenant la main de Casja. Tu fais déjà la gueule ?
-
Je peux vous laisser seul si vous avez l'intention de coucher ensemble immédiatement..., soupira Oscar, peu à l'aise avec cette idée.
-
Quoi, t’es jaloux ? s’amusa Casja. Tu veux que je t’embrasse aussi ? Ou peut-être que tu ne l'as jamais fait !
-
Ah, ah, ah, très drôle. Non, mais je ne suis pas venu vous amener la marchandise et passer la soirée à cuver sur ce fauteuil à vous entendre copuler comme des lapins, s'énerva le jeune homme.
-
Tu proposes quoi ? intervint Tobias, désireux de calmer cet échange peu constructif.
-
Sors des verres, on ne va pas regarder les bouteilles toute la soirée, j’ai soif ! lança Oscar, peu habitué à ce langage.
Tobias et Casja furent presque surpris par l'assurance avec laquelle leur ami avait répondu. L'adolescent prit trois verres dans le bar et invita ses amis à le suivre dans la chambre adjacente à celle de son père. Ils se demandaient comment ils pourraient réaliser tout ce qu'ils avaient prévu sans être dérangés. Aucun souci, Tobias avait ajouté un calmant à la boisson de son père. Cette révélation les laissa sans voix, ils étaient incrédules.
Les trois jeunes mirent de la musique branchée et commencèrent à boire de la bière pour se mettre en appétit. Le rythme les emporta, ils se trémoussaient à trois sur des morceaux remasterisés datant de plusieurs décennies. La fumée de cigarette, désormais non toxique en ce début de siècle, envahit la pièce, créant une ambiance brumeuse qui ajouta du piment à leur soirée.
Comme convenu, la chambre était équipée d'un système anti-bruit extérieur, au cas où des couples ou des amis souhaiteraient exprimer leur plaisir sans déranger les autres clients du complexe. La musique était si forte qu'il était impossible de s'entendre parler dans la belle chambre éclairée par des néons aux couleurs vives changeantes au rythme de la musique. L'alcool coulait à flots pour Tobias et Casja, mais Oscar était celui qui en consommait le moins. La perte de contrôle engendrée par l'alcool lui était insupportable. Après seulement une heure de beuverie, Tobias et Casja perdirent déjà pied ; ils riaient sans raison et leurs émotions étaient exacerbées.
La chaleur étouffante de la pièce les poussa à se mettre plus à l'aise. Contrairement aux idées reçues, les Suédois sont très pudiques en public, mais beaucoup moins en privé. Ils se rendirent au sauna pour profiter de la quiétude et continuer à chanter leurs chansons favorites. Les deux garçons regardèrent Casja, surtout Tobias, qui la dévorait des yeux et désirait passer la nuit avec elle. Oscar se montrait plus discret tandis que la jeune fille n'hésitait pas à faire des allusions osées pour savoir qui retirerait sa serviette en premier. Tobias remporta ce défi. Trente minutes plus tard, ils revinrent dans la chambre, les cheveux humides et seulement vêtus de leur serviette.
Oscar se rendit dans la salle de bain pour se passer un peu d’eau fraiche sur le visage. Tobias le suivit pour savoir ce qui n’allait pas.
-
Qu’est-ce que tu fous ? demanda Tobias, inquiet de voir son ami se mettre à l'écart.
-
Rien, j’ai besoin de réfléchir, répondit Oscar, d'un ton hésitant.
-
Détends-toi, lâche la pression et amuse-toi ! Moi je sens déjà les effets de l’alcool altérer mon… ma tête. C’est le seul moment où je me sens libre !
-
Retourne boire et te droguer avec Casja. J'en ai assez de vous regarder faire les cons ! s'exclama Oscar.
-
Ouh, mais c’est que tu me fais une crise de jalousie toi ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu t’en es coincé une quand tu t’es branlé ce matin ou quoi ?
-
Arrête de faire le con, putain ! s’insurgea Oscar qui plaqua Tobias contre la porte. Ce dernier arborait un sourire provocateur, il jouait.
-
Eh bah quoi ? Tu vas faire quoi là hein ? Vas-y, défonce-moi la gueule si t’as des couilles !
-
Arrête tout de suite ! s'énerva Oscar.
-
Je le savais, t’as rien dans le froc, railla Tobias, provoquant son ami.
-
Tu ne comprends rien…
Oscar tenait fermement les bras de Tobias, qui dégageait une odeur d'alcool désagréable. La colère laissa place à l'incertitude, et Oscar hésita un instant. Finalement, il embrassa Tobias avec passion, ressentant une flamme et un désir qu'il avait longtemps refoulés. Sentir les lèvres de son ami contre les siennes le libéra de ses chaînes intérieures. Tobias se laissa faire, convaincu qu'Oscar embrassait bien pour un garçon. Cependant, ce baiser et cette sensualité masquaient les véritables sentiments d'Oscar, et Tobias crut à tort que l'alcool en était le principal responsable.
Tobias, quant à lui, cachait également un lourd secret. Il avait découvert sa condition de variant vers l'âge de douze ans après d'atroces migraines incurables. Le jeune homme possédait des facultés télépathiques extraordinaires, mais ce don était difficile à gérer au quotidien. Il était contraint de prendre des drogues et des médicaments pour maîtriser ses capacités et échapper à sa condition. Il pouvait, entre autres, sonder l'esprit des autres pour connaître leurs pensées, percevoir des images, ressentir des sensations, voire vivre leurs émotions grâce à son empathie. Un super pouvoir ? Non, plutôt une malédiction qui le rendait malheureux en découvrant les tréfonds de l'âme humaine. Tobias craignait que sa famille ou ses amis découvrent la vérité sur sa nature. Il ne voulait pas être perçu comme un monstre malgré l'exclusion institutionalisée des variants.
Le jeune homme se libéra de l'étreinte d'Oscar pour reprendre son souffle et ses esprits, tandis que la musique et les cris de joie de Casja résonnaient à proximité. Il n'avait remarqué aucun signe précurseur de l'attirance d'Oscar envers lui, ce qui le conforta dans l'idée que son ami explorait de nouvelles expériences sexuelles. Finalement, Tobias regarda Oscar avec un sourire en coin, partagé entre la surprise et la flatterie d'avoir été embrassé de la sorte.
-
T’es gay ou quoi ? dit Tobias, les yeux à demi fermés en s'essuyant les lèvres. Son ami ne répondit pas. Je n’y crois pas, putain ! reprit-il, comme tombant des nues. Tu veux juste qu’on se tripote ?
-
Non ! Ce n'est pas ce que tu crois !
-
Allez, dis-le. T’es à fond sur moi c’est ça ? ricana Tobias.
-
Il vaut mieux que je parte…, balbutia Oscar, mal à l’aise.
-
Nan, nan, attends, fit Tobias en retenant son ami par le bras. Réponds-moi, je suis trop défoncé pour que je le sache moi-même.
Les paroles de Tobias semblaient dénuées de sens, car personne autour de lui n'était au courant de sa condition de variant. Lorsqu'il était ivre, il avait tendance à être trop honnête ou maladroit, ce qui posait problème à sa famille après ses nombreuses soirées arrosées entre amis. Cependant, dans la situation actuelle, Tobias parvenait encore à réfléchir, d'une certaine manière.
Oscar, quant à lui, avait une voix tremblante, la peur liée à ce lourd secret l'empêchait de s'exprimer clairement.
-
Je crois que… j’ai des sentiments pour toi.
-
Ah oui, merde. Je ne comprends pas, pourtant tu n’es pas efféminé ou précieux, pourquoi je ne l’ai jamais su auparavant ?! s'interrogea Tobias, de manière maladroite.
Tobias réagit de manière étrange, affichant un sourire béat et hagard. Son état d'ébriété l'empêchait de réagir de manière appropriée, le poussant à faire des remarques stéréotypées sur les hommes homosexuels, risquant ainsi de vexer son ami. L'adolescent peinait à imaginer qu'on puisse éprouver de tels sentiments à son égard ; il n'avait jamais aimé quelqu'un de cette manière. Pour lui, le sexe semblait être une voie plus facile, évitant la complexité d'une relation avec tous ses avantages et inconvénients, surtout dans un contexte familial déjà tumultueux. Quant à l'amour, il le considérait comme une notion réservée à un âge plus avancé, voire douteux.
Ivre, Casja entra dans la salle de bain en titubant.
-
Bon, vous foutez quoi vous deux, j’ai déjà sorti la squid, j’ai envie de voir les étoiles ouh !
Les deux garçons immobiles ne répondirent pas. Oscar craignait que Tobias dise tout à Casja.
-
Hé ? Vous planez déjà ou quoi ? ricana Casja.
-
Je m’en vais, lança Oscar qui sortit de la pièce, vexé et honteux.
-
Mais qu’est-ce qu’il a encore ce débile ?
-
Rattrape-le, j’ai dit une connerie, avoua Tobias éreinté.
-
Putain les mecs, vous êtes lourds.
Casja rattrapa Oscar alors qu'il se rhabillait complètement une fois dans la chambre où se trouvaient leurs affaires. Profitant de l'occasion, elle contempla le corps dénudé et imberbe du jeune homme, le comparant à celui d'autres garçons de même stature. Casja dut admettre qu'Oscar avait des atouts convaincants.
Une fois qu'il eut terminé de s'habiller, la jeune fille ne comprenait pas pourquoi il se mettait dans de tels états d'âme, gâchant ainsi tous leurs moments de détente.
-
Il s’est passé quoi ? Pourquoi tu te barres ?
-
Ce ne sont pas tes affaires Casja !
-
Tu n’en as pas marre de foutre le bordel ? asséna-t-elle sans cacher son agacement.
-
Profite bien de ta soirée, moi je me casse, pesta Oscar qui remit son pull et attrapa sa veste.
-
Attends, attends, et tu vas aller où à minuit ? Tu ne vas pas prendre le volant avec ce que tu as bu.
-
Je vais marcher, répondit Oscar.
-
Non, ne fais pas chier, tu ne vas nulle part Oscar, ordonna Tobias qui reparut dans la chambre à son tour. Il fait trop froid dehors !
-
Je n’en ai rien à foutre, laisse-moi passer.
-
Tu veux que je t’attache à la chaise ? Tu restes ici putain !
Oscar se résigna. Il n'était pas en état de marcher jusqu'à sa chambre d'hôtel, située à plus de dix minutes de trajet dans ces températures glaciales et avec un éclairage quasi inexistant sur la route. Le jeune homme réalisa que le périple serait trop dangereux et opta pour la voie de la sagesse et de la sécurité. De plus, Tobias ne voulait pas qu'il lui arrive quelque chose. Pourquoi ne pas appeler un taxi alors ? Au fond de lui, Oscar voulait rester pour veiller sur ses deux amis.
La jeune fille prépara trois rayures de squid sur un petit miroir spécialement acheté pour l’occasion. Elle fut la première à aspirer la substance dans une narine avec une paille, ce qui dégouta Oscar.
Ce dernier refusa d'en prendre, préférant se rabattre sur de l'eau. Pendant ce temps, Tobias commença à ouvrir une bouteille de vodka qu'il comptait mélanger avec du jus d'ananas pour atténuer son goût particulièrement agressif. L'ajout de fruit ou de sucre dans cette boisson spiritueuse rendait sa consommation plus supportable pour Tobias, qui avait recours à la drogue en dernier ressort. Ce soir-là, il avait plutôt envie de se saouler avec de l'alcool. Casja, quant à elle, opta pour la drogue. Elle souhaitait planer sans risquer de se retrouver avec une gueule de bois le lendemain matin.
Dans un geste maladroit, elle laissa tomber son miroir servant de plateau sur le sol, qui se brisa en mille morceaux. Sept ans de malheur, selon la superstition populaire. Préoccupé par les éclats de verre qui pourraient la blesser, Oscar la retint, l'empêchant de ramasser la poudre bleue éparpillée sur le sol.
Ils retournèrent dans la chambre pour éviter que le père de Tobias ne les surprenne dans le salon. Oscar prit place sur une chaise, pendant que les deux autres adolescents commençaient déjà à ressentir les effets de leur drogue respective : squid et vodka fruitée. Casja se déplaçait sur le lit en dansant, tombant à plusieurs reprises. Ils chantaient des paroles en anglais approximatif, dans une chaleur étouffante qui accentuait leur soif. Tobias se rapprocha de Casja, qui se frottait à lui avec insistance. Oscar refusa de regarder, par pudeur, désespérant de voir ses amis agir ainsi.
Le jeune roux encore sobre se leva et jeta les dernières doses de drogue à la poubelle pour éviter que quiconque n'en consomme davantage et ne risque une overdose, un profond coma ou même la mort.
Tobias venait d'atteindre un stade désagréable après l'exaltation et le plaisir initial, où la perception du temps avait altéré tous ses sens. Ses paroles étaient devenues lourdes et pâteuses, ses mains posées sur son ventre et sa poitrine, tandis que sa tête était assaillie de nausées insupportables. La fête était bel et bien terminée ; les jeux étaient finis.
-
Putain… je crois que je vais gerber, grommela Tobias qui eut plusieurs haut-le-cœur.
-
Pourquoi il faut toujours que je rattrape vos conneries, soupira Oscar.
Le jeune homme porta Tobias jusqu'aux toilettes pour qu'il puisse évacuer le contenu de son estomac. Oscar entrevoyait déjà les heures difficiles à venir, où il devrait veiller sur ses deux amis qui s'étaient mis dans un état lamentable. Il soutint la tête de Tobias pour éviter qu'il ne se blesse en la cognant contre la cuvette, guidant sa bouche pour viser correctement. Une fois que Tobias eut fini de vomir et qu'Oscar l'eut essuyé avec soin, il le transporta en caleçon jusqu'au canapé et le couvrit d'un plaid.
Au moment où il s'apprêtait à s'éloigner, Tobias saisit la main d'Oscar.
-
Oscar, ne pars pas, excuse-moi, geignit l’adolescent.
-
Je dois voir comment va Casja. Reste tranquille, je vais revenir, promit Oscar.
-
J’ai peur du noir…
Tobias se sentait vraiment mal, l'abus d'alcool lui avait déclenché une violente migraine qui le clouait au lit. Oscar laissa une petite lampe allumée près de lui, sachant que Tobias avait peur du noir depuis son enfance, un secret qu'il gardait jalousement pour lui.
Ensuite, Oscar se dirigea vers la chambre où Casja était déjà endormie. Par respect et pudeur, il la recouvrit délicatement. Malgré les sentiments complexes qu'il éprouvait pour les garçons, Oscar ne put s'empêcher de remarquer la beauté de Casja, même si son état et son comportement ambivalent la rendaient moins attrayante à ses yeux.
Que faire à présent ? Profitant de ce moment de répit, Oscar entreprit de ranger le désordre laissé par leur soirée tumultueuse. Il jeta les bouteilles vides de bière et d'alcool dans les bacs de recyclage et effaça toutes les traces de leurs excès. Le chalet retrouva peu à peu son calme, à l'exception du salon où Tobias gémissait toujours, subissant les conséquences de sa cuite.
La nuit avançait, et Oscar, malgré sa fatigue, ne pouvait s'empêcher de veiller sur Tobias. Il se tenait à côté de lui, admirant son visage apaisé par le sommeil. Il prit discrètement une photo de Tobias avec son téléphone, voulant garder ce moment pour lui, peu importe ce qui se passerait ensuite entre eux.
Le contact doux de sa main sur la joue de Tobias le fit frissonner. Ils se tenaient la main, un geste simple mais chargé d'émotion. Oscar sentit Tobias resserrer sa prise, comme s'il cherchait du réconfort dans leur lien d'amitié.
Après avoir veillé sur Tobias pendant un moment, la fatigue finit par rattraper Oscar. Il retourna dans la chambre où Casja dormait paisiblement. Il voulait préserver les apparences, surtout en vue du réveil de Philip le lendemain matin.


Tobias

Oscar
Chapitre 2
4 février 2112 – Quelque part dans Stockholm – Britannie du Nord (ancienne Suède)
Tobias détestait le jour de son anniversaire. Alors que la plupart des jeunes de son âge se réunissaient en famille ou entre amis pour célébrer cet heureux événement, Tobias était contraint de respecter ses obligations et son rôle. Les parents du jeune homme avaient organisé une réception grandiose, médiatisée, avec les élites suédoises qui ne se souciaient guère de leur progéniture en temps normal, sauf lorsque les excès faisaient les gros titres le lendemain dans la presse à scandales. L’adolescent répugnait à jouer le personnage artificiel créé par ses parents, un être dénué de libre arbitre et contraint de rendre compte de tous ses faits et gestes. L’amabilité de façade, les faux compliments et toute cette hypocrisie mondaine le rendaient déjà malade. Tobias devait redoubler d’efforts pour supporter cette épreuve, tandis que le temps semblait s'écouler lentement pour se moquer de lui.
Tobias prit une courte pause pour se sustenter, mais il fut perturbé par les incessantes alertes sur son téléphone. Ses profils sur les réseaux sociaux étaient déjà saturés de milliers de messages numériques, vocaux ou holographiques arrivant de toutes parts. Cette attention rendait Tobias nerveux ; il devait user de tout son sang-froid pour ne pas craquer et rêver d'anonymat.
Mais la patience de Tobias avait ses limites ; il répondait à ses interlocuteurs avec un agacement à peine dissimulé. Il était mal à l'aise face à ces discussions interminables et dénuées de sens auxquelles il était contraint de participer, trouvant cela inhumain. Ses mains se mirent à trembler et ses yeux à cligner alors qu'il se retenait de répondre par des insultes et de provoquer un incident grave qui lui vaudrait une punition à vie. Sa mère remarqua son état lorsque le jeune homme se mit à ronger ses ongles. Elle s'approcha discrètement et lui ordonna de se reprendre immédiatement, sous peine de conséquences terribles. Il se ravisa temporairement.
Chaque sourire forcé marquait son visage, rendant son expression fausse et parfois décalée selon le sujet des conversations. À chaque poignée de main lors d'une première rencontre, Tobias ne pouvait s'empêcher de se répéter intérieurement : « Bande de connards, vous êtes de véritables lèches-cul qui me prennent pour un abruti pour obtenir les faveurs de mes parents, comme s’ils en avaient le pouvoir. Je meurs d’envie de leur dire que je les emmerde. Je dois me barrer d’ici ! ». Il ne comptait plus le nombre de fois où il remerciait les gens tout en percevant leurs sentiments qu'ils s’évertuaient à cacher. Tobias souffrait de ce don qui le forçait à déceler si ses interlocuteurs mentaient ou étaient sincères, et peu de personnes avaient réussi à gagner sa confiance. Il se résigna à l’idée que tout le monde était égoïste et vénal.
N'ayant plus rien à perdre à présent, il tenta une approche maladroite avec des jeunes filles de son âge qui se solda par un lamentable échec. Être forcé de jouer cette mauvaise pièce de théâtre l’avait épuisé ; il n’était plus aussi authentique et fougueux qu’avec ses amis en privé. En scrutant l’esprit des demoiselles, Tobias découvrit qu’elles se moquaient de lui sur son physique et plus particulièrement sur sa capacité à être performant du point de vue sexuel. « Dommage mes chéries, vous ne pourrez pas connaître le faste et la gloire, ou la malchance, de devenir mon épouse ».
Tobias avait remercié la moitié de la ville de Stockholm lorsqu’il regarda son téléphone. L’agressivité des réseaux sociaux le plongea dans un profond désarroi en raison de ses excès et des privilèges qu’il n’avait pas demandés. Tobias voulut exprimer sa rage en lançant son appareil sur le mur face à ce torrent d’insultes, de rumeurs et de jugements reçus en aussi peu de temps, malgré la réception de messages se voulant chaleureux et honnêtes. Malheureusement, ils étaient noyés par le négatif et la méchanceté populaire.
Tobias se retint de s'en prendre à son téléphone ; il ne devait pas se priver de la seule issue de secours qui lui permettait de communiquer avec le peu de personnes qui en valaient la peine. Oscar, Casja et quelques autres étaient sa seule bouffée d’oxygène dans cette vie terriblement imparfaite. Il espérait ainsi s’évader de cette mascarade en passant une excellente soirée avec ses amis, dans un endroit familier et branché, où la musique, la danse, l’alcool et les filles seraient présents. Tobias ressentait ce désir ardent d’avoir une relation sexuelle pour terminer la soirée en beauté, et il espérait que ce soit Oscar.
L’adolescent fut pris par une douloureuse migraine à cause de l’utilisation intensive de son don sur l’ensemble des invités. Il n’avait jamais appris à se contrôler, au risque de révéler ce terrible secret. Voyant son fils à bout de nerfs, sa mère l’autorisa à partir se reposer dans sa chambre, et son père, Philip, vint vérifier son état une heure plus tard.
Le jeune homme demanda à son père s’il pouvait partir en soirée pour fêter son anniversaire avec ses amis. Il refusa. Pourquoi ? Une discussion houleuse s’enchaîna. Philip reprocha à Tobias son manque de sérieux et son attitude désinvolte durant toute la seconde partie de la réception, où il s’était montré désobligeant avec certaines personnes. Tobias s’abandonna à la rage ; il avait fait tant d’efforts pour se voir essuyer un refus catégorique. Il n’était pas question de rester enfermé chez lui avec sa déprime et la solitude comme seule compagnie.
Philip opposa un nouveau refus à son fils, qui resta en plan dans sa chambre. Soudain, Tobias déversa sa haine sur une lampe et divers bibelots hors de prix qu’il détestait tant. Il passa ses nerfs en déchirant son costume confectionné par un couturier suédois très prisé, pour déposer les restes dans la cheminée. Tobias voulait brûler son « soi », c'est-à-dire la marionnette qu’il refusait de devenir depuis son enfance. Tout devint gris ; la colère se transforma rapidement en tristesse. Il pleura silencieusement en regardant des photos souvenirs de ses amis lors de certaines beuveries et sorties festives. Tout semblait plus simple dehors, se disait-il. Le jeune homme repensa à la sensation de légèreté après avoir bu de l’alcool et à l’excitation de ressentir des lèvres contre les siennes, en plus des plaisirs charnels. Il prit son téléphone et appela quelqu'un au hasard pour entendre une voix familière. Répondeur. Tobias reprit ses esprits en savant qu'une seule personne pourrait l'aider : Oscar Kylberg.
-
Enfin quelqu’un qui répond à cette saleté de téléphone, bordel ! réprimanda-t-il, un mélange de frustration et de soulagement dans la voix.
-
Que se passe-t-il ?
-
J’en ai marre, Oscar ! confia Tobias, laissant transparaître toute sa détresse.
-
Tu veux que je vienne après mes cours ? proposa Oscar.
-
Oui, je dois me barrer d’ici. Je sens que je vais faire une connerie si je reste chez moi ce soir.
-
Mais non, ne dis pas ça ! Je suis là ! Explique-moi ce qui se passe, insista Oscar, paniqué.
-
Ne me laisse pas seul avec eux, je me sens si mal, avoua Tobias, au bord des larmes.
Oscar marqua une pause. Il sentait que son ami allait mal, et il ne pouvait se résoudre à le laisser seul dans sa déprime, susceptible de le mener vers de sombres extrémités.
-
Je fonce direct te chercher dès que j’ai terminé, d'accord ? proposa Oscar avec empressement.
-
Tu es le seul qui peut m’aider, murmura Tobias d'une voix faible.
-
Je t'en prie, respire. Calme-toi. Je te promets que je viens te prendre le plus vite possible, répondit Oscar, essayant de le rassurer.
-
Merci, Oscar. Tu ne peux pas savoir à quel point je tiens à toi, confessa Tobias, exprimant sa gratitude.
-
Moi aussi... Je suis là pour toi, tu le sais. Et surtout, ne dis rien et ne fais rien vis-à-vis de tes parents, d'accord ?
Tobias prit quelques instants pour répondre. Il ne comptait pas s’en prendre physiquement à son père ; il n’en avait ni la carrure ni le courage. L’adolescent pensait à un autre stratagème beaucoup plus insidieux, mais il ne pouvait pas avouer son plan ni sa condition de variant à son ami. Il était terrifié par sa réaction et l'éventualité d’être rejeté.
Tobias prit une profonde respiration.
-
Je ne ferai pas de connerie, tu as ma parole, répondit Tobias pour rassurer son ami.
-
Ok, je finis vers 17 h. Prends quelques affaires et surtout pas ton téléphone. Efface l’historique. Reste tranquille ! Je pense à toi.
Tobias se sentait rassuré après cet échange, Oscar l'avait rassuré pour les quelques heures où il fallait de nouveau patienter. Le jeune homme en profita pour rassembler quelques affaires dans un sac à dos noir, puis s’habilla rapidement avec un jean bleu, un pull bordeaux et de belles bottes en cuir chaudes. Ensuite, il s’allongea sur son lit pour contempler les traits du visage d’Oscar, qu'il touchait du bout du doigt sur l’hologramme qui défilait devant lui. La fatigue le força à fermer les yeux et à se reposer un moment jusqu’à l’heure prévue.
À 17 h 05, le réveil le rappela à l'ordre : il était temps de partir. Tobias enfila un bonnet pour se protéger du froid et des nano-lunettes pour dissimuler son regard. Ces accessoires lui permettraient de visualiser son environnement tout en évitant d'être reconnu une fois à l'extérieur. Il suivit le conseil de son ami concernant l'abandon de son téléphone, craignant que ses parents et la police ne le retrouvent grâce à la géolocalisation GPS. Le prix de la technologie, au détriment de la liberté et de la confidentialité, était devenu une réalité dans une époque où le numérique régnait en maître et où trop peu d'oppositions s'élevaient pour la protection des données personnelles. Tobias ne savait pas s’il allait partir pour quelques jours ou plus longtemps ; il n’avait pas la réponse à cette question.
Sa mère, Victoria, se rendit à Göteborg, l’une des plus grandes villes de l’ancienne Suède après Stockholm, pour régler d’importantes affaires politiques. C’était une femme absente, peu maternelle et très attachée à la réputation plutôt qu’aux véritables sentiments. Tobias n’aimait pas cette mère devenue une étrangère en qui il n’avait aucune confiance. Quant à son père, Philip, il fut plus proche de Tobias à une certaine époque, mais cette vie luxueuse le fit tomber dans certains travers qui l'éloignèrent de son fils. Il avait de la famille qu’il considérait comme des étrangers, identiques à tous ces inconnus venus dans la matinée pour courber l’échine et obtenir des avantages.
Tobias longea un long corridor éclairé de lumières électriques richement décorées sur des chandeliers de bronze, illuminant plusieurs tableaux de peintres célèbres. Il trouva son père dans ses appartements privés, en train de discuter avec une jeune femme par conversation holographique qui cessa aussitôt. Gêné par l’irruption soudaine de son fils, Philip coupa la conversation et asséna une puissante gifle à Tobias. Avait-il découvert un énième secret ? Son père avait-il une relation avec une fille de l’âge de Tobias ? Incroyable. Tobias voulait le tuer, mais il se remémora l’avertissement de son ami Oscar.
Avant de subir un nouveau coup, Tobias se concentra afin d’influencer son père par télépathie. Ce dernier se retrouva subitement immobile, le regard vide et les bras le long du corps. Tobias contrôlait son père par la pensée et lui ordonna de téléphoner au responsable de la sécurité pour lui demander de laisser passer son fils, qui devait partir pour quelques jours. L’employé fut étonné de ce changement de décision, mais il n’avait pas à discuter les ordres et se contenta d’accéder à la demande de son employeur. Une fois la conversation terminée, Tobias obligea son père à s’endormir, et l’effort télépathique fut tel que Tobias eut un énorme vertige qui faillit le faire trébucher. Il n’avait plus de temps à perdre.
L’adolescent ne pouvait prévoir quelle serait la réaction de son père une fois qu’il se réveillerait. Tobias utilisait rarement son don pour influencer les autres à cause de l’effort considérable qu’il devait mettre en œuvre, et certaines personnes étaient beaucoup plus difficiles à contrôler que d'autres.
Le sujet contrôlé ne se souvenait de rien la plupart du temps, ou gardait en mémoire des bribes de souvenirs. Cette fois, le père de Tobias s’était adressé à une autre personne qui pourrait attester avoir entendu sa voix. Philip se retrouverait sans doute coi, jamais il n’aurait changé d’avis en temps normal.
Tobias descendit à toute hâte les immenses escaliers de marbre pour emprunter un corridor réservé aux domestiques. Ils étaient affairés au rangement de la grande réception, et très peu d’entre eux remarquèrent la présence du jeune homme, qui n'était pas étranger à quelques extravagances dans son apparence physique. Sa casquette et ses lunettes lui permettaient de passer incognito une fois à l’extérieur sans être dérangé par les passants ou les paparazzis, autant curieux que téméraires. Lorsqu’il aperçut enfin l’extérieur de cette prison hautement gardée, Tobias sentit son cœur s’emballer et le maintenir en alerte. Les températures glaciales saisirent immédiatement la peau de son visage. Il marcha plusieurs mètres pour guetter la voiture d’Oscar, qui arriva à son niveau quelques minutes plus tard.
Tobias rentra rapidement à l’intérieur et jeta son sac à dos à l’arrière. Il retira sa casquette ridicule et expira pour extérioriser tout le stress accumulé par les derniers événements.
-
Ça va ? Qu’est-ce qui t’es arrivé au visage ? s’inquiéta Oscar en remarquant les marques sur la joue de Tobias.
-
Roule, ordonna sèchement Tobias, désireux de quitter cet endroit au plus vite.
-
Mais qu’est-ce qui s’est passé ?! insista Oscar, préoccupé par l'état de son ami.
-
S’ils pouvaient crever, je serai enfin libre ! s’énerva le jeune homme. Amène-moi loin d’ici.
Permis en mains depuis quelques mois, Oscar conduisait de manière prudente dans les vieilles rues de Stockholm toujours sujettes aux embouteillages. Le conducteur sentit une tension palpable émaner de son ami, qui ne lui avait toujours pas dit ce qui s’était passé avant son départ. Sa colère ne faiblissait pas, et la curiosité laissa place à l’inquiétude. Oscar ne pouvait s’empêcher de se faire du souci en imaginant qu’une grave dispute familiale avait éclaté, plongeant Tobias dans une rage folle. Le coup sur sa joue et la douleur qu’il ressentait ne lui permettaient pas de se calmer. Le variant ressentit les pensées d’Oscar, son empathie l’empêchait de se concentrer et de se calmer au fur et à mesure que la voiture avançait.
-
Arrête de t’inquiéter pour moi, ça me prend la tête, fit Tobias, tiraillé par des sentiments opposés.
-
J’arrêterai de m’inquiéter lorsque tu me diras ce qu’il s’est passé ! s’agaça Oscar.
-
Je me suis barré, je ne pouvais pas rester là-bas en les laissant me dicter comment je dois vivre. Ils m’ont obligé à recevoir tous ces cons ce matin, et finalement pour qu’on me refuse de sortir avec mes amis ce soir. Ils m’ont bien pris pour un abruti ! Et puis mon père, il a une relation avec une femme de ma classe !
-
T’es sérieux ?! lança Oscar, surpris par une telle révélation.
-
Je les ai vus tous les deux en train de coucher par hologramme et des capteurs sensoriels. Il me dégoute ! fit Tobias, dégouté par les aventures extra-conjugales de son père avec de très jeunes femmes.
-
C'est lui qui t'a fait ça au visage ?! s'exclama Oscar, incapable de retenir son mépris.
-
Ouais, répondit Tobias. Et après il ose dire que je suis responsable de tous ces scandales, que je suis une véritable honte pour la famille ! Putain, quel enfoiré ! Je voudrais le voir mort ! s'énerva Tobias en tapant le tableau de bord face à lui.
-
Stop, calme-toi ! On va dans mon studio pour réfléchir à ce qu’on va faire après.
-
Non, je veux me bourrer la gueule et me droguer là !
-
Pas question ! trancha Oscar avec fermeté.
-
Ok, je me casse.
Oscar ne voulait pas se rendre en boîte après une telle confession. Il fut obligé de stopper son véhicule à l’approche d'un feu de signalisation rouge, ce qui laissa à Tobias la possibilité de détacher sa ceinture de sécurité, prendre son sac à l'arrière et actionner l’ouverture de la porte. Mais avant que ses pieds ne foulent le sol, il fut soudainement attrapé par le bras et contraint de rester à l’intérieur. Oscar verrouilla les portes pour éviter qu’il ne recommence.
-
Mais qu’est-ce que tu fous, bordel ! s’enragea le conducteur du véhicule contre Tobias.
Il n’obtint aucune réponse, Oscar resta silencieux et Tobias sonda son esprit. La crainte, la peur de perdre l’autre, le télépathe se retrouva perdu après avoir tenté cette nouvelle fuite et s’en voulut immédiatement. Oscar ne voulait pas qu’il arrive quelque chose à son ami, il ne se le pardonnerait jamais.
-
Pourquoi tu m’as empêché de partir ? s’exclama Tobias.
-
Tu allais faire quoi en partant tout seul dehors ? Te bourrer la gueule et te faire buter ? Arrête de jouer au con à la fin ! Ce n’est pas un jeu, on est dans la vraie vie là ! Je me sens responsable de toi à présent, et tu vas rester avec moi, que ça te plaise ou non, lança Oscar avec fermeté et courroucé par l’attitude inconsciente de son ami.
Même si l’ancienne Suède était l’un des pays les plus tranquilles en termes de criminalité par rapport à ses voisins européens, une flambée de la criminalité obligea les autorités en charge des affaires courantes à prendre plusieurs décisions drastiques afin d’inverser la tendance. Peines de prison plus lourdes, confiscations, réparations pour les victimes, prison à perpétuité ou exécution selon les crimes, les différentes batteries de mesures n’avaient pas vraiment montré leur efficacité. Un jeune homme comme Tobias, se retrouvant seul dans les rues de Stockholm à une heure aussi tardive, augmentait ses chances de se faire agresser par des voyous. Il était loin d’imaginer que la violence gratuite et la barbarie ne cessaient de grimper en intensité en raison des tensions avec la Britannie.
-
Je suis désolé, fit Tobias, assailli par le remord, brisant le silence qui s'était installé.
-
Je ne veux pas qu'il t'arrive quelque chose. On reste ensemble, rassura Oscar en prenant la main de Tobias pendant une pause à un feu rouge.
Le jeune homme continua de conduire pendant une vingtaine de minutes pour se rendre à Bergshamra, une banlieue urbaine au nord de Stockholm qui dépendait administrativement de la municipalité de Solna. Les parents d’Oscar étaient originaires de Kiruna, et ils avaient envoyé leur fils aîné dans la capitale pour assurer son avenir professionnel après l’obtention de ses diplômes.
Le jeune homme vivait dans un petit loft de quarante mètres carrés, offrant un confort minimal pour lui assurer toute la tranquillité nécessaire durant ses études. Situé dans une zone calme composée essentiellement de familles et de personnes âgées, l'appartement se trouvait au dernier étage d’un petit immeuble. Tous les murs étaient peints en blanc, et Oscar ne semblait pas intéressé par une décoration excessive, préférant un lieu tranquille et calme.
Tobias connaissait bien Oscar pour trouver un appartement rangé, propre et bien organisé. Autonome pour son jeune âge, Oscar se distinguait des garçons à peine arrivés à l’âge adulte qui manquaient souvent de maturité pour se prendre en main. Tobias admira la pièce à vivre où régnait une quiétude et un silence reposant.
Il idéalisait cette simplicité qu’il ne pouvait posséder dans la prison dorée où il vivait depuis sa naissance.
En tournant son visage, l’adolescent fut impressionné par la magnifique vue offerte à travers les fenêtres de l'appartement.
-
Assis-toi si tu veux. Je dormirai ici et tu pourras prendre ma chambre, proposa Oscar.
-
Quoi ? réagit Tobias, semblant extirpé de ses pensées.
-
Je vais te montrer où tu dormiras ce soir, suis-moi.
Tobias et Oscar se rendirent dans la pièce, où se trouvait uniquement un lit de deux places, une petite commode remplie de vêtements, et une petite table de chevet avec une lampe.
-
Tu dormiras ici, déclara Oscar.
-
Tu as une lampe ? demanda Tobias, scrutant les tables de chevet.
Oscar indiqua un spot mural placé juste au-dessus faisant office de veilleuse.
-
Ok. Tu vas dormir où, Oscar ?
-
Dans le séjour, sur le canapé.
-
Mais non ! Pourquoi tu ne dors pas avec moi ? s'étonna Tobias.
Le télépathe perçut la gêne de son ami, dont le regard devint fuyant.
-
Je pense qu’on ne devrait pas, avoua Oscar. Je vais préparer un truc à manger.
Oscar retourna dans la petite cuisine qui jouxtait le séjour. Il n’osait pas admettre cette vérité à nouveau, même si le contexte était très différent.
-
Oscar, pourquoi tu refuses d’en parler ? demanda Tobias, arrivant quelques instants après.
-
Arrête, s’il te plait, répondit le jeune homme, posant ses mains sur le rebord de l’évier.
-
Non, je n’arrête pas justement. Je ne suis pas bourré, ni drogué et nous sommes seuls. Nous devons en parler, ça te permettrait de te sentir mieux, non ? insista Tobias. Tu dis que tu tiens à moi...
-
Oui ! fit Oscar en se retournant. Je n’arrête pas de penser à toi et puis ? Ça fait plusieurs années qu’on se connait, et j’ai toujours ressenti quelque chose pour toi et je crois que je suis... Je ne peux pas l’expliquer ! Et la pire chose est d’aimer une personne avec la crainte d’être rejeté un jour. Voilà ma plus grande frayeur, que je perde ton amitié !
Tobias s’approcha d’Oscar, qui recula légèrement. Il était tiraillé par la souffrance de son ami, submergé par des sentiments qu’il ne pouvait contrôler.
-
Ce n’est pas ce que je veux. Tout ça me pète à la gueule, je n’ai jamais ressenti que tu étais amoureux de moi, admit Tobias, la voix empreinte de confusion.
-
Quoi ? fit Oscar, surpris par les mots de Tobias.
-
Rah, je ne sais plus où j’en suis, je raconte des conneries, tu le sais bien ! Depuis que j’entreprends mes plans culs avec Casja, tu te montres jaloux et distant, continua Tobias.
-
Pourquoi tu couches avec si tu n’as pas confiance en elle ? C’est juste une question de sexe alors…, interrogea Oscar, tentant de comprendre.
-
Tu me connais, je suis un mec qui n’a pas froid aux yeux et j’adore le challenge, j’aime être entouré de personnes avec lesquelles je me sens bien pour profiter de la vie ! Pour Casja, je ne la force pas, je suppose qu’elle croit obtenir quelque chose en pensant satisfaire mes envies. Et il faut dire qu'elle est vraiment insatiable, expliqua Tobias.
-
Je vois, pas la peine d'aller plus loin dans les détails, concéda Oscar.
-
Désolé. Si tu savais ce que j’endure Oscar, tout le monde a des buts cachés, personne ne dit complètement la vérité…, soupira Tobias, laissant transparaître sa frustration.
-
Tu penses que je te mens ? Que j’invente tout ça ?! s’énerva Oscar, sentant le doute s'installer.
-
Mais non, tu m’embrouilles, putain ! Au contraire, c’est ça le problème ! Tu ne mens pas, je le sais ! C’est ça qui me fait peur, je ressens tout, avoua Tobias, trahissant son secret.
Tobias et Oscar soupirèrent pour laisser retomber la tension.
-
Je suis désolé si je te mets mal à l’aise. Je n’aurais pas dû te dire tout ça et t’embrasser comme je l’ai fait à Kiruna, s'excusa Oscar, pris de regrets.
Tobias repensa à ce moment nébuleux d’après sa mémoire altérée par l’alcool. Mais grâce aux souvenirs plus clairs d’Oscar, il pouvait revoir la scène et revivre d'exquises sensations. Il pinça légèrement sa lèvre inférieure, ressentant une multitude d'émotions contradictoires.
-
Pourtant tu embrasses bien, reconnut Tobias.
-
Arrête de te foutre de ma gueule ! rétorqua Oscar.
-
Non, je suis sérieux. Bon même si j’étais un peu bourré, je l’admets. Mais, dit-il en s’approchant plus, tu peux toujours me remontrer pour en avoir le cœur net.
-
Pardon ?
-
T’as très bien entendu ce que j’ai dit, fit-il d'une voix sensuelle.
Oscar se retrouva contre son frigo, tandis que Tobias mit ses deux mains à côté des épaules de son ami qui hésitait. La tentation était trop grande, et il ne savait pas comment réagir. Il résistait malgré son envie de tenir son ami dans ses bras.
Les yeux d’Oscar se perdirent dans ceux de l’adolescent qui se rapprochait doucement de son visage. Il n’y avait plus que quelques centimètres entre leurs lèvres, leurs souffles chauds s'entremêlaient. Oscar était envouté par les magnifiques yeux bruns de Tobias, il était trop tard pour pouvoir s’échapper.
-
Qu’est-ce que tu fais…
-
Tais-toi, murmura Tobias.
Tobias donna un baiser dans le cou d’Oscar, qui ne put s’empêcher d’émettre un râle de plaisir tant il appréciait être embrassé à cet endroit. Il remonta doucement vers son oreille, et les mains du télépathe descendirent jusqu’aux poignets d’Oscar qui lâcha prise au plaisir. Les deux garçons fermèrent les yeux, Tobias déposa ensuite ses lèvres sur celles de son ami. Elles étaient si douces et délicates, forçant Oscar à abandonner ses dernières défenses et sa retenue pour profiter pleinement de ce baiser passionné. Ils s’embrassèrent durant de longues minutes en se caressant l'arrière de la tête ou le dos à maintes reprises. Tobias cessa le baiser en plaçant ses mains sur le bassin de son partenaire.
-
Tu dors avec moi ce soir, c’est mon anniversaire…, susurra Tobias à l'oreille d'Oscar.
-
Joyeux anniversaire...


Tobias

Ivan

Oscar

Boris

Casja

Ruben

Alma
Chapitre 3
31 décembre 2112 - Boite de nuit "Göta Källare", quartier central Östermalm, Stockholm - Britannie du Nord (ancienne Suède)
Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis la fugue de Tobias, qui avait trouvé refuge chez son ami Oscar. Après des jours idylliques auprès de ce garçon si attentionné, abandonner la tranquillité et la quiétude l'angoissait. À contrecœur, Oscar convainquit son jeune ami de donner des nouvelles à ses parents et de retourner chez lui, avant d'être poursuivi par tous les agents de police du pays. Tobias refusa cette éventualité avec force : sa mère Victoria et son père Philip l'avaient trahi le jour de son anniversaire, et leur pardonner aussi facilement lui était insupportable. Pourtant, Oscar obtint gain de cause à force de persuasion et de discussions animées, et Tobias se résigna face à l'inflexibilité de son nouveau petit ami.
Il n'arrivait pas encore à se faire à l'idée de ressentir des sentiments pour un autre garçon, ou si c'était à cause de son don d'empathie. Tobias savait néanmoins qu'Oscar ne mentait pas, qu'il prenait soin de lui et ne voulait que son bien sans brûler toutes les étapes. Le fait de retourner dans cette prison dorée emplissait le cœur de Tobias d'amertume, de peine à quitter cette sérénité courte et si exaltante pour son esprit tourmenté. Le jeune homme n'était pas de ceux qui pouvaient jouer la comédie indéfiniment, faire croire à tout le monde que tout allait bien, surtout en présence de ses parents qui n'avaient aucune confiance en lui, et inversement.
Au moment de rentrer, son père accueillit Tobias par une gifle, des insultes et des bousculades, jusqu'à ce que Victoria intervienne personnellement dans la querelle. D'un tempérament froid et anormalement calme, cette femme distinguée jura à Tobias de le punir sévèrement s'il recommençait une nouvelle fois à tromper la vigilance des domestiques et à fuguer de la sorte. Le fait d'être parti sans prévenir pour chez Oscar Kylberg n'atténuait en rien sa faute. Il reçut l'ordre de ne jamais fréquenter Oscar ou ses amis pour le moment, afin de retenir la leçon. La prison dorée étouffait déjà Tobias, qui put néanmoins conserver son téléphone et discuter avec ses amis uniquement par hologramme. Était-il surveillé ? Ses parents ne lésinaient jamais sur la surveillance de leur progéniture. Tobias devait drastiquement changer ses fréquentations, jugées trop scandaleuses pour la plupart des gens de bonne famille, et également corriger ses manières ainsi que son attitude en public. Des agents en communication devaient l'assister pour parfaire son apprentissage et empêcher tout nouveau scandale qui ferait les choux gras de la presse friande de révélations chocs.
Chaque jour loin d’Oscar plongeait Tobias dans une morosité chaotique où plus rien n’avait de sens, où tous ces gestes ordinaires et répétitifs effectués à longueur de journée devenaient fastidieux autant que la rigueur imposée par ses parents. Oscar rappelait sans cesse à Tobias de se montrer docile et coopératif afin d’apaiser la colère de Victoria et Philip pour lui permettre de retrouver un semblant de liberté. Il n’avait pas à adhérer à toutes ces élucubrations superficielles et mensongères ; le jeune homme devait simplement faire croire qu’il avait changé sans pour autant adhérer au personnage qu’on exigeait qu’il devienne. Tobias ressentait une haine palpable dans ses yeux qu’il avait du mal à cacher, mais ses efforts finirent par payer malgré son caractère désinvolte et son manque de responsabilité. Oscar supporta bien des larmes et des excès de colère à distance de la part de son ami, redoublant d’une extrême patience et de tact afin de ne pas le braquer dans cette difficile expérience.
Tel un prisonnier, Tobias obtenait rarement des permissions de sortir, avec l’obligation d’être accompagné d’un fidèle agent de ses parents dans ses déplacements. Il exigea immédiatement de se rendre chez Oscar, qui avait du mal à tolérer la présence de Magnus Erland, un individu austère qui suivait Tobias comme un chien enragé. Âgé d’environ quarante-cinq ans, les cheveux courts poivre et sel et une fine barbe blanche, il arborait de multiples cicatrices aux mains, ainsi qu'une peau parsemée de quelques taches de rousseur. Son visage impassible dégageait une étrange aura. Comment empêcher ce fouineur de les laisser se retrouver sans être gênés ? Ils faisaient mine de jouer à la console jusqu’à tard dans la nuit tandis que Magnus restait derrière la porte.
Tobias cessa ses relations charnelles avec Casja depuis son changement radical de vie contre l’avis d’Oscar pour sauver les apparences. Le jeune homme piqua une crise face à une telle demande ; il ne pouvait croire que son petit ami lui conseille de continuer de rester proche avec une fille arrogante et égoïste uniquement pour sauver les apparences et éteindre les soupçons sur sa bisexualité. Depuis cette rupture soudaine de coucheries torrides où se mêlaient inéluctablement alcool et drogue, Casja s’était rendu à l’évidence que son ancien plan sexe l’avait remplacé par une autre personne. Jalouse et déterminée, Casja s’était promis de découvrir la vérité par tous les moyens, car il lui était inconcevable d'être congédiée de la sorte, et d'abandonner la fortune et la notoriété des parents de Tobias aussi facilement.
***
Décembre 2112. L’hiver s’était installé depuis plusieurs semaines sur l’ensemble de l’hémisphère nord, l'un des plus rudes et meurtriers selon les météorologistes. La baisse de luminosité et les températures négatives n’empêchaient pas les Suédois de garder espoir pour leur pays. Ceux qui le pouvaient passaient de bonnes fêtes de fin d’année dans l’intimité, à l’abri des troupes britanniennes qui réprimaient les personnes croyantes attachées aux traditions religieuses ou commerciales. Ce dangereux dictat de la pensée unique, émanant de la Britannie de l’Ouest (ancienne Angleterre), excluait toute idée jugée contraire à la propagande du régime central. Mais il était impossible aux forces d’occupation d’arrêter toute la population et de les empêcher de célébrer le réveillon du jour de l’an. Les civils avaient besoin de festivités, de grandes fêtes en plein air et d'autres spectacles de feux d’artifice, qu'ils soient holographiques ou réels. Chacun se devait de prendre du bon temps en fêtant le dernier jour de l’année 2112.
Tobias reçut un message d’Ivan Forsling, un jeune homme de vingt-cinq ans qu’il avait connu à l’internat plusieurs années auparavant. Il appréciait sa compagnie pour ses « plans » et son amour inconsidéré pour l’informatique, les jeux vidéo violents, l’alcool, les films pornographiques interdits par la censure gouvernementale, ou encore son patriotisme latent exprimé sans aucun filtre. Ivan détestait ouvertement la Britannie qui occupait son pays et le politiquement correct de la haute société. Il vivait de petits boulots et était considéré comme indésirable à juste titre par les parents de Tobias. Peu importait leur avis, Ivan ne pouvait passer cette soirée du réveillon du jour de l’an sans avoir réuni la bande.
Son cercle d’amis proches comprenait également Ruben Andersson et Alma Ambjörn, une lointaine cousine de Casja Hansson. Certains la prenaient pour des sœurs tellement leur ressemblance était frappante. Dans la vingtaine, ce couple végan libre et pro-planète pacifiste ne cachait pas son dégoût contre la maltraitance animale et toute personne carnivore. Tobias les entendait souvent s’enorgueillir d’expérimenter une relation basée sur le libertinage, l’échangisme, ou encore des pratiques sexuelles comme le BDSM. Alma était une jeune femme blonde aux cheveux bouclés, de corpulence fine, tandis que son petit ami Ruben avait la peau mate et les cheveux crépus. Certains le prenaient pour un étranger en raison de ses origines méditerranéennes du sud.
Tobias contacta Oscar, Casja et Ivan dans une conversation de groupe.
-
Salut les bouseux, s'exclama Tobias.
-
Salut petit con, salut à tous ! répondit Ivan, tout en pianotant sur son clavier. Ils échangèrent des salutations.
-
Bon, ce soir, c'est fiesta ! Ton cousin est toujours chaud pour nous fairer rentrer, Ivan ? demanda Tobias.
-
Mmh, laisse-moi réfléchir, répondit Ivan.
-
Allez gros, tu ne vas pas nous faire poiroter ! Bouge, appelle-le ! Et pas d'excuses, vous venez tous ! ordonna Tobias, d'un ton directif.
-
Deux minutes, je l'appelle, indiqua Ivan avant de mettre la conférence en attente.
-
Tu es sûr que c'est une bonne idée ? osa Oscar en direction de Tobias, peu enchanté par cette proposition.
-
Tu as qu'à venir pour faire notre chaperon, Oscar, ricana Casja. Vous venez aussi Ruben et Alma ?
-
Oui, on vient, répondit Ruben, tant qu'il n'y a pas de protéines animales dans la nourriture et d'autres foutaises de carnivores capitalistes conservateurs et pollueurs.
-
Mon coquelicot, restons en paix ce soir, j'ai besoin de recharger mes chakras en ondes positives, intervint Alma, à la voix lente et calme.
-
Bon, les puceaux, reprit Ivan, mon cousin nous a dégoté une salle privée juste pour nous. Pas d'emmerdes, pas de vagues. C'est pour 23 heures !
-
Super !
La conférence prit fin. Tobias n'osa pas demander la permission à sa mère, Victoria, de se rendre à la célèbre Göta Kallare, une boîte de nuit branchée pour jeunes majeurs située dans le quartier central d'Östermalm à Stockholm. Il utilisa une nouvelle fois sa télépathie pour tromper son père et lui soutirer la permission de sortir. Cependant, Tobias était trop excité et impatient de retrouver ses amis qu'il avait négligé certains détails avant son départ. Peu importe, le jeune homme partit en toute discrétion rejoindre Oscar qui l'attendait dans la voiture.
Oscar resta silencieux tout au long du trajet, tandis que Tobias commençait déjà à profiter des airs branchés diffusés à la radio. Son amusement fut de courte durée, car l'état d'esprit d'Oscar se reflétait sur son humeur. Il ressentait son agacement face à la situation, à savoir qu'il n'était pas seulement un chaperon censé être là uniquement pour surveiller ses amis, comme l'avait lancé Casja durant la conversation. Tobias comprit et se ravisa en éteignant le son de la musique, puis se rapprocha doucement du visage d'Oscar, impassible, afin de lui donner un baiser sur la joue. Ce dernier ne daigna pas bouger la tête alors qu'ils étaient arrêtés à un feu rouge.
-
Qu'est-ce qui se passe ? Tu ne vas pas faire la gueule toute la soirée quand même ? demanda Tobias, pour crever l'abcès.
-
Laisse tomber. J'ai bien compris que je ne suis qu'un chaperon, une espèce d'idiot qui veille sur vous durant les beuveries et les fêtes, fit Oscar, l'agacement perceptible dans sa voix. Je suis fatigué de tout ça.
-
Hey, tu ne vas pas prendre au sérieux ce que dit cette fille, non ? tenta Tobias pour rassurer son ami.
-
Et toi tu penses quoi ? insista Oscar.
-
Moi ? C'est très simple, je vais te montrer.
Tobias n'était pas un orateur éloquent ; il préférait exprimer ses pensées par des gestes et des actes. Il vola un baiser à son petit ami pour tenter de le rassurer, même si cela ne fonctionna qu'à moitié. Oscar sentit son énervement diminuer, mais il ne voulait pas aborder un autre sujet très sensible. Tobias l'avait déjà perçu grâce à la télépathie, et lui-même n'était pas encore prêt à révéler sa relation avec Oscar à ses amis. Il voulait vivre cet amour naissant pour Oscar sans précipitation, sans risquer de provoquer un scandale qui remonterait jusqu'à ses parents. La bisexualité était inenvisageable publiquement pour Tobias, et l'amour ne semblait pas être une donnée importante dans l'élaboration d'un mariage arrangé au sein de l'élite suédoise.
Tobias entendait les paroles d'Oscar résonnant dans son esprit : "Je ne peux pas le forcer à avouer notre relation aux autres. Je l'aime tellement, je ne veux pas le perdre, nous devons rester discrets. Je vais veiller à ce qu'il ne prenne aucune drogue, seulement de l'alcool. Casja est beaucoup trop nocive avec sa squid. Je dois le protéger, et prendre soin de lui, quoi qu'il arrive...".
Tobias tourna la tête vers la vitre, incapable de retenir son émotion tandis qu'il regardait le paysage urbain en train de défiler sous ses yeux. Il pleura en silence pour ne pas qu'Oscar le voit ému par ces pensées. Il n'avait jamais ressenti une telle gentillesse et un tel amour à son égard depuis bien des années, lui redonnant foi en les relations humaines, surtout avec ce garçon qui faisait ressortir tout ce qu'il y avait de bon en lui. Il mit ses écouteurs pour occuper son esprit jusqu'à leur arrivée devant la boîte de nuit.
Avant qu'Oscar descende de la voiture, Tobias lui murmura quelque chose.
-
Merci. Pour tout ce que tu fais. Je voulais que tu le saches, Oscar.
Oscar lui adressa un léger sourire en guise de réponse, touché par ces mots. Tobias comprit que la présence d'Oscar à ses côtés le rendait heureux, et que cette gratitude de son petit ami dissipait son agacement de la veille.
Ils retrouvèrent Alma et Ruben qui les attendaient près d'une benne débordante d'ordures, non loin de l'entrée de service de la boîte. Tobias et Casja ne pouvaient pas passer par l'entrée principale, ce qui les obligeait à utiliser ce stratagème peu attrayant. La nuit était déjà bien avancée, et les rues désertes aux alentours n'étaient pas rassurantes.
Oscar et Tobias s'approchèrent. Ils virent leurs amis vêtus d'accoutrements étranges aux couleurs vives, presque semblables à un arc-en-ciel. Alma et Ruben portaient haut leurs idées pacifistes, véganes et pro-planète, peu importe si la plupart des gens les prenaient pour des fous à lier. Ils étaient fervents défenseurs de la cause animale et adeptes de la non-consommation de produits animaux ou issus de l'agriculture conventionnelle, quelle que soit leur forme. Ruben et Alma se considéraient comme des soldats pacifistes, à la fois philosophes dans l'âme et dans le corps, menant un combat sans relâche pour la vie et la paix. Cependant, leur consommation régulière de tabac trafiqué, potentiellement dangereux pour leur santé mentale, ne semblait pas les arrêter, bien au contraire. Ils n'étaient pas venus avec une troisième personne ce soir-là, car l'échangisme et le libertinage faisaient partie intégrante de leur philosophie de vie.
Oscar et Tobias échangèrent quelques banalités avec le couple, tandis qu'Ivan finit par arriver par une rue adjacente d'où émanaient des fumées provenant des égouts. Il était en surpoids, un collier de barbe négligé entourait son visage rond, et ses cheveux châtains n'avaient pas été lavés depuis plusieurs jours. Le jeune homme de vingt-cinq ans, passionné d'informatique, était vêtu d'un simple jogging et d'un survêtement bleu, préférant éviter de s'habiller convenablement pour les sorties. Il avait tout de même fait un effort en portant une veste en cuir, soucieux d'éviter de froisser Boris Lundgren, son cousin et gérant de la boîte Göta Kallare.
Boris Lundgren, âgé de 42 ans, avait bâti sa fortune et sa renommée dans le monde de la nuit grâce à ses entreprises prospères. Son ambition, aussi imposante que sa corpulence, ne connaissait aucun obstacle. L’homme accumulait les conquêtes, surtout parmi les jeunes, selon certaines rumeurs circulant à son sujet après l’échec de son quatrième mariage. Son accent français, feint, lui conférait une touche d'élégance aux yeux de sa clientèle, admirative du raffinement français impérial.
Ce soir-là, Boris ouvrit la porte aux quatre jeunes gens impatients. Il gifla Tobias en guise de rappel pour des dettes d’alcool et de jeux que celui-ci n’avait toujours pas réglées malgré ses rappels insistants. Après cette petite mise au point, il étreignit chaque personne avec force.
-
Bonsoir mes petits loups, lança Boris avec un sourire montrant une incisive en or. Je suis ravi de vous accueillir ici…
-
Tu n’étais pas obligé de me foutre une gifle, s’agaça Tobias, maintenant sa joue encore douloureuse.
-
Oh ça, mon joli, c’est pour te rappeler que tu as plusieurs dettes envers moi qui demandent à être payées. Ce serait fâcheux que je doive demander le remboursement intégral à tes parents, non ? demanda Boris, souriant.
-
Non, ne t’en fais pas, je vais te rembourser rapidement, répondit Tobias avec sérieux. Ruben est déjà là ?
Le visage de Boris perdit son sourire de façade commercial. Oscar soupira en apprenant que son petit ami avait des dettes pour son jeune âge.
-
Mon cher cousin se trouve déjà dans la love-room que je vous ai réservée rien que pour vous, indiqua Boris. J’aimerai éviter que la police fasse fermer mon établissement à cause de la présence de mineurs tels que vous, avertit Boris, angoissé par cette éventualité.
Boris conduisit ses hôtes dans la fameuse « love room », réservée à ses jeunes invités pour qu’ils ne se mêlent pas aux autres adultes. Il n’était pas rare que l’érotisme, la sensualité et l’alcool se mêlent dans ces soirées qui se terminaient au petit matin. Une partie de la boîte avait été aménagée en salles privées pour des VIP triés sur le volet, capables de dépenser de grosses sommes en alcool et en services tarifés d’hommes et de femmes.
Boris savait qu’il ne pouvait refuser l’entrée à Tobias et ses amis, membres d’une élite de la société suédoise. Il avait fait aménager la salle de manière confortable et adaptée à cette bande d’amis souhaitant passer de bons moments. L’endroit était doté de miroirs entourés de néons aux couleurs vives, et une table basse centrale garnie de nourriture et de boissons, principalement alcoolisées, soulignait la réputation chic et branchée de la boîte. En guise de petit cadeau de la maison, une boîte contenant des préservatifs de toutes les tailles et de tous les goûts permettait aux jeunes hommes de se protéger ainsi que leurs partenaires. Enfin, plusieurs commodes dissimulaient divers objets intimes et accessoires destinés à pimenter la soirée.
La musique résonnait déjà dans les oreilles des fêtards qui dansaient au gré du tempo rapide. Tobias et son groupe voyaient les autres convives s’amuser derrière des vitres teintées, passant ainsi incognito. En traversant plusieurs couloirs sombres, ils pénétrèrent dans la salle où ils trouvèrent Ivan affalé sur une banquette, sirotant un verre d’alcool agrémenté de sirop de cola. Ce n’était pas un gros buveur, mais la patience n’était pas son fort. Derrière lui, Casja préparait plusieurs barrettes de Squid.
Boris, vêtu d’une chemise blanche trop petite ornée d'or et d’un pantalon de la même couleur avec des rayures bleues, qui portait de grosses bagues hors de prix à plusieurs doigts, arrêta la musique pour s’adresser à ses invités.
-
Chérie, commença-t-il en s’adressant à Casja, j’espère que ce n’est pas ce que je crois.
-
Même si c’est ce que tu crois, fais comme si tu n’avais rien vu, répondit Casja avec aplomb.
L’homme se dirigea vers Casja, saisit la drogue et la jeta immédiatement dans un compartiment réservé aux déchets. Boris n'avait aucun état d'âme lorsqu'il était question de protéger son entreprise. Il ne pensait pas à la santé de Casja, qu’il trouvait à la fois prétentieuse et séduisante. Son regard ferme fit taire l’amie de Tobias, qui avait dépensé beaucoup d’argent pour dénicher la Squid.
-
Je me souviens de cette soirée où une fille de ton genre a voulu gouter à une drogue réservée à des habitués. Elle en est morte et cela m'a valu beaucoup d'ennuis. C'est pourquoi tu ne consommeras pas de drogue quand tu seras dans mon bel établissement. C'est clair ?
-
Oui, lâcha Casja avec mépris envers cet homme qui la dégoutait sur tous les points.
-
Bien, et cet avertissement vaut pour vous autres, mes petits. Considérez que je vous fais une fleur, une nouvelle fois, puisqu'Ivan m'a supplié de vous inviter ce soir, indiqua Boris.
-
N'abuse pas non plus, coupa Ivan.
-
Bien, mes petits anges. Je vais vous demander de rester sages, et de ne surtout pas quitter cette salle. Je vous promets que personne ne viendra vous déranger, ni mes garçons ou mes filles, dit-il en parlant de son personnel. Bonne soirée !
Le maître des lieux s’éclipsa en prenant soin de verrouiller la porte de l’extérieur afin que personne ne puisse les déranger dans leur quiétude. Oscar prit place sur la banquette en face d’Ivan, rejoint peu après par Alma et Ruben, qui ne se lâchaient pas d’une semelle.
La musique gérée par l'intelligence artificielle reprit, devenant assourdissante par moments. Tobias se dirigea vers Casja, qui l’invita à venir dans la petite salle d’eau adjacente fermée par une porte. Là, ils pouvaient parler à l’abri des regards. Avant qu’il ne puisse dire ou faire quoi que ce soit, elle se jeta sur lui pour l’embrasser. Il avait senti l’envie débordante de la jeune femme à l’aide de son don.
-
Hey, Casja, qu’est-ce qui te prend ? fit Tobias, repoussant son amie difficilement.
-
Tu n’as pas envie de moi ?
-
Pas tout de suite, Casja, répondit Tobias. Pourquoi es-tu aussi impatiente ? C’est à cause de la Squid ?
-
Pas du tout, tu te trompes complètement ! s’agaça la jeune fille.
-
Alors quoi ? insista Tobias.
-
Je sens que tu n’as plus envie de jouer avec moi comme nous le faisons auparavant, mon petit lapin, fit-elle avec provocation en touchant son bas ventre.
-
Arrête Casja, répondit Tobias en éloignant sa main, j’ai juste envie de passer une bonne soirée avec mes amis. C’est tout !
-
Tu as toujours eu du mal à mentir. Je suis certaine que tu couches avec une autre fille sans m’avoir avertie, s’énerva Casja.
Le jeune homme regarda le sol et se gratta l’arrière de la tête, signifiant à son amie qu’il était passé à autre chose. Casja releva ce silence et sentit une tension monter en elle. Elle ne pouvait accepter d’être éconduite de cette façon, pas sans avoir découvert l’identité de la personne avec qui Tobias entretenait une relation.
-
Casja, laisse tomber maintenant, répliqua Tobias.
-
D’accord, mais je te promets que je finirai par savoir qui c’est, promit la jeune femme.
La porte toqua, permettant à Tobias de s’extirper de cet épineux problème. Il ne pouvait en aucun cas avouer à son amie qu’il entretenait une relation amoureuse secrète avec Oscar depuis plusieurs mois. Ils feignaient d’ailleurs d’agir comme de bons amis sans aucune équivoque.
Alma demanda à ses deux amis de la laisser seule afin d’utiliser les sanitaires. Tobias voulut détendre l’atmosphère en feignant un sourire à Casja, mais il savait qu’elle n’abandonnerait pas cette jalousie obsessionnelle à son égard. Elle esquissa à son tour un sourire de façade avant de rejoindre le reste du groupe qui dégustait les somptueux mets sur la table.
***
La soirée se déroula sans incident pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que Boris active un paramètre qui diminua l’air conditionné dans ces salles confinées, obligeant les convives à se défaire rapidement de leurs vêtements superflus. Il observait en secret ses clients à travers des caméras pour vérifier si son personnel incitait les clients à consommer les boissons alcoolisées hors de prix, accentuant ainsi le climat étouffant. L’eau n'était pas vendue seule parmi les boissons proposées par la boîte.
Les garçons, à l'exception d'Ivan, retirèrent leur haut. Les filles se mirent à l’aise à leur tour, augmentant le climat torride régnant déjà dans la pièce. Ils dansaient en criant au rythme de la musique, qui détruisait leurs tympans. Alma et Ruben se trémoussaient ensemble, s’embrassant de manière ostensible, tandis que Casja dansait délibérément avec Oscar pour rendre Tobias jaloux. Le jeune homme souriait de la situation, savourant davantage les traits et le corps de son petit ami dans la pénombre et sous les néons qui allaient dans toutes les directions.
La chaleur incita les jeunes convives à boire davantage, ce qui n’arrangeait rien à leur état. Seul Oscar parvenait à se modérer pour surveiller les excès de Tobias et de ses amis. Il ressentait une diminution significative de son don d’empathie télépathique, lui permettant de ne plus être submergé par les émotions exacerbées de ses camarades. Casja dissimulait sa jalousie maladive, Alma et Ruben désiraient coucher ensemble le plus rapidement possible, et Ivan pensait au prochain programme qui lui permettrait de pirater une nouvelle multinationale britannique.
Il ne restait plus qu’Oscar, qui mimait cet ami capable de passer une bonne soirée, dont le seul souci demeurait Tobias. Le variant devait se libérer de cette malédiction qui le poursuivait, et il avait en partie réussi avec ce nouvel état d'ébriété. Mais ses gestes et ses expressions hasardeuses auraient pu trahir son secret commun avec Oscar en cherchant à l'enlacer quand il en avait l'occasion. Casja, trop ivre, ne s'en était pas rendu compte sur le moment.
Boris fit son apparition vers quatre heures du matin, lorsque les esprits échaudés tombèrent dans une forme de léthargie. Ils étaient affalés sur les banquettes, leurs têtes suivant encore le rythme ralenti des musiques censées conclure la fin de la nuit. Boris était impeccable et parfaitement sobre.
-
Je vois que vous avez passé une excellente soirée, mes petits loups, releva Boris, observant ses hôtes en sous-vêtement et en sueur.
-
Ouais ! cria la majorité du groupe.
-
Il est temps de partir, le soleil va se lever, prévint Boris.
-
Est-il possible de joindre un taxi pour nous ramener ? demanda Oscar, encore lucide.
-
Eh bien, fit Boris surpris, je ne pensais pas que tu serais encore capable de réfléchir, mon mignon, lança-t-il d’une voix mielleuse. Mais tu as raison, je vais joindre un ami qui pourra vous ramener sains et saufs chez vous.
Oscar, le moins amoché du groupe, s'habilla et aida ses amis à faire de même malgré leur état d’ébriété. Tobias et Casja râlaient à l’idée de partir, car le temps semblait s'être arrêté dans la pièce étouffante qui leur avait servi de décor. Alma et Ruben chantaient des paroles incompréhensibles, tandis que Tobias et Casja titubaient. Oscar se retrouva de nouveau confronté aux vomissements de certains de ses camarades, mais Boris avait prévu une telle éventualité en plaçant des seaux discrets à proximité.
Le jeune homme installa tous ses amis sur les banquettes en attendant que Boris revienne les prévenir que le taxi était arrivé. Le temps semblait s'étirer indéfiniment, et Oscar commençait à s’inquiéter de l'attente.
Pendant ce temps, Tobias ne pouvait plus utiliser ses capacités télépathiques, et son état d’ébriété lui permettait de « rêver » sans subir les sentiments des personnes qui l’entouraient. Lorsqu’il dormait avec Oscar, sa télépathie l’obligeait à se confronter aux rêves de son petit ami, comme emporté par un tourbillon de pensées irréelles et illogiques. Tobias n'avait aucune solution, hormis boire ou se droguer pour atténuer sa télépathie et son empathie, ce qu'Oscar n'aurait jamais permis. Tobias pouvait explorer la psyché de ses proches à leur insu, et ces derniers se souvenaient rarement de la présence de Tobias, qui se déplaçait telle une ombre durant leur sommeil.
Vingt minutes plus tard, un homme pénétra dans la pièce. Il avait une cinquantaine d’années, les cheveux courts poivre-et-sel et un bouc finement taillé. Son visage arborait de fines cicatrices, et il souriait rarement. Oscar sentit son cœur s’emballer, convaincu qu'ils allaient avoir des ennuis.
Le jeune homme se leva avec difficulté pour s’approcher de l’inconnu, qui se contentait de dévisager les présents, lesquels ne prêtaient aucune attention à lui. Boris entra alors dans la pièce, un sourire satisfait sur son visage rond.
-
C’est lui ? demanda l’inconnu d’une voix grave.
-
En effet, répondit Boris, ricanant.
-
Que se passe-t-il ? fit Oscar, sans savoir de qui ils parlaient.
-
Lui, dit Boris en pointant son cousin endormi sur la banquette, c'est mon cousin, Ivan. Je vous serais reconnaissant de ne pas l'abimer et de le ramener chez lui.
-
Pas question, s'agaça l'inconnu. Fais-le toi-même.
-
Quoi ?! s'alarma Oscar, se plaçant devant ses amis. Boris, qui est cet homme ?
-
Mon vieil ami Magnus va prendre soin de vous, mes petits poulets, répondit mollement le gérant de la boîte.
-
Je n'ai pas d'ami, grimaça Magnus, fixant Oscar.
-
Certes, Magnus. Nous sommes des associés, devrais-je dire, nous partageons des intérêts communs. Je dois m'assurer de votre bonne coopération pour la requête qui nous a été soumise. Ouste, il est l'heure de partir !
-
Pas question de partir avec cet homme ! s'interposa Oscar.
Magnus se dirigea vers Casja et Tobias qui n'arrivaient rien entendu de la conversation. Oscar voulut lui saisir le bras pour l'empêcher de s'en prendre à ses amis, mais l'homme riposta par un puissant coup de poing sur le visage du jeune homme. Il tomba à la renverse par la force du coup, assailli par une terrible douleur. Magnus se plaça au-dessus d'Oscar, le visage sur le côté, prêt à bondir sur lui.
-
Si tu résiste, je te tue, grogna Magnus.
-
Vous êtes malade ! hurla Oscar.
-
Nh, qu'est-ce qui se passe ? fit difficilement Tobias qui souffrait d'un terrible mal de tête. Il aperçut son petit-ami au sol, la joue endolorie. Il tenta de se lever.
-
Pas dans mon établissement, Magnus, prévint Boris. Tu risques de me faire fermer boutique si tu tues mes clients !
-
Je n'ai pas le temps pour ces conneries, s'énerva Magnus.
Magnus s'équipa d'un pistolet équipé de flèches tranquillisantes qu'il tira à chacun des convives, hormis Boris. L'homme d'affaires, satisfait de la situation, profitait du sommeil forcé de ses jeunes hôtes afin de les déshabiller du regard. Magnus devait faire vite afin de mener sa mission à terme.
Méthodique, il plaça chaque individu sur le siège d'une vieille camionnette sans fenêtre. Il menotta Tobias avec Casja et Ruben, Alma et Oscar. Magnus laissa Ivan auprès de son cousin à la boîte.
L'homme prit le volant pour conduire le groupe dans un endroit inconnu.


Tobias

Victoria

Philip

Wilhelm

Magnus
Chapitre 4
3 janvier 2113 – Quelque part dans Stockholm – Britannie du Nord (ancienne Suède)
Tobias émergeait lentement, comme extirpé d'un long sommeil sans rêve, plongé dans des ténèbres insondables. Rassembler ses esprits lui demandait un effort immense, ses yeux s’ouvrant avec difficulté sous l’éclat aveuglant d’une lumière centrale. Alité, il découvrit ses poignets et chevilles entravés par des sangles, précaution contre une réaction imprévisible à son réveil. Bien qu’entouré de machines médicales surveillant ses constantes, Tobias n’était pas à l’hôpital. Il reconnut immédiatement sa grande chambre, qu’il haïssait tant. Une douleur lancinante au creux de son bras lui signala la présence d’une perfusion.
Incapable de bouger, l’estomac vide et l’esprit embrouillé par les puissants somnifères qu’on lui avait administrés, Tobias sentit soudain une main serrer la sienne. En se penchant légèrement, il distingua un visage familier, endormi contre son lit. C'était son jeune frère, Wilhelm, de quatre ans son cadet, qui refusait de le quitter depuis son retour, ce matin de Nouvel An.
La présence de Wilhelm réchauffa Tobias, le réconfortant dans ce lieu où l'amour familial semblait inexistant, où il se sentait prisonnier de parents tyranniques et d’un destin qui le réduisait à l’état de pantin. Le jeune homme pressa doucement la main de son frère, provoquant son réveil. Wilhelm, dont la ressemblance avec Tobias était frappante, sourit faiblement. Ils partageaient la même corpulence fine, une peau pâle parsemée de quelques grains de beauté, des yeux bruns identiques et des cheveux courts roux foncés. Wilhelm essayait de parler, mais sa voix semblait incapable de former le moindre son.
-
Hey, ça va ? demanda Tobias avec difficulté.
Son petit frère hocha la tête, un sourire heureux aux lèvres, sans lâcher sa main.
Depuis plusieurs années, Wilhelm s'était enfermé dans un mutisme profond, sa dépression le plongeant dans une mélancolie qui le rendait incapable de faire face aux responsabilités que Tobias, en tant qu’aîné, devait assumer. Tobias était le seul à qui Wilhelm consentait à parler, mais toujours en privé, loin de leurs parents ou de tout étranger. Malgré toutes ses tentatives, Tobias ne parvenait pas à comprendre pourquoi son jeune frère avait tant de mal à s’extérioriser ou à communiquer avec autrui. Il en concluait que ce comportement devait être la conséquence d’un traumatisme subi durant son enfance, mais les médecins auraient diagnostiqué un trouble autistique de niveau 1.
-
Wilhelm, tu sais où sont mes amis ? Pourquoi je suis ici avec ces sangles ?
Wilhelm prit une profonde inspiration. Sa voix était aussi faible qu’un murmure et sa bouche ne bougeait pas, tel un ventriloque accompagné de sa marionnette. Il s’approcha de l’oreille de son frère.
-
Un monsieur t’a ramené seul. Mère et père ont dit que tu étais malade après avoir consommé de l’alcool et des substances, répondit Wilhelm. Je n’ai pas bien compris.
-
Les co… ! Hum. Excuse-moi, petit frère.
-
Ils vont revenir, ils m’ont crié dessus.
-
Quoi ! Ils ont osé s’en prendre à toi ?! s’agaça Tobias.
Wilhelm hocha de nouveau la tête, signifiant à Tobias que leurs parents l'avaient réprimandé pour être resté si proche de lui pendant sa veille. Face à un tel manque de considération et d’empathie, Tobias se retint de lancer une nouvelle insulte envers leurs parents. Wilhelm, hypersensible, supportait difficilement le stress ou le ton élevé dans une voix.
Leurs parents, Victoria et Philip, avaient découvert trop tard que leur aîné avait menti pour rejoindre discrètement ses amis dans une boîte de nuit réservée aux adultes. Malgré toutes les précautions prises par Tobias, Victoria et Philip avaient fait appel à Magnus Erland, un homme mystérieux qui avait retrouvé et neutralisé les adolescents pour éviter un nouveau scandale dans la presse.
Wilhelm tenta de libérer son frère de ses liens, mais ceux-ci étaient impossibles à retirer sans une clé spéciale. Les deux frères continuèrent de discuter discrètement jusqu’à ce que la porte de la chambre s’ouvre brusquement.
Une femme de grande taille, aux cheveux de jais coupés courts et dotée d’un charisme indéniable, apparut sur le seuil. Elle portait un tailleur sombre, parfaitement ajusté, orné d’une broche en or, et une jupe longue assortie. C’était Victoria. Elle s’avança rapidement vers le lit de son fils, son visage impassible. Elle éloigna Wilhelm, qui se retrouva face à leur père Philip, dont les traits étaient toujours sévères. Magnus Erland, silencieux, se tenait en retrait, observant la scène.
-
Bonjour mon fils, commença Victoria d’une voix solennelle.
-
Enfin réveillé, intervint Philip.
-
C’est à cause de cet enfoiré que je suis dans cet état, s’emporta Tobias, qui ne pouvait pointer Magnus du doigt à cause de ses mains entravées.
Wilhelm, dont le souffle s’accélérait par la tension qui régnait déjà dans la pièce, détailla l’homme responsable de l’état de Tobias. Il ressentit une crainte immédiate en remarquant les petites cicatrices sur son visage et son air menaçant.
-
Moi qui espérais que ton langage se serait amélioré avec le temps, soupira Victoria.
-
Mon langage s’améliorera quand on m’aura enlevé ces merdes, et lorsque je pourrais enfin partir d’ici !
-
Je crains que cela soit impossible, mon fils, répondit Philip. Tu nous as menti trop de fois pour qu’on te fasse de nouveau confiance. C’est terminé.
-
Ah ! On t’a demandé ton avis, « papa » ? rétorqua Tobias en ricanant.
-
Sale petit…
-
Ça suffit ! trancha Victoria d’une voix autoritaire. Philip, emmène Wilhelm dans sa chambre.
Humilié par son propre fils, Philip tourna les talons et emmena Wilhelm hors de la pièce. Le petit garçon, les yeux humides à l’idée de quitter son grand frère, jeta un dernier regard vers Tobias. Ce dernier bouillait déjà à l’idée d’être confronté à sa mère et à l’inconnu qui restait immobile près du lit.
Après le départ de Philip et Wilhelm, une infirmière entra dans la chambre pour vérifier les constantes de Tobias. La pièce fut plongée dans un silence rythmé par les bips incessants des machines médicales et les directives de la jeune femme, qui notait toutes les informations sur une tablette holographique. Tobias se sentait épuisé, mais son état de santé ne présentait rien d’alarmant. L’infirmière effectua une prise de sang, un moment que Tobias détestait habituellement, mais le charme de la jeune femme adoucit sa douleur et son agacement.
-
Ma jolie, tu m’enlèves quand ces sangles ?
Elle ne répondit pas et quitta rapidement après avoir laissé un plateau repas sur une table roulante, même si Tobias était incapable de se nourrir pour le moment. Le jeune homme se demanda qui allait le dévorer en premier : sa mère ou l’inconnu silencieux.
-
Je pense qu’il est temps que nous ayons une discussion sérieuse, tous les trois. Et cette fois, j’espère que tu m’écouteras, déclara Victoria en s’asseyant près du lit de son fils.
-
Il est obligé de rester là, le videur des boîtes de nuit ? demanda Tobias avec provocation en fixant Magnus.
-
C’est précisément de cela que nous devons parler, répondit Victoria.
-
Pourquoi je suis retenu prisonnier ?
-
Tu es si imprévisible depuis quelques temps, que nous devions nous assurer que tu ne cherches pas à retourner te saouler et te droguer dans je ne sais quel endroit malfamé. Tu as de nouveau désobéi aux injonctions que nous t’avions fixées en trainant avec tes amis.
-
Et en quoi est-ce mal de profiter de la vie ? coupa Tobias.
-
Tu oublies qui tu es, et ce que nous sommes censés représenter, mon fils.
-
Es-tu sérieuse, mère ? ricana Tobias. Tu ne comprends rien à rien !
Soudain, Magnus se dirigea vers Tobias afin de le gifler pour son effronterie. Le jeune homme serra ses poings, humilié et frustré par la douleur et l’impuissance de ne pas pouvoir répondre physiquement à cet homme qui osait à nouveau lever la main sur lui.
-
Enlève-moi ces sangles que je te règle ton compte, espèce de salaud ! hurla Tobias.
-
Tu en veux une autre ? répondit Magnus froidement.
-
Tu es qui pour oser t’en prendre à moi comme ça ?! invectiva le jeune homme.
-
Magnus est ton père, intervint calmement Victoria.
Tobias dirigea son visage vers sa mère face au poids d’une telle révélation. Son esprit, déjà confus, sombra dans une nouvelle torpeur où il n’arrivait pas à y voir clair. Il se demandait comment cet homme, qu’il n’avait jamais vu dans le passé, pouvoir être son véritable père. Son visage dessina un léger sourire, préférant le déni et le sarcasme plutôt que la vérité.
-
Lui, mon père ? C’est une blague ?
-
Non, mon fils, répondit Victoria, le visage tendu. Magnus Erland est bel et bien ton père, ainsi que de Wilhelm.
Tobias éclata de rire, un rire nerveux et incrédule qui aurait pu le faire passer pour un fou incapable d’accepter la vérité. Mais en voyant l’expression sérieuse de Magnus et de Victoria, il comprit que ce n’était pas une plaisanterie. Cette révélation inattendue le plongea dans une profonde colère, non seulement contre ses parents, mais aussi contre lui-même, pour n’avoir pas été assez lucide pour comprendre que Philip ne pouvait pas être son véritable père. Une seule question brûlait sur ses lèvres à cet instant précis, la curiosité prenant le dessus.
-
Il est en courant ? demanda Tobias d’une voix rauque.
-
Philip ? Évidemment, répondit Victoria. Il le sait très bien puisqu’il est stérile depuis qu’il a contracté la chlamydia, une maladie sexuellement transmissible, près de deux ans avant ta naissance. C’est la raison pour laquelle nous avons opté pour une insémination in vitro afin de garantir la continuité de notre famille.
-
Et pourquoi ce type-là ?
-
Très peu de gens sont au courant, et cela doit rester comme tel, avertit Magnus avec fermeté.
-
Je te demanderai de ne surtout rien divulguer à ton frère, exigea Victoria d’une voix sèche. Wilhelm est bien trop émotif pour supporter une telle révélation.
Le jeune homme écoutait les révélations de sa mère et de son véritable géniteur sans éprouver d’émotion particulière. Il acceptait l’idée que protéger Wilhelm de cette vérité trop atroce était nécessaire pour préserver son esprit fragile, déjà affaibli par la dépression.
Après quelques instants de réflexion, tiraillé entre le rire hystérique, les sanglots et une colère puissante, Tobias réalisa qu'il avait été conçu uniquement pour assurer la continuité de la lignée familiale. Cette pensée lui causa une profonde détresse. En pensant soudainement à Wilhelm, né quatre ans après lui, il ne put s’empêcher d’exprimer le fond de sa pensée.
-
Et quatre ans après, vous avez décidé de recommencer ? Au cas où si le premier est défaillant, il y en aurait un second. Vous avez aussi choisi notre sexe, la couleur de nos yeux et cheveux ?
-
Ne sois pas ridicule, répondit Victoria, un soupir dans la voix.
-
Et la prise de sang, c’est un test ADN pour vérifier si je suis bien ton fils ? releva Tobias, d’une voix sarcastique.
-
Simple contrôle pour voir s’il te reste des substances illicites dans le sang, intervint Magnus, d’une voix froide.
Tobias sentit peu à peu sa télépathie revenir, une faculté qu’il avait du mal à maîtriser lors des moments de stress intense. Cependant, il se trouvait incapable de sonder l’esprit de Victoria, dont les pensées semblaient hermétiquement fermées, comme un coffre-fort inviolable. Magnus, quant à lui, restait impénétrable, son regard fixé sur son fils biologique, alité et attaché, entouré de machines médicales. Tobias ne percevait rien de lui, à l'exception d’un vide glacé, dépourvu de toute émotion, comme une coquille vide, avec une amertume et un désir indistinct qu'il peinait à déchiffrer. Tobias était encore trop faible et inexpérimenté psychiquement pour comprendre les profondeurs de cet esprit insondable.
Il n’avait plus rien à dire, laissant le silence peser lourdement dans la pièce, chargé de doutes sur sa réaction future et sur la manière dont il allait vivre avec cette révélation. Tobias était certain que Philip n'avait jamais eu son mot à dire dans cette histoire, et il voyait désormais sa mère, Victoria, sous un nouveau jour, manipulant son mari avec une froide efficacité pour maintenir les apparences au sein des élites suédoises.
Les secondes s’étiraient, devenant un supplice pour Tobias, qui espérait de tout cœur revoir son petit frère Wilhelm, ainsi que son petit ami Oscar et les autres, tous sains et saufs. Mais dans ce moment suspendu, il ne pouvait qu’attendre, ruminant ses pensées et anticipant l’affrontement inévitable qui se profilait à l'horizon.
-
Où sont mes amis ? Qu’est-ce que tu leur as fait, « Papa » ? demanda Tobias avec un ricanement amer en fixant Magnus.
-
Je les ai ramenés chez eux, répondit Magnus, imperturbable. Rien d’autre.
-
Comment être sûr que tu ne leur as rien fait ? rétorqua Tobias, défiant.
-
Parce que je n’avais aucune raison de m’en prendre à eux. Ma mission était claire : te ramener de ce trou. Ils se sont réveillés chez eux, avec une lettre manuscrite leur expliquant que tu ne les reverrais plus jamais.
-
Quoi ! s’exclama Tobias, la colère grimpant de nouveau en lui. Ce n’est pas parce que tu as couché deux fois avec ma mère que ça te donne le droit de régir ma vie !
-
Calme-toi, mon fils, intervint Victoria d’une voix autoritaire. Tes amis t’empêchent de tenir le rôle qui t’est assigné dès que tu auras atteint la majorité. Je ne suis pas immortelle ; un jour, ce sera à toi de me prendre ma place.
Tobias ne put retenir plus longtemps ce qu’il ressentait, le besoin de se libérer de cette emprise devenant insoutenable.
-
Peut-être que je n’ai pas envie d’être toi, en version masculine. D’être aussi détaché, aussi imbu de ton propre prestige alors que nous sommes sous le joug de la Britannie depuis des années. Tu penses vraiment que sourire, serrer quelques mains, et rassurer la population va changer quelque chose face à nos oppresseurs ? Désolé, mais cette vie de merde ne m’intéresse pas !
Victoria, exaspérée, répliqua avec une froideur qui glaça Tobias.
-
Tu n’as pas le choix ! Je n’ai jamais promis que tu pourrais décider tôt ou tard de ta destinée. Ta place est là où je l’aurais décidée, et tes caprices d’adolescents m’ont fait perdre trop de temps. Tu ne reverras pas tes amis, ni ta petite amie Casja Hanssen, à l’avenir. Ne m’oblige pas à être plus persuasive, ni à demander à ton frère de prendre ta place.
Tobias, emporté par une rage incontrôlable, cracha plusieurs insultes au visage de sa mère. Il réalisait maintenant que Victoria était en train de jouer un jeu de chantage pour le contraindre à céder à ses exigences. Victoria exploitait les gens à sa guise, y compris ses propres fils, pour atteindre ses objectifs et restaurer la gloire passée de la Suède. Tobias ne pouvait accepter d'être un spectateur passif de sa propre vie et de se soumettre aux diktats de ses parents.
En réponse, Magnus se jeta sur Tobias, tentant de l'étrangler avec ses mains puissantes, comme un forcené doté d'une force surhumaine. Mais Victoria intervint, ordonnant à Magnus d'arrêter immédiatement. Le jeune homme, haletant, retrouva difficilement son souffle. Victoria, imperturbable, essuya son visage avec un mouchoir en tissu brodé de ses initiales, comme si l'incident n'était qu'une simple perturbation qu'elle choisissait d'ignorer.
Tobias se débattait pour tenter de se libérer de ses liens, se trouvant à nouveau pris dans la toile manipulatrice de sa mère, qui semblait davantage préoccupée par ses grands desseins pour le pays que par l'amour familial. Magnus quitta la pièce à la demande de Victoria, laissant cette dernière conclure la douloureuse conversation avec son cœur de pierre qui la caractérisait si bien.
-
Voici ce qu’il va se passer, mon cher fils, annonça Victoria, s’asseyant aux côtés de Tobias. Tu resteras dans ce lit jusqu’à ton rétablissement complet, et je prendrai les décisions qui s’imposent te concernant. Si tu désobéis encore ou nous causes un nouvel embarras, ton véritable père sera là pour te rappeler à tes devoirs.
-
Je te déteste, grogna Tobias, envahi par la rage.
-
Ainsi tu ressens encore quelque chose pour moi, dit Victoria, d’une voix froide. Il est évident que j'ai failli à mon rôle de mère, mais je n’échouerai pas pour le reste.
-
Laisse-moi ! hurla Tobias. Va le retrouver ! Va coucher avec ce salopard, au cas où moi et Wilhelm ne pourrions satisfaire tous tes désirs !
Soudainement prise de colère, Victoria saisit brutalement le menton de son fils, qui poussa un cri de douleur. Tobias implorait du regard sa mère, réalisant qu’elle envisageait déjà les pires conséquences s’il continuait à désobéir. La colère émanant de Victoria était telle qu'elle terrassa Tobias, qui se mit à pleurer sans pouvoir se contrôler, craignant pour sa vie. Victoria, cependant, demeura implacable, conservant son visage impassible tout en maintenant son emprise sur lui avant de finalement lâcher prise.
Le menton endolori, Tobias se sentit en danger, conscient que les intentions de sa mère étaient aussi destructrices que la folie. Victoria se retourna, lançant une dernière phrase glaciale avant de quitter la pièce.
-
Obéis, ou tu mourras, lança-t-elle d'une voix grave.
Dès que Victoria quitta la pièce, Tobias se retrouva plongé dans une détresse palpable, totalement impuissant face à l’avertissement glacé de sa mère. Il désespérait de retrouver Oscar, qui aurait pu lui offrir un réconfort bienvenu, mais il savait qu’il devait faire preuve de la plus grande prudence pour éviter que son petit ami ne soit entraîné dans ce tourbillon destructeur. Tobias comprit que sa mère était dangereuse à présent, et surtout incapable de la moindre empathie ou pitié.
Au fur et à mesure qu'il retrouvait sa santé, Tobias fut autorisé à quitter son lit, mais il restait confiné dans sa chambre, qu'il percevait comme une prison. Seules les visites de son frère Wilhelm apportaient un semblant d'oxygène et de sens à ses journées, car le jeune homme ne pouvait plus utiliser son téléphone ou un écran d'ordinateur sans une autorisation préalable. Tobias se sentait tiraillé entre son devoir de protéger son jeune frère, la promesse de veiller sur lui, et l’amour profond qu'il éprouvait pour Oscar. Il ignorait comment allait revoir son petit ami, et l’idée que Magnus puisse se retourner contre lui ou ses amis pour se venger le hantait constamment.
Tobias n'était plus que l'ombre de lui-même, un pantin dont les fils invisibles mais solidement tissés étaient manipulés par sa mère Victoria. Il avait commis l’erreur de la sous-estimer, pensant naïvement qu’elle le laisserait en paix. Elle était désormais de plus en plus présente, toujours méfiante et glaciale, surveillant chaque effort de Tobias pour transformer sa personnalité selon ses attentes. Son cœur saignait de devoir endurer cette farce une fois de plus, mais il s'était promis de se venger d'une façon ou d'une autre.
***
Quelques jours plus tard, Victoria était assise derrière son somptueux bureau en marbre sombre, feuilletant un rapport médical top secret concernant son fils. Ce document, hautement confidentiel, révélait une vérité stupéfiante : Tobias était un variant. Dès qu’elle en prit connaissance, Victoria convoqua immédiatement Magnus et Philip pour leur annoncer la nouvelle. Philip resta sans voix, son visage marqué par le choc, tandis que Magnus demeurait, comme à son habitude, impassible, se résignant à accepter la réalité.
Victoria se leva brusquement, parcourant la pièce à grands pas pour rassembler ses pensées. Elle savait qu’elle ne pouvait compter sur la BMRA, l’agence chargée de la recherche sur les mutations biologiques, connue pour sa politique de persécution impitoyable envers les variants, soutenue par le pouvoir central de Britannie, anciennement le Royaume-Uni. Tobias, avec ses mutations, représentait une menace potentielle, non seulement pour elle, mais pour tout ce qu’elle avait construit. S’il décidait de se servir de ses pouvoirs, cela provoquerait un scandale sans précédent au sein de l’ancienne Suède occupée. Elle imaginait déjà les conséquences : son fils serait immédiatement emprisonné ou interné de force dans un institut sous le contrôle de la BMRA, ce qui ruinerait tous ses efforts pour œuvrer en faveur de l'indépendance de la Suède.
Consciente du danger, Victoria opta pour la discrétion. Elle croyait que Tobias avait désormais compris la menace qui pesait sur lui et qu'il prendrait garde à ne pas désobéir de manière effrontée à l'avenir.
-
Il est difficile à croire que ton fils, ma chère Victoria, soit un variant, releva Philip, encore sous le choc de la nouvelle.
-
L’analyse a été effectuée deux fois, je ne vois pas comment les scientifiques pourraient se tromper, répondit Victoria d’une voix stridente. Ce qui m’intéresse vraiment, à l’heure actuelle, c’est de savoir comment on va empêcher notre fils de se servir de ses facultés. Vous pensez qu’il en est déjà au courant ?
-
C’est fort probable, vu son âge, intervint Magnus. Il y a des variants dans ma famille, et cela ne m’étonne pas que ces gènes se soient transmis à lui… et à son jeune frère.
-
Wilhelm aussi ?! s’exclama Philip, visible outré.
-
J’ai demandé une prise de sang pour en avoir le cœur net, répliqua Victoria. Magnus, je t’enjoins de trouver toutes les informations nécessaires pour empêcher notre fils d’utiliser ses dons, peu importe ce qu’il en coutera. Il n’aura pas son mot à dire, car je ne compte pas laisser ce contre-temps ruiner tous nos efforts. Rien de tel qu’un beau mariage en blanc pour faire oublier les déboires de notre fils et redorer notre blason aux yeux de nos envahisseurs, déclara-t-elle avec fermeté.
-
Bonne idée, lança Philip avec une certaine délectation, prévoyant déjà la réaction furieuse de Tobias. Magnus resta silencieux, se contentant d’acquiescer à l’exigence de Victoria.
Cette dernière s’approcha de la fenêtre, ses yeux se posant sur la cour où se dressait fièrement une statue de Christine Gyllenstierna, érigée en 1912. En tant qu’excellente tacticienne, elle refusait de se laisser dominer par l’impatience ou l’émotion. Son esprit, affûté par la ruse et une froide patience, lui dictait de prendre son temps pour déchiffrer cette nouvelle vérité implacable concernant la condition de ses deux fils, car la prise de sang pour Wilhelm n'était qu'une simple formalité. Rien ni personne ne pouvait changer cela, et Victoria n’était pas une femme qui pouvait s’accommoder du déshonneur et de l’échec.
Elle prit soin de régler les derniers détails pour s’assurer que les dossiers médicaux de ses fils demeureraient strictement confidentiels.
-
Magnus, dès que j’obtiendrai les résultats pour Wilhelm, tu t’occuperas de détruire les preuves des mutations biologiques de nos deux fils. Et veille à réduire au silence toutes les personnes au courant. Aucune exception, exigea-t-elle d’un ton cinglant.
-
Très bien, répondit Magnus, avant de s’exécuter sans tarder.
L’homme quitta la pièce, laissant Philip et Victoria seuls. Elle se versa un verre de cognac, ce spiritueux charentais qui l’aidait à apaiser les tensions et le stress. Après avoir avalé son verre d’une traite, Philip esquissa un léger sourire sarcastique.
-
J’ose espérer que tu n’as pas empoisonné mon verre, dit-il, une lueur ironique dans le regard.
-
Désolée de te décevoir, Philip, mais tu es encore utile à mes plans, répliqua Victoria, avec la même pointe d’ironie.
Philip laissa échapper un rire de circonstance, une tentative maladroite pour dissimuler la crainte grandissante qui le rongeait. Il savait pertinemment que son épouse n’hésiterait pas à l’écarter définitivement au moindre faux pas ou à la moindre contrariété. Derrière ce rire, il percevait toute la froideur et la détermination de Victoria, une femme qui n’avait jamais hésité à sacrifier ceux qui se trouvaient sur son chemin.


Oscar

Casja

Alma

Ruben
Chapitre 5
5 janvier 2113 - Studio d'Oscar Kylberg, Bergshamra, banlieue de Stockholm - Britannie du Nord (ancienne Suède)
Tous les amis de Tobias avaient été ramenés chez eux après la fête du Nouvel An, au grand dam de Casja, qui écopa d'une sévère punition après que ses parents eurent découvert son escapade nocturne. Quant à Alma et Ruben, ils ne souffrirent que des maux de tête et nausées dus à l'excès d'alcool, se réveillant avec une gueule de bois monumentale. Ivan resta auprès de son cousin Boris, tandis qu'Oscar, lui, se retrouva chez lui, affalé sur son lit, ses vêtements en désordre et tâchés de sang à cause du coup de poing que lui avait asséné Magnus.
Le réveil fut extrêmement difficile pour Oscar. Une douleur aiguë irradiait sa joue, et il ne comprenait ni comment il avait réussi à rentrer de Stockholm, ni pourquoi ses amis n’étaient plus à ses côtés. Confus, perdu dans un brouillard qui obscurcissait ses pensées, il vomit plusieurs fois au bord du lit sans remarquer la lettre manuscrite que Magnus avait laissée sur sa table de chevet. Après des heures de léthargie douloureuse, affaibli et tourmenté par des nausées incessantes, Oscar parvint enfin à se lever pour se rincer le visage.
Devant le petit miroir brisé de sa salle de bain, il tenta en vain de reconstituer les événements récents. Incapable d'y voir clair, il abandonna ses vêtements tachés et s'assit dans la douche, les jambes repliées contre lui, laissant l'eau couler sur sa tête et son corps. Cette sensation apaisante l’aidait à relâcher un peu la pression accumulée ces dernières semaines, réduisant son stress par de longues respirations profondes. Peu à peu, la douleur et les effets de l’alcool se dissipaient.
Après sa douche, Oscar s’habilla proprement, prit un antidouleur, puis retourna dans sa chambre. C’est alors qu’il remarqua la lettre manuscrite sur sa table de chevet, rédigée à la hâte, avec des ratures et des mots barrés.
-
Quoi ! C’est impossible ! hurla-t-il après avoir lu le document.
Oscar perdit instantanément tout le bénéfice de ses efforts pour se remettre sur pied après avoir lu les mots tranchants écrits par Magnus Erland. Ce dernier avait poussé la perfidie jusqu'à faire croire aux amis de Tobias que cette lettre provenait de lui. Pourtant, Oscar savait que Tobias était incapable d'écrire des mots aussi cruels, surtout envers lui, son petit ami. Tobias n’aurait jamais pu tirer un trait si abrupt sur leur relation secrète. L’idée que Magnus ait orchestré cette tromperie dévastait Oscar, qui peinait à accepter la réalité déformée que la lettre tentait de lui imposer. Oscar relut une seconde fois le manuscrit, incapable d’accepter son contenu :
« J’ai dépassé les bornes. Je pense qu’il vaut mieux en rester là, ne plus essayer de nous revoir afin que je puisse prendre ma vie en main. N’essaye pas de me contacter, par quelque moyen que ce soit, car je dois tourner définitivement la page avec toi. Adieu. »
Ces mots résonnaient dans l’esprit d’Oscar, chaque syllabe percutant son cœur avec la froideur d’une sentence irrévocable. Il savait que Tobias n’aurait jamais écrit une telle lettre. Pourtant, le fait de la lire et d’imaginer que d'autres puissent y croire était insupportable. Il se sentait trahi, non pas par Tobias, mais par la manipulation cruelle de sa famille et de Magnus, qui cherchait visiblement à détruire leur amitié, et sans le savoir, leur relation secrète.
Oscar tenta plusieurs fois de joindre Tobias sur son téléphone, mais ce dernier semblait désactivé, incapable de recevoir le moindre message. Oscar perdit patience, déconcerté, incapable de comprendre ce cauchemar que l’entourage de Tobias tentait d’instiller dans l’esprit de ses amis. Désespéré, il contacta les autres membres du groupe, sauf Ivan, pour savoir comment ils allaient et s’ils avaient également reçu une lettre similaire après leur réveil chaotique. Ils partageaient tous une profonde incompréhension. Oscar leur demanda de venir chez lui pour tenter de percer le mystère qui le rongeait en silence.
Quelques heures plus tard, Alma, Ruben et Casja arrivèrent dans le petit studio d’Oscar. Il leur avait préparé de quoi manger et boire, malgré son état émotionnel proche du désespoir. Ne pas les accueillir convenablement aurait été impensable pour lui, même s'il peinait à concentrer ses pensées ailleurs. Cela lui offrit un bref répit face à la douleur qui le consumait.
Cependant, ses amis remarquèrent rapidement à quel point Oscar était accablé, luttant en vain pour cacher la tristesse et le stress qui pesaient lourdement sur ses épaules.
-
Je n’arrive pas à croire que notre pote ait pu écrire une telle lettre, commença Ruben, en mâchant lentement une boulette de tofu, fidèle à ses convictions véganes.
-
Ce n’est pas lui, répliqua Oscar. Il ne pourrait jamais écrire une telle chose, à nous, ses amis.
-
Peut-être que si, intervint Casja, brisant la stupeur qui se lisait sur les visages des autres convives. Après tout, vous savez qui est sa mère, et je pense que c’est sa façon « sympathique » pour nous dire ne plus interférer dans la vie de son fils. Après la punition que j’ai eue de mes parents, il est évident que je ne vais pas chercher à revoir un mec avec une telle famille.
Le doute s’installa dans le petit groupe. Personne ne sembler offrir de véritables solutions.
-
On fait quoi alors ? demanda Alma, l’inquiétude dans sa voix.
-
Je n’arrive pas à croire que tu abandonnes, Casja, répliqua Oscar, refusant d’accepter cette idée. Sa voix tremblait de frustration et d’incrédulité.
-
C’est terminé, Oscar, répondit-elle, résignée. Tu peux continuer à chercher à le revoir, mais je te rappelle que la famille de [Tobias] est puissante. Ils te broieront comme un insecte si tu t’opposes à eux.
-
Laissez tomber, soupira Oscar, résigné.
L’atmosphère dans la pièce devint lourde de silence, la réalité brutale des mots de Casja pesant sur le petit groupe d’amis. Oscar, sentant la colère monter, préféra ne pas envenimer la situation en provoquant une dispute avec elle, une personne avec qui il n’avait jamais eu une véritable affinité. Son esprit lui dictait de faire attention, de ne pas trahir le secret qu'il partageait avec Tobias, un secret qui, s’il venait à être révélé, pourrait tout aggraver. Mais son cœur, lui, ne pouvait accepter de simplement attendre et de passer à autre chose, comme cette lettre impersonnelle et cruelle le lui imposait.
Pendant que ses amis discutaient dans le petit séjour, Oscar, occupé à débarrasser la table et faire la vaisselle, repensait à la situation. Il avait ignoré plusieurs appels d’Ivan, incapable de surmonter la trahison de Boris qui les avait indirectement conduits dans cette situation. Si celui-ci ne s’était pas empressé de prévenir Magnus, tout cela aurait pu être évité.
Tandis que l’eau chaude coulait sur ses mains, Oscar réfléchissait à la manière dont Magnus avait découvert leur plan. Même s’il savait qu’Ivan n’était pas directement responsable des actes de son cousin, Oscar ne pouvait s’empêcher de penser que le principal responsable n’était pas Boris, mais leur souhait de passer une bonne soirée dans une boîte de nuits pour adultes, déclenchant une réaction en chaîne malgré la prudence. Et alors que les pièces du puzzle se rassemblaient dans son esprit fatigué, Oscar réalisa soudain l'identité de la personne qui avait orchestré cette sournoise manipulation.
Cependant, un doute s’empara de lui presque aussitôt. Sa fatigue, combinée à la tension de la situation, l’avait rendu irritable et incertain. Son raisonnement vacillait. C’est à ce moment-là que Casja le rejoignit dans la cuisine, percevant son malaise, même s’il tentait de le dissimuler.
-
Tu veux que je t’aide ? demanda-t-elle doucement.
-
Non, ça ira, répondit Oscar. Retourne avec les autres, je me charge de tout nettoyer.
-
Alma et Ruben tournent en rond dans leurs discussions écologistes. Ils débattent sur la sauvegarde des ours polaires dans l’Antarctique et des calottes glaciaires qui n’ont pas encore fondu malgré la pollution humaine. Autant dire que je préfère ta compagnie à la leur.
-
Je ne peux pas rester ici sans rien faire, nous devons trouver une solution, Casja ! répondit Oscar.
-
Je t’ai dit que tu risquais gros, Oscar ! Es-tu bête à ne pas comprendre, ou tu fais exprès ? s’agaça Casja.
Oscar termina de ranger les assiettes dans les meubles et de nettoyer la cuisine, puis il rejoignit ses invités pour essayer de se distraire. Même s'il n'était pas particulièrement idéaliste, parler d'écologie l'aidait à se concentrer sur autre chose que Tobias, ne serait-ce que pour un moment. Casja resta silencieuse pendant presque toute la discussion, jusqu'à ce que la fatigue commence à s'installer, rendant la conversation plus sporadique. Face à l'heure tardive, Oscar proposa à ses amis de passer la nuit chez lui, leur offrant un petit-déjeuner pour le lendemain matin. Alma et Ruben, un peu éméchés après plusieurs bières, acceptèrent sans hésitation. Casja, malgré le couvre-feu imposé par ses parents, finit par accepter aussi, décidée à ignorer les conséquences potentielles de son escapade nocturne, même si cela signifiait une punition sévère.
Ils commencèrent à préparer les couchages. Le canapé du salon pouvant accueillir deux personnes, Oscar offrit cette place à Alma et Ruben. Il proposa ensuite à Casja de prendre son lit, préférant pour lui-même l'inconfort du petit canapé. Casja le remercia d'un sourire aguicheur, comme elle avait l'habitude de le faire pour séduire, mais Oscar ne réagit pas. Il resta insensible à cette tentative, d'autant plus que son esprit était absorbé par ses propres préoccupations. L'attitude pessimiste et désinvolte de Casja, son manque total d'intérêt pour le sort de Tobias, l'irritait profondément. Comment pouvait-elle être si égoïste, si insensible, alors que leur ami traversait peut-être l'épreuve la plus difficile de sa vie ?
Alors que la nuit avançait et que les lumières s'étaient éteintes, Oscar demeurait éveillé, incapable de chasser de son esprit l'image de Tobias. Il fixait la photo prise lors de cette soirée à Kiruna, où Tobias, ivre, s'était abandonné à une insouciance rare. Le cœur d'Oscar se serrait, battant violemment sous l'effet d'une angoisse sourde et d'un désespoir étouffant. La fatigue finit néanmoins par l'emporter, et il s'endormit, sombrant dans un rêve agité où une silhouette sombre le traquait sans relâche.
Pendant ce temps, Casja, frustrée qu’Oscar ne soit pas venue la rejoindre comme elle l'espérait, se leva discrètement. Elle traversa l’appartement à pas de loup, pieds nus, et s'approcha d'Oscar, qui s'était endormi assis, son téléphone encore dans la main. Elle l'observa un instant, intriguée par son calme apparent. Un certain charme émanait de lui, même dans son sommeil, et elle imaginait des choses érotiques à son égard pour le surprendre dans son sommeil. Poussée par une curiosité irrépressible, Casja s’empara doucement de son téléphone. Elle fut aussitôt frappée par la photo affichée à l'écran : Tobias, endormi, les traits détendus par l'ivresse.
Un éclair de lucidité traversa l'esprit de Casja. Tout s'imbriquait enfin, avec une clarté presque douloureuse. Tobias et Oscar n’étaient pas simplement amis. Des amants, vivant leur passion dans le plus grand secret pour masquer les apparences. Elle se remémora ces moments étranges, ce changement subtil dans l’attitude de Tobias depuis leur retour de Kiruna. Il continua de coucher avec elle, de temps à autre, mais les rapports étaient différents, comme teintés d'une distance émotionnelle. À chaque fois qu’elle le questionnait sur ses secrets ou pour se confier sur ses problèmes, il esquivait, refusant de lui dire avec qui il entretenait une liaison. Jamais elle n'aurait imaginé que Tobias puisse être bisexuel. Quant à Oscar, sa solitude de plus en plus marquée et son comportement mystérieux prenaient soudainement un tout autre sens.
Le choc fut profond pour Casja. Elle réalisa qu’elle détenait un secret lourd de conséquences. Il lui serait impossible de partager cette découverte avec les autres. Oscar, s'il apprenait qu'elle savait, se refermerait immédiatement. Quant à Tobias, sa réaction serait tout aussi imprévisible, si elle le revoyait un jour. Casja se retrouva alors dans l’incapacité de trouver le sommeil à son tour, le poids de ce secret pesant sur elle, l'empêchant de savoir quelle direction prendre dans cette nouvelle réalité.
Le matin se leva dans une atmosphère pesante, brisée seulement par des coups frappés à la porte. Oscar se réveilla d’un bond, encore engourdi par la fatigue, et se précipita vers la porte. À travers le judas, il aperçut un homme immobile et silencieux. Inquiet, il lui demanda ce qu’il voulait, mais aucune réponse ne vint. Poussé par une intuition, Oscar prit le risque d’ouvrir la porte. L’inconnu, sans un mot, tendit une lettre chiffonnée qu’il tenait fermement dans sa main avant de disparaître dans le couloir.
-
Que dit cette lettre ? demanda Casja, impatiente de connaître son contenu.
-
C’est lui ! s’exclama Oscar, ses yeux brillants d’un mélange de soulagement et d’excitation. J’avais raison. Il ne nous a pas abandonnés !
Ruben et Alma échangèrent un regard plein de joie, soulagés à leur tour que Tobias était sain et sauf. Ils s’exclamèrent en cœur : « Mais c’est génial ! ».
Casja, quant à elle, attrapa rapidement la lettre des mains d’Oscar, son impatience se mêlant à une curiosité froide. Elle parcourut les quelques mots griffonnés au crayon de papier :
« Je vais bien. Ma mère a pété un plomb, ils me retiennent. Vous me manquez tellement les amis. Soyez patients, je reviendrai - [Tobias]. »
Le groupe respira un grand coup, soulagé par ces mots qui confirmaient que Tobias était sain et sauf. Pour Oscar, c’était comme si un poids immense s’était soudainement envolé. L’espoir refleurissait en lui, vibrant d’une énergie nouvelle.
Casja, cependant, garda le silence, alors que ses pensées dérivaient ailleurs.
***

Victoria

Johanna

Philip

Wilhelm
5 janvier 2113 - Bureau de Victoria, quelque part dans Stockholm - Britannie du Nord (ancienne Suède)
Le mois de janvier 2113 touchait à sa fin, loin des résolutions d’espoir et de changements souhaités par la population lors des fêtes de fin d’année. La météo s’acharnait, et le froid devenait de plus en plus menaçant dans les régions nordiques de l’ancienne Suède. Ceux qui n’avaient pas de chauffage étaient contraints de se réfugier chez les mieux équipés. Bien que les Suédois soient connus pour leur résilience, aucun ne pouvait affronter les températures glaciales qui s'abattaient brutalement, conséquence à la fois des caprices de la météo et des changements climatiques irréversibles.
Victoria, la mère de Tobias, était installée derrière son bureau, imposant et décoré de marbre noir. L’espace, à la fois austère et étrangement vide, n’était animé que par un ordinateur à écran holographique sur lequel elle travaillait. Son attention était concentrée sur la recherche de solutions durables pour les personnes nécessitant un abri pour la nuit, ainsi que sur l'organisation des ressources humaines et financières pour leur venir en aide. Ce n’était cependant pas par altruisme qu’elle agissait, mais pour des raisons de communication et de calculs politiques. Victoria avait reçu la confirmation que Magnus avait éliminé toutes les personnes au courant de la mutation génétique qui affectait leurs fils, Tobias et Wilhelm. Ce secret devait rester inviolé.
Un domestique s'approcha pour informer Victoria que son invitée attendait dans l'antichambre. C'était une femme d'âge mûr, aux cheveux de jais traversés de quelques mèches poivre et sel partant du front. Plutôt de grande taille, elle inspirait un respect teinté de froideur, mais d’une manière différente de Victoria. Elle se tenait droite devant le bureau, vêtue d’une veste imitation fourrure et d’un tailleur violet muni d’une broche en or en forme de rose. L’inconnue pinça légèrement ses lèvres en apercevant Victoria qui poursuivait son travail sans même lever les yeux. Le valet annonça le nom de Johanna Rosalilja et la débarrassa de son manteau, avant de s'éclipser discrètement à la demande muette de sa maîtresse par un simple hochement de la tête. En détaillant son invitée, un mince sourire se dessina sur les lèvres de Victoria.
-
Chère Johanna Rosalilja, quel plaisir de te revoir, salua-t-elle avec enthousiasme.
-
Le plaisir est partagé, Victoria, répondit Johanna dans un suédois parfait.
-
Puis-je t’offrir du champagne ? Je sais que tu en es très friande.
-
Avec plaisir, acquiesça Johanna. Puis-je m’assoir ?
-
Je t’en prie.
Après ces politesses feintes entre les deux femmes qui semblaient bien se connaître, Victoria ouvrit un bar dissimulé près de son bureau. Elle en sortit une bouteille de champagne du Baron de Rothschild, importée directement de l’Empire Europa. C’était l’un des péchés mignons de Johanna, qu’elle savourait avec parcimonie et délectation.
Johanna croisa les jambes et porta le breuvage pétillant à sa bouche, mais s’arrêta brusquement avant d’en apprécier les arômes. Elle fixa son hôte avec insistance, comme si elle tentait de sonder son esprit.
-
Que me vaut le plaisir de ta visite, Johanna ? Tu es une femme très occupée, et cela fait longtemps que tu n’es pas venue en Suède, dit Victoria avant de se corriger brusquement. Ou devrais-je dire, en Britannie du Nord.
La dame reposa son verre, qu’elle n’avait toujours pas touché. Ce comportement ne lui ressemblait guère, et Victoria devint suspicieuse.
-
Je te pensais plus subtile, Victoria. Assassiner toutes les personnes ayant effectué des analyses biologiques sur l'ADN de tes deux fils, cela risque d’éveiller des soupçons, tu ne crois pas ? répondit-elle, sa voix à la fois calme et ferme.
Victoria fut déstabilisée par la remarque. Johanna n’avait jamais l’habitude d’éviter les sujets graves, bien au contraire. La peur ne faisait pas partie de son tempérament.
-
Je ne vois pas de quoi tu parles, Johanna. Mes fils sont en parfaite santé. Il leur arrive d’être malades, comme tout le monde, répliqua-t-elle en dissimulant son agacement derrière ses yeux sombres.
-
Allons, Victoria, sourit Johanna. Pas de cela entre nous. Je suis bien informée à la BMRA.
-
La BMRA ? Je ne savais pas que tu y travaillais, rétorqua Victoria, feignant la surprise. C’est... surprenant.
-
Je comprends que cela te surprenne et puisse sembler contradictoire, étant donné ma condition. Mais revenons à l’essentiel : pourquoi as-tu fait supprimer ces personnes ? insista Johanna.
Victoria reposa son verre et se leva rapidement pour rejoindre la fenêtre. Elle savait qu’elle ne pouvait pas mentir à Johanna, qui avait un don pour démasquer la vérité, ou plutôt l’art du mentalisme et de comprendre les réactions non verbales et dissimulées chez ses interlocuteurs. Après une profonde respiration, elle se tourna vers Johanna, toujours aussi implacable dans son regard.
-
Tu es bien informée, Johanna, admit Victoria. J’ai toujours admiré ta façon de dénicher les informations, qu’elles te concernent ou non.
-
Il est dans ma nature de savoir, répliqua Johanna, d’un ton moins conciliant. Je serai une piètre femme politique et d’affaires autrement.
-
Donc tu es venue me faire la leçon sur mes choix ? demanda Victoria, son agacement se manifestant dans son attitude et son ton. J’ai bien conscience que tu fus mon mentor à une période délicate de mon passé, mais aujourd’hui, c’est moi qui prends les décisions.
Johanna analysa les mots de son ancienne protégée, qui avait parcouru beaucoup de chemin depuis son enfance. Elle avait été un mentor pour une partie de l'élite suédoise, en raison de son attachement profond à ce pays civilisé et développé. Pourtant, la Suède était désormais tombée sous le joug de la Britannie, qui pillait ses ressources, enrôlait ses jeunes dans l'armée et écrasait toute forme de résistance. De plus, la BMRA, bien qu'initialement d'origine américaine, avait étendu son influence sur le vieux continent européen, insufflant la peur et le rejet des variants au sein des populations.
-
Ce n’est pas à moi que tu devras rendre des comptes, Victoria, répliqua Johanna d’un ton sec. Tu ne mesures pas encore la dangerosité de la BMRA, comme moi et mes semblables la connaissons, surtout si tu persistes sur cette voie tortueuse.
-
J’ai fait ce qu’il fallait pour protéger mes fils et redresser ce pays, répondit Victoria, coupant court à la conversation. Il n’y a rien à ajouter. Nous avons chacune de nous une famille à protéger.
Johanna prit une longue inspiration, se convainquant qu'il ne servait à rien de creuser davantage sur les raisons qui avaient poussé Victoria à prendre de telles décisions. Il était maintenant question du présent, mais aussi de l’avenir. Johanna, ou Jeanne en français, repensa à son dernier descendant masculin, Lucas Roselys, un jeune homme qui avait choisi l'exil plutôt que de suivre le chemin tracé pour lui dans la vie aristocratique de l'Empire Europa, à la tête du comté de Roselys et d'Artois.
-
Soit. Puis-je les rencontrer ? demanda Johanna d'une voix plus douce.
-
Tu ne verras pas [Tobias]. Il est avec son père biologique. Quant à Wilhelm, il est bien trop timide pour que tu en tires quoi que ce soit.
-
J’aime les défis, Victoria, répondit Johanna avec un sourire en coin. Fais venir ton cadet, je te prie.
Victoria fit appel à Philip, qui veillait sur Wilhelm dans un grand salon, où le garçon s'efforçait d'apprendre le français. Pour un Nordique, cette langue complexe s'avérait particulièrement difficile. En plus de ses troubles psychologiques, Wilhelm avait du mal à s'exprimer à l'oral, rendant les leçons fastidieuses, surtout avec un père colérique et instable. L’adolescent suivit Philip, nerveux à l’idée de rencontrer quelqu’un de nouveau qui pourrait le malmener par rapport à sa timidité et sa difficulté à converser.
Johanna aperçut Philip, un homme qu’elle trouvait particulièrement abject, tant par son caractère que par ses choix. Il n’était que l’époux officiel de Victoria, un homme censé sauver les apparences auprès de la presse et de la classe politique conservatrice. Stérile, d’un tempérament difficile, et amateur d’adultères avec de jeunes femmes, Philip acceptait d’obéir aux moindres désirs de Victoria pour ne pas perdre ses privilèges.
Son attention se reporta ensuite sur le jeune adolescent qui avançait difficilement dans le bureau de sa mère. La tête et les yeux baissés, il semblait incapable de soutenir le regard de ses parents ou celui de l'invitée qui le scrutait. Johanna ressentit soudain une envie pressante de l’aider, de l’extirper de cet enfer où il semblait avoir abandonné toute volonté de se battre, écrasé par un grave traumatisme passé. Philip fit une légère révérence à Johanna, que son fils imita tant bien que mal.
-
Enchanté, madame de Roselys, la salua Philip en français.
-
Ravie de te revoir, Philip, répondit Johanna en suédois, dissimulant à peine son mensonge.
-
Voici Wilhelm, notre cadet, fit Philipe en invitant son fils à s’approcher davantage.
Wilhelm s’approcha péniblement de Johanna, qui le regardait avec une tendresse presque maternelle. Malgré son charisme et sa prestance, qui auraient pu impressionner un garçon aussi sensible, elle s’adressa à lui d’une voix douce, sans reproche ni tension, afin de le mettre en confiance. Johanna le détailla : un jeune garçon aux cheveux roux foncés, semblables à ceux de Tobias, mais plus courts et soigneusement coiffés. Ses yeux en amande étaient d’une profondeur frappante. La peau blanche de son visage était parsemée de quelques petits grains de beauté. Fin de corps, il portait des vêtements d'une grande élégance, conçus par des couturiers travaillant seulement pour l'élite suédoise. Son costume sombre, sa chemise blanche impeccable et sa cravate rouge rehaussaient son allure aristocratique.
-
Je suis heureuse de te rencontrer, Wilhelm. Je m’appelle Jeanne, mais tu peux m’appeler Johanna si tu préfères.
Le garçon recula d’un pas, trouvant Johanna à la fois étrange et intrigante. Elle tentait de lui parler sans le brusquer, ce qui le surprenait. Il lui répondit seulement d’un léger hochement de tête, sa voix refusant de se faire entendre. Johanna comprit qu’il serait inutile d’essayer de comprendre les raisons de ce mutisme à cet instant, elle n’en avait ni le temps ni l’opportunité. Elle caressa délicatement la joue du jeune garçon qui se sentait plus en confiance.
Victoria observait la scène avec une froide colère. Que son fils n’ait pas fui à la rencontre de Johanna était un signe déstabilisant pour elle. Pire encore, Johanna avait réussi à lui parler sans qu’il perde son calme. Le fait que cette interaction ne tourne pas au désastre rendait Victoria nerveuse et lui donnait l’envie pressante de voir son ancien mentor quitter les lieux.
-
Je vais t’avouer un secret, Wilhelm. Un jour, quand tu seras plus grand, tu comprendras que tu es quelqu’un de spécial. Et je serai là si tu auras besoin d’aide. Comprends-tu ? demanda Johanna d’un ton maternel et bienveillant.
Wilhelm abandonna définitivement ses craintes et sa méfiance à l’égard de Johanna Rosalilja. Le garçon souriait avec joie pour la remercier poliment de sa proposition, même s’il n’avait pas encore tout à fait compris quelle était sa véritable nature, ainsi que les conséquences futures.
Dissimulant son irritation sous un sourire de façade, Victoria demanda à une domestique de raccompagner Wilhelm dans sa chambre.
-
Cet enfant a besoin d’aide, lança Johanna à voix haute, irritant davantage Victoria et Philip.
Philip, libéré de la tension ambiante après le départ de son fils, s’installa dans un fauteuil, prêt à exprimer enfin ses pensées.
-
Quand tu viens ici, Jeanne, ce n’est jamais pour une simple visite de courtoisie. Les ennuis te suivent comme la mort précède les charognards. Pardonne-moi d’être direct, mais je préfère que tu ne t’immisces pas dans la vie de Wilhelm.
-
Je pense que tu ne sais pas vraiment ce qu’est la mort, Philip, rétorqua Jeanne avec une certaine aisance. Je suis simplement venue vous avertir que la BMRA s’intéresse à vos agissements depuis quelque temps. Des rumeurs circulent sur l’ADN variant de vos enfants, et vous savez très bien qu’ils ne renoncent jamais.
-
C’est à dire ? demanda Victoria, piquée dans sa curiosité.
-
Je vous conseille d’éviter de recourir de nouveau à un chasseur de primes pour effacer vos traces. Mais ce qui m’importe le plus, en tant qu’ancien mentor, c’est que vos fils puissent apprendre à maîtriser leurs dons en toute liberté, même si cela doit se faire dans la clandestinité, en Fédération Unie.
Philip éclata soudainement de rire, incapable de contenir sa surprise et son agacement face à des paroles qu’il jugeait vides de sens. Victoria, elle, se retrouva mal à l’aise. Elle savait qu’un manque de respect envers Johanna pouvait avoir des conséquences désastreuses.
-
Ris tant que tu le peux, mon cher Philip, répliqua Johanna, son ton s’élevant légèrement. Je n’ai pas fait tout ce chemin pour qu’un imbécile stérile à l’intelligence limitée me lance des sarcasmes alors que je suis ici pour vous apporter aide et conseils.
-
Philip, laisse-nous seules, ordonna Victoria d’un ton glacial.
-
Mais enfin, Victoria ? osa Philip, pris au dépourvu.
-
Sors ! Immédiatement ! hurla Victoria.
Philip, vexé et furieux, quitta la pièce sans même faire de révérence à Johanna, qui observait son départ avec un air de dédain. Elle remarqua une fois de plus l'absence totale d'honneur chez cet homme, qui ne méritait en rien la position qu'il occupait. Une fois l'homme parti, Victoria reprit place à son bureau, imitant son hôte.
-
Je te prie d’accepter mes excuses, mon époux n’a pas la même vision d’esprit que nous. Quant à l’idée de contrôler les dons de mes fils de manière clandestine, où veux-tu en venir ? demanda Victoria, intriguée.
-
Depuis que Sarah Washington a remporté les élections en Fédération Unie, elle a relancé le projet "NickroN Renaissance". Le ministre des affaires mutantes, Yojé Ahinilla, qui est aussi un de mes précieux alliés, en sera le directeur. Cet institut officiel serait parfait pour tes fils, car tu ne pourras pas indéfiniment les empêcher d’utiliser leurs capacités, expliqua Johanna avec calme.
-
Et tu penses sincèrement que l’envoi de mes fils en Fédération Unie est une solution viable pour l’avenir de la Suède ? Avec tout le respect que je te dois, Johanna, je pense que tu fais fausse route, répondit Victoria, sceptique.
-
Quelle autre solution as-tu, Victoria ? Les bourrer de bêta-bloquants risque de les affaiblir continuellement, au risque que le secret s’évente d’une façon ou d’une autre. La BMRA ne pourra rien contre eux s’ils se trouvent au sein d’un institut mis en place officiellement par le gouvernement fédéral. En ce qui concerne les apparences, tu pourras prétexter un long séjour en internat à l’étranger, pourquoi pas dans l'Empire Europa ? proposa Johanna avec assurance.
Victoria, réfléchissant aux implications de ces paroles, fit une pause avant de répondre.
-
Je dois y réfléchir, Johanna.
-
Soit, mais le temps est compté, tout comme le mien, répondit la comtesse douairière de Roselys avec une pointe de gravité.
La maîtresse des lieux, changeant soudain d'expression, laissa entrevoir une lueur de complicité, bien plus détendue que son ton précédent. Sa curiosité la poussait à poser une question qui la taraudait depuis un moment.
-
Je me suis toujours demandé comment tu fais pour être au courant de tout, avant tout le monde, Johanna, dit Victoria, un sourire intrigué aux lèvres.
-
Il y a une grande différence entre savoir et comprendre, ma chère Victoria, répondit Johanna en savourant l'instant. Tout connaître sur tout le monde ne t'apprend qu'une seule chose : au final, tu ne sais rien. L'important est de découvrir la vérité derrière le vernis des mensonges et des secrets. C’est là où tu excelles aujourd’hui, dans les intrigues, et j’oserais dire que tu me surpasses sur certains points.
-
Dois-je prendre cela comme un compliment ? demanda Victoria, mi-amusée, mi-flatteuse. Sache que j’ai mes propres ambitions, et je possède désormais la même force de caractère que toi. Si nos intérêts convergent, je serais ravie que nous collaborions… pour la Suède.
-
Pour la Suède, répondit Johanna en levant son verre avec un sourire énigmatique.
Les deux femmes continuèrent à converser sur des sujets variés, échangeant stratégies et idées jusqu'au départ de la comtesse. Johanna, bien qu'elle n'ait pas rencontré Tobias, espérait que Victoria suivrait son conseil avisé sur la BMRA et la nécessité de surveiller de près l’évolution des dons mutants de ses fils. Leur sécurité dépendait désormais de décisions discrètes mais cruciales, même si leur liberté et le bien-être passeraient au second plan.

Tobias Olsson est un jeune Suédois de 16 ans et demi qui profite de la vie sans aucune modération. Il utilise un pseudonyme afin de ne pas éveiller les soupçons vis-à-vis de la presse et des gens qu'il rencontre, même si son petit cercle d'amis connait sa véritable identité et son origine sociale.
Malgré toutes ses précautions, Tobias a beaucoup de mal à cacher ses capacités de variant, sauf lorsqu'il est sous l'influence d'alcool ou de drogues, car sa télépathie et son empathie en sont altérées.
Ses parents, distants et occupés, l'obligent à se conformer aux normes, et Tobias a beaucoup de mal à supporter cette vie rangée. Il savoure tous les moments précieux avec ses amis, sans prêter attention aux dangers liés à l'alcool, à la drogue, ou aux conséquences des relations amoureuses et charnelles qu'il entretient avec ses amis proches.

Cet homme de 42 ans est l'époux de Victoria et le père de Tobias Olsson et Wilhelm. Prénommé Philip, son nom n'est jamais évoqué en public afin de ne pas éveiller les soupçons sur sa véritable identité.
Philip est un père distant envers Tobias, et les rares moments où il offre des escapades à son fils pour souffler un peu, l'homme utilise la technologie pour s'engager dans des relations extra conjugales virtuelles et holographiques avec des jeunes femmes.
Conscient de ce secret, Tobias se sert de cette information pour obtenir des choses de la part de son père. Mais ce chantage pousse l'homme à des excès d'autorité lorsque son fils va trop loin. Philip n'a aucune idée des capacités télépathiques de Tobias, ni des substances qu'il ingère en privé avec ses amis.

Erreur de transmission.
Vous n'avez pas l'autorisation adéquate pour lire ces informations.
Nous vous conseillons de lire la partie Bonus consacrée à Tobias ou le Wiki du Tome 1 afin de connaître plus de détails sur cette femme politique.
Nous nous excusons pour la gêne occasionnée.
- Fin de communication.

Ce jeune garçon de 12 ans est le petit frère de Tobias. Malgré les quelques années qui les séparent, Tobias et Wilhelm se ressemblent beaucoup physiquement.
Depuis plusieurs années, Wilhelm souffre d'une profonde dépression, et aucun médecin n'a réussi à en comprendre l'origine. Les thérapies successives n'ont apporté aucun résultat concluant, plongeant le garçon dans un cercle vicieux de dévalorisation et de mésestime de soi face à l'autorité de ses parents. Personne n'ose croire qu'un traumatisme pourrait être à l'origine du mutisme et de la mélancolie perpétuelle de Wilhelm.
En effet, le petit garçon ne se confie qu'à son grand frère Tobias, qui, malheureusement, ne lui consacre pas assez de temps pour l'aider pleinement. Pourtant, Tobias aime profondément Wilhelm et le protège avec une grande détermination contre la tyrannie parentale.

Ce jeune homme indépendant de 17 ans, originaire de Kiruna, vit à Bergshamra, une banlieue urbaine dépendant de Solna, au nord de Stockholm, où ses parents l'ont envoyé afin qu'il poursuive ses études.
Il fait partie du cercle restreint des amis de Tobias Olsson, que ce dernier considère comme le "sage" de la bande. En effet, Oscar est un garçon modéré qui réfléchit avant de se lancer tête baissée dans les plans imaginés par ses turbulents amis. Cela ne l'empêche pas pour autant de s'adonner aux beuveries et à faire la fête quand l'humeur y est.
Oscar est pourtant tourmenté par des sentiments profonds qu'il ressent à l'égard d'une personne de son groupe. Il vit dans la terreur que cela se sache et craint d'être définitivement rejeté.

Casja Hansson est une jeune fille de 17 ans issue d'une famille aisée de Stockholm. Outre ses bonnes manières, son visage angélique et sa voix douce, Casja est en réalité une véritable peste qui préfère la drogue, l'alcool et surtout faire la fête. L'ambition de la jeune femme n'a d'égale que son arrogance, n'hésitant pas à dénigrer les personnes qu'elle considère indignes de son attention.
Elle fait partie de la bande d'amis de Tobias Olsson qui connaissent, pour la plupart, la véritable nature de leur relation. Casja est en réalité la petite amie d'Oscar Kylberg selon la presse, mais ce faux semblant sert à cacher la relation charnelle qu'entretiennent la jeune fille et Tobias lors de leurs soirées festives.
Tobias sait, sans doute grâce avec sa télépathie, que Casja ne ressent aucun véritable sentiment pour lui, hormis de satisfaire son égo et caresser l'espoir d'accéder aux bonnes grâces de sa famille. Dans ce contexte relationnel plutôt étrange, Casja cache à peine ses véritables intentions.

Ruben est un jeune homme de 21 ans qui est en couple libre avec Alma Ambjörn. Bien qu'il soit né en Britannie du nord (ancienne Suède), Ruben est issu d'une famille d'origines méditerranéennes, ce qui est manifeste à travers son teint mat et de son accent hispanique.
Ruben se joint de manière irrégulière au groupe d'amis de Tobias Olsson. C'est en réalité Alma qui est membre à part entière de ce rassemblement de jeunes en quête de sensations fortes.
Depuis sa rencontre avec Alma, Ruben l'a initiée à une hygiène de vie très différente de ce qu'elle connaissait auparavant : abandon complet de la consommation de viande ou de produit d'origine animale, engagement pacifiste en faveur de la planète, s'adonner à la pratique du libertinage autant avec des filles que des garçons, l'échangisme, ainsi qu'à l'exploration du plaisir dans des pratiques sexuelles telles que le BDSM.

Âgée de 21 ans, Alma Ambjörn est une lointaine cousine de Casja Hansson. Alma et Casja se ressemblent comme deux sœurs jumelles, mais les deux jeunes filles se sont disputées dans le passé pour une histoire de garçon qui aurait mal tournée, obligeant Alma à se tenir éloignée de sa vénale cousine.
Issue d'une famille d'entrepreneurs très en vogue à Stockholm, Alma se désintéresse de l'argent et de la mode. Elle est très active dans les associations œuvrant pour la sauvegarde des animaux en voie d'extinction et pour la protection du climat. Alma trouve le soutien dans ses idées grâce à son petit ami Ruben, qui l'a encouragée à devenir végan. Elle refuse tout sentiment négatif, tels que la colère ou la violence, susceptibles de mener au conflit et à la guerre. Alma entretient une relation intime très libre avec Ruben, qui l'aide à canaliser ses émotions et son excentricité.

Ivan Rosling est jeune homme de 25 ans qui vit à Stockholm, en Britannie du nord. Son pays est occupé depuis de nombreuses années par les troupes britanniennes (anglaises), et Ivan fait tout pour déstabiliser les occupants par des actions de piratage informatique. Il est connu pour son grand patriotisme.
Au chômage depuis quelques temps, Ivan trouve du réconfort dans sa passion pour l'informatique, la consommation de jeux vidéo violents et les vidéos pornographiques. Outre son surpoids et son manque d'intérêt à trouver du travail, les parents de Tobias lui ont déconseillé de fréquenter un tel individu.
Cependant, Tobias sait qu'il peut compter sur son ami pour l'aider à pénétrer dans les meilleures boîtes de nuit de Stockholm, car le cousin d'Ivan n'est autre que Boris Lundgren, une figure importante dans le monde de la nuit.

Cet homme de 42 ans est le cousin germain d'Ivan Rosling, et il a connu un succès remarquable dans la vie. Parti de rien, il a réussi à bâtir son empire dans le monde de la nuit comme une figure incontournable des lieux branchés où les gens peuvent faire la fête, consommer de l'alcool et jouir d'autres services.
Il refuse rarement de satisfaire ses nombreux clients, quels que soit leurs désirs parfois étonnants. La morale de Boris s'est éteinte depuis que son quatrième mariage a échoué. Il se contente désormais de profiter des plaisirs disponibles dans ses nombreux établissements privés où il peut recevoir sa clientèle aisée, la Göta Kallare de Stockholm étant son endroit préféré.
Boris a la réputation d'apprécier les jeunes personnes, mais cela ne serait qu'une rumeur.

Erreur de transmission.
Vous n'avez pas l'autorisation adéquate pour lire ces informations.
Nous vous conseillons de lire la partie Bonus consacrée à Tobias afin de connaître plus de détails sur cet homme.
Nous nous excusons pour la gêne occasionnée.
- Fin de communication.

Erreur de transmission.
Vous n'avez pas l'autorisation adéquate pour lire ces informations.
Nous vous conseillons de lire le tome 1 : la BMRA ou le Wiki du Tome 1 afin de connaître plus de détails sur cette mystérieuse femme.
Nous nous excusons pour la gêne occasionnée.
- Fin de communication.

Il existe des anges, et Ambre Balsey en est sans doute un. Cette jeune femme de 26 ans est en charge de plusieurs réfugiés variants au sein de NickroN Renaissance, située à New York, Fédération Unie.
Outre son tempérament doux, Ambre n'en reste pas moins une professeure capable de gérer diverses situations pour aider les variants à manipuler leurs capacités. Son caractère naïf pourrait faire croire qu'elle manque d'intelligence, mais il ne faut jamais se fier aux apparences.
Ambre contrôle l'aérokinésie avec une aisance extraordinaire, c'est à dire la capacité à manipuler l'air à sa guise. Elle est également dotée de grandes ailes blanches qui lui permettent de voler sur de longues distances et de supporter un poids conséquent.

Après plusieurs années de voyages au sein de la Fédération Unie en compagnie de son demi-frère Ludovik Milton, Lucas vécut à New York en 2112.
Lorsque l'institut NickroN Renaissance fut de nouveau ouvert un an plus tard, le jeune homme n'hésita pas une seule seconde à retourner dans ce lieu où il avait vécu tant de choses et fait la connaissance de plusieurs variants. Il retrouva de vieux amis, tels que Yojé, Karl et Sidonie. Lucas Stweeman, comme il se faisait appeler à l'époque, profita d'une certaine sérénité de vie durant près d'un an. Lucas sera le voisin de chambre de Tobias Olsson, un turbulent télépathe qui lui fera perdre souvent patience.
Cette quiétude disparaîtra lorsque Sidonie préviendra Lucas de partir immédiatement, car le refuge sera attaqué par un groupuscule terroriste appuyé par la BMRA et les personnes hostiles aux variants.

Créée en 2102 par Max Doom, l’intelligence artificielle de NickroN est chargée d’accueillir les réfugiés, de les orienter selon leurs dons, d’assurer la surveillance et la protection des lieux, ainsi que la gestion de la communication et de la maintenance.
Obéissante et méthodique, Angélique arbore un visage féminin bleuté, parcouru de stries de codes, et de courts cheveux noirs. Sa voix et son expression ne dégagent aucune véritable émotion, malgré sa compréhension avancée de la psyché humaine. Elle se distingue surtout par son efficacité et son sens de l’organisation, entretenant une certaine complicité avec le ministre des Affaires Mutantes, Yojé Ahinilla.
Angélique ne possède pas réellement de corps physique, mais elle peut se matérialiser en cas d’extrême nécessité. Elle apparaît généralement sous forme d’hologramme, en vidéo ou simplement par le son de sa voix.


Tobias

Victoria

Wilhelm

Philip

Magnus
Chapitre 6
30 mars 2113 - Quelque part dans Stockholm - Britannie du Nord (ancienne Suède)
Ennui. Répétition. Obéissance.
Tobias mourait d’ennui depuis plus de trois mois, incapable de trouver un moyen de revoir ses amis et de recouvrer la liberté qu’il avait tant chérie autrefois. Malgré la tyrannie de sa mère, le jeune homme devait surtout composer avec la présence de Magnus Erland, son véritable géniteur, dont la simple proximité le mettait profondément mal à l’aise. Sa télépathie avait été neutralisée par les bloquants qu’il était contraint de prendre comme traitement préventif, mais son instinct lui dictait de s’éloigner autant que possible.
Tobias avait cessé d’être docile et obéissant envers ses parents dès que Magnus avait osé reparaître, en particulier sous les yeux de Wilhelm, incapable de se défendre. Le jeune homme ne pouvait rester les bras croisés à regarder cet homme tenter d’empoisonner l’esprit fragile et innocent de son petit frère. C’était au-dessus de ses forces. Face à cette situation cruelle, Tobias se montra intraitable avec sa mère, et avec Philip, qui n’hésitait plus à employer la force pour le faire taire et le contraindre à obéir.
Le 30 mars 2113, Victoria organisa un somptueux dîner en famille. Le moment était venu d’aborder des sujets plus graves avec ses fils, des sujets qui changeraient à jamais le cours de leur existence. La table était dressée avec une élégance parfaite, tandis que les domestiques s’affairaient pour que tout soit servi sans accroc. Des valets de pied apportaient les plats chauds les uns après les autres, mais Tobias était incapable d’avaler quoi que ce soit en présence de toutes ces personnes qu’il méprisait. Seul Wilhelm, malheureusement incapable de manger seul, occupait encore ses pensées. Il tourna la tête pour observer celui qu’il savait être son véritable père. Un salopard, pensa-t-il en silence.
Soudain, Philip se leva pour gronder Wilhelm, qui venait de faire tomber sa fourchette sur la table avant qu’elle ne chute au sol, couverte de nourriture. Les domestiques poursuivirent leur service sans prêter la moindre attention au garçon, tremblant d’effroi face à la remontrance de son père adoptif. Victoria, quant à elle, demeura de marbre, insensible, parfaitement digne. Seul Tobias osa briser cet instant étrange et pesant.
-
Il a fait tomber sa fourchette, et puis quoi ? lança-t-il à Philip, qui s’approchait déjà.
-
Tu n’as pas à me parler sur ce ton, [Tobias], répliqua Philip, furieux.
-
Quoi ? Aurais-tu oublié que tu n’es pas… balbutia Tobias, se ravisant aussitôt en se souvenant que Wilhelm ignorait encore toute la vérité.
Même si ses mots furent interrompus, Philip comprit immédiatement ce que Tobias insinuait. Leurs regards se croisèrent, chargés d’un mépris réciproque et silencieux.
-
Cela suffit, trancha Victoria. Va t’asseoir, Philip. Il est temps que je vous dise ce que j’ai décidé.
-
Encore un autre moyen de détruire nos vies ? railla Tobias.
Victoria ne releva pas la pique. Elle ne perdait pas facilement son sang-froid, surtout lors d’un dîner en comité restreint et à l’abri des regards indiscrets. Quant aux domestiques, elle ne les considérait pas comme de véritables personnes. Les robots-serviteurs coûtaient trop cher, alors elle préférait cette main-d’œuvre humaine, aussi coûteuse que discrète, pour garder le silence sur ce qu’elle voyait ou entendait.
Pourtant, à cet instant précis, Victoria leva la main pour leur intimer de quitter la pièce. Ne restaient plus que ses fils, son mari et Magnus. Sa voix se fit ferme, comme si elle récitait un discours qu’elle avait longuement préparé.
-
J’ai reçu la visite d’une femme, le 29 janvier dernier.
-
Encore elle, soupira Philip, incapable de retenir son aversion contre Johanna.
-
Silence, Philip, coupa Victoria avec autorité. Je souhaite que personne ne m’interrompe avant que j’aie terminé.
Elle s’éclaircit la gorge et reprit, avec calme.
-
Comme je le disais, une personne m’a rendu visite le 29 janvier, et il était question de vous, mes deux fils. Nous savons désormais, sans le moindre doute, que vous êtes tous les deux des variants.
Wilhelm s’agita, incapable de contenir son angoisse. Tobias se leva aussitôt pour le rejoindre et tenta de le calmer. Il prit place sur une chaise, installant son petit frère sur ses genoux, le temps que leur mère finisse son exposé. Wilhelm se blottit contre lui. Et durant un bref instant, alors que Victoria observait ses deux fils si proches l’un de l’autre, elle ressentit une fierté sincère. Un éclat de bonheur, perdu au milieu de son orgueil et de sa froideur. Tobias s’en était rendu compte, l’espace d’un instant.
-
La BMRA, l’agence américaine de recherches sur les mutations biologiques, sait que toi et ton frère êtes des variants, d’après ce que m’a indiqué mon ancien mentor. Ce ne sera qu’une question de temps avant que vos dons finissent par être connus. Et cela, je ne peux le tolérer. La Suède ne pourrait essuyer un nouveau scandale face à l’ennemi qui nous occupe, et nous ne sommes pas encore assez forts pour entamer une quelconque guerre. Ainsi, voici ce que j’ai décidé : [Tobias], tu te rendras en Fédération Unie, dans un institut spécialisé et mis en place par le gouvernement fédéral, afin de contrôler tes capacités, et surtout de les canaliser pour faire croire au monde entier que tu es un humain. Tu partiras dans dix jours, le temps que les préparatifs soient terminés.
Tobias sentit son cœur cogner violemment contre sa poitrine. Wilhelm, blotti contre lui, perçut la tension qui montait d’un cran et resserra instinctivement son étreinte, comme un appel silencieux à l’aide. Il redoutait de rester seul avec leur mère et leur père, incapable de trouver ne serait-ce qu’un instant de répit sans son grand frère. Victoria, elle, ne parlait que de Tobias. Pas un mot pour Wilhelm. C’en était trop. Tobias explosa, d’une colère froide.
-
C’est quoi encore cette connerie ? Tu m’éloignes comme un malade mental parce que tu es incapable de faire face à « cette éventualité » ?
-
Je ne t’éloigne pas, rétorqua Victoria. Ce n’était pas mon idée au départ, mais cela nous permettra d’aviser en temps voulu… à condition que tu t’y investisses pleinement.
-
Je refuse, répliqua Tobias. Hors de question de partir sans mon petit frère.
-
Je ne te donne pas le choix, [Tobias], répondit sa mère, d’un ton glacial. Ma décision est prise, et tu ne pourras pas y déroger. Pas cette fois.
Magnus s’approcha lentement, tel un spectre funeste rôdant près d’un condamné.
-
J’accepte de faire tout ce que tu veux, si Wilhelm m’accompagne, mère, surenchérit Tobias, la voix ferme et les intentions sincères.
-
Ne te sers pas de Wilhelm comme d’une monnaie d’échange, petit idiot, rétorqua Philip.
-
Ferme ta gueule, toi. Tu n’as aucun droit sur nous deux, et encore moins lui, hurla Tobias en désignant Magnus du regard.
-
Tu vas vite fermer ton clapet, intervint ce dernier, d’une froideur mortelle.
-
Un instant, tempéra Victoria. Laisse-le terminer.
Tobias osa braver l’aura menaçante qui émanait de Magnus. Seule sa mère avait encore le pouvoir de contenir cette tension explosive, préférant éviter qu’ils n’en viennent aux mains.
-
Je suis résigné, prisonnier de vos conneries politiques, mais je suis la seule putain de personne ici à me soucier de mon petit frère ! Il n’est pas question qu’il reste ici à souffrir, seul, avec vous trois. Wilhelm viendra avec moi. C’est à prendre ou à laisser. Si c’est impossible, alors tuez-moi tout de suite !
Les mots de Tobias furent un électrochoc. Wilhelm fondit en larmes, incapable de se contenir davantage.
Victoria, déstabilisée, se retrouva face à un dilemme que son esprit de stratège n’avait pas anticipé. Elle n’avait pas compris à quel point Tobias aimait Wilhelm, ni combien ce dernier dépendait de lui. Elle songea un instant à cette éventualité, et les mots de Jeanne de Roselys résonnèrent dans sa tête :
« Cet institut officiel serait parfait pour tes fils. […] La BMRA ne pourra rien contre eux s’ils se trouvent au sein d’un institut mis en place officiellement par le gouvernement fédéral. »
Magnus s’approcha de nouveau de Tobias et Wilhelm. Le regard droit, le grand frère fit face, impassible, attendant le verdict de la maîtresse des lieux, qui tardait à trancher.
Soudain, Victoria se leva de sa chaise et fit un signe sec à Magnus, lui ordonnant de s’éloigner. Le bruit sec et rythmé de ses talons sur le marbre résonnait comme un métronome, calquant les battements de leurs cœurs tendus. Arrivée devant Wilhelm, elle leva une main hésitante pour toucher son visage, pour lui dire qu’il n’avait rien à craindre. Mais sa froideur intérieure, ce cœur de pierre insensible, l’en empêcha. Wilhelm et Tobias retinrent leur souffle.
-
Très bien. Wilhelm partira avec toi, conclut-elle enfin.
Le garçon cessa de trembler. Ses pleurs s’apaisèrent, remplacés par une lueur d’espoir : il allait accompagner son frère en Fédération Unie, et goûter, ne serait-ce qu’un peu, à la liberté.
Tobias, soulagé, ne dit rien. Seules quelques larmes discrètes dévalaient silencieusement ses joues, car il était partagé entre la joie et la peine qu’impliquait cette décision. Il se réjouissait de fuir la Suède et les manigances de sa mère Victoria, accompagné de son frère… mais il abandonnait derrière lui des amis fidèles. Et surtout, son petit ami Oscar, qui ne méritait pas une telle trahison.
L’adolescent demanda la permission de quitter la table avec Wilhelm. Ce repas n’avait plus rien d’une réunion familiale, encore moins d’un moment d’adieux digne de ce nom. Tous deux s’éloignèrent en silence, rejoignant chacun leur chambre pour se reposer de toutes ces tensions.
Lorsque Tobias referma la porte derrière lui, un cri de douleur lui échappa. Une vive torsion au ventre le transperça, brutale, presque insoutenable.
Il se sentait malheureux. Déchiré entre son devoir de frère et l’amour sincère qu’il portait à Oscar. Il savait qu’il ne pourrait plus jamais le revoir sans trahir la promesse faite à Victoria.
Tobias sentait son cœur battre à tout rompre. Une migraine fulgurante lui broyait les tempes, douloureuse, presque insupportable. Son don cognait à la porte, réclamant sa place malgré les bloquants qui, à force, affaiblissaient sa concentration. Sa télépathie aurait pu dévoiler toutes les vérités enfouies, toutes les manigances cachées par ces adultes défaillants, s'éloigner des personnes malveillantes en connaissant leurs desseins.
***
Plus tard dans la soirée, quelqu’un toqua à la porte.
Tobias n’eut pas la force d’aller ouvrir. Il était allongé sur son lit, en chien de fusil, à lutter contre cette migraine atroce qui continuait de le harceler sans répit. Et cette fatigue physique affaiblissait également son moral.
Tant de fois, enfant, il avait pleuré, face à cette situation inexpugnable, à cette froideur maternelle, et à ce père adoptif distant qui aurait pourtant pu prendre le relais. En grandissant, cette peine s’était lentement transformée en mépris, puis en haine. Il n’en pouvait plus de n’être qu’un pantin, mu par les fils d’une femme glaciale, sans cœur, sans scrupule. Une femme qu’il ne considérait plus comme sa mère aujourd'hui. Un sentiment atroce à supporter en privé pour Tobias, qui n’avait paradoxalement jamais réussi à entamer sa bonne humeur lorsqu’il était avec ses amis, seule échappatoire dans un monde où l’espoir et la quiétude ne faisaient que s’amenuiser.
Un courant d’air glacial traversa la pièce, suivi du pas lourd et mesuré de Magnus. Tobias ne se retourna pas. Il n’avait pas besoin de le voir pour le reconnaître. Cette présence suffocante, rigide, implacable, n’appartenait qu’à lui. Elle s’imposait comme un verdict tombé d’en haut, sans appel.
Magnus referma la porte dans un claquement sec. Son ombre s’étira sur le sol, pareille à une lame prête à s’abattre.
-
Très habile, ton petit manège lors du repas, lança-t-il, sans émotion.
Tobias resta prostré sur le lit, les yeux noyés dans le vide du mur adjacent de sa chambre, le souffle encore haletant sous l’effet de cette terrible douleur à la tête.
-
Tu es venue me féliciter ou me gronder ? Je n’ai pas envie de te parler !
-
Tu partiras dans dix jours, annonça Magnus comme s’il lisait une sentence. Avec ton frère. Et avec moi.
Un silence tendu s’installa, comme suspendu au-dessus du vide. Tobias se redressa lentement, en appui sur les coudes. Il releva les yeux, incrédule, comme si ses oreilles avaient rencontré une défaillance face aux mots qu’il venait d’entendre. Son visage, tiraillé par la migraine, esquissait une expression narquoise :
-
Avec toi ? Tu m’en diras tant…
Magnus ne répondit pas tout de suite. Il s’avança d’un pas, ses bottes noires s’enfonçant dans le tapis avec une précision chirurgicale. Tobias sentit un frisson lui hérisser les poils de ses bras.
-
Je vous accompagne jusqu’à destination. Vos mouvements seront surveillés. Vous ne serez pas libres de faire ce que vous voudrez dans cet institut. Victoria souhaite éviter tout scandale, et un protocole strict sera établi que vous devrez respecter.
Un rictus de dégoût déforma le visage de Tobias, il ne pouvait plus retenir ce qu’il pensait depuis longtemps à l’égard de cet homme.
-
Tu veux dire que t’es là pour nous garder en laisse. Comme deux chiens, c’est ça, hein ?
Magnus pencha la tête et se pencha vers Tobias de façon à se retrouver à sa hauteur, comme s’il observait une créature étrange qu’on s’apprêtait à disséquer. Ses yeux débordaient de malveillance, et Tobias sentit son cœur vaciller dans la peur face à un homme dépourvu de toute bonté.
Il poussa soudainement Tobias en arrière, comprenant qu’il souffrait certainement d’un effet secondaire du bloquant ou de son don télépathique. Tobias tenta de se redresser, mais son corps refusait d’obéir. Il n’en avait plus la force. Tout semblait flotter autour de lui, comme si ses membres pesaient des tonnes, englués dans une brume intérieure où la douleur physique rivalisait avec le désespoir.
-
Je suis là pour que tu comprennes où est ta place, petit con. Tu n’es plus qu’un pion. Un élément à transférer. Rien d’autre. Si tu veux un bon conseil de ma part, en tant que ton géniteur, tu ferais bien de te plier à tout ce que ta mère te dira, avant que quelqu’un de moins patient qu’elle ne t’ôte ce luxe. C’est compris ?
Les mots de Magnus glissèrent comme des lames contre la peau de Tobias. Chaque syllabe semblait lui ouvrir une plaie invisible, un coup de scalpel dans ce qu’il lui restait d’orgueil. Il sentait son cœur cogner avec une violence incontrôlable contre sa poitrine, et sa mâchoire se contracter si fort qu’une douleur aiguë remonta jusqu’à ses tempes. L’humiliation, la colère, l’injustice… tout se mêlait en un feu incandescent, une implosion silencieuse qu’il n’arrivait plus à contenir.
-
Tu n’as aucune idée de ce que ça me coûte de partir, lâcha Tobias, la voix tremblante de rage, son regard planté dans celui de Magnus comme une ultime tentative de résistance.
-
Contrairement à ta mère, tu n’arriveras pas à m’attendrir avec des sentiments, répliqua Magnus, aussi froid qu’un tombeau de pierre.
-
Non, cela te dépasse complètement car tu ne sais pas qui je suis, ni ce que je laisse derrière moi. Et toi, tu me parles d’obéissance ? De pion ? Vous me prenez pour un monstre, un outil, une putain d’erreur génétique de laboratoire, et mon frère avec ! Mais moi, je SAIS ce que c’est que ressentir des émotions. Aimer. Sentir la vie. Perdre ce qui est cher. Vous, vous ne ressentez rien. Vous êtes morts à l’intérieur depuis trop longtemps.
Il y eut un frémissement dans l’air, une tension presque palpable. Mais le regard de Magnus ne vacilla pas. Il restait impassible, figé dans son rôle de chien de garde, fidèle jusqu’à l’absurde à l’ordre établi. L’humanité semblait avoir déserté ses yeux.
-
Tu parles comme un enfant. Un gamin blessé qui croit encore que ses jérémiades peuvent changer la trajectoire des missiles, des balles, et des millions de vies qui sont en jeu. La vérité, c’est que tu n’as jamais été à la hauteur, seulement un petit emmerdeur compulsif, trop attaché à sa liberté pour comprendre ce qui est véritablement en jeu. Ta mère Victoria t’a donné toutes les cartes. Et tu les as brûlées, une à une. Aujourd’hui, il est temps de payer.
-
Ou pas, rétorqua Tobias. Un jour viendra où mes capacités seront reconnues à leur juste valeur, car je refuse de devenir comme vous. Je refuse de vivre sans âme.
Sa voix vibrait d’une intensité fébrile. Quelque chose s’était brisé en lui, et dans cette fracture s’était engouffrée une énergie nouvelle, sauvage, presque dangereuse. Ses poings tremblaient, ses ongles s’enfonçaient dans sa paume, et ses yeux brillaient, non plus de tristesse, mais d’un désespoir incandescent, dévastateur.
-
Tu n’es rien. Tu ne sais pas de quoi tu parles, [Tobias]. Tu seras responsable de ton frère, mais je suis certain que tu ne seras pas capable de veiller sur lui. C'est la raison pour laquelle je vais vous surveiller, à chaque instant.
-
Je trouverai un moyen pour t’écarter de nos vies, je le jure, répondit Tobias d’un ton sec, le mépris suintant dans sa voix, sur son visage tendu à l’extrême.
Le silence se brisa brutalement. Magnus attrapa Tobias à la gorge. Une poigne d’acier. Sans prévenir. Le souffle coupé, le jeune homme sentit la panique remonter en vagues incontrôlables. Ses jambes faiblirent, son visage vira au rouge sombre, puis au violacé. Il tenta de se débattre, mais la force de Magnus le maintenait cloué, impuissant. Le monde devint flou.
Dans un ultime effort, Tobias rassembla ses forces et perça l’esprit de son père, avec la brutalité d’un cri intérieur projeté comme une flèche.
« Tue-moi. Libère-moi de ce fardeau. Ma mère sera certainement contente, et toi avec. »
Magnus recula comme s’il venait d’être mordu. Il repoussa Tobias qui s’effondra lourdement au sol, haletant, les poumons en feu, la gorge marquée d’un bleu profond. Jamais aucun variant n’avait osé franchir les défenses mentales de Magnus, et il ne s’était pas méfié. L’effet du bloquant de Tobias s’était dissipé. Trop tard.
Alors que Tobias luttait pour retrouver son souffle, une quinte de toux secouant son corps déjà meurtri, Magnus se pencha et lui asséna une gifle si violente que la tête du jeune homme heurta le sol en-dessous de lui.
-
Refais ça, et je t’arrache les yeux.
Puis, ce fut le silence. Un silence épais, oppressant, qui emplissait la pièce comme une marée noire. Chacun reprenait lentement ses esprits, étourdi par la violence de l’échange. Magnus redressa lentement son dos, les épaules crispées, les mains encore tremblantes. Il se tenait là, l’ombre d’un bourreau hésitant entre la sentence finale et la survie du condamné.
Avant de franchir la porte, il jeta un dernier avertissement, d’une voix glaciale :
-
Prépare-toi. Dans dix jours, la Suède ne sera plus qu’un souvenir. Et le centre où tu iras avec ton frère sera ta nouvelle prison. Si tu crois que tu souffres actuellement, attends de voir ce qu’il va t’arriver là-bas.
La porte se referma dans un claquement sec, comme une sentence irrévocable qui mettait fin à l’affrontement. Le verrou grinça, verrouillant non seulement la pièce, mais aussi ce qu’il restait de lumière dans l’âme de Tobias. Il resta là, allongé sur le sol, incapable de bouger, les yeux fixés vers un plafond devenu flou, irréel, tandis que la douleur irradiait encore dans sa gorge meurtrie, dans sa mâchoire, dans ses tempes, et plus profondément encore, dans un endroit en lui qu’il ne parvenait même plus à nommer. L’empreinte des doigts de Magnus semblait marquée à vif dans sa chair, comme un sceau de domination qu’il ne parvenait pas à effacer. Mais ce n’était pas la douleur physique qui le rongeait — c’était cette sensation d’échec, d’impuissance, de trahison, ce cri silencieux qu’on lui avait arraché sans jamais lui demander s’il voulait survivre.
Il se fit une promesse. Une promesse muette, glaciale, enfoncée au fond de son être comme un pieu qu’il ne pourrait plus retirer. Il devait trouver un moyen d’éloigner Magnus. D’une manière ou d’une autre. L’éloigner, le neutraliser, le briser s’il le fallait, pour protéger Wilhelm, pour se protéger lui-même, pour échapper à cette mécanique infernale que Victoria avait soigneusement orchestrée autour de lui. Il ne pouvait plus attendre d’être sauvé. Il devait agir.
Mais la peur l’envahit, avec lenteur, comme une marée sourde. Elle n’était pas brutale, elle rampait sous sa peau, elle se faufilait dans son souffle, elle colonisait ses pensées. C’était une peur sourde, primitive, celle qu’on ressent quand tout semble verrouillé, quand chaque issue devient un piège. Il n’avait pas de plan, pas d’allié, pas même une chance réelle. Seulement cette rage, ce feu contenu sous sa peau, cet instinct de survie qui l’empêchait encore de s’effondrer pour de bon.
La gorge nouée, le souffle court, il ferma les yeux. Un frisson parcourut son échine, glaçant, presque animal. Il sentit le goût métallique de l’angoisse remonter dans sa bouche, et il comprit, avec une lucidité douloureuse, que la liberté qu’on lui avait promise n’était qu’une illusion, un leurre cruel agité au bout d’une laisse invisible.


Tobias

Casja

Wilhelm

Ruben

Magnus

Alma

Victoria

Ivan

Oscar
Chapitre 7
9 avril 2113 - Aéroport de Stockholm Arlanda - Britannie du Nord (ancienne Suède)
Dix jours. Dix longs jours séparaient Tobias de ce départ imposé vers la Fédération Unie par sa mère, Victoria. Dix jours avant de quitter tout ce qu’il avait été, tout ce qu’il avait aimé, pour un avenir qu’on lui imposait comme une punition pour son impertinence. Partir pour sauver les apparences, renier son ADN, et ses sentiments pour Oscar, le jeune homme qui l'avait tant aidé. Mais au fond, Tobias le savait : ce voyage, aussi brutal soit-il, ne serait pas une fin. C’était un passage, certainement nécessaire. Une mue. Et s’il voulait survivre, il devrait devenir plus fort, plus rusé, plus dangereux que ceux qui tentaient de le soumettre.
Car sous sa douleur, sous son désespoir, brûlait encore une colère. Une colère froide, dévorante, irrépressible. Et cette fois, il ne comptait pas la laisser s’éteindre. Wilhelm ne méritait pas de subir les erreurs de Tobias, ni les choix tyranniques de sa mère.
Tobias exigea de rester dans sa chambre durant ces dix jours, refusant obstinément de se soumettre aux décisions de sa mère, de son époux officiel, ou de Magnus, ce père aussi imprévisible que dangereux. Magnus n’hésitait pas à en venir aux mains dès que l’occasion se présentait, pour lui rappeler qu’il était désormais son prisonnier, son esclave variant, incapable de faire quoi que ce soit sans l’autorisation de lui ou de Victoria. Mais Tobias ne se laissa pas faire. Il se rebellait avec une telle force que Magnus finit par lui infliger plusieurs cocards et contusions. Wilhelm non plus n’était pas épargné par les assauts physiques et mentaux de leur géniteur, et Tobias ne ressentait pour cet homme qu’une haine froide, viscérale.
Au bout du cinquième jour, Victoria et Magnus décidèrent d’user de la plus vile des mesquineries : interdire à Tobias de voir son petit frère. Il eut beau hurler contre ses parents et les domestiques, Tobias perdait pied face à tant de cruauté. Le jeune homme devenait fou à l’idée que son petit frère soit isolé, incapable de se défendre et soumis à toutes les méchancetés des adultes.
Ils choisirent alors de le gaver de calmants et de somnifères afin de l’anéantir, de l’empêcher de manifester la moindre parcelle de rébellion. Le jeune homme vif et plein de vie n’était plus qu’un souvenir. Il n’était plus qu’une ombre, allongée dans son lit, gémissant de douleur, terrassée par de terribles nausées. Il mangeait à peine, et son hygiène se dégrada rapidement, faute de soins adaptés de la part du personnel médical.
L’humiliation atteignit un nouveau sommet lorsque Magnus tenta de convaincre Victoria de neutraliser immédiatement Tobias afin de laisser Wilhelm devenir l’héritier de la famille.
Victoria fut plusieurs fois tentée d’accéder à la requête de mort immédiate soumise par Magnus, mais une once d’humanité semblait encore subsister dans ce cœur de pierre. Elle ne pouvait pas laisser son fils aîné être exécuté simplement parce qu’il refusait de se conformer à la vie qu’on avait tracée pour lui. Une bonne leçon suffirait à le faire plier, et le choix de la facilité ne faisait pas partie de l’ADN de Victoria.
Victoria ordonna au médecin de cesser l’administration des calmants et des somnifères la veille du départ de ses deux fils pour la Fédération Unie. Tobias, souillé et humilié jusqu’à l’os, prit alors pleinement conscience de l’horreur qu’il avait endurée ces derniers jours. Cela ne fit qu’attiser la haine qu’il vouait à Magnus, qui se mua rapidement en une rage meurtrière. Il comprit que sa mère, qu’il jugeait froide et distante, valait finalement mieux que Magnus Erland. Le destin lui montrera qu’il avait tort.
Tobias passa plusieurs heures sous la douche, tentant d’effacer tous les stigmates de sa séquestration. Il devait se laver. Réfléchir à la suite. Retrouver ses forces pour faire face à ce qui l’attendait. La protection de Wilhelm devint sa priorité. Et il lui fallait aussi trouver un moyen de prévenir Oscar et ses amis de tout ce qui s’était déroulé ces dernières semaines.
Les domestiques n’étaient plus autorisés à approcher Tobias sans que Magnus, Victoria, Philip ou un médecin ne soit présent, afin de vérifier qu’il ne tentait pas d’utiliser sa télépathie pour contacter l’extérieur.
Un jour. La veille du départ. Tobias refusa de se nourrir. Personne ne comprenait ce refus catégorique. Il avoua à sa mère qu’il craignait d’être empoisonné ou drogué par Magnus à son insu, mais Victoria balaya ses accusations d’un revers de main, prétextant que son fidèle agent n’avait reçu aucun ordre en ce sens. Tobias ne fut pas soulagé pour autant. Il préféra se murer dans le silence, blotti près d’une petite lumière qui lui servait de refuge contre l’obscurité omniprésente dans sa vie, son esprit, et dans les personnes qui l’entouraient.
Les cloches de l’église voisine résonnaient dans le silence. Elles lui rappelaient que le temps filait. Et que dans quelques heures, la Suède serait derrière lui.
***
Le départ final était prévu à l’aéroport de Stockholm Arlanda, par un vol privé exigé par le service de sécurité de Victoria. Tobias et Wilhelm ne pouvaient voyager sur un vol commercial : le danger et le risque d’attentat contre la famille étaient bien trop élevés pour être ignorés. Tout avait été mis en œuvre pour que la sécurité soit optimale, discrète, et capable d’intervenir à la moindre anicroche. Des agents en civil scrutaient l’aéroport de fond en comble, ne laissant aucun détail ni individu hors de leur surveillance, aidés par l’intelligence artificielle.
Victoria, Wilhelm, Philip et Tobias se trouvaient ensemble dans une grande limousine sombre. Wilhelm, silencieux, blotti contre Tobias, frissonna en apercevant l’avion. Aucun mot ne fut échangé durant le trajet, laissant s’installer une atmosphère froide, mais chargée d’une tension palpable entre les membres de la famille. Magnus, pour sa part, s’était installé à l’avant, près du conducteur, pour garder un œil sur la situation.
Ils descendirent non loin du tarmac, mais un soldat en civil s’approcha rapidement du véhicule pour les informer que l’avion ne pourrait pas décoller avant une demi-heure pour des raisons de sécurité. La famille fut alors escortée dans l’enceinte de l’aéroport, plus précisément dans un salon privé réservé aux invités de haut rang, où patientaient déjà quelques privilégiés ayant payé pour un jet ou des vols commerciaux en première classe. Tobias, tenant fermement la main de Wilhelm pour le garde auprès de lui, observait le paysage avec une pointe de nostalgie. Magnus se tenait à quelques mètres, impassible et froid, veillant sur sa progéniture comme un chien jaloux de son os. Tobias sentit une douleur atroce lui vriller le ventre, accentuée par la faim qui le tenaillait depuis la veille.
-
Je suppose que tu attendais ce moment avec impatience, mon fils, lança Victoria, se plaçant derrière Tobias et Wilhelm.
Wilhelm se retourna, mais Tobias resta figé, immobile comme une statue à observer l’extérieur, feignant de ne pas avoir entendu la pique de sa mère.
Face à son silence, le ton de Victoria devint plus directif, plus tranchant. Ce contre-temps l’agaçait.
-
Il ne sera pas inutile de te rappeler que tu es responsable de Wilhelm durant votre séjour en Fédération Unie. Magnus vous surveillera, à chaque instant, et j’espère que les choses s’arrangeront dans cet institut.
-
Ça y est, tu as terminé l’épisode de la mère qui nous dit « bon vent » avant notre départ forcé à des milliers de kilomètres dans un pays étranger ? répliqua Tobias, acerbe.
Victoria ne put s’empêcher de réagir avec colère. Elle agrippa fermement le poignet de Tobias, qui se retourna immédiatement vers sa mère.
-
Non, je n’ai pas terminé, [Tobias], répondit sèchement Victoria en lâchant son fils. Je te rappelle à ton devoir, et à la promesse que tu as faite. Je ne veux aucun scandale, aucun caprice. Vous obéissez, et je gage que tout se passera bien si vous vous soumettez aux injonctions de l’institut.
-
Tout se passerait bien si ce connard de Magnus restait loin nous, ainsi que Philip, et…, lâcha Tobias, son regard débordant de haine à leur égard.
Wilhelm serra davantage la main de Tobias. Celui-ci comprit immédiatement que les angoisses de son petit frère le faisaient trembler. L’adolescent absorbait les tensions ambiantes comme une éponge émotionnelle, incapable de se protéger des influences et des présences toxiques. L’élan de Tobias s’amenuisa, car ses lèvres brulaient d’envie de rejeter sa mère avec une grande férocité. Mais il se ravisa à temps, il ne fallait pas que Victoria change d’avis au dernier moment.
Victoria demeura glaciale. Elle se contenta de soupirer avec désapprobation avant de se tourner vers son téléphone pour régler quelques affaires urgentes. Quant à Philip, absorbé lui aussi à tuer le temps sur des sites de rencontres élitistes, les minutes d’attente lui semblaient interminables.
Soudain, Tobias comprit que quelque chose n’allait pas avec Wilhelm. Le garçon serrait les jambes, visiblement mal à l’aise, et mimait de manière explicite que sa vessie avait besoin d’être soulagée. Tobias se leva aussitôt et guida son jeune frère vers la porte des toilettes, mais Magnus s’interposa brusquement, bloquant leur passage.
-
Qu’est-ce que tu fous ? Wilhelm a besoin d’aller aux toilettes.
-
Il a qu’à se retenir, répondit Magnus, inflexible.
-
Dégage de là, ou mon frère risque de se pisser dessus devant tout le monde. C’est ça que tu veux ?
-
Tu me paieras ça, susurra Magnus, la voix chargée d’une colère froide.
-
Bah vas-y, frappe-moi maintenant, tant que t’y es !
-
Nnh ! Non ! gémit Wilhelm, qui tremblait de plus en plus.
-
Pardon, Wili’, murmura Tobias à son frère pour s’excuser, avant de se tourner à nouveau vers Magnus. Tu n’as qu’à garder la porte, mais tu restes dehors. On n’a pas besoin que tu viennes nous mater aux chiottes, c’est clair ?
Victoria intervint aussitôt pour apaiser la situation, sentant l’affrontement dégénérer. Elle autorisa finalement ses fils à se rendre aux toilettes, mais ordonna à Magnus de surveiller la porte et d’empêcher quiconque d’y entrer, pour des raisons de sécurité.
Tobias emmena Wilhelm aux toilettes des hommes, mais il se rendit compte que toutes les portes étaient occupées, sauf une. Étrange, pensa-t-il. Il entra dans la cabine avec son frère afin de le laisser se soulager. Il entendit le bruit des portes s’ouvrant de manière presque simultanée. En ressortant, Tobias n’en crut pas ses yeux. Ils étaient tous là.
Son cœur se figea instantanément, incapable d’encaisser une telle surprise, submergé par une émotion fulgurante qui envahit son esprit déjà tourmenté. Oscar, Casja, Alma, Ruben et Ivan se tenaient devant lui et Wilhelm, bien réels.
-
Vous… c’est impossible. Ce n’est pas vrai, vous n’êtes pas là ! balbutia Tobias, les yeux écarquillés.
-
Si, c’est bien nous, répondit Casja, apparemment émue de le revoir.
Tobias s’adossa contre la porte pour garder un appui. Il ne s’attendait pas à une telle rencontre, surtout dans un moment aussi critique, juste avant son départ pour la Fédération Unie. L’émotion le submergea. Les larmes commencèrent à couler doucement sur ses joues rougies. Wilhelm comprit aussitôt que ces jeunes gens étaient des amis précieux pour son frère. Il serra sa main, l’aidant à ne pas flancher, tandis que Tobias tentait de masquer ses pleurs. Des larmes mêlées de joie, de douleur, et d’appréhension, car il pensait déjà à l’instant terrible de la séparation, aux adieux forcés lorsque l’avion serait prêt à décoller. Sans compter Magnus, Victoria, et les agents en charge de leur sécurité, pas loin d’ici.
Après avoir laissé sa peine s’exprimer, Tobias s’approcha pour les enlacer un à un. Wilhelm resta légèrement en retrait, observant avec curiosité et pudeur ces retrouvailles intenses. Tous affichaient une émotion palpable, mais Oscar, lui, avait du mal à dissimuler la sienne. Il gardait la tête haute, luttant pour ne pas céder à ses propres larmes. Lorsqu’il prit Tobias dans ses bras, les deux garçons se retinrent d’échanger un baiser, conscients que leur secret ne pouvait éclater au grand jour. Leurs regards suffisaient. Ils disaient tout ce que leurs lèvres ne pouvaient exprimer pour le moment. Il s’offusqua en voyant à quel point Tobias avait souffert durant tout ce temps, qu’il avait perdu du poids, arborant une mine abattue et des yeux fatigués, et que son visage était clairement maquillé pour masquer les stigmates de la maltraitance physique de Magnus et de Philip.
Tobias, affaibli par les médicaments, ne pouvait même pas deviner leurs pensées : son don de télépathie était bloqué.
-
Vous m’avez manqué, bande de nuls que vous êtes, souffla-t-il, un sourire discret se dessinant enfin sur ses lèvres.
-
Que s’est-il passé ? demanda Ruben.
Tobias prit une profonde inspiration.
-
Ma mère… Elle a pété un plomb. Bref, je n’ai pas très envie d’en parler. Comment vous avez su que je viendrais ici ?
-
C’est Ivan qui a eu cette idée, dit Alma, radieuse.
-
Sérieux ? s’étonna Tobias.
-
Ouais, confirma Ivan. J’ai piraté les communications gouvernementales pour te localiser. Et j’ai réussi.
-
C’est moi qui ai eu l’idée qu’on vienne se planquer ici, indiqua Ruben, fier de son plan.
-
Génial. Les gars… je vous présente Wilhelm, mon petit frère.
Tobias attira son cadet contre lui. Ils purent enfin découvrir ce jeune garçon à la ressemblance troublante avec Tobias, bien que bien plus timide et réservé. Alma se pencha doucement vers lui et lui adressa un large sourire bienveillant. Wilhelm répondit à peine, les joues écarlates face à la beauté de la jeune femme. Il se cacha derrière Tobias, les mains devant son visage comme un enfant jouant à cache-cache, déclenchant un petit moment de joie semblable à une bouffée d'oxygène.
Seul Oscar les avertit de ne pas élever la voix, au risque qu’un agent ne vienne chercher les fils de Victoria et Philip. Ils n’avaient que très peu de temps.
-
Et vous êtes tous venus ici, dans les chiottes de cet aéroport, juste pour me voir ? demanda Tobias, à la fois surpris et ému.
-
Oui, répondit Oscar, la voix tremblante. Car on aimerait comprendre pourquoi tu dois partir en Fédération Unie.
Tobias sentit sa respiration s’accélérer. Le ton d’Oscar était direct, implacable, bien loin du jeune homme doux et attentionné qu’il avait appris à aimer.
Le moment était délicat. Tobias redoutait de devoir mentir sur les véritables raisons de ce départ précipité. Aucune recherche clandestine d’Ivan n’aurait pu les découvrir : Victoria aurait fait éliminer quiconque aurait eu vent de l’ADN variant de ses fils.
Face au silence tendu qui s’installa entre les membres du groupe, Tobias prit une décision. Il choisit d’affronter la vérité, coûte que coûte.
-
Mon frère et moi… sommes des variants.
Le silence qui suivit fut glacial, presque irréel. D’un côté, Alma et Ruben esquissèrent un sourire : pour eux, cette révélation ne changeait rien. Ils avaient toujours accepté les variants comme leurs semblables. Ivan resta de marbre, impassible. Casja, quant à elle, joua l’étonnement, les yeux ronds, comme si elle n’avait jamais envisagé une telle hypothèse. Mais c’est Oscar qui accusa le coup le plus violemment. Il chancela, comme si le sol venait de se dérober sous ses pieds.
Tobias. Un variant.
Tout prenait un sens, maintenant. Les bizarreries, les silences, les regards fuyants. Mais plus que la surprise, c’est la douleur qui s’empara de lui. Pourquoi devrait-il perdre Tobias simplement à cause d’un ADN différent ? C’était injuste. Absurde. Aucune loi, aucun traitement ne devrait pouvoir effacer ce qu’il ressentait.
Tobias, de son côté, s’en voulut aussitôt d’avoir dévoilé un secret si lourd. Mais en même temps, un poids s’était envolé de son esprit. Ses amis les plus proches connaissaient enfin la vérité. Il jeta un regard vers Casja, méfiant. Elle, surtout, risquait d’utiliser cette information à son avantage.
-
Je vous en supplie… ne parlez de ça à personne, pas même entre vous, implora-t-il d’une voix tremblante. Mes parents pourraient vous attirer de terribles ennuis. Et… je ne veux pas qu’il vous arrive quelque chose.
-
T’inquiète, mon pote, répondit Ruben, sincère. On fera gaffe. J’espère vraiment qu’on se reverra.
Il prit Tobias dans ses bras, brièvement mais avec force. Puis il ajouta :
-
Je vais sortir le premier. Si on sort tous ensemble, on va attirer l’attention. Essaie de nous donner de tes nouvelles. Prends soin de toi !
Tobias acquiesça en silence, regardant Ruben s’éloigner vers la porte. Celui-ci jeta un rapide coup d’œil à l’extérieur, puis s’éclipsa discrètement.
Ce fut au tour d’Alma de dire au revoir à Tobias et à Wilhelm. Avant de sortir, elle prit soin de dissimuler ses cheveux sous une casquette et de refermer sa veste de jogging, afin d’adopter une allure plus masculine et ne pas se faire repérer.
Ivan la suivit de près. Avant de partir, il s’approcha de Tobias.
-
Je suis désolé pour ce que Boris nous a fait. Je n’étais pas au courant, dit-il, la voix basse.
-
C’est oublié, répondit Tobias avec sincérité. Merci d’être venu. Et merci de ce que tu fais… Veille sur la Suède. Je vais essayer de trouver un moyen de te contacter lorsque je serai en Fédération Unie.
Ivan acquiesça, posa une main fraternelle sur l’épaule de Tobias, puis disparut dans le couloir après avoir jeté un dernier regard prudent vers l’extérieur.
Il ne restait plus que deux personnes. Oscar et Casja. Le silence, tendu, pesait entre eux. Aucun ne faisait mine de bouger. Aucun ne voulait être le suivant à partir. Soudain, le plan de Ruben semblait d’une cruauté sourde.
-
Casja, dit Tobias doucement. C’est le moment.
-
Pourquoi moi ? répliqua-t-elle, visiblement irritée. Pourquoi est-ce que je dois sortir avant lui ?
Son regard glissa brièvement vers Oscar, et une lueur d’incompréhension passa dans ses yeux. Elle voyait clair dans leur jeu. Elle n’avait pas oublié la photo de Tobias qu’elle avait découverte sur le téléphone d’Oscar. Elle soupira bruyamment, leva les yeux au ciel avec une moue agacée.
-
Bon d'accord, je sors. Mais ne traînez pas. Bon voyage, [Tobias]. J’espère que nous nous reverrons, lança-t-elle en dessinant un sourire étrange sur son visage angélique.
La jeune femme déposa un petit baiser sur les lèvres de Tobias avant de l'enlacer. Oscar ressentit une forme de jalousie, mais il était assez mature pour ne pas exploser en public et générer de nouvelles tensions. La scène, plutôt étrange, cessa au départ de Casja.
Elle ouvrit la porte, mais au lieu de s’éloigner, elle se glissa discrètement dans un recoin, hors de vue. Elle dégaina son téléphone et attendit, tapie dans l’ombre comme une prédatrice à l'affut.
Au centre des toilettes, non loin des grandes vitres et des lavabos, Tobias se tourna vers Wilhelm.
-
Wili’, va te laver les mains. Je te rejoins dans une seconde, d’accord ?
Le garçon hocha la tête et s’approcha du lavabo, concentré sur le bruit de l’eau et le savon. Tobias, lui, s’avança d’un pas vers Oscar. Leurs regards se croisèrent.
-
Je n’ai pas beaucoup de temps, murmura Tobias.
-
Je…
-
Chut !
Il s’approcha encore. Oscar, figé, semblait d’abord incapable de réagir. Le souffle court. Trop bouleversé. Trop envahi par ce qu’il ressentait. Mais le désir brûlait plus fort que la peur. Il céda.
Ils s’enlacèrent. Un dernier baiser. Bref. Ardent. Tragique. Il était tout ce qu’ils ne pouvaient pas se dire. Tout ce qu’ils ne pouvaient plus être. Oscar posa ses mains dans le dos de Tobias qui n’arrivait plus à se séparer de son petit ami. Ils pouvaient ressentir cette chaleur qu’ils avaient connue autrefois, pour un bref instant, qui devait malheureusement se terminer.
Ce fut le moment pour Casja. Elle avait appuyé sur le bouton tactile de son téléphone pour enregistrer une courte vidéo de Tobias et d’Oscar en train de s’embrasser avec passion. Fière de son forfait, la jeune femme rangea immédiatement son téléphone avant de retourner incognito dans le hall de l’aéroport. Dans une froide volonté de vengeance, puérile et vindicative, Casja savourait ce plaisir mesquin de contrôle, ce moment de calme avant la tempête, où les deux victimes se croyaient encore en sécurité dans le secret, seulement coupables de s'aimer en secret.
Pendant ce temps, Wilhelm coupa l’eau. Tobias recula brusquement, tentant de reprendre contenance. Son cœur battait si fort qu’il en avait mal à la poitrine.
-
Je… Je suis désolé, Oscar, souffla-t-il, la voix brisée. Je ne voulais pas que tu le découvres comme ça… mais maintenant, tu sais.
Oscar posa une main douce sur sa joue, la caressant avec douceur. Il réprima sa colère en contemplant l’état du visage de Tobias, ce joli visage autrefois souriant et plein de vie, qui avait su le rendre heureux.
-
Tu n’as rien fait de mal ! Rien. Tu es tout pour moi, [Tobias].
Wilhelm revint vers eux, regardant Oscar d’un air curieux. Le jeune homme éloigna sa main de la joue de Tobias, gêné par la situation. Tobias posa une main protectrice sur l’épaule de l’adolescent.
-
Wili’, je dois te dire quelque chose. C’est un secret, tu comprends ? Un secret que tu ne dois jamais dire à personne.
Le garçon hocha la tête avec sérieux.
-
Oscar… c’est mon amoureux.
Wilhelm ne répondit pas. Il observa Oscar, puis Tobias. Il hocha lentement la tête, comme s’il comprenait, sans tout saisir. L’amour était encore un monde lointain pour lui, mais il respectait la confiance que son frère venait de lui accorder.
Oscar s’accroupit à sa hauteur et lui sourit.
-
Prends soin de ton grand frère, d’accord ?
Wilhelm acquiesça par un petit sourire timide. Tobias, lui, détourna les yeux. Il ne pouvait plus retenir sa peine.
-
Tu dois partir, Oscar. Ne me cherche pas. Ma famille est dangereuse. Si elle découvre ce que tu sais, ou ce que nous ressentons l'un pour l'autre, elle te fera exécuter !
-
Je m’en fiche, [Tobias]. Je t’aime. Je t’aimerai toujours. Peu importe ton ADN, peu importe les secrets. Je ne veux pas te perdre. Je t'en supplie, donne-moi une chance.
-
Non, oublie-moi, Oscar. Trouve quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui saura te rendre heureux, sans danger. Promets-moi que tu te protégeras ! Ne fais confiance à personne !
Oscar secoua la tête, les larmes aux yeux.
-
Je te le promets. Mais ne me demande pas de t’oublier. Ne me demande pas de ne plus t’aimer. C’est au-dessus de mes forces. Je te retrouverai, quoi qu’il m’en coûte ! Je te protégerai de toutes les personnes qui voudront s'en prendre à toi et à ton frère !
Tobias maudissait les médecins de l’avoir obligé à prendre ce bloquant pour brider sa télépathie. Il aurait pu s’en servir pour obliger Oscar à partir, sans trop souffrir. Peu importe. À cet instant précis, le cœur de Tobias saignait abondamment, ainsi que celui d’Oscar.
Voyant la peine de son frère, Wilhelm l’enlaça pour lui rappeler qu’il ne serait pas seul dans cette épreuve.
-
Je t’aime… Oscar.
Tobias sentit sa poitrine se serrer, son organe vibrant d’une intensité à tout rompre. Sa bouche tremblait. Les larmes coulaient sans fin. Ils collèrent leur front l'un à l'autre, dans un moment suspendu, seulement rythmé par un silence lourd, presque sacré. Aucun mot ne pouvait remplacer ce qu’ils étaient en train de vivre.
Ils pleuraient. Lentement, à contre-cœur, il se détourna et s’éloigna. Le bruit de ses pas était plus douloureux qu’un coup de poignard. Il désira ardemment encore un baiser, une dernière caresse, avoir la chance de toucher la peau de Tobias quelques instants supplémentaires. Mais, soudain, quelqu’un frappa à la porte des toilettes avec insistance.
Oscar bondit dans la cabine voisine et referma la porte. Tobias réagit aussitôt. Il fonça vers le lavabo, ouvrit l’eau à fond et se lava le visage, tentant d’effacer toute trace de ce qu’il venait de vivre. Sa respiration haletante trahissait son trouble, et le maquillage dégoulina sur la céramique. Il s’équipa de lunettes de soleil pour cacher ses yeux au beurre noire, les autres traces de maltraitance et de coups resteraient malheureusement visibles sur son visage.
La porte s’ouvrit. Magnus entra. Il balaya la pièce du regard, impassible.
-
Vous êtes trop longs, lança Magnus.
-
C'est bon... C'est bon, on arrive, répondit Tobias.
-
Bougez-vous, ou je vous traine moi-même dans l'avion.
Tobias hocha la tête, en traitant son père biologique de tous les noms dans son esprit tourmenté. Wilhelm vint immédiatement se blottir contre lui, lui prenant la main avec tendresse, comme s’il voulait le soutenir, l’ancrer, lui souffler un peu de courage. Sans un mot, ils quittèrent les lieux.
Le cœur de Tobias était un champ de ruines. Chaque pas le rapprochait de ce départ imposé. De cette vie brisée.
Sur le chemin vers la porte d’embarquement, il jeta un dernier regard en arrière. Et dans la foule, dissimulé sous une casquette sombre et de grandes lunettes noires, il le vit. Oscar. Immobile. Dévasté. Les larmes coulaient lentement sur ses joues.
Tobias détourna les yeux, le cœur en miettes, et monta dans l’avion, Wilhelm pleurant à ses côtés, emporté par une peine qui n’était pas la sienne, mais qu’il ressentait profondément. Face à eux, Magnus restait de marbre, aussi glacial qu’un monument funéraire. L’amour et le désespoir ne semblaient pas l’atteindre.
Et l’avion s’éleva dans les airs pour traverser l’océan Atlantique, emportant Tobias loin de son monde. Loin d’Oscar, de la Suède, de ses amis, et surtout de sa mère. Un soulagement, mêlé par une certaine appréhension de l’inconnu, le força à fermer les yeux pour essayer d’oublier.


Tobias

Wilhelm

Magnus

Ambre

Angélique
Chapitre 8
10 avril 2113 - Institut pour variants "NickroN Renaissance" - État de New York - Fédération Unie
Le vol reliant Stockholm à New York ne dura qu’un peu plus de deux heures, mais pour Tobias et Wilhelm, ce fut une éternité. Le cadet observait le paysage défiler à travers le petit hublot : une mer de nuages, éclats de lumière suspendus dans le vide, s’étendait à perte de vue jusqu’à l’horizon. Fasciné, il voulut partager cette merveille avec son grand frère, encore assoupi. Mais ils reçurent aussitôt l’ordre sec de rester silencieux jusqu’à leur arrivée en Fédération Unie. Magnus veillait sur ses fils comme un gardien sur ses détenus, rigide, intransigeant, les enfermant dans une tension constante.
Tobias obéit à contrecœur. Le moment n’était pas propice à un nouvel affrontement avec son père biologique. Il savait que ni sa mère ni quiconque ne viendrait le secourir. Une angoisse sourde resurgit en lui, profonde, étouffante. Son regard restait fixé sur Magnus, qui le dévisageait avec un mépris glaçant. Une bestialité contenue dans ses yeux attendait le moment propice pour se libérer à nouveau sur lui, tel un poison lent.
Grâce aux nouvelles technologies et à l’usage de carburants — supposés moins polluants — dans l’aviation civile, l’hôtesse de bord annonça rapidement la descente vers l’aéroport international John F. Kennedy situé à une dizaine de kilomètres du centre de New York. Une fois leurs bagages récupérés, Magnus loua une voiture pour rejoindre un hôtel discret situé aux abords de la ville. Il drogua ses fils à l'aide de bloquants et de somnifères afin de neutraliser toute tentative d'évasion. Une fois endormis, Magnus les attacha avec des menottes.
Le lendemain matin, Tobias fut le premier à se réveiller, la main entravée contre le rebord du lit en métal, son frère attaché à sa seconde main. Il voulut hurler, crier à l’aide, mais Magnus, assis dans un recoin de la pièce, se leva aussitôt afin de le menacer de tuer Wilhelm s’il continuait à se rebeller.
Après un maigre petit-déjeuner, Magnus et ses fils reprirent la route, en direction de la forêt DeKorte pour atteindre NickroN. Ce bois luxuriant, étendu sur une centaine d’hectares et surplombé de collines, semblait avoir résisté aux assauts du béton et de la technologie.
Magnus conduisait avec froideur, les yeux fixés sur l’itinéraire indiqué par son casque en réalité augmentée, sans un mot. Tobias, lui, gardait son petit frère près de lui, fatigué par le voyage et vidé par le flot d’émotions ressenti depuis le matin. En chemin, ils aperçurent un lac au centre duquel se dressait une stèle, puis un parc parsemé de statues et de plaques commémoratives, rappelant les noms des variants tombés lors de la destruction de NickroN, dix ans plus tôt, en 2103.
Des passants déambulaient paisiblement dans le parc. Plus loin, des jeunes s’exerçaient sur des terrains de sport destinés à entretenir l’esprit et le corps. Encore plus loin, une vaste zone de duel, couverte, permettait aux réfugiés variants d’entraîner leurs capacités. Certaines salles en réalité augmentée reproduisaient des environnements réalistes, presque vivants.
Tobias et Wilhelm ne s’attendaient pas à un lieu si ouvert, entouré d’une nature aussi préservée. Ils imaginaient un institut fermé, surveillé, baigné de morosité et de peur. Mais ici, tout semblait respirer la liberté. Aucune présence militaire, aucun robot ne venait imposer l’ordre de façon ostensible. Les gens vaquaient à leurs occupations, dans une forme d’harmonie presque troublante.
Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent enfin devant la grille d’un vaste bâtiment de plusieurs étages, composé de trois ailes principales. Le regard de Magnus devint méfiant, comme s’il comprenait enfin que le lieu où il emmenait ses fils ne correspondait en rien à la description qu’on lui avait faite. Cet institut pour variants ressemblait davantage à un pensionnat ouvert, niché en pleine campagne new-yorkaise, loin des tracas des villes et des jeux politiques — un lieu pourtant attaqué et décrié par la BMRA comme une hérésie, une aberration, en raison d’études biaisées et amplifiées démontrant soi-disant la dangerosité des variants et l’incapacité des humains à les contrôler.
En sortant de la voiture, Magnus prévint Tobias et Wilhelm de ne pas tenter de fuir. Il montra discrètement à Tobias l’arme dissimulée à sa ceinture, lui signifiant sans un mot qu’il n’hésiterait pas à s’en servir à la moindre tentative d’évasion. Tobias sentit le dégoût l’envahir, attisant une haine sourde, violente, une envie de meurtre qu’il peinait à contenir.
Avant de rejoindre l’entrée, Tobias observa les alentours et les personnes qui s'y trouvaient, détendues et paisibles. Une petite fille, Lumelya, à peine plus âgée que Wilhelm, et munie d’un ruban rose dans ses cheveux châtain doré, parlaient à un chien. Plus loin, un jeune homme blond, la vingtaine, lisait une tablette holographique, allongé sur la pelouse dans une quiétude presque irréelle. Tobias trouva sa coiffure mi-longue un peu ridicule, mais le jeune homme ne manquait pas de charme, surtout après l’avoir détaillé un instant. Vêtu d’un débardeur noir révélant des bras bien dessinés et une partie d’un torse entretenu, il portait un jean troué à la mode, mêlant plusieurs teintes. Les jambes croisées dans l’herbe, il semblait savourer le soleil printanier d’avril, avant les chaleurs à venir.
Tobias remarqua un détail étrange : un long bâton noir, probablement en métal, reposait à côté de lui. Curieux. L’objet était finement conçu, forgé en adamantium et surmonté à son extrémité d’une petite sphère blanche encastrée dans le métal. Peu importe. Magnus les pressa d’avancer, empêchant Tobias de continuer à observer l’inconnu, qui, en les voyant passer, releva la tête.
Soudain, un hologramme bleu surgit devant eux. Il représentait une femme brune, les cheveux au carré, au visage impassible.
-
Bienvenue à NickroN Renaissance, l’institut fédéral officiel accueillant les variants et les mutants. Je suis Angélique, l’intelligence artificielle du complexe, au service de Yojé Ahinilla, ministre des Affaires Mutantes de la Fédération Unie. Afin de préparer votre accueil dans les meilleures conditions, veuillez me préciser vos noms, prénoms, pouvoirs liés à votre ADN variant, ainsi que les raisons de votre venue dans ce complexe. Ces informations serviront à l’élaboration de votre fiche personnelle. Vous pouvez également me transmettre tout détail complémentaire, qui sera consigné dans ma base de données pour un meilleur suivi.
Magnus resta silencieux, toujours méfiant. Tobias trouva cette entrée en matière étrange. Son frère Wilhelm sursauta légèrement face à cette apparition soudaine. Être accueilli par une intelligence artificielle n’avait rien de chaleureux, même si cela se faisait de plus en plus dans la plupart des organismes officiels et privés.
-
Présentez-vous, tout de suite, ordonna Magnus à Tobias.
-
Je m’appelle… je m’appelle Tobias Olsson, commença-t-il en suédois, utilisant son pseudonyme.
-
En anglais, gronda Magnus.
-
Je comprends près de 8000 langues et dialectes, monsieur, intervint aussitôt Angélique. Bien que le néo-anglais soit privilégié dans ce centre, les variants sont libres d’utiliser leur langue d’origine grâce à la traduction instantanée par adaptateurs vocaux.
Tobias trouva cette technologie plutôt « cool », même s’il n’en laissa rien paraître. L’anglais était sa seconde langue, qu’il maîtrisait avec aisance malgré un très léger accent suédois.
-
Je suis Tobias Olsson. J’ai dix-sept ans et je viens de… Britannie du Nord. Je suis télépathe. On m’a envoyé ici pour être « soigné » et apprendre à contrôler mes facultés.
Angélique créa instantanément une fiche à son nom. Elle détecta cependant l’inconfort de Tobias, sa réticence à en dire trop, comme une preuve que l’individu accompagnant les deux garçons était dangereux. Cette prudence éveilla aussitôt sa vigilance. Intelligence artificielle supérieure créée par Max Doom onze ans plus tôt, Angélique savait déceler la dissimulation dans les moindres détails : intonation de la voix, posture, rythme cardiaque. Aucun détail ne lui échappait.
Wilhelm eut beaucoup de mal à s’exprimer. Ses mots, prononcés en suédois, étaient hachurés, mêlés de gémissements et d’hésitations, ce qui déclencha une réaction brutale de Magnus.
-
Parle, tout de suite ! lui hurla-t-il au visage, tel un maître aboyant un ordre à son chien.
Tobias s’interposa aussitôt pour défendre son petit frère.
-
Arrête ! Tu ne vois pas que tu lui fais peur ?!
-
Dépêche-toi à présenter ton frère !
-
Mon petit frère s’appelle William Olsson, reprit Tobias. Il a douze ans. Et je ne connais pas encore ses facultés de variant, et il vient pour les mêmes raisons que moi.
Angélique enregistra ces maigres informations, accompagnées des mêmes mentions que pour Tobias : nom d’emprunt, et mutation biologique à prévoir, la puberté de Wilhelm étant en cours.
-
Je vous remercie pour ces éléments, poursuivit l’intelligence artificielle. Avant que je vous ouvre l’accès pour être reçus par Ambre Balsey, veuillez prendre connaissance des règles de fonctionnement de NickroN. Quant à vous, monsieur, sachez que les armes à feu sont strictement interdites dans l’enceinte de l’établissement. Veuillez la remettre au robot-gardien.
Magnus grogna sans dire un mot. Il détestait qu’une intelligence artificielle ou qu’un robot lui dicte sa conduite. À ses yeux, ils étaient inférieurs aux humains. Quant aux variants, c’était encore une autre histoire.
Après avoir pris connaissance du long règlement de NickroN Renaissance, Tobias et Wilhelm signèrent via un hologramme un document ressemblant à un contrat. Celui-ci attestait qu’ils en avaient pris connaissance, qu’ils y adhéraient sans réserve, et s’engageaient à en respecter les termes à la lettre.
La porte s’ouvrit après ces formalités administratives et la remise de l’arme de Magnus au robot-gardien.
Le hall de NickroN était immense, hors normes. Tobias et Wilhelm restèrent bouche bée en découvrant deux statues de près de trois mètres, représentant Nickus et Astharon, les fondateurs originels de NickroN, aujourd’hui disparus. Ces statues n’avaient pas seulement un rôle décoratif : elles surveillaient les entrées et les sorties, telles deux gardiennes silencieuses de l’ordre et de la sécurité. Plusieurs escaliers menaient aux différentes ailes du bâtiment, tandis qu’un grand tableau tactile holographique permettait aux résidents de s’orienter et d’accéder à des informations pratiques.
Une fois l’effet de surprise dissipé, une jeune femme descendit avec grâce l’escalier adjacent. Durant un instant, Tobias crut voir des ailes dans son dos, mais il mit cela sur le compte de la fatigue, incapable de faire confiance à ses yeux. La femme, au visage angélique et radieux, avait de longs cheveux blond vénitien qui lui tombaient jusqu’aux épaules. Elle portait une longue robe blanche, recouverte d’un petit tailleur jaune qui dissimulait ses bras. Tobias fut frappé par quelque chose de surnaturel chez elle, mais il ne comprenait pas pourquoi. Les yeux bleus de l’inconnue scrutèrent les nouveaux venus durant un petit instant. Wilhelm, de son côté, était impressionné autant par les lieux que par la personne qui s’avançait vers eux.
Sa voix était claire, douce, et son sourire avait le don d’apaiser les tensions les plus profondes.
-
Bonjour à vous. Je m'appelle Ambre Balsey. Je suis ravie de vous rencontrer. Veuillez me suivre dans mon bureau, je vous prie.
Ils lui emboîtèrent le pas sans dire un mot jusqu’à atteindre le bureau de leur hôte. Tobias et Wilhelm suivaient Ambre, encadrés par Magnus, qui ne parvenait plus à masquer sa méfiance et sa circonspection.
Le bureau d’Ambre Balsey, baigné de lumière et aménagé avec simplicité, respirait la chaleur et l’hospitalité. Une atmosphère en total contraste avec la froide efficacité des intelligences artificielles et des technologies de pointe. Ambre invita chacun à s’asseoir sur de confortables divans.
-
Souhaitez-vous boire ou manger quelque chose ? Vous devez être fatigués par votre voyage depuis la Suède.
-
Nous ne voulons rien, trancha Magnus, le ton sec. Je veux comprendre ce que signifie ce lieu. Pourquoi les variants sont-ils libres d’aller où bon leur semble, sans aucune surveillance ?
Le sourire d’Ambre ne faiblit pas. Sa bienveillance demeurait intacte, signe qu’elle n’était pas du genre à se laisser facilement déstabiliser.
-
NickroN Renaissance n’est pas une prison. Pardonnez-moi, vous êtes monsieur… ?
-
Danlre, répondit Magnus, dissimulant également sa véritable identité.
-
Bien, monsieur Danlre, reprit Ambre avec calme. NickroN n’est pas un centre de reconditionnement de la BMRA, qui, d’ailleurs, n’a jamais prouvé la moindre efficacité avec ses traitements de bloquants à vie. L’institut dans lequel nous nous trouvons a pour but d’aider les variants à comprendre, maîtriser et contrôler leurs capacités. Il favorise aussi la cohabitation avec les humains. Cela peut vous sembler naïf, mais à nos yeux, c’est une chance inespérée.
Magnus serra les dents. Pour lui, il n’y avait que deux catégories : les forts et les faibles. Variant ou non, le monde ne fonctionnait qu’à travers cette logique brutale. Ce projet lui semblait utopique, déconnecté d’une réalité qu’il jugeait implacable : tout être vivant est capable du pire.
Mais une question lui brûlait les lèvres :
-
Je souhaite rester ici. Garder un œil sur… ces deux garçons.
-
Ce sont vos enfants ? demanda Ambre.
Magnus jeta un regard à Tobias et Wilhelm. Le mensonge faisait partie de son ADN.
-
Mes neveux. Leurs parents m’ont demandé de veiller sur eux, de m’assurer qu’ils ne fassent pas n’importe quoi. Qu’ils n’essaient pas de s’enfuir… ou de blesser quelqu’un.
Ambre observa longuement Wilhelm, figé, et Tobias, dont l’expression ne laissait planer aucun doute sur le dégoût qu’il éprouvait envers son père biologique. Elle n’eut pas besoin d’Angélique pour comprendre le manège grossier que tentait de lui servir Magnus. Mais plutôt que de le confronter, elle choisit de faire preuve de diplomatie. Ce genre d’homme pouvait très bien être un variant lui-même… ou pire : un individu suffisamment dangereux pour blesser ces garçons s’il se sentait acculé.
-
Vous avez été très évasifs lors de votre présentation auprès d’Angélique, Tobias et William, reprit Ambre en consultant les données flottant dans un hologramme. Pourriez-vous m’en dire un peu plus ? Ou vous, monsieur Danlre ?
-
Tobias a fugué à plusieurs reprises, répondit sèchement Magnus. Et son don télépathique a servi à manipuler des innocents pour les forcer à agir contre leur volonté.
-
C’est faux ! s’écria Tobias, indigné. Arrête de dire n’importe quoi !
-
Silence ! aboya Magnus.
Angélique, en veille permanente, transmettait en temps réel des indications à Ambre. Cette dernière comprenait que la situation pouvait devenir explosive, et qu’elle devait redoubler de vigilance. Magnus était potentiellement instable.
-
Gardons notre calme, intervint Ambre d’un ton apaisant. Il est évident qu’une personne dotée de telles capacités puisse chercher à les utiliser… à bon ou à mauvais escient. C’est précisément la raison d’être de NickroN Renaissance. Nous travaillons à inculquer aux variants la notion de bien et de mal, afin qu’ils prennent conscience de l’impact de leurs actes. Qu’ils comprennent qu’ils peuvent, parfois sans le vouloir, causer des souffrances à des innocents. Ou encore, que leurs capacités peuvent aider leur prochain dans certaines situations.
Magnus sentit sa gorge se nouer, réprimant toute réaction face aux propos d’Ambre Balsey. Il méprisait déjà cette femme, incapable selon lui de lui fournir la moindre information utile sur NickroN ou sur ceux qui en tiraient les ficelles.
Il n’était peut-être pas aussi fin stratège que Victoria, mais il savait qu’un affrontement direct avec Ambre ne mènerait à rien.
-
Et que se passe-t-il ensuite ? demanda-t-il, l’impatience perçant dans sa voix.
-
Que voulez-vous dire, monsieur Danlre ? répondit Ambre, déconcertée par la question.
-
Je veux pouvoir surveiller la pièce où vivront mes neveux. Et m’y installer avec eux. Je compte les garder à l’œil personnellement.
Ambre afficha un sourire radieux, croyant un instant qu’il plaisantait. Mais face au regard fermé de Magnus, elle se ravisa, reprenant rapidement son sérieux.
-
Monsieur Danlre, je crois que vous vous méprenez. Les accompagnants, parents ou tuteurs d’un pensionnaire inscrit à NickroN ne sont pas autorisés à résider dans l’institut.
-
Vous plaisantez, madame Balsey ?
-
Mademoiselle Balsey, rectifia-t-elle sans s’offusquer. Et non, je ne plaisante pas. Je maintiens ce que j’ai dit. En revanche, je suis heureuse de vous informer que nous autorisons les visites une fois par semaine, à condition que le pensionnaire ait obtenu une autorisation du directeur.
Magnus serra les poings. Il ne pouvait accepter une règle aussi absurde. D’autant plus qu’il n’avait rien signé à l’entrée, aucun engagement officiel. Pour lui, on ne pouvait pas simplement lui dire merci et bon vent. C’était inconcevable.
Le doute s’insinua alors dans son esprit. Que savait Victoria, exactement ? Lui avait-elle tout dit sur cet endroit ? Ou bien avait-elle elle-même été dupée par Johanna Rosalilja ?
Une femme que Magnus connaissait de réputation. Il était probablement le seul à ne pas redouter ses accès de colère ni ses menaces. Pourtant, Johanna jouissait de la pleine confiance de Victoria. Et les états d’âme de Magnus n’avaient jamais compté dans ses décisions.
Il se leva, tendu, et s’approcha du bureau d’Ambre Balsey. Wilhelm s’agita de plus en plus, sentant la pression monter. Tobias l’attira contre lui pour le rassurer, tentant de le calmer par sa seule présence.
-
Veuillez appeler le directeur, mademoiselle Balsey. Je veux lui parler en personne. Je compte lui signifier mon refus de laisser mes neveux livrés à eux-mêmes, compte tenu de leur dangerosité.
Tobias se retint d’insulter son père, mais cela n’aurait pas été utile. Il espérait qu’Ambre ou le directeur des lieux ne change pas d’avis à la dernière minute.
-
Je crains que ce ne soit pas possible dans l’immédiat, monsieur Danlre. Monsieur Ahinilla est un homme très occupé. Mais si vous le souhaitez, vous pouvez le rencontrer au Congrès fédéral, à Philadelphie.
-
Ne me dites pas qu’il n’y a personne ici qui dirige en son absence !
-
Et pourtant, c’est le cas, rétorqua Ambre d’un ton calme mais ferme.
Insatisfait de cette réponse, Magnus fit un pas brusque en avant, et sans prévenir, il attrapa Wilhelm par le bras pour le tirer vers lui.
-
Nous partons d’ici, immédiatement ! Je ne laisserai pas ces dégénérés pro-variants laver le cerveau de mes fils !
Wilhelm sursauta, paniqué. Un gémissement lui échappa. Tobias se redressa d’un bond pour se battre avec Magnus.
-
Lâche-le ! Espèce de connard, lâche mon frère tout de suite !
Mais Magnus lui asséna un coup de poing dans le ventre, l’envoyant violemment contre le coin du divan. Tobias, le souffle coupé, tenta de se relever. Wilhelm criait, se débattait, et Magnus attrapa Tobias par les cheveux pour le forcer à le suivre. La douleur lui arracha un cri étouffé.
Ce fut à cet instant précis que l’atmosphère changea. L’air devint plus dense, comme chargé par une force invisible.
Une brise douce, mais puissante, envahit la pièce, alors que toutes les fenêtres étaient fermées. Ambre s’était levée. Son visage, d’ordinaire si calme, affichait une détermination lumineuse. Ses yeux brillaient d’un éclat surnaturel. Et dans le silence qui suivit, deux immenses ailes blanches et majestueuses se déployèrent lentement dans son dos, semblables à celles d’un ange descendu du ciel. Elles effleuraient le sol tant elles étaient grandes et imposantes. Née avec des ailes, Ambre était dotée du don d’aérokinésie, la faculté de contrôler l'air. En plus de cela, la jeune femme pouvait voler et se protéger grâce à ses ailes.
Le vent tourbillonnait autour d’elle comme une tempête contenue. Elle maîtrisait si bien son pouvoir que l’air se soulevait sans perturber le moindre objet.
Malgré la douleur, Tobias n’en croyait pas ses yeux. Wilhelm non plus. Tous deux étaient figés, stupéfaits par la puissance de cette femme qui usa de ses facultés pour les défendre. Magnus recula d’un pas, lâchant les cheveux de Tobias, déstabilisé par ce spectacle qu’il n’aurait jamais pu anticiper. Désarmé, il serra Wilhelm encore plus fort, le faisant hurler de douleur.
La voix d’Ambre fendit l’air. Calme. Posée. Mais porteuse d’une autorité implacable.
-
Cessez immédiatement, monsieur Danlre !
Magnus ouvrit la bouche, prêt à répliquer, mais Ambre leva lentement la main dans sa direction. L’air s’échappa de ses doigts, invisible et silencieux, semblable à un murmure… mais doté de la force d’une bourrasque. Wilhelm fut séparé de son père et tomba au sol. Puis, Magnus fut propulsé en arrière et percuta violemment la porte dans un fracas sourd. Il s’effondra à genoux, haletant, le visage crispé par la douleur et la stupéfaction.
Ambre ne bougea pas. Ses ailes vibraient dans l’air, douces et imposantes à la fois, comme une entité céleste mêlant grâce et puissance. Tobias et Wilhelm furent attirés à elle, portés délicatement par l’air jusqu’à ses côtés. Elle déploya alors ses ailes autour d’eux, les enveloppant dans un cocon protecteur, prête à contrer toute tentative désespérée de Magnus.
Puis elle invoqua un mur d’air autour de l’homme, le maintenant figé. Chaque mouvement qu’il tentait de faire était absorbé par la pression. Sa main, à peine tendue vers l’extérieur, fut aussitôt repoussée à sa position initiale. Il était piégé.
-
Ici, nous protégeons, monsieur Danlre. Vous venez de franchir une limite que je ne tolérerai jamais. Vous êtes désormais interdit d’entrée à NickroN Renaissance. Définitivement. Si vous tentez de revenir, vous serez neutralisé avant même d’avoir franchi les portes.
Sans un mot, Ambre fit appel à Angélique. En quelques secondes, deux robots-gardiens apparurent à l’entrée du bureau. Leurs bras mécaniques s’illuminèrent d’un halo bleu alors qu’ils s’avançaient vers Magnus, l’encerclant dès que la tornade d’air disparut.
Magnus serra les dents. Il comprit qu’il avait perdu cette bataille. Aucun respect, aucune autorité ne lui serait accordée ici. Et surtout, aucun contrôle sur Wilhelm ou Tobias.
Tobias ne bougeait pas. Le souffle court, le regard rivé sur Ambre. Il n’avait jamais vu une telle démonstration de pouvoir… ni une telle maîtrise. Wilhelm, recroquevillé contre lui, restait silencieux, les yeux écarquillés. Il oscillait entre la peur… et l’émerveillement.
Ambre replia lentement ses ailes dans son dos, les faisant disparaître aux yeux de tous. Son visage retrouva sa douceur naturelle, et sa voix s’adoucit. Un apaisement sincère émanait d’elle.
-
Vous êtes en sécurité ici, tous les deux.
Puis elle ajouta, en s’adressant au robot-gardien :
-
Raccompagnez monsieur Danlre jusqu’à la sortie. Qu’il n’essaie jamais de revenir.
Juste avant de quitter la pièce, Magnus hurla :
-
Je vous retrouverai, tous les deux… Vous me le paierez très cher !
La porte se referma dans un claquement sec.
Tobias resta coi, les yeux écarquillés. Tout ce qu’il venait de vivre semblait irréel, comme un rêve trop intense pour être vrai. Mais Wilhelm, toujours blotti contre lui, prouvait que ce cauchemar avait bien eu lieu.
Son cœur se serra. C’était la première fois qu’un adulte, sans le connaître, prenait sa défense… et celle de son frère. Jamais il n’avait vu une force aussi puissante mêlée à tant de grâce. Une main tendue, protectrice, dans un monde trop souvent hostile.
-
Vous n’avez plus rien à craindre. Je suis désolée que vous ayez dû vivre cela.
-
Je… merci. Merci beaucoup, répondit Tobias, encore secoué.
-
Tack, murmura doucement Wilhelm en suédois, pour remercier Ambre.
Ambre les observa un instant, son regard s’attardant sur les traits bouleversés de Tobias et la fragilité visible de Wilhelm. Puis, dans un geste calme, elle leur fit signe de la suivre.
-
Venez, je vais vous conduire à votre chambre. Vous avez besoin de repos.
Elle n’ajouta rien de plus. Ses pas étaient légers, silencieux dans les couloirs baignés d’une lumière tamisée. Tobias tenait encore Wilhelm contre lui, comme s’il craignait qu’on le lui arrache à nouveau. Aucun mot ne fut échangé durant la marche. Le silence valait mieux que n’importe quelle tentative de réconfort.
Ils arrivèrent devant une porte aux nuances de bois clair. Ambre l’ouvrit et leur fit signe d’entrer.
La chambre était sobre, lumineuse, paisible. Les draps impeccables, les murs couverts d’une teinte douce, et surtout… trois lits.
Tobias s’arrêta net en voyant le troisième lit. Il échangea un regard intrigué avec Wilhelm, puis tourna les yeux vers Ambre.
Elle leur sourit, mais cette fois, un voile d’énigme traversait ses traits.
-
Je vous expliquerai tout, plus tard. Pour l’instant, reposez-vous. Un robot vous apportera bientôt à manger.
Elle posa une main légère sur l’épaule de Tobias, détaillant de plus près son visage tuméfié lorsqu'il tourna la tête vers leur hôte.
-
Je vais faire venir l'infirmier de NickroN afin qu'ils vous examinent.
-
Pourquoi ? demanda Tobias. Nous allons très bien.
Ambre se montra douce et confiante, comprenant que son protégé ne désirait pas témoigner des maltraitances qu'ils avaient subies. Elle répondit calmement :
-
Simple précaution. Tu verras, c'est quelqu'un de très gentil également. Par contre, je vous demanderai de faire attention, et de rester dans l'enceinte de NickroN pour le moment.
-
Vous allez nous donner des médicaments, des bloquants ? demanda Tobias.
-
Non, répondit Ambre, d'un sourire bienveillant. Vos dons font partie de vous, les brider n'aurait aucun sens. Autre chose ?
-
Oui, répliqua Tobias. Puis-je avoir une veilleuse pour la nuit ? Nous n'aimons pas dormir dans le noir complet.
-
Entendu, vous l'aurez avant la nuit. Bien, bon après-midi, les garçons, salua Ambre. Nous nous reverrons demain matin.
Et sans attendre de réponse, elle sortit de la pièce, refermant doucement la porte derrière elle.
Que faire maintenant ? Rien. Juste profiter du silence. De cette quiétude soudaine, offerte par le départ forcé de Magnus.
Tobias retira sa veste, puis son t-shirt, savourant enfin la douceur du drap contre sa peau. Il malaxa son oreiller, lentement, comme s’il voulait ancrer ce moment dans son corps.
Wilhelm, plus pudique, s’installa à son tour sur son lit, après avoir soigneusement enlevé sa veste. Aucun mot ne fut échangé.
Hormis leur respiration, plus lente, plus posée, le silence régna à nouveau dans la chambre. Mais cette fois, ce n’était plus un silence oppressant. C’était un silence apaisé, libéré. Un silence sans peur, sans colère. Comme si, pour la première fois depuis longtemps, quelque chose venait réellement de changer.
Quelque chose qui ressemblait… à une promesse d’une nouvelle vie. Malgré tous les sacrifices.
-
Nous sommes libres, petit frère, lança Tobias, soulagé. Tout ira bien désormais.
Wilhelm adressa à son frère un léger sourire.

Chapitre 9
12 avril 2113 - Institut pour variants "NickroN Renaissance" - État de New York - Fédération Unie
Assis au bord de son lit, Tobias contemplait l’obscurité qui baignait la pièce, les bras étroitement repliés autour de ses genoux. Ses yeux restaient fixés sur la petite veilleuse posée sur la table de chevet, entre son lit et celui de Wilhelm. La lumière projetait un éclat tremblant, timide, qui n’effaçait qu’à peine les ténèbres accrochées aux murs, ni les tourments qui hantaient l’esprit du jeune homme. Cette nuit-là, il n’y eut aucun bruit menaçant, seulement quelques pas discrets de robots-gardiens effectuant leur ronde dans les coursives du NickroN. Tout baignait dans un étrange calme, là où l'esprit s'émerveille à s'évader dans les rêves aléatoires du subconscient. Mais pas pour Tobias.
La veilleuse, fidèle rempart contre ses angoisses, tenait bon face à la nuit, mais Tobias sentait ses peurs les plus profondes se tapir dans l’obscurité. Il avait froid, perdu dans un tourbillon de pensées sombres qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Sa nyctophobie, traînée comme une ombre depuis l’enfance, resurgissait dès que la lumière faiblissait. Il se souvenait que seule la présence d’Oscar parvenait à apaiser cette peur, quand il se réfugiait contre lui, la tête posée sur sa poitrine, à écouter le rythme calme de son cœur. Mais Oscar n’était plus là. Et ce vertige intérieur, cette angoisse, ne faisaient que s’amplifier avec le temps.
Sur le lit voisin, Wilhelm dormait d’un sommeil paisible, recroquevillé sous sa couverture, son visage redevenu celui d’un enfant. Tobias l’observa longuement, le cœur serré par une tendresse fraternelle si forte qu’elle l’empêchait de sombrer totalement dans le désespoir. Il savait qu’il n’aurait pas supporté d’être seul à NickroN, loin de son frère, dans un pays qui n’était pas le sien et coupé de tout ce qui lui offrait encore un souffle de liberté et d’amour.
Tobias s’était promis de préserver l’innocence de Wilhelm, ce fragment fragile de lumière que la vie menaçait de consumer. Lui-même avait perdu la sienne depuis longtemps, écrasé sous le poids d’un héritage trop lourd, contraint par ses parents à devenir un pantin silencieux. Ses excès, ses révoltes, les nuits noyées d’alcool, de sexe et d’adrénaline n’avaient été que des tentatives désespérées pour étouffer la douleur, pour brider cette télépathie dévastatrice et ces migraines lancinantes qui l’avaient toujours isolé.
Mais au fond, c’était surtout l'absence d’amour qui l’avait brisé avant de ressentir ce feu ardent dans le cœur d'Oscar. Wilhelm, lui, avait encore une chance, mince mais précieuse, qu’il ne fallait surtout pas gâcher.
La fatigue finit par l’emporter. Il se glissa sous les draps, les remontant jusqu’à son ventre, et posa sa tête contre l’oreiller moelleux, son regard accroché à la lumière vacillante de la veilleuse. En fermant les yeux, une angoisse sourde l’envahit, la peur irrationnelle qu’une force obscure ne lui arrache Wilhelm pendant la nuit. Mais il le retrouva, bientôt, emporté dans un rêve étrange, immergé dans une mer d’encre.
***
Le rêve. Il avait l’air si réel. Au départ, un frémissement, puis des flashs succincts. Des cris, des gémissements étouffés dans les ténèbres qui saisirent le cœur de Tobias. Même en rêve, sa crainte la plus profonde le paralysait.
Il savait que c’était son frère qui pleurait. Rapidement, le décor redevint familier, puisqu’il s’agissait de la prison dorée où ils vivaient à Stockholm depuis leur naissance. Wilhelm se trouvait dans le coin de sa chambre, terrorisé par quelque chose. Tobias se dirigea vers son frère, qui ne réagissait pas à sa présence. Il se mit à hurler, à pleurer, tremblant d’une terreur indescriptible. Lorsque Tobias tourna la tête, il aperçut Philip, leur père « adoptif » en train de s’approcher doucement vers le petit garçon. Son ombre se projetait comme un monstre en train de ramper vers sa proie. Le visage de Philip débordait de malveillance pure. Non ! cria Tobias, saisi d’effroi. Il cria, courut vers Philip pour le tuer, mais l’homme avança jusqu’à atteindre Wilhelm. Le sang de Tobias se glaça alors qu’il comprenait ce que le rêve voulait lui révéler.
Il voulut bondir, frapper, hurler, mais son corps refusa de bouger, prisonnier de cette scène insupportable. Il sentit la vérité lui transpercer la poitrine : une douleur sourde, un savoir interdit qu’il avait refusé de voir jusqu’à présent. Tobias se sentit coupable de ne pas avoir compris que son père adoptif était dangereux. Il se jura de le tuer s'il le revoyait.
Un sursaut brutal le ramena à la réalité. Il se redressa dans son lit, haletant, le cœur battant à s’en rompre. Tobias dirigea son attention vers Wilhelm, qui dormait paisiblement, tandis que la petite veilleuse clignotait doucement, signe qu’elle allait bientôt s’éteindre, telle une étoile sur le point de disparaître dans cette tempête émotionnelle. Tobias tendit le bras pour la raviver d’une pression tremblante, puis se repositionna dans son lit, tourné vers Wilhelm, décidé à veiller sur lui jusqu’à l’épuisement.
Tobias savait désormais. Il savait pourquoi Wilhelm s’était enfermé dans un mutisme glacé, pourquoi les médecins, aveugles ou trop arrogants, s’étaient trompés en le condamnant à de fausses étiquettes : autisme, retard mental, trouble du comportement, mauvaise volonté. Ils n’avaient rien vu et ne comprenaient rien, plus attachés à leur ascension personnelle plutôt qu’à soigner et guérir leurs patients. Ni Victoria, ni Tobias n’avaient su empêcher l’indescriptible. Les larmes glissèrent silencieusement sur ses joues tandis qu’il réalisait l’étendue du chemin à parcourir pour aider Wilhelm à guérir, à retrouver sa voix. Le jeune homme avait réussi à sauver son frère en l’emmenant avec lui en Fédération Unie. Déchiré dans cette morosité croissante, Tobias finit par se rendormir.
Son second rêve lui montra Oscar, Casja, Alma, Ruben et Ivan qui profitaient d’un pique-nique. Tobias était parmi eux, acteur de cette journée idyllique. Il ressentait cette joie intense, cette chaleur familière qu’il avait tant redoutée de perdre. Mais soudain, un nuage sombre obscurcit le ciel. Le monde sembla basculer dans une brume grise et informe. Tobias chercha Oscar du regard, voulut l’atteindre, et tout glissa entre ses doigts. Il les voyait, tous morts. Une angoisse acide le submergea, le ramenant brutalement à sa solitude. Il désespérait de savoir si ses amis étaient en sécurité, et si Oscar tiendrait sa promesse.
Tobias se jura de ne pas abandonner en cherchant un moyen de contacter Ivan grâce à des moyens parfaitement illégaux. Il finit par se rendormir vers quatre heures.
***
Au petit matin, vers 8 h 00, quelqu’un toqua à la porte de la chambre de Tobias. Qui cela pouvait-il être ? Le jeune homme, encore endormi et épuisé par cette courte nuit, poussa un râle étouffé dans son oreiller. Il avait les cheveux en bataille, le drap jeté au sol, ses chaussettes au pied du lit, un véritable capharnaüm. Wilhelm, quant à lui, s’était réveillé depuis un moment pour lire quelques bandes dessinées qu’il avait réussi à emporter dans son sac, son passe-temps favori.
Voyant que son frère refusait de bouger, affalé dans son lit, tandis que les coups se faisaient plus insistants à la porte, Wilhelm décida d’aller ouvrir. Il aperçut Ambre, la dame ailée qui veillait sur eux depuis la veille. Cette fois, ses ailes majestueuses étaient visibles, lui donnant une allure presque céleste.
Elle demanda la permission d’entrer, et Wilhelm n’osa pas refuser, acquiesçant timidement. En découvrant Tobias et l’état de sa literie, Ambre esquissa un léger sourire. En tant que professeure chargée du bien-être des résidents, elle avait compris que les deux frères avaient besoin d’un repère solide, d’une personne de confiance capable de veiller sur eux et de les guider vers des objectifs clairs pour éviter qu’ils ne sombrent dans la paresse ou le découragement.
Wilhelm aperçut derrière Ambre un jeune homme blond, plutôt grand. C’était l’inconnu qu’ils avaient croisé à leur arrivée à NickroN, allongé sur la pelouse avec un long bâton noir à ses côtés. Cette fois, il avait attaché l’arme dans son dos à l’aide d’une lanière, et portait un sac contenant quelques affaires personnelles. Le maigre volume du paquet montrait qu’il voyageait léger.
Ambre fit signe au jeune homme d’entrer, et Wilhelm recula, légèrement craintif.
-
William, je te présente Lucas Stweeman, commença Ambre avec chaleur.
-
Enchanté de te connaître, William, salua Lucas avec bienveillance.
Wilhelm ne répondit que d’un léger hochement de tête, ramenant ses mains contre son visage.
-
C’est quoi ce merdier à la fin ? J’aimerais dormir ! râla Tobias, visiblement de mauvaise humeur.
-
Il est 8 h 00 du matin, Tobias, releva Ambre. Et il y a un invité.
Tobias tourna légèrement la tête vers Lucas. Il n’éprouvait aucune gêne à s’afficher en caleçon devant Ambre et Lucas, vautré sur son lit, les yeux à peine entrouverts.
-
C’est qui ce gars ? finit-il par demander sans ménagement.
-
Lucas Stweeman sera votre tuteur… ou devrais-je dire votre référent, répondit Ambre.
Tobias se frotta les yeux et soupira plus fort encore. Il ne s’attendait pas à une telle décision.
-
Super, c’est ça notre baby-sitter ? Sérieusement ?! Et c’est quoi qu'il porte derrière don dos ? Une lanterne ?
Ambre soupira face aux questions impertinentes de Tobias. Elle semblait déçue, comme si elle découvrait son caractère bougon après avoir essuyé une telle tempête, mais elle lui pardonna, mettant cela sur le compte de la fatigue et de la nouveauté. Quant à Lucas, qu’elle connaissait depuis peu, il avait reçu cette mission de Yojé Ahinilla, autrefois son professeur, afin qu’il trouve un véritable but en tant qu'intervenant à NickroN.
Lucas Stweeman n’avait plus besoin d’apprendre à maîtriser son don. Il contrôlait une énergie inconnue à l’aide d’un catalyseur en adamantium, un métal extrêmement rare et précieux. Les gouvernements s'arrachaient ce matériaux pur et noble, que seul l'Empire Europa semblait détenir dans des gisements tenus secrets. Tobias, ne pouvait connaître le composant du bâton de Lucas, et il s'en fichait royalement. Mais pour Lucas, seul l’adamantium possédait les propriétés moléculaires nécessaires pour canaliser cette énergie qui sommeille en lui.
Malgré les piques de Tobias, Lucas esquissa un sourire.
-
Qu’est-ce qui te fait sourire ? demanda Tobias en se redressant, l’oreiller serré contre sa poitrine.
-
Rien du tout. Je ne m’attendais pas à un gamin comme toi, répondit Lucas.
-
J’ai dix-sept ans ! grogna Tobias, agacé.
-
J’ai toujours eu beaucoup de chance… lança Lucas, visiblement déconcerté.
-
C’est sympa de le dire, rétorqua Tobias en mimant la flatterie.
Tobias aimait provoquer ceux qui manquaient de répondant ou de caractère, jusqu’à les pousser à bout. Il en tirait un plaisir presque enfantin, une habitude qu’il n’avait jamais vraiment perdue depuis l’enfance. Il trouvait Lucas trop sérieux, et sans doute ennuyeux à mourir, toujours prompt à obéir aux ordres des dirigeants de NickroN. Pourtant, quelque chose en lui attisait sa curiosité : Lucas portait en lui une histoire, une expérience que Tobias n’avait jamais pu connaître à Stockholm.
De son côté, Lucas voyait en Tobias un jeune fainéant au tempérament explosif. Il en avait affronté bien trop pour se laisser impressionner par un adolescent instable, et il pressentait que la tâche serait tout sauf facile.
Il s’avança et posa ses affaires, ainsi que son bâton, sur le troisième lit qui lui était destiné. Son attention se dirigea sur Tobias, avec un air de défi.
-
Tu comptes rester à poil encore longtemps ? Je doute que les Suédois soient aussi peu pudiques en public.
-
Va chier ! s’énerva Tobias. Et toi, t’es quoi ? Laisse-moi deviner… Français ? Un emmerdeur ? Je dirais même les deux !
Tobias trouvait les Français arrogants, une idée bien ancrée dans les mentalités suédoises. Il reconnaissait toutefois que les filles françaises n’avaient pas froid aux yeux, et que l’Empire Europa demeurait, d’une certaine manière, un allié indirect de la Suède.
Lucas, de son côté, garda le silence, même si l’envie de frapper Tobias avec son bâton le démangeait. Il soupira, préférant se taire plutôt que de réagir aux provocations d’un adolescent écervelé.
Ambre sentit que l’ambiance allait devenir explosive. Elle se tourna vers Wilhelm, qui ressentait déjà la tension monter entre son frère et Lucas. Doucement, elle lui proposa de l’accompagner au réfectoire pour prendre le petit déjeuner, laissant Lucas et Tobias les rejoindre un peu plus tard.
Contre toute attente, Wilhelm se plaça à ses côtés, signe qu’il lui faisait confiance. Tobias comprit, en son for intérieur, qu’il ne pourrait éternellement empêcher son petit frère de voler de ses propres ailes. Et puis, Ambre n’était pas totalement inconnue. Sa gentillesse semblait sincère. Elle devint une valeur sûre pour Tobias et Wilhelm malgré la défaillance des adultes. Il avait besoin d’une présence féminine dans sa vie, quelqu’un de maternel capable d’aider Wilhelm à s’extérioriser.
Ils quittèrent la pièce, laissant Tobias et Lucas seuls dans la chambre plongée dans le silence. Ce dernier s’occupa de son sac, d’où il sortit quelques effets personnels : des vêtements, un ordinateur, une bouteille de parfum, et une photo imprimée sur papier qu’il glissa immédiatement dans sa poche, avec une discrétion presque nerveuse.
Le jeune Suédois observa son hôte, un sentiment étrange envahissant son esprit : sa télépathie, revenue depuis peu, n’arrivait pas à percer les pensées de Lucas. Qui es-tu, Lucas ? se demandait Tobias. Le fait qu'il ne puisse pas pénétrer son esprit l'intriguait. Il exprima son étonnement à haute voix :
-
Pourquoi je n’arrive pas à lire tes pensées ? Qu'as-tu à cacher, Lucas le Français ?
Lucas désigna du doigt une boucle d’oreille, semblable à un petit diamant, accrochée à son oreille droite.
-
Brouilleur anti-télépathie, répondit-il. Tu ne pensais tout de même pas pouvoir sonder mon esprit comme un scanner anti-variants, Tobias le Suédois ?
-
Pff, pas drôle ! lança Tobias, déçu.
-
Ce serait tout de même plus logique que tu apprennes à me connaître par toi-même, plutôt que de tricher avec ta télépathie à chaque fois. Tu devras d’ailleurs t’entraîner avec Yojé Ahinilla, ajouta-t-il en reprenant son rangement.
-
T’es sérieux ?! Le ministre des Affaires mutantes ? Tu te fous de moi ?! demanda Tobias.
-
Non, c’est la vérité, répondit Lucas. Il a été mon professeur par le passé. Et tu vas devoir t’accrocher. Si tu veux un bon conseil : oublie ton côté râleur et rebelle. Yojé est un mystère à lui tout seul, capable du meilleur comme du pire. Il n’aura aucun scrupule à te faire payer ton insubordination si tu n’essaies pas de progresser.
Tobias sentit une angoisse sourde remonter, semblable à une bête tapie dans l’ombre, prête à surgir pour le dévorer. Il redoutait déjà ses futurs entraînements psychiques avec Yojé, un professeur réputé pour sa rigueur et sa poigne implacable envers ses élèves. Pourtant, une autre part de lui ne pouvait s’empêcher de penser que Lucas se moquait de lui, et qu’il prenait plaisir à l’imaginer trembler… juste pour en rire plus tard.
-
Tu veux dire quoi par "payer" ? Il est du genre tortionnaire psychopathe ? Un fou à lier machiavélique avec un rire sadique ? Tu commences à me faire flipper, Luc…
-
C’est Lucas, coupa-t-il sèchement, détestant qu’on abrège son prénom. Ou sinon, tu veux que je t'appelle Toby ?
-
Va crever ! Tu m'appelles Tobias !
-
Bien. Je suppose, Tobias, que tu dois avoir des peurs secrètes. C’est ça, le don de Yojé : les exploiter. Pour essayer de te neutraliser… ou te forcer à les affronter.
Lucas planta ses yeux dans ceux de Tobias, l'air grave.
-
Alors, Tobias, quelles sont tes plus grandes peurs ?
L’obscurité lui vint immédiatement à l’esprit, mais il n’osa pas le dire. Pas à Lucas. Pas maintenant. Puis la révélation horrible des traumatismes vécus par son frère la nuit précédente le hanta, le forçant à se murer dans le silence, happé par un tourbillon intérieur qui le faisait déjà trembler. Et la description que Lucas avait donnée de Yojé n’aidait en rien à le rassurer. Il se surprit même à regretter qu’Ambre ne soit pas sa formatrice attitrée.
Lucas perçut aussitôt le malaise de Tobias, incapable de répondre à sa question. Il s’assit sur son lit et reprit d’un ton plus doux, presque compatissant :
-
Désolé si je t’ai fait peur. Je préfère te prévenir. Moi, je n’ai pas eu cette chance, il y a dix ans.
Tobias s’approcha à son tour, face à Lucas, intrigué par ce qu’il venait d’entendre.
-
Dix ans ? Tu étais à l’ancienne NickroN ? Vas-y, raconte. J’aimerais savoir.
-
Ce serait trop long à te raconter dans les détails, commença Lucas. Yojé... eh bien… Yojé m’a recueilli, il m’a tout de suite pris sous son aile. Tu m’aurais vu… Je maîtrisais à peine mon don, j’ai fait un paquet de conneries, avoua Lucas. Comme, par exemple, oser affronter un type qui manipulait l’eau. Ça a failli faire exploser tout le hall. Heureusement, Yojé est intervenu à temps.
-
Wow… géant ! s’extasia Tobias, les yeux brillants.
-
Plus sérieusement… il a toujours été là. Comme Karl Schneider, que j’ai revu hier soir. C’était mon colocataire à l’époque. Un bon gars.
Il marqua une pause, le regard un peu ailleurs.
-
Je me souviens de cette nuit horrible… quand NickroN a été attaquée par un commando. J’ai failli crever. Et c’est Yojé qui m’a sauvé. Juste à temps…
Un silence flotta entre eux, chargé d’émotion.
-
Sincèrement… j’ai toujours admiré sa détermination. Aussi étrange, insondable soit-il… il ne lâche jamais, dit-il en détournant brièvement les yeux. À l’époque, je le considérais presque comme un second père. Même si… c’est un peu étrange à dire...
Il poursuivit, racontant les exploits de Yojé, Karl Shneider et tant d'autres, ainsi que les assauts menés par l'infâme Eddy Bonns et d’autres rebelles à la fin de l’année 2104, lors de la destruction du refuge pour variants. Lucas ne s’y trouvait pas à ce moment-là : il avait été enlevé à New York par un puissant ennemi, une histoire qu’il effleurait à peine. Tobias remarqua aussitôt une gêne dans sa voix, comme s’il cherchait à éviter ce pan de son passé, à ne pas rouvrir certaines blessures.
Au fur et à mesure que Lucas parlait, l’attention de Tobias se concentra sur son visage. Il s’était sans doute montré trop prompt à le juger, oubliant que les apparences sont souvent trompeuses et ne révèlent rien de la complexité réelle d’un être. Le calme, la maturité et la nostalgie qui émanaient de Lucas l’impressionnaient, même s'il faudrait du temps pour tisser un lien de confiance entre eux. Le chemin s’annonçait long et semé d’embûches, mais certains secrets, lui semblait-il, devaient à tout prix rester enfouis.
La conversation dériva peu à peu vers d’autres sujets, et l’atmosphère se détendit lorsque Tobias, avec un brin d’audace, aborda les relations amoureuses, curieux d’en apprendre davantage sur Lucas.
-
T’es chiant, finit par dire Lucas.
-
Ok, tu ne me veux pas me dire avec qui tu sors. Elle s’appelle comment ?
-
Je n’ai personne en vue, répondit sèchement Lucas, continuant de ranger ses affaires.
Tobias arqua un sourcil, peu convaincu par cette affirmation.
-
Ouais, c’est ça. Avec ta belle gueule, tes cheveux au vent et ton débardeur qui laisse voir tes muscles, je doute que tu laisses grand monde indifférent ! Allez, avoue ! Je finirai bien par le savoir tôt ou tard.
-
Ce ne sont pas tes affaires. Et je t’ai dit qu’il n’y a personne, répondit Lucas en fronçant légèrement les sourcils.
Il n’osait pas avouer à Tobias qu’il était homosexuel, et que sa vie sentimentale stagnait depuis un bon moment. Tobias, de son côté, l’imaginait déjà comme un grand romantique, incapable de relations sans lendemain — une espèce de cœur égaré, incompris, désespérant de trouver l’amour. Quant à lui, il n’était pas prêt à parler de sa propre bisexualité, pas ici, pas maintenant.
Mais visiblement alerté par la réponse évasive de Lucas, Tobias n’avait aucune intention de lâcher l’affaire. Remettre une pièce à chaque fois que l’autre s’agaçait lui procurait un plaisir taquin instinctif.
Lucas se leva et prit deux serviettes dans une armoire commune située dans un recoin de la pièce. Il accrocha son bâton noir dans son dos, car on lui avait appris à ne jamais s’en séparer, quelle que soit la situation.
-
T’es obligé de trimballer ton bâton de majorette même pour aller te laver ? Je n’ai pas envie que tu fasses exploser les lieux !
-
Ah ah ah, très drôle, répliqua Lucas sans sourire.
-
Franchement, ça te va pas du tout, ce gros machin accroché dans ton dos.
-
Pas plus que ta tignasse rousse d'hérisson ! lança Lucas, piquant quand il le voulait. Plus sérieusement, ce bâton me permet de canaliser mon don. Et il faut toujours rester sur ses gardes, même ici. Ce n’est pas parce que tu as des capacités extraordinaires que tu es invincible.
-
Ouh, tu me sors le discours d’un vieux personnage de jeu vidéo, là !
-
Non. Juste la réalité, surtout dans un pays qui désapprouve l’existence même de ce projet, répondit Lucas, le ton durcissant légèrement. Bon, bouge-toi d’aller prendre une douche. On dirait que tu ne t’es pas lavé depuis trois jours, ajouta-t-il en agitant une main devant son nez.
-
Sale con ! grogna Tobias en lui arrachant la serviette des mains.
***
Tobias s’acclimatait lentement à sa nouvelle vie au NickroN, aux côtés de son frère Wilhelm jusqu'à sa première rencontre avec Yojé Ahinilla, qui l’avait profondément bouleversé, au point de l’isoler dans sa chambre pendant trois jours. Il détestait le ministre des Affaires Mutantes autant qu’il le redoutait, comme Lucas l’avait pressenti dès leur première conversation. Pour Tobias, cet homme ne connaissait ni compassion, ni pitié. Il n’était qu’un monstre froid, aveuglé par ses privilèges et la puissance écrasante de son don.
L’allure de Yojé, semblable à celle d’un homme d’affaires rigide, le laissait perplexe, presque mal à l’aise, comme si son arrogance débordait de tout son être. Pourtant, malgré le rejet qu’il éprouvait, Tobias ne pouvait nier l’effet que cet homme produisait sur lui : il tremblait de tout son être dès qu’il l’évoquait. Lors de leur premier entraînement, Yojé l’avait plongé dans une obscurité totale, le forçant à faire face à ses angoisses les plus enfouies, y compris les hurlements et les supplications de Wilhelm. Ce fut un choc brutal, un retour violent à des souvenirs douloureux. Submergé, Tobias s’était effondré.
Yojé l’avait alors raccompagné dans sa chambre, où Lucas l’attendait, presque résigné à ce que Tobias ne tienne pas le choc. Wilhelm, lui, était resté figé, visiblement inquiet. Le simple bandeau couvrant les yeux de Yojé, ainsi que le liquide violet qui pouvait s'en échapper lui inspirèrent une peur immédiate. Un infirmier fut dépêché pour administrer un calmant à Tobias et l’aider à plonger dans un sommeil forcé, nécessaire pour se remettre. Ses réactions devenaient imprévisibles, et sa télépathie, encore instable, pouvait s’avérer dangereuse pour ceux qui ne portaient pas de brouilleur mental.
***
Les jours qui suivirent laissèrent un goût amer à Tobias. À quoi se résumait sa vie, désormais ? Maîtriser sa télépathie, affronter ses pires peurs, enfermé dans un sanctuaire que la Fédération Unie rêvait de réduire en cendres ?
Un climat d'incertitude s'installa dans l'enceinte de l'établissement, et Lucas ne quittait jamais son catalyseur, toujours prêt à l’attaque. Même au sein de NickroN, il restait sur ses gardes. Leurs conversations s’étaient réduites à des banalités, comme si la prudence avait rongé jusqu’à leur complicité. Une vie monotone, mais supportable.
Wilhelm, quant à lui, semblait évoluer. Tobias nota des changements subtils dans son comportement. Il appréciait les promenades solitaires à travers les couloirs de NickroN, sans plus réclamer d’accompagnement. Mais en tant que grand frère, Tobias lui avait demandé de toujours prévenir, lui ou Lucas, avant de s’absenter. La menace de Magnus rôdait encore dans un coin de son esprit, tapie dans l’ombre.
Ce jour-là, Tobias invita Wilhelm à se promener avec lui près du lac artificiel de NickroN. Le soleil tapait fort, et les deux garçons s’assirent au bord de l’eau pour y tremper leurs pieds. La fraîcheur les saisit, mais l’instant leur sembla précieux. Le silence, le calme, et le vent tiède sur leur peau apaisaient les tensions. Ils profitaient simplement du moment, l’un à côté de l’autre.
-
Tu vas bien, petit frère ? demanda Tobias.
-
Oui, je vais bien, [Tobias]. Je suis vraiment heureux d’être ici, avec toi.
-
Moi aussi, répondit-il en souriant. Je suis content que tu ailles mieux.
-
Je… je ressens ton anxiété. Ta peine. C’est comme si elle se transmettait en moi. Mais je suis certain qu’Oscar et les autres vont bien, ajouta Wilhelm, un sourire doux aux lèvres.
-
Wilhelm… je…
-
Je ne peux pas parler à haute voix, mais je t’entends, et je veux que tu sois heureux…
Tobias écarquilla les yeux. Les paroles de son frère l’apaisaient, mais une étrange réalisation s’imposa à lui. Wilhelm n’avait jamais su parler avec sa voix. Et pourtant, leur échange venait bel et bien d’avoir lieu… sans le moindre son. Ce n’était pas sa voix qu’il avait entendue, mais celle de son esprit. Une communication télépathique si naturelle qu’il l’avait perçue comme une simple conversation.
Il comprit alors que Wilhelm n’utilisait plus jamais sa voix. Lorsqu’on le poussait à s’exprimer à haute voix, il ne parvenait qu’à produire des sons et des gémissements inintelligibles. Ce silence n’était pas anodin : il portait les marques d’un passé profondément traumatique. Et pourtant, le lien entre eux demeurait intact, renforcé, même, comme si Tobias était devenu l’unique passerelle vers le monde intérieur de son frère.
Mais au-delà de cette tendresse, une autre vérité s’imposait : Wilhelm grandissait, et son don émergeait. Tobias ne s’y trompait pas. Contrairement à lui, son frère n’était pas doté d’empathie, mais sa télépathie suivait une logique propre, en pleine évolution. Yojé avait évoqué cette possibilité : un lien télépathique pouvait se révéler bien plus fort entre membres d’une même fratrie. Cette manifestation survenait souvent à la puberté, prenant des formes imprévisibles, parfois accompagnées de fièvres ou d’un épuisement brutal. Tobias avait été prévenu : Wilhelm risquait de tomber malade dans les jours à venir, conséquence inévitable d’une mutation biologique encore instable.
Tobias attira doucement Wilhelm contre lui pour l’enlacer, lui rappelant sa promesse de le protéger et de l’aimer, quoi qu’il arrive. Il le remercia à plusieurs reprises, sans qu’aucune voix ne résonne dans l’air.
Lorsqu’ils se séparèrent, Tobias éclaboussa son frère, qui riposta aussitôt. Une bataille d’eau s’engagea entre eux, joyeuse, vivante. Un éclat de normalité, suspendu dans le calme avant la tempête.

Tobias

Wilhelm

Lucas

Ambre

Angélique