



Lucas

Illyria

Jeanne

Priscilla

Simon
Les Secrets des Roselys
La tristesse vient de la solitude du coeur.
Montesquieu
(Écrit par Cyril J.)
69 394 mots
Chapitre 1
18 mars 2101
Le temps pluvieux de ce mois de mars 2101 rendait les journées moroses au sein du château de Barly, situé à vingt-cinq kilomètres d’Arras, dans l'Empire Europa (anciennement la France). Depuis sa construction en 1780, la demeure du comté de Roselys, qui n'avait pas beaucoup changé, continuait de dégager la nostalgie d'une époque fastueuse révolue pour tous les visiteurs habitués à la présence de la technologie. L’architecture de ce monument, bien entretenue dans le style Louis XVI et comprenant trois étages, comptait de nombreuses dépendances et un parc de plus de deux hectares qui n’avait pas été altéré par le temps. La comtesse Illyria de Roselys, son époux le comte consort John Milton et leur jeune fils Lucas, résidaient dans ce véritable petit coin de paradis suspendu hors du temps.
Illyria, une charmante femme au visage bienveillant, s’occupait de son domaine avec une réelle dévotion. Le comté de Roselys et d’Artois restait l’un des plus importants domaines du régime impérial français, et donnait le privilège à Illyria de siéger à la Haute Cour des pairs à Orléans, la nouvelle capitale du pays depuis la destruction totale de Paris en 2059 durant la IIIe Guerre mondiale. Entre ses devoirs politiques, les querelles politiciennes émanant de la Convention impériale (Chambre des députés), ses déplacements et sa famille, Illyria n’avait pas beaucoup de temps à consacrer aux loisirs. Bien qu'âgée de trente-sept ans en 2101, la comtesse de Roselys en paraissait dix de moins. Elle arborait de longs cheveux blonds tressés et coiffés d'une magnifique tiare en or dotée d'un diamant bleu au centre. Lorsqu'elle paraissait en public ou à la cour impériale, la comtesse de Roselys se parait des plus magnifiques robes de l'empire, brodées d'or, dans les tons bleus prédominants ou pastels qui mettaient en valeur sa beauté. Certains l'appréciaient pour son caractère altruiste, mais ferme lorsqu'il le fallait, et d'autres la haïssaient parce qu'elle était riche, heureuse et intelligente.
Lucas, âgé de treize ans depuis peu, se leva ce jour-là bien décidé à briser la monotonie de ses journées. Malheureusement pour le garçon, les domestiques furent plus rapides et empêchèrent l’héritier Roselys de partir incognito dans sa salle de repos. Ils s’attelèrent à lui apporter ses vêtements pour qu’il se prépare convenablement, comme l’exigeait l’étiquette. Conscient de refaire toujours les mêmes gestes, Lucas se dirigea vers sa salle de bain afin de prendre une douche et de s’habiller. Malgré la quiétude, il entendit bientôt quelqu’un frapper à la porte car il était en retard !
L'adolescent élancé arborait des cheveux blonds mi-longs et son visage était semblable à celui d'un ange, avec des yeux bleu turquoise comme ceux de ses parents.
Une fois vêtu à toute hâte d’un costume bleu et d’une cravate discrète rouge, il se rendit dans la somptueuse salle à manger où des portraits de ses ancêtres ornaient les murs. Sa mère se trouvait près du buffet déjà dressé par ses serviteurs. La comtesse de Roselys, plutôt grande et de fine stature, s'était vêtue d'une longue robe de couleur pourpre.
À l'arrivée du garçon, l’horloge indiquait 7 h 05. Il régnait un lourd silence dans la pièce éclairée par une faible lumière artificielle et les pâles lueurs du matin.
-
Bonjour mère, salua respectueusement Lucas en baissant la tête. Il aurait tant apprécié l’embrasser sans être obligé d’obéir à l’étiquette et la bienséance.
-
Bonjour Lucas. Tu es en retard de cinq minutes, releva Illyria en se tournant vers son fils.
-
Pardonnez-moi, je n’ai pas fait attention à l’heure.
-
Il ne faut pas que ça se reproduise, Lucas, tu sais bien que nous avons des invités aujourd’hui et un emploi du temps très serré. Déjeunons.
Le garçon se dirigea vers la table sans tenir compte des mises en garde de sa mère et de l'oubli de la venue d'invités. Il s’attendait toujours à subir les mondanités des politiciens ennuyeux ou des journalistes en quête de potins politico-médiatiques. Peu importait qui viendrait cet après-midi-là, Lucas se sentait spectateur de sa propre vie, jouant le personnage que ses parents et sa famille voulaient qu’il incarne dans un monde s'éloignant davantage du bien commun. La solitude imposée par sa mère depuis sa plus tendre enfance le rendait malheureux, et chaque fois que Lucas voulait se confier, on lui rappelait qu’il devait garder ses sentiments derrière le masque hautain de l’aristocratie.
Le jeune adolescent n'était pas constamment plongé dans la déprime et à la solitude, car ses parents lui expliquaient constamment que de nombreuses personnes souffraient dans ce monde cruel. Conscient de cela, Lucas savourait les rares moments heureux avec ses parents, sa famille et ses amis.
Lucas s’assit en face de la comtesse, tandis que plusieurs valets de pied se chargeaient de servir les jus de fruits pressés et le café chaud. Lucas se contenta de céréales et de fruits. Pendant le service, il observa les valets s'atteler à leurs tâches, les considérant comme des fantômes sans véritable personnalité ni capacité d’action, si ce n’est celle de fournir un travail impeccable. Lucas se sentait invisible derrière un voile opaque, se contentant d'observer sans être capable d’émettre le moindre avis qui remettrait tout en question.
-
Où est père ? demanda l'adolescent, brisant le silence pesant.
-
Mange, nous en reparlerons plus tard, asséna Illyria qui voulait éviter de parler de son époux. Je suis très occupée ce matin avec ce discours qui m'attend à la Convention impériale.
-
Nous pourrions en parler maintenant, non ? insista le garçon.
-
Ce n’est pas le moment, Lucas, trancha sa mère.
-
Dès que je pose une question qui vous déplait, vous me dîtes de me taire ! s'exclama l'adolescent, ne retenant plus son calme.
Illyria leva son regard vers son fils et fronça les sourcils en remarquant son agacement.
-
Je te prie de baisser immédiatement d'un ton, Lucas !
Irrité, le jeune adolescent lâcha sa fourchette et ne cacha plus sa frustration devant l'attitude détachée de sa mère. Croisant les bras, il tourna la tête vers l'horloge, maudissant chaque tic-tac qui lui rappelait la longue descente du temps. Pendant ce temps, Illyria continua de manger avec toute la dignité dont elle pouvait faire preuve, semblant considérer l'incident clos. D'un rapide coup d'œil, elle observa son jeune fils tentant de contenir sa frustration.
-
Je ne comprends pas ton attitude, mon fils. Sont-ce là manières d’un futur comte impérial ? fit-elle, outrée par son comportement. Ton attitude doit changer, je refuse que tu te conduises de la sorte avec moi ou les domestiques !
Il osa braver l’autorité maternelle en gardant le silence. En plus de cet affront, ses cheveux blonds mi-longs n’étaient pas impeccablement coiffés comme ils auraient dû l’être, ce qui énerva davantage Illyria. Un tel manque de sérieux dans l’apparence n’était pas digne de la maison Roselys.
-
Écoute, si je te dis où est ton père, cela te calmera ? insista Illyria d'un ton doux mais ferme.
-
Oui..., répondit l'adolescent, méfiant.
-
Il est parti en Fédération Unie pour affaires. Voilà tout.
-
Pourquoi faire ? demanda Lucas, exprimant sa curiosité et son inquiétude.
-
Il ne me l’a pas dit et cela ne te regarde pas, répondit Illyria, visiblement gênée. Maintenant je voudrais que tu reprennes tes esprits. Va donc te peigner les cheveux comme il se doit quand tu auras terminé.
-
J’ai perdu l’appétit…
-
Dans ce cas. Simon, veuillez accompagner mon fils dans sa chambre et faîtes le revenir rapidement dans le petit salon quand il aura pris soin de ses cheveux.
-
Bien madame, acquiesça Simon, respectueux, alors qu'il patientait que Lucas se lève de sa chaise.
Le jeune garçon se leva, suivi par le valet Simon Dutreil, un homme serviable très investi dans son travail, âgé d’une quarantaine d’années, au teint mat et chauve, arborant un menton proéminant, ainsi qu'une barbe naissante bien entretenue. Austère de prime abord, l'homme appliquait à la lettre l'étiquette et la bienséance d'un majordome d'antan. Il ne s'entendait guère avec Priscilla Castel, la femme de chambre de la comtesse.
Lucas gravit les escaliers sans grande motivation, mais le valet qui le suivait rappelait à chaque fois qu’il n’était pas libre de prendre son temps ou vaquer à d’autres occupations, comme l’exigeait sa mère, dès son retour dans le salon.
En arrivant dans sa chambre, Lucas voulut retirer ces vêtements inconfortables et se mettre à l’aise pour se plonger dans ses lectures effrénées ou jouer aux jeux vidéo en ligne que sa mère voulait lui interdire. Son écran restait sa seule fenêtre sur le monde, car la comtesse refusait que son unique fils sorte à l’extérieur du domaine sans être accompagné par un adulte qui épiait ses moindres faits et gestes.
Il entra dans sa salle de bain pour se peigner correctement les cheveux en arrière. En se regardant dans le miroir, Lucas contempla son reflet et vit dans ses propres yeux la souffrance intérieure qui ne faisait qu’amplifier au fil du temps. Sa vie terne et répétitive le réduisait à l’état d’un prisonnier innocent condamné à perpétuité. Il espérait autre chose : plus de simplicité, des rapports conviviaux avec ses parents, sans valets espions qui obéissaient tels des soldats aux ordres de la maîtresse des lieux.
Simon toqua à la porte, déclenchant une réaction hystérique du jeune homme.
-
Foutez-moi la paix putain ! hurla Lucas derrière la porte d'une voix emplie de frustration et de colère.
-
Monsieur, votre mère vous attend, répondit le quadragénaire avec sang-froid sans relever l’insulte.
-
Je veux être seul !
L’homme entra dans la pièce sans ménagement.
-
Mais qu’est-ce que vous faîtes ?! s'écria Lucas, surpris par l’intrusion du valet.
-
Vous devez obéir monsieur, répliqua l'homme d'un ton ferme.
-
Arrêtez ! Laissez-moi tranquille ! protesta Lucas, tentant de s'opposer à l'intervention.
-
Silence ! ordonna Simon, son autorité éclatant dans sa voix.
Simon prit le bras de l’adolescent avec une poigne si forte que Lucas ne pouvait espérer s'en libérer. Jamais aucun valet n’avait osé s’en prendre à lui de la sorte. La douleur et la surprise l'empêchèrent de se plaindre. Allait-il rapporter cet incident à sa mère ? Non, car Simon était dans les bonnes grâces d’Illyria pour sa loyauté sans faille jusqu’à présent. Lucas savait qu’il allait en subir les conséquences pour avoir parlé avec grossièreté à un serviteur. Cela était inenvisageable pour Illyria et la punition pour un tel acte serait terrible.
Juste avant d’arriver dans le salon, le valet lâcha le jeune héritier qui tenait toujours son bras douloureux. Lucas restait sous le choc, un tel geste le bouscula dans sa monotonie. Il reprit rapidement ses esprits et entra dans la pièce.
Le salon était disposé avec plusieurs tables et guéridons garnis de fleurs ou d'objets précieux, ainsi que des canapés pour recevoir avec raffinement des invités. La cheminée ornait la pièce où l'on pouvait admirer une magnifique peinture de Claude Monet. Le feu crépitait dans l’âtre pour raviver la chaleur durant ce mois de mars encore glacial. Seul l’écran holographique accroché à un mur trahissait la présence de la technologie.
Assise de dos à l’entrée se trouvait une femme. Ses cheveux blancs grisonnants, étaient coiffés avec élégance, et elle portait une tiare en diamant autour de son front. Son maintien et sa prestance démontraient clairement qu’il s’agissait d’une personne noble et importante. Illyria se tenait près de la cheminée et se retourna vers Lucas lorsqu’il entra dans le salon. En voyant cette femme, il comprit que les prochains jours allaient être difficiles.
-
Comment va Geoffroy ? demanda Illyria à son invitée.
-
Votre frère se porte bien, répondit la femme d'une voix impérieuse.
-
Enfin te voilà ! Approche, viens saluer notre invitée, ordonna Illyria dans sa direction.
Il s’avança lentement vers le centre de la pièce où la dame d'âge mur lisait une lettre manuscrite, sans prêter attention à l’adolescent. Ce dernier patienta jusqu’à ce qu’elle daigne enfin lever ses yeux sévères vers lui, le regard inquisiteur, comme si elle cherchait à connaître son secret. Lucas baissa le regard, s'attendant à subir un déferlement de reproches pour son apparence négligée.
-
Bonjour madame, fit Lucas respectueusement en lui baisant la main comme il était d’usage.
Elle ne répondit pas, se contentant de saluer l’héritier Roselys par un petit hochement de tête.
Son bras lui faisait encore mal, mais il devait le cacher. Il n’appréciait pas cette femme toujours prompte à pointer ses lacunes dans ses devoirs et le strict respect de l’étiquette. Afin d’éviter toute confrontation inutile, Lucas garda toute sa détermination pour que ce moment soit le moins désagréable possible.
Sa mère se plaça près de lui afin de remettre son costume convenablement, ainsi que sa cravate légèrement relâchée. Elle pouvait déceler le malaise dans les yeux du jeune homme.
-
Quelque chose ne va pas ? demanda Illyria.
-
Non mère, tout va bien, répondit Lucas d'une voix impassible, dissimulant ses émotions.
L'invitée se mura dans le silence, observant Illyria avec insistance. La comtesse impériale reprit la conversation, mal à l'aise d'être dévisagée ainsi comme si elle avait commis une faute.
-
Mère ?
-
N'est-il pas ironique que le destin se plaise à nous rappeler sans cesse ce que nous avons été, jusqu'à ce que le temps vienne détériorer notre enveloppe charnelle et rendre l'existence amère ? dit-elle d'un ton énigmatique. Chère Comtesse de Roselys, vous évoquez en moi le souvenir de mes jeunes années, lorsque la naïveté et l'insouciance m'ont conduite à prendre des décisions si désastreuses qu'elles auraient pu nous mener à notre perte.
Face à ces paroles, Illyria préféra ne pas insister en parlant du passé de sa lointaine parente. La comtesse de Roselys présenta Lucas en le plaçant à ses côtés, les mains sur ses épaules.
-
Eh bien, je présume que vous vous souvenez de mon fils, reprit Illyria, enthousiaste et souriante.
-
Vous avez bien grandi mon garçon, répondit la femme d'une voix charismatique empreinte d'autorité. Je suis ravie de vous revoir.
-
Merci madame, moi aussi, répondit Lucas, détestant mentir.
-
J’espère que vous êtes prêt pour vous atteler à certaines affaires urgentes qui vous attendent jeune homme, poursuivit-elle en direction du garçon. Votre mère vous en a certainement parlé.
-
Non, je… Mère ? balbutia Lucas en se retournant vers Illyria.
-
A ce propos ma chère Mère, intervint Illyria, je n’ai pas eu encore le temps de bien exposer la situation à mon fils.
-
De quoi s’agit-il ? demanda Lucas, commençant à ressentir une certaine inquiétude.
Jeanne de Roselys, la doyenne de la famille, était une parente très éloignée qui veillait de près sur tous ses descendants, du moins ceux qu'elle jugeait dignes de son attention. Éducation, manières, politique, mariage, argent, elle avait un regard sur tous les sujets qui touchaient de près ou de loin les Roselys, et cette femme pleine de ressources y mettait tout son cœur. Jeanne n’hésitait pas à émettre sa vision conservatrice lorsque les choses ne se passaient pas comme prévu, car elle détestait la légèreté et le manque de sérieux. Malgré ses soixante-quinze ans bien entamés, Lucas jurait pourtant que l’apparence de cette harpie aigrie ne changeait pas au fil du temps, comme si les années n'avaient aucun poids sur elle. Son manque d’émotions sur son visage, mêlant à la fois charme et sévérité, avait l’habitude de mettre mal à l’aise toute personne peu habituée par cette force de la nature.
Elle crispa ses traits en entendant la réponse négative de la mère de Lucas, puis reprit la parole.
-
Vous venez d’avoir treize ans, mon garçon, commença Jeanne d'une voix empreinte de solennité, il est temps qu’on vous apprenne certaines vérités qui vous seront utiles pour faire face au monde dans lequel nous vivons, et le rôle que vous y tiendrez en tant qu'héritier de notre prestigieuse famille. Et cela, sans compter sur la nécessité de vous parler de la lourde mission qui vous attend.
-
Vous ne croyez pas qu'il soit encore trop tôt ? intervint Illyria, exprimant ses réserves.
-
Je ne suis guère aveugle pour comprendre que vous couvez votre fils sans lui avoir inculqué que le danger n’épargne personne. Le temps de l’insouciance n’a que trop duré, répliqua Jeanne avec fermeté.
-
Je ne... ? commença Lucas avant d'être interrompu par Jeanne qui poursuivit.
-
Avez-vous également omis de lui parler de notre grave affaire, Illyria ?
Soudain, la mère de Lucas tendit sa main vers le garçon pour l'immobiliser à l'aide de son don. Incapable de se mouvoir ou d'entendre quoi que ce soit, Lucas était devenu une statue de cire. Illyria était une variante capable de figer les molécules dans un espace restreint, mais elle n'utilisait ses capacités qu’en cas d’extrême nécessité, compte tenu des lois anti-variants de l'empire.
-
Avez-vous perdu l'esprit, Illyria ?! s'offusqua Jeanne, frappée par l'audace de sa descendante.
-
Jeanne, je vous prie de cesser immédiatement cette conversation, Lucas n’est qu’un enfant ! s'exclama la comtesse de Roselys pour raisonner son ancêtre.
-
Libérez votre fils, tout de suite ! Quelqu'un pourrait nous surprendre ! chuchota Jeanne, consciente du risque d'être démasquée.
Illyria fit un mouvement de la main et Lucas reprit le contrôle de ses mouvements sans se rendre compte de rien.
Le garçon ne connaissait pas encore sa véritable nature, ni celle de sa mère ou de sa famille. Il ressentit tout de même quelque chose d'étrange ; l'expression du visage de sa mère n'était pas tout à fait la même quelques instants plus tôt.
-
Je vous prie de m’excuser, mais je ne comprends pas, fit Lucas, visiblement confus en s'adressant à sa mère. De quoi parle-t-elle ?
-
Je vois que ma présence est plus que nécessaire, soupira Jeanne, sa voix imprégnée de déception. Je suis déçue Illyria, moi qui pensais que vous étiez beaucoup plus au fait de notre condition. Certaines choses vont devoir changer, vous avez perdu trop de temps. Comtesse, je vous donne la journée pour exposer la situation à votre fils ou je m’en chargerai.
-
Nous verrons, répondit sobrement Illyria, gardant son calme malgré la pression.
-
Prenez vos responsabilités et cessez de vous bercer d’illusions, ma fille, conclut Jeanne d'un ton sévère. Je reviendrai d’ici peu.
Jeanne se leva puis quitta la pièce avec toute la grâce dont elle était capable, laissant Lucas confus par ces mots inquiétants qui mettaient à mal la quiétude du château de Barly. Il fut néanmoins soulagé de son départ, car les rapports entre sa famille et Jeanne avaient toujours été délicats.
Lucas s’assit sur l’un des canapés du salon avec une certaine crainte, redoutant les secrets et les manigances de cette femme qui prenait plaisir à diriger la vie des autres. Illyria rejoignit son fils pour tenter de le rassurer.
-
Qu’est-ce qu’elle manigance, mère ? Dites-moi la vérité ! demanda Lucas, méfiant vis-à-vis de son ancêtre.
Illyria prit une profonde respiration jusqu'à l'arrivée de Priscilla Castel, sa femme de chambre personnelle.
La quarantaine, plutôt petite, les cheveux de couleur rousse jusqu'au niveau des oreilles, coiffés au carré et lissés à la mode des années 1920, Priscilla se vêtit constamment d'une tunique noire brodée par des motifs en dentelles. Ce choix restreint de couleur laissait croire à Lucas que la servante était dans un perpétuel deuil, et elle ne semblait pas être une personne abordable. Pourtant, elle servait Illyria avec sérieux et professionnalisme depuis son avènement en tant que comtesse impériale. John ne l'aimait pas, pensant, sans doute à tort, qu'elle était une espionne de Jeanne Roselys.
-
Oh, veuillez m'excuser, s'exclama Priscilla prise au dépourvu en découvrant la comtesse et son fils dans la pièce. Lucas, gêné et irrité par l'apparition de la femme de chambre, détourna le regard.
-
Bonjour madame Castel, répondit poliment Illyria. Qu'y-a-t-il ?
-
Je peux revenir plus tard si vous préférez, proposa Priscilla, consciente qu’elle dérangeait son employeur.
-
En effet, j'ai besoin d'être seule avec mon fils. Vous pouvez ranger mes affaires et annuler tous mes rendez-vous, je compte rester à Barly pour la journée.
-
Comme il vous sied, madame, répondit respectueusement la femme de chambre. Avez-vous besoin de quelque chose ?
-
Non, merci, vous pouvez disposer, conclut la comtesse.
La femme de chambre s'éloigna. Mère et fils reprirent leur conversation.
-
Lucas, tu te souviens du reportage où ils parlaient des variants que nous avons regardé l’autre soir ? demanda-t-elle.
-
Mais quel est le rapport je vous prie ? répondit-il.
-
Réponds à ma question, t'en souviens-tu ?
-
Eh bien, les journalistes parlaient des personnes malades avec un ADN modifié. Mais encore ?
La bouche d’Illyria ne voulait plus émettre le moindre son. Elle avait peur de la réaction de son fils.
-
Mère ?
-
Je suis d’accord avec Jeanne sur la nécessité de t’avouer qu’une menace pèse sur notre famille depuis très longtemps.
-
Mais qui nous veut du mal ? demanda Lucas, inquiet.
-
Mon chéri, il existe des personnes mauvaises dans ce monde, et j’ai toujours voulu te protéger du danger et t’éviter de souffrir. D’après mon souvenir, il s’agit d’un homme lié à Jeanne qui ne supporte pas notre existence qu’il juge indigne. La haine peut être si destructrice.
-
Cette personne aurait tué grand-mère et grand-père ? C'est un variant ?
-
Peut-être, répondit-elle avec émotion, mais tant que je serai en vie, j’empêcherai quiconque de te faire du mal, Lucas !
La voix d’Illyria avait changé ; elle ne parlait plus avec ce ton hautain qui lui était propre lors des mondanités ou en public. Cette fois, la mère de Lucas se montrait plus maternelle, plus protectrice, ce qui toucha profondément le jeune adolescent. Il ne saisissait pas encore jusqu’où la haine et le désir de vengeance pouvaient mener.
-
Qu’est ce qui va se passer maintenant, mère ?
-
Je ne peux pas le dire Lucas, je veux juste te demander de nous faire confiance, ton père et moi. Je suis consciente que tout ceci te semble soudain et c’est totalement légitime.
Lucas, muré dans le silence, se sentait toujours perdu. Illyria lui adressa un sourire en guise de réconfort.
-
Profitons de cette journée ensemble, tu veux bien ?
-
Oui, si vous voulez. J’aurais aimé que père soit là, avoua Lucas.
-
Je le sais mon ange, ton père a des affaires à régler dans son pays natal. J’aurais voulu que les choses soient différentes, mais on ne peut pas tout prévoir malheureusement. Dis-moi, que voudrais tu faire ce matin ?
-
J’aimerai rendre visite à ma cousine Elena.
-
Je crains que ce ne soit pas possible, je ne suis pas sûre que ta tante nous laisse venir à l’improviste. Toutefois, nous allons la contacter par holoconférence.
Lucas appréciait les efforts de sa mère pour tenter de renouer quelques liens, mais il sentait que tout lui échappait, une fois de plus.
Illyria manipula plusieurs paramètres sur l’écran holographique afin de contacter sa jeune nièce, Elena de Hainaut. À peine plus âgée que Lucas, elle avait l’esprit vif et rêveur. La conversation commença avec la jeune fille et ses parents, la comtesse Héra de Hainaut et son époux Philippe, qui résidaient à Mons dans l’ancienne Belgique, aujourd’hui annexée à l’Empire Europa. La sœur d'Illyria disposait du don de clairvoyance, lui permettant de percevoir des évènements par des flashs psychiques, tant dans le passé que le futur, ou de ressentir des évènements lointains à différents lieux.
Durant ce moment se voulant intime et convivial, Lucas n’arrivait pas à se confier comme il le voudrait, certainement dû à la présence de sa mère et de sa tante qui se vouaient un mépris palpable.
Ils n’avaient pas prêté attention à la présence d’un individu se tenant immobile à l’entrée du salon, qui les épiait depuis le début de leur entrevue.
Le malaise éprouvé par Lucas dans la matinée s’était estompé rapidement pour laisser place à plusieurs moments de complicité avec sa mère. Elle lui accorda une attention particulière afin d’amenuiser tout le stress accumulé par son fils au fil du temps. Sa sensibilité et le contexte attisaient davantage son malaise. Malgré cette volonté de renouer des liens, allait-elle lui avouer ce dont Jeanne parlait auparavant, ce qui changerait beaucoup de choses ? Illyria ne put se résoudre à gâcher cet après-midi par de lourdes révélations. Elle ne se sentait pas la force de le faire sans son mari.
Après le délicieux dîner concocté par son personnel, la comtesse accepta de regarder un film d'action en réalité augmentée avec Lucas, qui appréciait ces réalisations américaines à gros budgets censurées par le pouvoir impérial. Illyria fermait les yeux tant que cela ne s'ébruitait pas et que Lucas consommait ces films de manière modérée. Son père John ne trouvait rien à redire, puisque c'est lui qui ramenait ces divertissements depuis la Fédération Unie, en toute illégalité. Il considérait que cela serait bénéfique pour améliorer l'apprentissage du néo-anglais de son fils.
Le garçon s’endormit sur l’un des canapés du salon aux côtés de sa mère. Dans un geste de tendresse maternelle, Illyria caressait la main de son fils tout en manipulant son téléphone de l’autre. Elle devait garder contact avec son cabinet et ses assistants restés à Orléans en raison de son absence imprévue. La comtesse avait prêté que peu d’attention au film, préférant observer les réactions de son fils et noter à quel point il était beau.
Le valet Simon Dutreil apparut dans la pièce faiblement éclairée. Il maintenait un chandelier ancien doté d’un luminaire moderne imitant les bougies d’antan.
-
Avez-vous besoin de quelque chose, madame ? demanda l’homme à voix basse.
-
Non, je vous remercie, Simon. Nous allons nous retirer pour la nuit et vous devriez en faire autant, répondit Illyria.
-
Bien. J'ai fait appeler madame Castel pour qu'elle vous attende dans votre chambre. Bonne nuit madame la comtesse.
-
Bonne nuit. Allez mon chéri, on monte.
Elle se pencha vers son fils toujours somnolent, qui faisait mine de regarder la fin du film alors que le sommeil l’avait déjà vaincu depuis un moment. Il se frotta les yeux en baillant après avoir retiré son casque. Illyria et son fils se dirigèrent vers les premières marches de l’escalier du hall, plongé dans la pénombre depuis le passage de Simon qui avait gagné ses quartiers. Toute la maisonnée semblait calme après cette journée morose et étrange.
Soudain, un bruit sourd alerta Illyria, qui attira son fils contre elle. Dans un mouvement instinctif, elle brandit sa main vers l’avant afin d’empêcher qu’un tableau décroché de sa base ne les tue dans sa chute. La comtesse avait figé l’œuvre grâce à son don d'immobilisation, sans qu’aucun témoin ne puisse relater les faits, et Lucas était beaucoup trop endormi pour se rendre compte de ce qui venait de se dérouler. La comtesse saisit le tableau immobilisé pour le poser au sol. Le personnel se chargera de le remettre au mur le lendemain, pensa-t-elle.
Avant que le sommeil ne l'emporte à son tour, la comtesse de Roselys repensa à cet étrange événement. Aucun incident avec ce tableau n'avait eu lieu dans le passé.


Jeanne

John

Lucas

Simon

Solange
Chapitre 2
26 mars 2101 - Matin
Quelques jours plus tard, au cœur de la nuit, le père de Lucas revint de l’aéroport international de Lille-Lesquin au volant de son véhicule. John était un homme d'une quarantaine d'années, Américain, avec une bonne condition physique. Il avait une taille moyenne, des cheveux blonds mi-longs qu'il coiffait en arrière, et de magnifiques yeux bleus. Sa voix, teintée d’un bel accent américain lorsqu’il parlait néo-français, lui donnait un air sympathique et accessible. Plutôt franc de nature, il détestait l’étiquette imposée par sa femme et sa famille, qui semblait étouffer leur vie.
Après un long voyage harassant depuis l’aéroport de New York, John espérait rentrer au plus vite pour retrouver sa famille et son foyer. Des averses torrentielles s’abattaient sur le nord de l’Empire Europa cette nuit-là, et les éclairs illuminaient périodiquement la route de flashes éblouissants. Face à de telles conditions météorologiques, le père de Lucas redoubla de prudence pour éviter un accident sur les routes sinueuses et peu fréquentées menant jusqu’à Barly. Il faillit d'ailleurs glisser sur le bas-côté en essayant d’éviter un conducteur fatigué, mais il réussit à garder le contrôle grâce à ses réflexes aiguisés malgré le décalage horaire et la fatigue.
Il arriva enfin devant l’imposante grille du domaine de Barly. Muni de sa carte magnétique et d’une lourde clé en fer destinée à ouvrir la grande porte du château de Barly, John pénétra dans le hall de la demeure qui baignait dans un silence perturbé seulement par les éclairs et le vent. La pendule du salon sonna quatre heures du matin. John fit preuve de discrétion pour éviter de réveiller quiconque.
Le père de Lucas posa sa veste trempée sur le porte-manteau en bois de noyer tout en observant attentivement les alentours. Il entendit des pas se diriger dans sa direction, se demandant qui cela pouvait bien être. Une silhouette se dessina à la porte du couloir adjacent, éclairée par un magnifique chandelier en laiton orné de trois bougies holographiques imitant une flamme. John reconnut immédiatement la personne et laissa échapper un soupir d’agacement. Levant les yeux vers le plafond, il aperçut Jeanne Roselys, la comtesse douairière, qui l’observait d'un air sévère, comme à son habitude.
Il soupira en voyant la doyenne de sa belle-famille. John aurait souhaité que cette femme ne revienne jamais au château de Barly et cesse de les importuner avec ses critiques et ses mises en garde constantes concernant un potentiel danger extérieur. Leurs désaccords étaient à l'origine de nombreuses disputes, au grand désarroi de Lucas, qui ne supportait pas les tensions familiales.
John savait que ce n'était pas le moment de s'engager dans une nouvelle dispute ou de longues explications. En son for intérieur, il redoutait qu'elle ne profite de cette occasion pour le chasser comme un malpropre.
L'orage grondait de plus bel, empêchant la tension naissante de retomber.
-
Oh, it’s you Madam! sursauta John, reprenant son souffle. I did not expect to see you in my house. (Oh, c’est vous madame. Je ne m’attendais pas à vous voir dans ma maison).
-
Ravie de vous voir aussi mon cher John, salua-t-elle avec une pointe de cynisme. Votre épouse et votre fils désespéraient de vous attendre, et nous nous demandions quand vous comptiez enfin réapparaitre de votre voyage. Et de toutes évidences, seul.
-
Me voilà maintenant. Et moi qui espérais retrouver mon foyer sans vous dans les parages, répondit sèchement l'époux d'Illyria avec un léger accent américain. Ma femme est-elle ici ?
-
Non, elle s'est rendue à Orléans hier dans la matinée. Une femme dans sa position ne peut rester inactive trop longtemps, cela ne serait pas convenable, ni souhaitable.
-
Mais encore ?
-
La Cour des pairs requérait sa présence pour des affaires urgentes, mais j'oubliais que vous attachez fort peu d'intérêts à la politique ou aux affaires de ce pays qui n'est pas le vôtre. Je me suis donc empressée d'offrir mon aide à votre épouse en me chargeant de votre fils qui aura besoin de mes conseils, rétorqua Jeanne avec suffisance.
John arborait un visage pincé, croyant difficilement à cette version des faits.
-
Elle aurait laissé Lucas sous votre garde. Vraiment ?
-
Allons John, reprit Jeanne, ne soyez pas aussi désobligeant à cette heure indue. Pour votre fils et votre femme, tentons d’éviter tout désagrément, voulez-vous ?
-
Vous manigancez quelque chose comme à votre habitude, Jeanne. J’ai peine à croire que vous êtes ici uniquement pour garder mon enfant. Qu'allez-vous trouver cette fois ? demanda-t-il, méfiant.
-
Votre enfant, comme vous dîtes, est mon descendant. J'ose croire que vous ne l'avez pas oublié. Mais je vous retourne votre argument, cher beau-fils, car je puis deviner les raisons qui vous ont poussé à partir subitement en Fédération Unie. Enfin soit, je mettrai votre impertinence sur le compte de la lassitude et du décalage horaire, et je vous conseille de vous retirer. Bonne nuit, conclut Jeanne avec un regard sarcastique.
Elle tourna les talons et disparut dans les ténèbres du rez-de-chaussée, irritant encore plus l’homme qui n'appréciait ni son ton ni ses paroles. "Que cette femme soit maudite", se répétait-il mentalement.
John se dirigea vers l'escalier et manqua de faire tomber une magnifique sculpture installée sur un piédestal en marbre près des premières marches. Il gravit le magnifique escalier en bois sculpté en laissant sa valise au rez-de-chaussée de peur de provoquer un fracas assourdissant et de réveiller tout le château. Cela pouvait attendre demain.
En avançant dans le corridor du premier étage, éclairé par des spots positionnés sous des tableaux, il s'arrêta devant la porte de la chambre de Lucas. Il hésita un instant, mais le désir de revoir son fils l'emporta. John ouvrit doucement la porte, soucieux de ne pas réveiller l'adolescent. Lucas était souvent en proie à des cauchemars, et sa relation conflictuelle avec Jeanne le faisait pleurer en silence pendant des heures. Cette situation ne faisait que renforcer l'aversion de John envers la matriarche de la famille.
Le jeune adolescent de treize ans dormait profondément depuis un moment déjà. Contrairement aux conventions de bienséance auxquelles Jeanne attachait tant d'importance, Lucas préférait passer ses nuits en sous-vêtements plutôt qu'en pyjama, privilégiant le confort à toute autre considération. Les choix vestimentaires étaient la responsabilité du majordome Simon Dutreil ou d'Illyria, selon leur planning, et Lucas n'avait pas son mot à dire dans la plupart des domaines.
John fit attention en avançant dans la chambre de son fils. Des vêtements et des livres jonchaient le sol près de son lit en bois, placé au centre de la pièce. Dans les cercles aristocratiques, les livres étaient toujours considérés comme des objets de savoir, de culture et de sagesse, et les laisser au sol aurait été perçu comme un affront. Jeanne et Illyria auraient sévèrement réprimandé Lucas s'ils avaient découvert un tel désordre.
Le téléphone de Lucas, une petite tablette tactile transparente, était posé près de lui au cas où sa mère ou quelques-unes de ses connaissances virtuelles voudraient le contacter. Il dormait sur le côté, en position fœtale, ses bras repliés contre sa poitrine, son visage paisible comme s'il priait. John fut émerveillé en contemplant son fils à la lueur du jardin qui filtrait à travers la fenêtre non occultée par les rideaux. Réveiller Lucas aurait été inconcevable. John préféra le regarder encore quelques minutes et écouter sa respiration apaisée.
L'époux d'Illyria éprouvait un amour profond pour Lucas, mais il prenait conscience des dommages que ses absences répétées pouvaient causer à son bien-être. John se dirigea vers la fenêtre pour observer l'extérieur du domaine. Son attention fut captée par une silhouette sombre se dirigeant vers le petit bois, où les branches des arbres se balançaient au gré du vent et où une pluie fine continuait de tomber. Qui pouvait bien être cette personne ? Jeanne ? Un intrus ? Ou peut-être une simple illusion ? Épuisé, John n'était pas en mesure de le déterminer, mais il n'allait certainement pas risquer de laisser son fils seul pour enquêter.
Il plissa les yeux, attribuant cette vision à la fatigue, sans être totalement convaincu de ce qu'il avait aperçu.
Il tira les rideaux et les voilages pour obscurcir la pièce, puis il s'approcha du lit et caressa doucement la joue de Lucas, qui émit un léger soupir sans même ouvrir les yeux.
-
Nnh... mère ?
-
Non, c'est moi honey (chéri). Rendors-toi, murmura John.
Lucas était trop fatigué pour remarquer le retour de son père. Il retomba rapidement dans le sommeil, se blottissant sous la couette que John avait remise sur ses épaules.
Si John n'avait pas été aussi épuisé, il aurait sans doute pris le temps d'observer son fils dormir, comme il le faisait souvent par le passé. Lucas avait eu du mal à s'endormir seul dans sa chambre lorsqu'il était plus jeune, ce qui avait poussé ses parents à veiller sur lui jusqu'à tard dans la nuit. À chaque fois qu'ils venaient vérifier, Illyria et John réalisaient à quel point leur fils grandissait vite.
Le quadragénaire se rendit dans sa propre chambre, qui semblait vide en l'absence de sa femme. Après avoir retiré ses vêtements humides, il s'affala sur son lit. Malgré ses défauts et son aversion pour l'aristocratie impériale, John aimait Illyria de tout son cœur, comme au premier jour de leur rencontre.
***
Le lendemain matin, Lucas prenait son petit-déjeuner dans le grand salon en compagnie de Jeanne. Le garçon se sentait mal à l'aise dans cette atmosphère austère, privé de la présence de ses parents pour adoucir les humeurs de la vieille dame. Il avait supplié sa mère de ne pas le laisser seul avec Jeanne, mais Illyria lui avait enjoint d'obéir à toutes les demandes de leur parente.
Malgré le silence qui régnait, à l'exception des politesses d'usage, Jeanne ne se montra pas désagréable ou acerbe envers Lucas ce matin-là. Peut-être était-elle de bonne humeur, songea-t-il. Elle se contentait de le fixer du regard, alors qu'il tentait constamment d'éviter ses yeux, redoutant les remarques cinglantes de la première comtesse de Roselys, connue pour son caractère hautain et tyrannique.
Une fois le petit-déjeuner terminé, Simon Dutreil, le majordome, donna l'ordre à Solange Benbassa, la servante, de débarrasser la table. La comtesse douairière fumait avec un long porte-cigarette d'un autre siècle, ce qui lui conférait un certain charme rétro. Bien que la fumée ne soit plus nocive pour les fumeurs et leur entourage, elle incommodait Lucas par son odeur nauséabonde et irritante qui emplissait la pièce d'un brouillard persistant.
-
Merci, dit Lucas comme il était de coutume après un repas. Puis-je quitter la table, madame ?
-
Un instant, jeune homme, fit-t-elle en coupant Lucas dans son élan.
-
Madame ? Veuillez m’excuser, je dois travailler mes leçons avec mon précepteur qui ne devrait plus tarder.
-
Je le sais, mon enfant, j’ai annulé sa venue. Je me chargerais de vérifier vos progrès scolaires de mes propres yeux. Ce sera l’occasion de nous entretenir ensemble plutôt que de se forcer à échanger de simples politesses d'usage.
Lucas sentait au fond de lui que les choses allaient mal se passer avec Jeanne. Il éprouva des difficultés à dissimuler son malaise derrière une expression forcée, faisant semblant d'être honoré par la proposition de son aïeule de l'aider dans son apprentissage scolaire. Les préceptes habituels lui revenaient en mémoire : "Prends sur toi, ne montre pas tes émotions, respecte les adultes et ta famille." Ces mots résonnaient souvent pour lui inculquer les bonnes manières. Pourtant, au fond de lui, il aspirait à plus de simplicité et de sincérité dans ses relations avec les membres de sa famille, ou simplement à avoir des interactions avec des enfants de son âge.
-
Comme il vous plaira, madame.
-
Vous avez du mal à cacher vos émotions, Lucas. Vous ne savez pas mentir, pas encore.
-
Madame ? murmura Lucas, se sentant comme pris au dépourvu.
-
J’ai discuté avec tant de personnes dans ce monde et depuis tant d'années pour distinguer la vérité du mensonge. C’est un art compliqué que vous devrez maitriser, surtout en tant que futur comte impérial après votre mère. Cependant, je dois admettre que vous faites des progrès dans la forme. Saisissez-vous où je veux en venir ?
-
Oui madame, je ferai ce qu’il faut dans ce but si vous le jugez nécessaire, dit-il en gardant son calme.
-
Excellent, conclut-elle en dessinant un sourire avant de poursuivre. Lucas, avez-vous quelque chose à m'avouer avant de commencer ?
-
Pardon ? fit-il avec surprise.
-
Avez-vous ressenti des choses étranges ces derniers temps ? De la fatigue, ou des évènements qui pourraient vous sembler incroyables ?
Le garçon se creusait les méninges pour se souvenir de son existence répétitive et peu amusante. Seuls quelques moments intimes avec ses parents lui redonnaient le sourire et l'espoir d'être véritablement heureux. La question de la comtesse douairière le mettait mal à l'aise.
-
Non, pas à ma connaissance. J'ai été souffrant il y a deux semaines, répondit Lucas, se remémorant brièvement sa récente maladie.
-
Je le sais, acquiesça Jeanne. Rien d'autre ?
-
Non madame, rien d'autre, dit-il en secouant la tête.
-
Je vous demanderai de faire attention à votre état de santé ces prochains mois. Votre puberté risque de causer certains désagréments. Votre mère et moi-même seront présentes pour vous aider à passer cette étape cruciale.
-
J'y veillerai madame, affirma Lucas avec gratitude.
-
Bien, assez bavardé mon garçon. Allez chercher vos cours avec votre matériel et revenez ici prestement.
L'adolescent obéit en regagnant sa chambre, motivé par le sens du devoir. Il savait qu'il ne pouvait faire attendre Madame de Roselys sans risquer de sérieuses représailles ; la paresse et la mauvaise volonté étaient des notions incompatibles avec la vie aristocratique, quel que soit l’époque. Madame de Roselys prônait le dur labeur comme condition sine qua non pour devenir une personne respectable dans un monde où l’innocence avait perdu sa place. Pour Lucas, les véritables origines et les secrets de cette femme mystérieuse et acariâtre restaient méconnus.
Quand il posait des questions sur Jeanne, personne ne semblait vouloir lui répondre. Il trouvait étrange que malgré son âge avancé, elle ne semblait jamais souffrir de la moindre maladie ou problème de santé. Tout cela lui paraissait louche et énigmatique.
Pendant ce temps, le père de Lucas s'approcha simplement, revêtu d’une belle robe de chambre de couleur pourpre, brodée aux armoiries des Roselys et d’Artois. Il baillait constamment après cette nuit bien courte depuis son retour au sein de l'empire, et seul un café bien noir parviendrait à le sortir de sa torpeur. L’homme pénétra dans la salle à manger où se trouvait Jeanne, qui s'agaça devant une telle légèreté. Elle considérait que l’époux de sa descendante oubliait sciemment le protocole pour la provoquer, car il le considérait comme désuet et d'un autre âge. Le mari d’Illyria n’était pas si pointilleux sur l’étiquette ; il refusait catégoriquement que des règles abstraites et rigides façonnent artificiellement sa vie et celle de ses proches. La présence des domestiques l’insupportait, puisqu’ils empiétaient sur son désir d’intimité et de tranquillité malgré leurs bons et loyaux services.
-
Bonjour, se força John, bien que son ton trahît son irritation.
-
Très cher beau-fils. La nuit fut bonne ?
-
Courte. Et je constate que vous êtes toujours ici, chez moi, répliqua l'Américain, un brin sarcastique.
-
Et où voudriez-vous que je sois ? soupira Jeanne dérangée dans sa quiétude. Je vous rappelle que je suis autant chez moi que vous.
-
Ne recommencez pas sur ce sujet de bon matin, gronda John, sentant l'agacement émerger en lui.
-
Je ne cède jamais rien, vous devriez le savoir, mon cher John.
-
J’ai surtout besoin d’un bon café pour me réveiller ! dit-il en massant ses tempes douloureuses.
Les hostilités ne faisaient que commencer entre ces deux forts caractères. John se dirigea vers le buffet et la table déjà débarrassés par les serviteurs. Il n’y avait aucune tasse ou de café pour le comte consort, puisque les valets n’avaient pas été mis au courant par la comtesse douairière. Le père de Lucas pensa qu'il s'agissait encore d'une petite manigance de Jeanne pour piquer son ego.
Il partit s’asseoir en face de la comtesse douairière, qui ne cessait de le dévisager avec dédain dans cet accoutrement qui lui faisait honte. John convoqua Simon Dutreil.
-
Simon, vous serez aimable de m’apporter une tasse de café bien chaud sans sucre, merci, demanda poliment l'époux de la comtesse.
-
Certainement monsieur, répondit le majordome qui s’exécuta et disparut dans l’office pour exécuter la demande.
-
Où est mon fils ? demanda John à l’ancêtre de sa femme. Je suppose que Lucas doit être debout aux aurores avec votre discipline de fer ?
-
Une notion qui vous est bien étrangère, répliqua Jeanne d'un ton sarcastique.
-
Oh père ! Vous êtes revenu ! s'exclama Lucas, surpris en revenant dans la pièce.
L'adolescent esquissa un large sourire en apercevant son père assis à la table, réalisant que personne ne l'avait informé de son retour. L'incertitude entourant la durée de ses voyages outre-Atlantique ajoutait à son mystère. Les absences de John étaient souvent imprévisibles, pouvant durer une semaine ou plus, sans explication apparente. Lucas avait une grande affection pour son père, un homme bienveillant, parfois direct mais toujours porteur de secrets.
Le jeune homme traversa la pièce et se dirigea vers John, déposant ses outils numériques et livres sur la table. À la surprise générale, Lucas enlaça son père avec l'insouciance d'un enfant heureux. Ce geste, pourtant innocent, irritait profondément Jeanne, qu'elle considérait comme un affront à la bienséance et à la retenue. Pour elle, ce comportement devait cesser rapidement, sinon Lucas risquait d'être lui aussi contaminé par ce désir d'authenticité et de simplicité, une attitude qu'elle jugeait déplacée dans une époque en déclin moral. Elle lança un regard accusateur au père de l'adolescent, l'accusant d'être un possible perturbateur dans l'éducation conservatrice de l'héritier des Roselys.
John profita de cette étreinte avec son fils en remarquant l'agacement de Jeanne. Il observa ensuite son fils d'une fierté toute paternelle.
-
Hello honey. Slept well? (Bonjour mon chéri, bien dormi ?), dit John avec douceur. Je n'ai pas voulu te réveiller cette nuit.
-
Yes, father (oui père), répondit Lucas avec entrain.
-
What’s the news, sweetheart? Did you obey your mother and do your job as well? (Quelles sont les nouvelles mon chéri ? As-tu bien obéi à ta mère et fait ton travail correctement ?)
-
Of course, I… (bien sûr, je), commença Lucas, mais qui fut interrompu par son père.
-
Pourquoi es-tu vêtu ainsi ? demanda-t-il en français, agacé par la tenue trop stricte de Lucas. Va te changer, j'ai envie de jouer au foot avec toi. Et si tu marques assez de points, nous nous rendrons en ville afin de trouver un bon jeu vidéo de guerre.
Lucas affichait un sourire de joie. Il commença à se diriger vers la porte, mais Jeanne l'empêcha de quitter la pièce.
-
Au risque de déranger vos touchantes retrouvailles, je vous rappelle que nous devons travailler vos leçons Lucas Wyatt, affirma Jeanne.
-
C’est vrai, vous avez raison, répondit le jeune homme dont le visage s’assombrit en baissant les yeux.
-
Va te changer, my boy (mon garçon), intervint John autoritaire en regardant Jeanne, cette femme ne va pas gâcher notre plaisir de nous retrouver. Les devoirs peuvent attendre !
-
Avez-vous perdu la tête, John ? s'interloqua Jeanne, incrédule.
-
Ai-je l'air de plaisanter ? rétorqua l'Américain. Qui a obligé mon fils à suivre un enseignement à domicile au lieu de se rendre à l’école comme tous les autres enfants ? Comment pourra-t-il apprendre à se confronter aux problèmes de la vie s'il reste constamment protégé dans cette prison dorée ?
Pour assurer la sécurité de l'héritier Roselys, Jeanne ordonna à Illyria de dispenser des leçons au sein de leur domaine de Barly plutôt que d'envoyer Lucas dans un pensionnat impérial, au risque de compromettre son développement personnel.
Lucas observa avec inquiétude sa parente et son père, sentant une tension émerger qui menaçait de ternir cette belle matinée. Leur échange fut interrompu par l'arrivée de Simon, le majordome, qui déposa la tasse de café de John sur la table.
-
Un futur comte impérial ne rend pas à l’école, mon cher John. On l’instruit. Vous croyez qu'une partie de foot ou de jeu vidéo réussira à faire oublier vos manquements en tant que père ?
-
Mon fils a besoin de distractions de garçons de son âge ! objecta John, la colère gagnant sa voix.
-
Non, John, votre fils a besoin d'être conditionné pour le rôle qu'il tiendra plus tard. Ainsi, je crains de devoir insister plutôt que de bavarder inutilement avec vous, déclara Jeanne d'un ton ferme. L’absence d’Illyria ne va pas empêcher votre fils de travailler et de s’instruire, et je dois avouer que je suis scandalisée de voir que vous n’avez pas les mêmes priorités que nous concernant ce point. Est-ce vous qui empêchez Illyria de parler de certaines choses à Lucas ?
-
Encore ces sottises ? Arrêtez de dire « nous », heureusement Illyria est bien différente de vous, répliqua John. Une bonne fois pour toute, quand allez-vous cesser de nous torturer avec vos foutaises, Jane ? Lucas est mon fils, moi et sa mère seuls pouvons décider de ce qui est le mieux pour lui. Allez au diable avec vos préceptes dépassés et votre étiquette de malheur !
-
J’espère que vous mettez autant d’efforts en Fédération Unie qu’ici, pesta Jeanne avec un ton acerbe. Mais d'après ce que je sais, il n'a pas l'air d'apprécier votre présence.
-
Je vous en prie, supplia Lucas pour empêcher que la discussion ne s’envenime davantage.
John se redressa, délicatement mais fermement, faisant place à Lucas sur le côté. Il se tint face à Jeanne, dont l'attitude immuable défiait toute intimidation. Lucas percevait clairement le mépris dans les yeux de son père envers la comtesse douairière. Il semblait que Jeanne avait touché une corde sensible, révélant peut-être une vérité douloureuse que John gardait enfouie depuis trop longtemps. Mais les provocations incessantes de Jeanne devenaient insupportables pour le quadragénaire, qui se retenait avec peine, sur le fil du rasoir entre retenue et explosion verbale.
-
How dare you?! (Comment osez-vous ?!), s'exclama John, indigné.
-
Ne m’obligez pas à être plus précise John, vous pourriez le regretter. Et votre fils nous écoute, rétorqua la comtesse douairière d'un ton glacial.
-
Vous me menacez devant mon enfant !
-
La vérité est cruelle, la vie injuste, le mensonge et le secret sont des péchés mortels. Si vous arrivez à supporter votre reflet dans le miroir, tant mieux pour vous, John. Mais je ne laisserai pas votre condition et vos actes passés briser l’éducation et le bien-être de mon descendant, fit-elle avec fermeté.
-
Vous empoisonnez nos vies, vieille femme ! lança John, la colère grondant dans sa voix.
-
Père, madame, s’il vous plait, osa Lucas, tremblant de stress.
-
En effet, j’ai bien des dons, John, et vous ne savez pas de quoi vous parlez, répondit Jeanne sans relever le malaise de Lucas. Jeune homme, veuillez-vous rendre dans la bibliothèque, je vous rejoindrai dans quelques minutes afin que je puisse clôturer cette fâcheuse discussion avec votre père.
Lucas hésita un instant. Il connaissait bien la propension de son père à réagir de manière agressive lorsque ses nerfs étaient mis à rude épreuve, surtout en présence de Jeanne Roselys, dont la force de caractère égalait la sienne. Voyant son hésitation, la comtesse douairière adopta un ton plus impérieux dans sa voix.
-
Obéissez immédiatement, Lucas ! Je ne vous le dirai pas deux fois.
Le jeune homme observa son père, qui lui fit discrètement signe d'obéir, souhaitant le protéger en l'éloignant de ce conflit. La discussion avait clairement franchi une limite, et les deux parties pouvaient s'accorder sur un point : Lucas ne devait pas être la victime collatérale de leurs querelles d'ego et de pouvoir incessantes.
Sentant le stress monter en lui, Lucas se dirigea vers la bibliothèque sans pouvoir exprimer son malaise croissant. Il se sentait impuissant, sans solution pour apaiser les tensions ou résoudre les conflits. Il avait l'impression que personne ne le prenait au sérieux, le voyant comme un enfant incapable de faire des choix ou de partager ses sentiments. La seule personne capable d'apaiser ces tensions était absente, et Lucas se retrouva seul, tentant en vain de contacter sa mère qui ne répondit pas à ses appels. Désemparé, il posa le téléphone sur le canapé, frustré et impuissant.
Solange Benbassa était une femme de ménage de petite taille, au visage jovial et bien maquillé, arborant des cheveux brun foncé coiffés en arrière. Son expression laissait souvent deviner une certaine rêverie, donnant l'impression qu'elle était constamment perdue dans ses pensées. Bien que légèrement excentrique, Solange était appréciée de tous pour sa serviabilité et sa politesse. Avec son teint méditerranéen et sa voix douce, elle faisait l'unanimité auprès de ses collègues et employeurs.
Lorsque Lucas entra dans la pièce, Solange était déjà présente, vêtue d'une tunique noire et d'un tablier blanc, une coiffe assortie posée sur le sommet de sa tête. La femme de quarante-huit ans salua poliment le jeune adolescent avant de se mettre à épousseter les étagères où étaient rangés de très vieux ouvrages d'époque, écrits par de prestigieux auteurs. Illyria se prélassait sur un divan pendant ces longues lectures, touchant le papier des livres pour se se plonger dans l'Histoire et les romans, une activité devenue de plus en plus rare à l'ère de la technologie numérique impersonnelle.
-
Quittez ce domaine, Jeanne ! Sinon…, menaça John d'un ton sombre.
-
Sinon quoi ? Vous caressez l’illusion que je vais vous obéir ? Pauvre fou, je ne suis soumise à aucun homme ! Je vous conseille de ne pas me sous-estimer, car la seule chose qui m’empêche de vous chasser de mon château est l’amour que votre fils et votre femme vous portent. Ne gâchez pas cela uniquement parce que vous ne me supportez pas, malgré tous les efforts que j’ai fait pour admettre votre présence. Si vous n’y arrivez pas, repartez en Fédération Unie retrouver votre ancienne vie ! répliqua Jeanne avec fermeté.
-
Vous n’êtes qu’une vielle garce ! s’énerva John.
-
Et moi qui espérais mieux d’un américain volage et cupide ! conclut la comtesse douairière d'un ton glacial.
John ne put se retenir plus longtemps. Pour lui, Jeanne était un monstre machiavélique aux traits féminins. Il se sentit submergé par la colère et l'envie de la saisir pour la jeter hors de sa demeure. Mais avant qu'il n'ait pu agir, Jeanne fut plus rapide. D'un bond, elle asséna une puissante gifle sur la joue de John, le faisant trébucher. L'une des bagues de la comtesse entailla sa joue, et John sentit le sang couler légèrement.
Le bruit de l’altercation attira Simon Dutreil, qui resta immobile face à cette scène surréaliste. John se tenait la joue endolorie et blessée avec sa main, puis il disparut de la pièce en faisant tomber un vase qui se trouvait sur une commode, provoquant un fracas assourdissant en s'éclatant au sol. Où allait-il ? Simon courut vers la salle de billard où étaient entreposés d'anciens fusils de chasse toujours fonctionnels. Avec soulagement, il constata que rien n'avait bougé.
Jeanne passa ses doigts fins dans ses cheveux grisonnants et discuta avec le majordome jusqu'à lui demander de faire nettoyer la pièce. Elle se dirigea ensuite vers la bibliothèque pour retrouver Lucas. En y entrant, elle trouva la pièce vide. La femme de ménage Solange Benbassa réapparut quelques instants plus tard, et fit une légère révérence à la comtesse douairière.
-
Mon petit, où se trouve le jeune Lucas Roselys ? demanda Jeanne d'une voix autoritaire.
-
Je ne peux vous le dire madame, le jeune monsieur se trouvait ici il y a un instant, répondit la servante d'une voix respectueuse.
-
Pourtant il ne l’est plus. Vous a-t-il dit où il se rendait ? insista la comtesse douairière.
-
Je me souviens que le fils de madame la comtesse s’est excusé. J'ai repris mon travail et suis partie dans l’autre pièce, répondit-elle avec hésitation.
Jeanne trouvait cette histoire étrange. Elle remarqua un léger détail dans la pièce.
-
Pourquoi cette fenêtre est-elle entre ouverte ? demanda Jeanne avec suspicion.
-
J’aurais juré l’avoir fermée, madame. Le loquet a peut-être besoin d’être réparé, répondit la servante d'une voix troublée.
-
Non, c’est lui !
-
Vous voulez dire que...
-
Cet enfant a fugué. Quel imbécile, triple inconscient ! Il mériterait que je le jette dans un cachot ! fustigea Jeanne, la colère dans la voix. Ma chère, veuillez prévenir le personnel de se mettre immédiatement à la recherche de Lucas Roselys dans tout le domaine ainsi qu’à Barly. Tout de suite !
La femme se hâta de prévenir ses collègues, qui se mirent à courir dans tous les sens au sein du château de Barly pour mener les investigations. Ils cherchèrent également dans la petite église catholique Saint-Léger en face du château, ainsi que dans le petit village de Barly tout proche, où personne ne l'avait vu.
Une autre partie du personnel se chargea de mener les recherches dans le parc ainsi que toutes les dépendances du domaine. Les lieux étaient vastes et il existait de multiples endroits reculés pour se cacher durant plusieurs heures. Jeanne suivit son instinct en se rendant en personne dans le bois situé à une cinquantaine de mètres, mais elle ne trouva personne, aucune trace tangible. Elle ressentit soudain une crainte qui émergea dans son esprit tel un malaise. Et si quelqu’un avait profité de cette occasion pour enlever son héritier ?
John fut le dernier à être mis au courant de l'affolement des domestiques. Apprendre que son fils avait disparu le figea sur place. Il redoutait qu'il ne lui arrive quelque chose par sa faute. Désespéré, John cria le prénom de Lucas en le suppliant de revenir. L'émotion se lisait dans la voix de cet homme qui espérait revoir son enfant sain et sauf. Il avait les larmes aux yeux et la voix cassée à force de crier. Rien ne serait arrivé s'il ne s'était pas disputé avec la comtesse douairière.


Jeanne

Solange

John

Robert

Illyria

Charles

Priscilla

Simon
Chapitre 3
26 mars 2101 - Après-midi
Illyria fut alertée par téléphone de la terrible nouvelle : son unique fils avait disparu ! Choquée et terrifiée, elle quitta précipitamment la haute Cour des pairs qui siégeait à Orléans, la nouvelle capitale de l’Empire Europa depuis 2064. Le chauffeur privé de la comtesse emprunta les itinéraires les plus rapides, contournant les Ruines de Paris à l’ouest par Chartres jusqu’à Amiens, puis jusqu’au comté de Roselys situé dans l’ancien département du Pas-de-Calais, en raison des quatre heures trente séparant Orléans de Barly.
Le nouvel empire français avait aboli les régions et autres surcouches administratives pour rétablir des comtés semi-autonomes régis par la haute noblesse. Quant aux préfets, ils exécutaient toujours la politique et les décisions de Sa Majesté l’empereur Jean Napoléon Bonaparte VI.
Les deux chambres du parlement, à savoir la Cour des pairs et la Convention impériale, se déchiraient actuellement sur un important projet de reconstruction intégrale de la ville de Paris. Les travaux nécessitaient des milliards d’EurCoins que le pays ne pouvait honorer pour le moment, et les débats suscitaient des passions des deux côtés de l’échiquier politique. Le gouvernement impérial avait déjà lancé des travaux aux abords de la région parisienne à l’aide de robots depuis 2098, mais les retombées radioactives restaient l’un des principaux obstacles. Ce projet était soutenu par les impérialistes conservateurs proches d’intérêts privés, tandis que l’opposition impériale démocrate critiquait un projet trop coûteux sans tenir compte des retombées sanitaires de la décontamination des sols sur le long terme. Aucun scientifique ne pouvait garantir le succès des opérations, mais seuls les intérêts financiers semblaient compter dans cette société tourmentée par le doute et la quête d'enrichissement personnel. D’éminents scientifiques utilisaient les médias pour exposer leurs connaissances approximatives à travers des conflits d’ego futiles.
À Barly, John ne retrouva pas Lucas malgré plusieurs heures de recherches avec les domestiques du domaine, et l’absence de Jeanne était le moindre de ses soucis. Il espérait néanmoins qu’elle ne soit pas impliquée dans cette histoire de disparition. John songea à la thèse de plus en plus plausible d’une fugue. Mais le doute le faisait hésiter, envisageant également la possibilité d'une mauvaise rencontre. Cette idée lui glaçait le sang.
L’horloge sonna treize coups dans le salon lorsque les domestiques décidèrent de rentrer sans avoir retrouvé l’héritier Roselys. Où pouvait-il être ? John, abattu en attendant que sa femme revienne, redoutait sa réaction en raison des disputes et des querelles qui déchiraient la famille. Il ne voulait pas dissimuler la vérité ou se défausser ; l’Américain décida d’être honnête envers son épouse.
Une idée germa dans son esprit : et si Jeanne Roselys avait raison sur les dangers de cette secte fanatique ? Lucas avait-il été enlevé par l’ennemi de la famille pour une rançon ou pour être éliminé ? John était tourmenté par toutes ces questions auxquelles il n’avait aucune réponse.
Une heure passa jusqu’à ce que la voiture sombre de la comtesse franchisse le grand portail du château de Barly. Folle d’inquiétude, Illyria courut jusqu’à John en saisissant les manches de sa veste. Sa femme de chambre, Priscilla Castel, la suivait de près, visiblement préoccupée.
-
Où est-il ?! Où est notre fils, John ? s'écria-t-elle, l'angoisse perçant dans ses yeux turquoise.
-
Je ne sais pas Illyria, répondit-il d'une voix sombre, le cœur se serrant dans sa poitrine. J’ai cherché partout pendant des heures.
-
Mais, que s’est-il passé ?! Tu ne m’as rien dit au téléphone, demanda-t-elle, inquiète. Que t’est-il arrivé au visage ? demanda Illyria en remarquant la blessure sur la joue de son époux.
John conduisit sa femme jusqu'à la bibliothèque, le dernier endroit où Lucas avait été vu avant sa disparition. Là, il lui fit part de son altercation avec Jeanne et des possibles raisons qui auraient pu pousser leur fils à s'enfuir. Les yeux d’Illyria oscillaient entre colère et désespoir. Malgré son éducation qui lui enseignait à cacher ses émotions avec dignité, la mère de Lucas ne put plus contenir ses nerfs après ces révélations. Elle se retint de gifler son époux, bien que sa main gauche, munie de son alliance, tremblait visiblement.
-
Où étais-tu John ?! Tu l’as laissé tout seul ! accusa-t-elle.
Elle repoussa John lorsqu'il tenta de l'enlacer pour la calmer. Sanglotant, elle prit place sur le canapé où son fils avait été assis quelques heures auparavant. Illyria retira son diadème et ses atours tandis que John s'agenouillait devant elle.
-
Forgive me, I’m so sorry… (Pardonne-moi, je suis tellement désolé), s’émut John, son regard empreint de remords.
-
Tu sais bien qu’il est fragile, il ne supporte pas les disputes ! répondit Illyria, la voix teintée d'inquiétude.
-
Je ne sais pas ce qui m’a pris. C’est Jeanne, elle m'a poussé à bout et je ne pouvais pas la laisser faire après ce qu'elle a osé me dire ! expliqua l'Américain, cherchant à se justifier.
-
Pourquoi John ?! Pourquoi en sommes-nous là ? Je vis avec cette crainte qu'il n'arrive quelque chose à notre fils... J'ai... échoué. Bon sang ! Je veux retrouver notre enfant ! balbutia-t-elle en sanglots.
John s'approcha pour enlacer sa femme, mais celle-ci le repoussa de nouveau.
-
Chérie, tu ne peux pas imaginer à quel point je m’en veux. I want to see him back (je veux le revoir).
-
J’appelle la police, annonça-t-elle en commençant à composer le numéro sur son téléphone, mais John lui retira aussitôt des mains.
-
Illy’, vont-ils vraiment nous aider ? La police me cherche des ennuis depuis des années à cause de mes voyages et mes origines américaines, les histoires de famille ne les intéressent pas !
-
Je t’en prie John. Je suis comtesse et pair de l’Empire, ils n’oseraient pas s'en prendre à toi, répondit-elle tentant de le rassurer.
-
Justement, peut-être qu’ils visent notre enfant pour t’atteindre ! répliqua John, les sourcils froncés.
-
Je veux mon fils, John, je t’en prie, sanglota Illyria, les larmes dévalant son visage rougi par l'émotion.
-
D’accord.
Le père de Lucas se résigna à contacter la police impériale afin de solliciter leur aide pour résoudre cette horrible situation. John ne faisait aucunement confiance aux forces de l’ordre, qui se cachaient derrière un manque de moyens pour pallier à la mauvaise volonté de certains agents trop attachés à leur réussite personnelle. Mais les recherches pour retrouver Lucas n’avaient rien donné, et chaque heure qui passait réduisait les chances de revoir l'enfant sain et sauf, surtout avec les températures trop fraîches une fois la nuit tombée. Jeanne Roselys réapparut dans le salon, lasse et sa robe tâchée de boue.
-
Illyria ! Que faîtes-vous ici ? releva la comtesse douairière en remarquant sa présence inattendue.
-
Où est mon fils ? Dites-moi que vous savez où il est ? sanglota Illyria, les yeux emplis d'angoisse.
-
Je suis navrée, je n'ai pas encore la réponse à cette question.
-
Nous avons appelé la police, intervint John.
La comtesse douairière fronça les sourcils.
-
Fous ! Pourquoi avez-vous fait cela ?! hurla Jeanne en direction du couple, manifestant son désaccord.
-
Vous semblez ne pas saisir ce qu’il se passe ! Nous avons besoin d'aide, pesta John, frustré par le manque de compréhension de la comtesse.
-
Eh bien, c’est une belle erreur ! fit Jeanne avec mépris. Vous avez eu tort de faire ça, le nom Roselys risque d’être trainé dans la boue par la presse et le gouvernement impérial.
-
Je me fiche de ce que peut penser la presse, la police ou le gouvernement, Jeanne ! s’énerva John. Nous voulons notre fils sain et sauf ! Et nous sommes responsables s’il a fugué. Oseriez-vous le nier ?
-
Je ne le nie pas, mais avant de nous accuser une fois de plus de tous les maux, je vais faire en sorte que l’inspecteur qui va enquêter sur cette affaire ne soit pas un incompétent. Excusez-moi, conclut Jeanne avant de s'éloigner.
Un silence pesant envahit la pièce tandis que Jeanne s'éclipsait vers une autre pièce pour passer un appel téléphonique à l’une de ses connaissances.
Un quart d’heure plus tard, la police arriva devant le château de Barly, alertée par la possible disparition du fils de la comtesse, tandis qu'une horde de journalistes avait été mise au courant. « Pas de secrets pour les hauts dignitaires de l’Empire », clamaient les journalistes aux réactions diverses, avides de potins. Ils spéculaient déjà, sérieusement ou de manière farfelue, sur une fugue, un enlèvement possible, des témoignages selon lesquels un adolescent blond avait été vu à plusieurs endroits, ou encore d'envisager des actes répréhensibles commis par le garçon ou son père américain. Selon ces rédacteurs se vantant d'utiliser l'intelligence artificielle, pour la plupart plagistes et réactionnaires, aux investigations superficielles qui publiaient des textes parsemés de fautes d'orthographe, tout étranger était forcément suspect. La déontologie ne semblait pas faire partie de leurs idéaux proches des idées conservatrices extrêmes.
Des titres sensationnalistes défilaient déjà sur les chaînes d’information en continu, ainsi que sur les réseaux sociaux et dans la presse, propageant des théories plausibles ou extravagantes. Différents camps s’opposaient : les défenseurs de la comtesse la jugeaient remarquable et vouée au peuple, tandis que ses détracteurs la considéraient comme une progressiste faible. Les anarchistes et les républicains fanatiques y trouvaient également leur compte.
Un homme d'une cinquantaine d’années émergea d'une voiture sombre, suivi de près par son collègue. Le premier portait une barbe et une moustache poivre et sel, soigneusement taillées, ainsi qu'un imperméable gris en prévision des averses annoncées. Robert Deval, inspecteur principal à la police impériale d’Arras et originaire de Beaumetz-lès-Loges, était réputé pour son talent exceptionnel à découvrir la vérité grâce à des méthodes jugées archaïques par certains mais efficaces. Favorisant la psychologie et les relations humaines, il parvenait à percer les faux-semblants et les témoignages flous qui auraient pu condamner des innocents ou laisser échapper des coupables.
Son collègue, Charles Bouvier, arrageois de grande taille âgé de cinquante-huit ans avec un certain embonpoint, arborait des cheveux grisonnants et était doté d'une magnifique moustache de même teinte soigneusement entretenue. Contrairement à Deval, Bouvier s'était spécialisé dans l'analyse technologique en tant que technicien en chef sur la plupart des scènes de crime. Équipé d'un scanner rapide au poignet, il pouvait analyser des empreintes et rester en contact permanent avec l'intelligence artificielle du commissariat central d’Arras.
Deval toussa à plusieurs reprises à cause de son rhume des foins, exacerbé par l'humidité et le retard de la saison printanière. Il se moucha dans son mouchoir personnel avant de tirer la sonnette en laiton. Les agents de police furent accueillis par le majordome Simon Dutreil, qui les conduisit jusqu’à la famille Roselys, toujours aussi inquiète. Charles Bouvier ordonna à ses subordonnés de garder l'entrée pour éviter toute intrusion de journalistes trop curieux. Personne n’était autorisé à pénétrer dans l’enceinte du domaine sous peine d'arrestation immédiate pour entrave à l'enquête.
-
Inspecteur Deval, mes hommages madame la comtesse, fit-il avec respect en s'adressant à Illyria. Et voici mon collègue et ami, Charles Bouvier.
-
Bonjour, se contenta l’homme peu habitué aux mondanités.
Illyria était beaucoup trop stressée pour se conformer aux exigences de l’étiquette. Ce fut Jeanne qui prit ce rôle avec une certaine dignité.
-
Soyez les bienvenus messieurs, salua Jeanne qui connaissait l’inspecteur.
-
Merci madame. Quant à vous monsieur, pardonnez mon hésitation, dois-je vous appeler monsieur le comte ? demanda le policier au père du disparu, qui trouva la question déplacée.
-
Est-ce vraiment important de savoir comme vous devez m’appeler ? Faîtes votre travail, inspecteur !
-
Nous sommes là pour ça. Pouvez-vous m’en dire plus concernant la disparition de votre fils ? Auriez-vous une photo de lui ?
Illyria portait un médaillon en or autour de son cou, contenant un portrait de son fils et de son mari, qu'elle serrait fermement dans sa main. John montra à l'inspecteur Deval des portraits pris quatre en arrière, disposés sur une commode, représentant la famille Roselys. Ils étaient suivis des familles de Hainaut, alors que les de Montfort furent effacés. L'absence de Jeanne de Roselys sur les photos intriguait l'inspecteur.
Parmi tous les portraits présents, la comtesse Illyria se détachait par sa splendeur. Elle était vêtue d’une robe bleu foncé d’une élégance rare, qui mettait en valeur l’intensité de ses yeux, d’un bleu clair envoûtant. La jeune comtesse portait une tiare finement ciselée, composée d’or et d’arabesques étincelantes, ainsi qu’un médaillon ancien, en or, suspendu autour de son cou, symbolisant à la fois son rang et sa richesse. Ses longs cheveux blonds, bouclés à la perfection, cascadaient avec une fluidité presque irréelle sur ses épaules, encadrant un visage d’une beauté saisissante, reconnu dans tout l’Empire Europa. Robert Deval remarqua son teint pâle, presque lumineux, qui semblait réfléchir une force d’âme peu commune. Le regard d’Illyria dégageait une bienveillance chaleureuse, la rendant accessible et avenante, sans pour autant dissimuler l’angoisse d’une mère soucieuse du bien-être de son enfant, ni le poids des responsabilités politiques et familiales qui pesaient sur ses épaules.
Au centre de la pièce, Deval s’attarda sur un vieux portrait de Lucas, lorsqu’il n’avait que neuf ans. Son regard, neutre, trahissait pourtant une profondeur silencieuse, en dépit de la majesté de sa tenue, qui marquait l’héritier de la maison Roselys et d'Artois. Lucas n’avait jamais aimé être photographié, encore moins poser vêtu de l’austère costume impérial qu’il portait lors d’une fête en petit comité. Cette tenue de soirée, confectionnée à la main à Arras, était d’un noir profond, décorée de motifs d’or finement cousus. Une petite broche de la maison Roselys, en forme de lys d’or avec une rose en son centre, ornait le coin gauche de sa veste. Ses cheveux blonds, coupés courts et coiffés sur le côté avec du gel, laissaient entrevoir ses yeux bleus éclatants et son teint clair, accentuant son allure juvénile. Pourtant, malgré cette apparence impeccable, Lucas semblait ailleurs, son visage dénué de toute émotion.
Le troisième portrait montrait John, vêtu sobrement d’une chemise blanche sous un costume noir. Il irradiait un charisme typiquement américain, renforcé par son allure soignée. Ses cheveux, peignés de la même façon que ceux de son fils, masquaient les premières traces d’une calvitie naissante, sans toutefois diminuer l’impression de force tranquille qu’il dégageait. Sa mâchoire carrée, son visage impeccable, sa condition physique, et son accent américain avaient fait de lui une figure séduisante, un homme capable de capter l’attention des femmes, leur faisant oublier qu’il n’était, en réalité, qu’un simple roturier immigré.



Robert Deval réalisa que Lucas vivait dans l’opulence d’une des plus prestigieuses familles aristocratiques. Son regard, bien qu'apparemment impassible, laissait transparaître une palette d’émotions que l'inspecteur, avec son œil aguerri, sut décrypter. Il se surprit à se demander si les privilèges, le pouvoir, et la richesse colossale de l’héritier Roselys n’avaient pas éveillé jalousie et ressentiment chez certaines personnes. Ces sentiments, couplés à la frustration ou l'envie, auraient-ils pu conduire à un acte aussi audacieux que son enlèvement ?
La thèse de la fugue restait plausible, surtout compte tenu du poids des responsabilités inhérentes à la noblesse, qui pouvait être particulièrement accablant pour un adolescent comme Lucas, c'était la conclusion initiale de l'inspecteur Deval.
Peu familier avec la technologie, Deval passa la photo à son collègue Bouvier, plus versé dans ce domaine. Bouvier entreprit de la scanner afin de l'intégrer dans le système, permettant ainsi à l'intelligence artificielle de lancer un avis de recherche dans tous les commissariats impériaux du nord de l’empire.
L'inspecteur Deval, soucieux de ne rien laisser au hasard, consignait méticuleusement les détails dans un petit carnet à l'aide d'un crayon de papier finement taillé. Son attachement à cette méthode, bien que désuète pour certains, lui permettait de trier les informations, d'éliminer les fausses pistes et de se souvenir de détails qui auraient pu échapper à d'autres.
Considéré par certains comme une relique d'un autre temps, Deval ne se laissait pas déstabiliser par les critiques, ses résultats impeccables lui valaient plutôt une reconnaissance unanime. Ses collègues admiraient son talent pour résoudre des affaires en apparence insolubles.
Jeanne, quant à elle, appréciait chez lui son esprit analytique et sa neutralité. Il accordait une importance particulière aux détails et travaillait méthodiquement, des qualités qui lui avaient déjà permis de résoudre des crimes que d'autres auraient considérés comme parfaits.

-
Comment se sentait Lucas ces derniers jours ? continua Deval. Dîtes m’en plus sur lui, sa vie, ses relations.
Illyria fit une description rapide de son fils : un garçon plutôt solitaire, timide et introverti. Lucas venait de fêter son treizième anniversaire et étudiait exclusivement à domicile pour des raisons de sécurité. Il n'avait pas de relation amoureuse connue, peu d'amis, ou seulement virtuels, et presque aucune sortie à l'extérieur en raison de son rang social, qui attirait inéluctablement les médias en mal de potins. Elle évoqua également la relation fraternelle très forte entre Lucas et sa cousine Elena de Hainaut. Deval nota ces renseignements tout en observant un silence pesant qui envahit la pièce.
Illyria se rendit compte à quel point la vie de son fils était morne et bien différente de celle d'un adolescent de treize ans. Elle s'en voulait d'être aussi rigide dans son éducation, sous les conseils de Jeanne, sa lointaine parente. Le policier remarqua un changement dans le ton de la voix d'Illyria tout en poursuivant ses investigations.
-
Que s’est-il passé ce matin ? D’après ce que vous avez dit au téléphone, vous n’étiez pas présente au moment des faits, madame la comtesse.
John ne répondit pas immédiatement. Toutes les émotions de cette horrible matinée ne devaient pas altérer ses souvenirs et donner de mauvaises informations au policier. Jeanne profita du silence du père de Lucas pour prendre la parole.
-
Cher inspecteur, je vais vous donner quelques éléments. Lucas et moi-même avons pris le petit-déjeuner avant 7 heures. Puis il m'a demandé la permission de se lever un quart d’heure plus tard pour étudier. Je lui ai indiqué que son précepteur ne viendrait pas aujourd'hui, car je souhaitais m'en charger moi-même.
-
Il semble être un garçon matinal ? remarqua l'inspecteur Deval.
-
Un vieil adage dit « le monde appartient aux personnes qui se lèvent tôt », inspecteur, répondit Jeanne avec fierté. Lucas est conditionné pour devenir le futur comte de Roselys, ce qui signifie de la rigueur et des efforts constants. Le travail, voilà ce qui permet de nous élever et donner un sens à notre vie.
John et l'inspecteur n'adhéraient pas totalement à cette idée. Deval reprit.
-
Certainement. Et que s’est-il passé ensuite ?
-
Dois-je lui dire Jeanne ? intervint John.
-
Absolument, nous les Roselys n’avons rien à cacher, répondit fermement Jeanne. Mon gendre et moi-même avons eu une altercation assez vive. Malgré nos efforts pour préserver notre calme, Lucas était présent et a été témoin de nos échanges.
-
Sur quel sujet vous êtes-vous querellés ?
Illyria se retenait pour ne pas craquer. Elle n'arrivait pas à cacher son mépris vis-à-vis de Jeanne et de John à cet instant.
-
Cette femme a tout mis en œuvre pour m'empêcher de profiter avec mon fils ! J'ai vu votre visage pincé lorsque mon enfant m'a serré dans ses bras ! s'indigna John en pointant du doigt la comtesse douairière qui le fusillait du regard.
-
Continuez, monsieur Milton, demanda Deval.
-
Je suis rentré hier soir de mon voyage de la Fédération Unie.
-
Certes, j’ai vu votre valise dans le hall avec le sigle UFed (United Federation), remarqua Deval.
-
Et pour quelles raisons vous êtes-vous rendu dans ce pays ? demanda Bouvier d'un ton suspicieux.
-
Suis-je obligé de répondre à cette question, inspecteur ?
-
Simple routine monsieur, répondit Deval d'un ton conciliant, mais pour la bonne marche de l'enquête, nous devons examiner tous les éléments qui pourraient être utiles.
-
Vous osez croire que j'ai quelque chose à voir avec la disparition de mon fils ?! s'exclama John qui n'en revenait pas d'être suspecté de la sorte.
-
Essayons de garder notre calme, monsieur Milton, répondit calmement Deval.
-
Dis-lui John, intervint Illyria.
-
Je devais y aller pour affaires et régler quelques problèmes familiaux, confia John avec difficulté. Comme vous l'avez certainement noté, je suis Américain.
-
Et que s'est-il passé après cette altercation avec la comtesse douairière ? reprit Deval.
-
J’avais demandé à Lucas de m’attendre dans la bibliothèque le temps que nous terminions notre conversation avec mon beau-fils, répondit Jeanne.
-
Je veux voir cette pièce, s'il vous plaît, demanda Deval.
Ils suivirent l’inspecteur dans la somptueuse bibliothèque du château, où Deval s'acclimata immédiatement à cet environnement débordant de savoir contenu dans d’anciens ouvrages, aujourd’hui supplantés par la technologie numérique. Une vague de nostalgie submergea Deval, rappelant sa jeunesse où les livres physiques étaient encore la norme, malgré l’avènement des lecteurs numériques et des tablettes holographiques. La lecture demeurait l’une de ses passions, et il était devenu un spécialiste amateur de l’histoire de France bien avant l’émergence de l’Empire Europa.
Deval examina ensuite la fenêtre restée ouverte. Il ne releva aucune trace d’effraction sur le verrou ou la vitre intacte, et le relevé d’empreintes ne révéla rien de probant. Après une rapide inspection avec son boîtier, Bouvier informa son collègue que le système de sécurité n’avait enregistré aucune alerte d’après le journal de bord numérique. S’il s’agissait d’un enlèvement, le ravisseur avait certainement attendu à l’extérieur pour s’en prendre au jeune homme.
Le château de Barly ne comptait qu'un seul agent de sécurité dans ses effectifs, mais son âge avancé et la multitude de ses tâches avaient amenuisé sa vigilance. Simon Dutreil, le majordome, s’attelait à activer les alarmes et à vérifier les dépendances avant la fin de son service pour aider son vieux collègue, un certain Martin Cozin. Il n’y avait aucune caméra donnant sur le bois et la fenêtre s’ouvrait uniquement de l’intérieur.
L’inspecteur Deval admira le panorama qui s’offrait à lui à travers la vitre. Il voyait de l’herbe impeccablement entretenue avec quelques statues décoratives et des arbustes avant de se rendre au petit bois. De jour, le lieu était accueillant et adéquat pour une petite promenade à l’abri des regards.
John demanda à Simon de faire venir la servante Solange Benbassa, qui fut la dernière personne à avoir aperçu son fils juste avant sa disparition. L’inspecteur s’installa dans le bureau d’Illyria pour interroger les domestiques sans la présence de leur employeur. Il refusa la présence du majordome qui voulait assister à l'interrogatoire.
-
Mademoiselle Benbassa, je suis l’inspecteur Deval et j’aimerai vous poser quelques questions.
-
Je vous écoute inspecteur.
-
Racontez-moi ce qui s’est passé juste avant la disparition de Lucas Roselys.
Solange n’arrivait pas à cacher son stress.
-
Pardonnez-moi, tout cette histoire m’a beaucoup remuée.
-
Prenez votre temps, rassura Deval d'un ton paternel.
-
Eh bien, je me suis rendu dans la bibliothèque pour faire le ménage d’après l’emploi du temps prévu. J’ai salué le jeune monsieur, il a fait de même et est resté silencieux.
-
Comment était-il ?
-
Pour ce que j’ai vu, je dirais assez préoccupé. Quant à moi, j’ai continué mes tâches de nettoyage.
-
Que faisait l’adolescent ? demanda Deval en observant les étagères où étaient rangés de vieux ouvrages bien alignés, malgré une pellicule de poussière.
-
Il avait l’air d’attendre, mais nous entendions s’élever des voix au loin. J’ai reconnu la comtesse douairière et le père du jeune monsieur.
-
Vous ne lui avez pas parlé ?
-
Non. Vous savez, je ne suis qu’une employée de maison. Mais avec le recul, j’aurais peut-être dû ? Si seulement j’avais osé, cela aurait changé les choses sans doute, avoua-t-elle avec une pointe de regret dans la voix.
-
Personne ne peut prévoir tout à l’avance, mademoiselle. Que s’est-il passé ensuite ?
-
J’étais de dos quand je suis partie. Tout s'est passé si vite.
Deval nota ces renseignements et continua.
-
Il serait donc sorti par la grande fenêtre vitrée de la bibliothèque. Vous n'avez pas entendu la fenêtre ou un bruit suspect ?
-
Non, aucun. J’étais sans doute distraite. Au moins quinze minutes plus tard, la comtesse douairière m'a appelée et a constaté que la fenêtre était ouverte.
-
Quinze minutes. C'est précis, releva Deval.
-
L'horloge a sonné, elle me rappelle souvent à mes tâches d'ailleurs.
-
Bien. Avez-vous d’excellents rapports avec la famille Roselys ?
-
Je me contente de faire mon travail, madame Roselys est bienveillante et le jeune monsieur s’est toujours montré poli à mon égard.
-
Et son père ? La comtesse douairière ?
-
Cela dépend de leurs humeurs, mais je n’ai pas souvenir d’un quelconque problème. Vous savez, j’ai eu de la chance, je ne peux pas me plaindre vu la difficulté de trouver un travail bien payé dans ces temps difficiles, cette inflation qui n’en finit pas et les robots qui nous ont remplacés.
-
Avez-vous noté des changements ou des incidents précédant la disparition du garçon ?
-
Non inspecteur. Je fais ce qu’on me demande et le reste ne me regarde pas.
-
Et qu'en est-il des relations avec vos collègues ?
-
Oh, eh bien, mes collègues ? demanda-t-elle déconcertée par cette question.
-
Oui, avez-vous de bonnes relations de travail, des animosités ?
-
Je ne dirai pas cela. Chacun s'attelle à sa tâche sans trop poser de questions ni lier aucune affinité particulière. Madame Castel, la femme de chambre de madame est plutôt hautaine et le majordome Simon Dutreil est très pointilleux. Je ne connais pas très bien les autres personnes, hormis bonjour ou aurevoir.
-
Merci, vous pouvez disposer, mademoiselle Benbassa.
Le majordome Simon Dutreil fut le suivant à être interrogé par l’inspecteur. Contrairement à sa collègue, il gardait un calme imperturbable et un certain agacement.
-
Finissons-en rapidement je vous prie, commença le majordome.
-
Vous semblez pressé, monsieur Dutreil, remarqua Deval.
-
Je souhaite continuer les tâches qui m'incombent et rester disponible pour madame la comtesse au cas où elle aurait besoin de mes services.
-
J'en suis bien conscient, monsieur Dutreil. Je souhaite recueillir votre témoignage concernant la disparition du jeune Lucas Roselys, car les souvenirs ont souvent tendance à s’altérer avec le temps. Asseyez-vous, je vous prie.
-
Je préfère rester debout, répondit l'homme de manière martiale.
-
A votre guise. Quand avez-vous vu l’enfant pour la dernière fois ?
-
Monsieur a déjeuné avec la comtesse douairière aux alentours de 7 h 00. Puis monsieur Milton est arrivé et m’a demandé de lui servir un café. Il semblait las et de mauvaise humeur, personne n’était au courant de son retour dans la nuit.
-
Malgré la valise dans le hall ? s'étonna Deval qui ne comprenait pas la raison de cette ignorance.
-
Eh bien..., hésita Simon Dutreil. J'avais reçu des instructions.
Deval arqua légèrement le coin de sa lèvre, devant rapidement l'identité de la personne. Simon Dutreil continua.
-
Le jeune monsieur est revenu dans la pièce et un échange houleux a démarré entre son père et la comtesse douairière.
-
Houleux comment ?
-
Jusqu’à l’altercation, devrais-je dire. Lorsque j’ai entendu monsieur Milton hausser le ton, je me suis dirigé vers la salle à manger au cas où il fallait que j’intervienne s'il s'en prenait physiquement à madame. Mais la comtesse douairière s’est montré efficace.
-
Efficace, monsieur Dutreil ?
-
Madame a maitrisé l’homme avec une grande facilité.
-
Vous ne semblez pas beaucoup apprécier monsieur Milton…
-
Rien de personnel, inspecteur. Mon avis ne compte pas, donc je n’ai pas à le donner.
-
Je vous le demande, insista Deval. Parlez librement.
-
Je présume que monsieur Milton mène une double vie et qu’il est indigne de profiter de la générosité de la comtesse de Roselys. Il ne semble pas prendre au sérieux l’éducation très importante pour son fils qui deviendra plus tard le comte de l’un des plus importants territoires du nord de l’empire Europa. Toutefois, j’insiste sur votre discrétion, je ne veux pas perdre mon travail.
-
Ce n’est pas mon but. Et concernant Lucas Roselys ? En tant que majordome, vous devez le connaître un minimum ?
-
Oui, d’une certaine façon. Je me souviens d'un épisode fâcheux où il m’a fallu me montrer ferme avec le jeune monsieur.
-
C’est-à-dire ?
-
L'autre matin, monsieur n’avait pas soigné son apparence, et sa mère lui avait demandé de faire ce qu’il fallait pour être convenablement présentable. Il trainait et semblait de très mauvaise humeur, alors je l’ai invité à se dépêcher pour respecter le temps imparti. Il s’est fâché en m’injuriant à travers la porte.
-
Comment avez-vous réagi ?
-
Je me suis montré ferme et direct. Monsieur est encore jeune, et son attitude n'a pas du tout été correcte. Je l’ai donc un peu bousculé en le faisant sortir de force de sa salle de bain personnelle pour le ramener auprès de sa mère.
-
Et s’il en avait parlé à la comtesse, pensez-vous que cela vous aurait coûté votre place ?
-
Aucune idée inspecteur. Madame Roselys m’a toujours fait confiance et je n’avais pas l’intention de faire du zèle. Je m’en suis voulu et j’ai demandé pardon à monsieur de Roselys pour ce que j’ai fait. J'ai été surpris, c'est plutôt lui qui s’est confondu en excuses et m'a supplié de ne rien dire à ses parents et surtout pas à la comtesse douairière. Il semblait gêné et sincère.
-
D’après vous, qui pourrait en vouloir à la famille Roselys au point d’enlever l’unique héritier de la famille ?
-
Vous pensez sérieusement à un enlèvement ? Je n’ose entrevoir cette possibilité. Sincèrement, je n’en ai aucune idée, inspecteur. Retrouvez-le.
-
C'est mon travail. Et qu'en est-il des relations avec vos collègues ?
-
Mes relations avec mes collègues sont strictement professionnelles. Mais je dois avouer que Priscilla Castel se comporte de manière hautaine avec tout le monde, et je la suspecte d'user de sa position de femme de chambre pour obtenir des informations sur la comtesse et sa famille.
-
Avez-vous des preuves ? demanda Deval.
-
Non, seulement des impressions, des observations, répondit Simon.
-
Merci, monsieur Dutreil, vous pouvez disposer.
L’inspecteur nota tous ces renseignements dans son carnet. Il convoqua Priscilla Castel, la femme de chambre de la comtesse, qui prit place face à lui.
-
Pourquoi souhaitez-vous m'interroger inspecteur ? commença Priscilla avec arrogance. Je n'étais pas présente lors de la disparition du fils de madame la comtesse.
-
Je souhaite recueillir votre témoignage, madame Castel. En tant que servante personnelle de la comtesse, je suppose que vous avez des faits ou des anecdotes à me confier ?
-
Secret professionnel. Malgré la réputation qu'on me donne, je reste fidèle à mon employeur. Et avant que vous me le demandiez, je n'ai aucun véritable rapport ou échanges avec la personne disparue.
-
Vous semblez particulièrement détachée par cette situation, comme si vous éprouviez une profonde indifférence pour Lucas Roselys, remarqua Deval dont la curiosité ne fit qu'augmenter.
-
Serait-ce si évident ? répondit Priscilla, faussement étonnée. Serais-je licenciée si je donne mon avis sans aucun filtre ?
-
Ce n'est pas le but recherché, à moins que vous ayez commis un crime, madame Castel, avertit l'inspecteur Deval.
-
Dans ce cas, je dois vous dire la vérité, répondit Priscilla en prenant une grande inspiration. Veuillez pardonner ma franchise, cet enfant n'a pas les épaules pour succéder à sa mère. Ce n'est que mon avis personnel, mais cela ne veut pas dire que je lui souhaite du mal ! Vous comprenez ? demanda-t-elle en avec une once d'inquiétude dans la voix.
-
Avez-vous eu la moindre anicroche avec Lucas Roselys ? Un détail ou une conversation qui se serait mal passée ?
-
Disons que le mari de madame la comtesse, ainsi que son fils, ne rentrent pas dans mes attributions. Je m'attache très peu aux personnes avec lesquelles je travaille. Vous l'aurez sans doute deviné, je ne fais aucun sentimentalisme, car on est vite déçu par la suite, fit-elle avec amertume.
-
Autrement dit, intervint Deval, vous vous en tenez qu'à votre travail pour Illyria Roselys et rien d'autre ? Que pense-t-elle de vous ?
-
Je crois que madame est très satisfaite de mes services, et je m'en tiens effectivement qu'aux tâches qui m'incombent en tant que femme de chambre. Je ne suis pas une gouvernante, et encore moins une servante ou une simple fille de cuisine, les robots les remplacent dorénavant !
-
En parlant de vos collègues, rebondit Deval, dites-m'en plus sur vos rapports avec eux.
-
Simon Dutreil est un âne et certainement un immigré. Il se pavane comme s'il était le chef de tout le personnel ! s'exclama Priscilla.
-
Vous le suspectez uniquement en raison de ses origines ?
-
Tout le monde a des secrets, inspecteur Deval. J'ai cru entendre des rumeurs sur son compte comme quoi il cache très bien son jeu.
-
Et Solange Benbassa ? interrogea Deval.
Le visage de Priscilla Castel se tordit de mépris.
-
C'est une sotte qui rêvasse et effectue ses tâches qu'à moitié, inspecteur. Je ne comprends pas pourquoi elle reste encore employée dans ce château, avoua Priscilla, outrée par un tel manque de professionnalisme. Mon intuition me dit que Simon Dutreil et Solange Benbassa entretiennent une liaison cachée.
-
Est-ce seulement une intuition ou les avez-vous surpris ?
-
C'est ce que je pense, confessa Priscilla.
-
Bien, je vous remercie, madame Castel.
Robert Deval revint ensuite dans le salon où se trouvaient les trois membres de la famille Roselys. John et Illyria semblaient profondément préoccupés, tandis que Jeanne fumait dans un calme incroyable. Elle demeurait inflexible quant à sa première intuition : Lucas avait fugué, et un tel acte méritait une sévère punition une fois retrouvé.
Deval osa poser une question pour le moins directe.
-
Pardonnez cette demande, est-ce que le jeune Lucas a déjà fugué dans le passé ?
Les parents hésitaient à admettre que Lucas avait déjà fugué lors des moments de tensions familiales insupportables pour le jeune garçon. Après quelques heures d’absence, Lucas revenait à chaque fois dans un état lamentable, et sa mère le punissait sévèrement pour avoir désobéi et manqué à ses obligations. Illyria n'avait pas encore pris conscience à quel point son fils souffrait en silence, et que ces petites fugues dans le petit bois servaient à attirer l'attention de sa famille. Cette pensée la plongea dans une culpabilité grandissante.
-
Oui, deux fois inspecteur, répondit John.
Jeanne fusillait du regard le mari d'Illyria en apprenant une telle nouvelle alors qu'elle n'était pas présente au château de Barly. La mère de Lucas n'osait pas la regarder, craignant d'être jugée comme une mère indigne et incapable d'élever son enfant.
Submergée par l'émotion, elle se mit à pleurer, et John la prit dans ses bras pour tenter de la réconforter.
-
Je comprends votre détresse madame, fit Deval compréhensif, et je m’en excuse. Toutefois, je dois vous poser ces questions. Avez-vous des rapports difficiles ou des disputes récurrentes avec Lucas ?
-
Où voulez-vous en venir inspecteur ? s’impatienta John avec une pointe d’agacement.
-
Je préfère avoir votre version des faits pour tenter de comprendre ce qu’il s’est passé. Actuellement, il est fort probable que votre fils ait fugué, mais je n’écarte pas la piste de la mauvaise rencontre.
-
Mon Dieu ! s’inquiéta Illyria.
-
Nous nous entendons bien, répondit John, même s’il arrive parfois que Lucas nous réponde lorsqu’il n’est pas d’accord ou qu’il s’énerve par rapport à une situation stressante, comme tout adolescent.
-
Avez-vous reçu une demande de rançon, un message ou tout élément qui permettrait de croire que Lucas aurait été enlevé ?
-
Non rien, répondit John.
-
Avez-vous des ennemis, madame Roselys ?
Illyria prit une profonde inspiration.
-
Non inspecteur, j’ai des opposants politiques, mais je n'imagine personne qui oserait s’en prendre à ma famille, avoua la comtesse de Roselys avec une certaine hésitation. Elle osa regarder Jeanne.
-
En êtes-vous vraiment sûre, madame ? Vous n’avez pas l’air certaine de ce que vous affirmez.
-
Monsieur Deval, intervint Jeanne, dois-je vous rappeler que j’avais alerté vos services concernant les agissements de la secte qui se fait appeler l’Église de Sydonai ou d’Asmodée. Malheureusement, la police semble ne pas vouloir agir pour des raisons qui m’échappent.
-
Pouvez-vous être plus précise ? demanda Bouvier qui n’appréciait pas que la comtesse douairière ose affirmer une potentielle corruption au sein de la police impériale.
-
Cette organisation religieuse souhaite notre perte, car nous militons ouvertement pour l’acceptation des variants au sein de la société civile. Il s’agit d’un véritable sacrilège pour cette secte raciste qui ne fait que grossir au fil du temps. Ses adeptes se cachent derrière la liberté de culte et de conscience pour déverser leur poison dans les esprits faibles ou dérangés. Ils recrutent des membres pour les sacrifier dans des actions terroristes, sans que les autorités ne mettent un terme à ces agissements. On pourrait presque croire que le préfet du nord, un anti-variant notoire, partage ces préceptes discriminatoires.
-
Ce que vous dîtes est grave madame, asséna Bouvier qui ne pouvait pas croire qu’une noble aussi distinguée puisse critiquer les hauts fonctionnaires de l’administration.
-
Bouvier, calmez-vous, lança Deval à son collègue pour éteindre la polémique. Je ne suis pas ici pour parler politique, madame la comtesse douairière. Mon devoir est d’enquêter. Vous pensez sincèrement que cette secte aurait fait du mal à Lucas Roselys en raison de votre politique progressiste vis-à-vis des variants ?
-
Cette éventualité n’est pas à écarter, inspecteur. J’ai la certitude qu’ils vont recommencer à nuire par différentes façons. Occupez-vous de retrouver mon petit-fils vivant, le reste, je m’en charge ! jura Jeanne avec détermination.
-
Nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir dans ce but, madame, mais je vous demanderai de ne pas faire quelque chose d’inconsidéré. Je souhaiterais voir la chambre du jeune homme s’il vous plait. Bouvier, je vous laisse décortiquer son téléphone.
-
Compris chef.
L'inspecteur nota tous ces éléments dans son carnet pendant que Jeanne l'accompagnait dans la chambre du garçon. Pendant ce temps, Charles Bouvier scannait le téléphone de Lucas, laissé sur l'un des canapés de la bibliothèque. Ce geste intrigua l'inspecteur, car il était anormal qu'un jeune adolescent ne prenne pas son téléphone pour contacter une personne de confiance en cas de stress. Son subordonné parvint à briser la sécurité de l'appareil pour lire plusieurs messages reçus et envoyés par l'adolescent le matin même de sa disparition. Deval découvrit que Lucas déprimait depuis l'arrivée de la comtesse douairière, et que l'indifférence de sa mère, les absences de son père et les disputes familiales le faisaient souffrir. Elena tenta de réconforter son cousin et lui proposa de la joindre, mais aucun appel ne fut émis par Lucas après 7 h 58, prouvant qu'il n'avait plus son téléphone sur lui. Elena envoya son dernier message à 12 h 01 pour demander ce qui se passait.
L'agent découvrit que Lucas consultait et participait anonymement à des forums de discussion sur divers sujets, sans rien d'illégal dans son historique. Il y exposait anonymement sa souffrance, sa solitude et son manque cruel de relations sociales en raison des choix de ses parents. Lucas exprimait également son désir de distractions, des doutes et des interrogations sur lui-même, révélant son manque de confiance en lui. Bouvier en informa discrètement son collègue, une qualité précieuse pour un enquêteur. L'agent rendit ensuite le téléphone à Illyria, qui se sentit terriblement coupable de ne pas avoir répondu lorsque Lucas tenta de la joindre avant sa disparition. Elle se demanda ce qui se serait passé s'ils avaient pu se parler. Les choses auraient sans doute été différentes.
Deval souhaitait en savoir plus sur l'environnement de vie du jeune homme, sa personnalité et son quotidien. Il pénétra dans une chambre d'adolescent confortable et spacieuse. Cela lui offrit l'occasion de discuter avec Jeanne à l'abri de toute oreille indiscrète. Par la suite, Deval ne remarqua rien de particulier ou d'élément important pour l'enquête. Tout le monde retourna ensuite dans la bibliothèque.
-
Vous avez trouvé quelque chose ? demanda Illyria, inquiète.
-
D’après certains échanges avec votre nièce, mademoiselle de Hainaut, votre fils souffrait d’un surmenage émotionnel. Il se sentait démuni par rapport aux disputes familiales, répondit Deval.
-
Patron, les collègues sont en train d'interroger les habitants du village de Barly, informa Bouvier à son collègue.
-
Merci Charles. Dernière question, est-ce que votre fils était connu au sein du village ?
-
Non inspecteur, répondit Jeanne. J’ai conseillé à sa mère de préserver son fils en se mêlant pas avec les roturiers, fit-elle avec arrogance, ce qui irrita John au plus haut point.
-
Merci pour vos réponses, fit Deval. Bien, voici ce que je vais faire. Nous allons enquêter à Barly et ratisser les lieux avec des drones aériens dans le bois et les alentours. Je vous prie de rester ici au cas où votre fils reviendrait de lui-même en cas de fugue. Ne perdez pas espoir, nous allons le retrouver.
Deval partit avec ses hommes, laissant la famille dans l'angoisse et le doute. John ne put s'empêcher de se plaindre des méthodes de la police impériale.
-
Et c’est tout ce que la police peut faire ? Attendre et prier qu’il n’arrive rien à Lucas ? C’est de l’incompétence manifeste ! s’insurgea John qui serra le poing.
-
Si vous avez une meilleure solution, John, allez-y, répondit sèchement Jeanne.
-
Cet inspecteur ne m’inspire pas confiance !
-
Est-ce une particularité des américains de sous-estimer tout le monde ? Ne vous méprenez pas concernant l’inspecteur Deval. C’est lui qui a mené l’enquête concernant feux vos beaux-parents, la comtesse Mélissa et son époux Roger.
-
Je vous en prie Jeanne, ne parlez pas de mes parents...
-
Bien sûr, Illyria. Concentrons-nous sur le présent. Ce serait pourtant fort utile si je connaissais quelqu’un qui pouvait modifier le temps, avoua Jeanne, énigmatique.
-
Qu’est-ce que vous racontez Jane ? S’énerva John.
-
Je parle de choses qui vous dépassent John, pourtant vous devriez comprendre où je veux en venir depuis que vous vous êtes marié avec Illyria.
-
Oui je le sais très bien, et j’aime ma femme et mon fils puisque vous criez à tout le monde que je ne suis pas digne de confiance ! Vous n'avez de cesse de penser que cette union est contre nature…
-
Navrée de vous décevoir John, mais l'ADN n'a rien avoir là-dedans. Vous vous trompez sur ce point, confirma Jeanne.
John ne parvenait pas à déterminer si la remarque de la parente de sa femme était un bon signe ou non. Si les Roselys étaient effectivement des variants, cela signifiait-il alors que John n'était qu'un accident ou une exception ? Encore un autre secret de famille noble que personne n'osait divulguer en public.
John enfila sa veste avec détermination. Il sentait qu'il devait agir, car il avait le sentiment que la police n'était pas suffisamment engagée pour retrouver son fils.
-
Où allez-vous ? demanda Jeanne.
-
Dans le bois. Je ne peux pas rester ici à rien faire alors que mon fils est dans la nature, c’est au-dessus de mes forces.
-
Je viens avec toi, fit Illyria.
-
No! Reste ici, au cas où Lucas reviendrait ou si ces idiots de policiers nous donnent des nouvelles.
-
Mais, John ! répliqua Illyria, confuse.
-
Fais ce que je te dis. Je t’en prie. Laisse-moi faire.
John se dirigea d'un pas déterminé vers le bois situé près du château de Barly. Ce coin de nature avait une histoire tumultueuse, marquée par des décisions politiques controversées. Au milieu du siècle précédent, le père du préfet actuel, Edouard de Montfort, avait ordonné la destruction de toutes les habitations environnantes. Les Montfort étaient des anti-variants notoires et de fervents impérialistes, liés aux Roselys par des liens familiaux plus ou moins proches.
Cette décision brutale avait forcé les habitants expulsés à trouver refuge dans des logements délabrés au sud de Barly. Cependant, les parents d’Illyria, la comtesse Mélissa Roselys et son mari, Roger Durant, avaient résolument combattu cette politique. Ils avaient financé la rénovation des logements délabrés pour venir en aide aux personnes déplacées et injustement spoliées. Leur acte de générosité avait renforcé leur popularité et leur influence dans le comté de Roselys et d’Artois.
La rue de Fosseux, autrefois tracée autour de la forêt de Barly, conduisait au petit village éponyme situé à plus d'un kilomètre de là. Désormais, cette route départementale traversait le bois, principalement peuplé de noyers et de châtaigniers. Un grillage délimitait la propriété du château des Roselys, mais la police constata que celui-ci était en mauvais état, avec des sections détruites à plusieurs endroits.


Illyria

Simon

John

Solange

Jeanne

Priscilla

Edouard

Inahya
Chapitre 4
28 mars 2101
Jeanne et Illyria patientèrent dans le salon sans échanger la moindre parole, malgré la tension palpable que dégageait la comtesse. La mère de Lucas pouvait lire une certaine inquiétude dans les traits de sa parente, qui pourtant avait une faculté innée pour cacher ses émotions. Le vernis de l’aristocratie avait totalement disparu ; Illyria était avant tout une mère qui aimait son enfant et le surprotégeait contre tous les dangers du monde. Finalement, elle avait failli à son devoir de mère. Elle s’en voulait et ne pourrait jamais se pardonner s'il arrivait malheur à Lucas.
-
Vous êtes inquiète, Jeanne, remarqua Illyria, cherchant un soutien.
-
Inquiète ? Si seulement vous m’aviez écouté, je crois que tout serait différent aujourd’hui ! répondit Jeanne sans aucun regret.
-
Pourriez-vous être humaine pour une fois ? implora Illyria, les yeux brillants de larmes. Vous ne voyez pas à quel point je souffre de son absence ? Et s’il était blessé ou pire ? Je ne survivrai pas, je ne peux pas l’imaginer !
-
Et c’est justement ce qui vous rend vulnérable, répondit Jeanne avec fermeté. Même si je ne montre pas mon inquiétude, je suis tout de même fort préoccupée par cette situation. Ressaisissez-vous, Illyria. L'amour que vous portez à votre fils est incommensurable, mais il est également votre faiblesse et la meilleure façon de vous atteindre pour nos ennemis.
-
Je n'arrive pas à croire ce que vous dîtes. Qui pourrait s'en prendre à un enfant innocent ? murmura Illyria, cherchant à comprendre.
-
Le monde est rempli de gens cruels, Illyria, répondit Jeanne, la voix empreinte de gravité.
-
Si seulement j'avais pris la décision d'emmener Lucas avec moi, à Orléans. Rien de tout ceci ne se serait passé ! regrettait-elle, la gorge serrée par le remord.
Illyria prit plusieurs minutes pour se calmer.
Jeanne, le visage hautain à la remarque de sa descendante, opta pour une attitude passive afin de la laisser extérioriser ses sentiments plutôt que de les refouler.
-
Il était trop tôt pour emmener votre fils à la Cour. Vous n'êtes pas émotionnellement assez forte pour le protéger des manigances et des intrigues aristocratiques. Et Sa Majesté ne vous sera d'aucune aide, au contraire, remarqua Jeanne, tentant d'expliquer sa décision.
-
Vous m'aviez dit que vous prendriez soin de lui, répliqua Illyria avec agacement.
Jeanne lâcha Illyria et se dirigea vers le petit bar pour se servir un verre de bourbon.
-
Vous en prendre à moi est inutile, répondit calmement Jeanne. Allez-y si cela vous aide un petit peu. Néanmoins, sachez que je ne peux tout prévoir à l'avance, ni contrôler les faits et gestes de tout le monde. Seule votre soeur Héra, dotée de clairvoyance, le pourrait.
-
Si John et vous arrêtiez de vous chamailler ! Et je vous le dis sans détour : lorsque cette histoire sera terminée, mon fils sera mon unique priorité ! déclara Illyria, déterminée.
-
Et vous devoirs de comtesse impériale, Illyria ?
-
Je me fiche éperdument de l'Empire ou de ma confortable condition ! Ma soeur Héra, tant clairvoyante comme vous le dites, aurait été ravie de prendre ma place ! rétorqua Illyria, frustrée par la situation.
-
Vous dites des sottises, Illyria ! s'énerva Jeanne qui prit quelques secondes pour se contrôler et reprendre un ton plus conciliant. Vous êtes terrifiée et cela ne va pas nous aider. Je vais prendre contact avec l'inspecteur Deval pour savoir où en est l'enquête.
-
Je suis certaine que vous le connaissez. Puis-je me fier à lui ?
-
Nos chemins se sont croisés dans le passé. Considérez cet homme comme une personne de confiance, il élucidera toute cette histoire, conclut Jeanne avec assurance.
Jeanne posa son verre avant de quitter la pièce et laisser la mère de Lucas seule et accablée par le chagrin et la colère. Simon Dutreil passa quelques instants plus tard pour lui demander si elle désirait quelque chose pour tenir le coup, et la comtesse de Roselys répondit simplement : « Mon fils ».
Illyria n’osa pas regarder les actualités ; les journalistes remettaient en question son autorité parentale en semant le doute concernant ses aptitudes politiques par des chroniqueurs experts en polémiques. Les victimes, Lucas et ses parents, devenaient coupables d’être des privilégiés qui se souciaient peu des intérêts du peuple. Le monde médiatique avait l’art et la manière de déformer la vérité pour influencer les téléspectateurs au nom de la pluralité des idées, surtout lorsqu’elles rapportaient de l’argent et bien d'autres avantages.
Les tic-tacs de la pendule rappelaient sans cesse à Illyria que le temps était contre elle. La mère de Lucas voulut joindre sa sœur, Héra de Hainaut, avec laquelle les relations avaient toujours été exécrables depuis leur enfance. Elle imaginait Héra lui reprocher ses lacunes dans l’éducation de son fils et profiter de cette situation de détresse pour mieux l’accabler. Malgré toutes les tentatives pour oublier ces rancunes, les sœurs retombaient dans leur rivalité où personne ne voulait faire le moindre effort pour passer à autre chose. Face au risque d’un accueil glacial de la part d’Héra, Illyria s’abstint de la contacter, non sans regretter cette situation familiale difficile. Parler à sa nièce Elena ? La jeune fille préviendrait légitimement ses parents, qui accableraient Illyria de ne pas les avoir alertés directement. En plus de l’absence de son fils, Illyria se sentait piégée dans un véritable cercle vicieux où tous les choix disponibles la rendraient inéluctablement fautive, autant la passivité que l’action. Puis le mépris prit la place de l’émotion, Illyria considérait sa propre sœur comme une personne manipulatrice, au caractère toxique et certainement sujette à une forme de psychorigidité. Elle ne trouverait aucun soutien dans sa propre famille, hormis son époux, Jeanne, et son frère Geoffroy qui vivait à Monaco. Pour faire bonne figure, elle demanda à l'un de ses valets de contacter Héra de Hainaut à sa place.
La lumière du soleil déclina, mais le stress d’Illyria ne fit qu’augmenter. Seul Lucas occupait ses pensées ; son visage innocent la hantait et son cœur saignait de son absence. Elle voulait le toucher, le sentir près d’elle en sécurité. Mais tout ce que la comtesse redoutait avait fini par arriver : le malheur, la fatalité, la détresse de perdre l’une des personnes les plus précieuses dans ce monde déclinant. Elle songea avoir été trop loin dans son éducation, de l’avoir négligé et de ne pas avoir été assez prudente. Jeanne avait sans doute raison sur la nécessité de se méfier du danger, mais Lucas ne méritait pas de sacrifier sa jeunesse pour vivre dans une prison dorée.
Tourmentée, Illyria n’avait toujours pas de nouvelles de la part de la police ou de son mari, qui ne revenait toujours pas. Avait-il lui aussi fait une mauvaise rencontre ? Elle voulait tant l’accompagner. La comtesse retira son diadème d’améthystes ainsi que tous ses bijoux, mais elle garda son pendentif qu’elle ne cessait d’admirer. Le visage de son fils lui permettait de ne pas perdre totalement espoir.
Puis, John réapparut derrière la fenêtre. Ses vêtements, sa veste et ses chaussures étaient entièrement tâchés de boue à cause de la tempête de la veille qui avait remué les sols. Il tenait quelque chose dans une main, et Illyria hurla de terreur. Il s’agissait de la cravate de son fils.
-
Je l’ai trouvée dans le bois, avoua John avec émotion.
-
Mon dieu, non ! Que lui est-il arrivé ?! John ?! s'exclama Illyria, paniquée.
-
Je ne sais pas. Je n'ai rien trouvé d'autre. J'ai crié de toutes mes forces pour qu'il revienne.
-
J’aurais dû lui répondre au téléphone, regretta Illyria. Où est mon fils ?! Ô Seigneur, rendez-le-moi ! implora-t-elle, les larmes aux yeux juste avant de s'évanouir.
***
Illyria passa la nuit dans la chambre de son fils afin de garder espoir. La comtesse ne pouvait guère trouver le sommeil ; l’angoisse l'avait complètement envahie. Son visage mélancolique, seulement éclairé par une petite lampe de chevet, observait la fenêtre aux grandes baies vitrées munies de longs voiles blancs.
-
Où es-tu mon ange, je suis tellement désolée, sanglota la mère de Lucas, le cœur déchiré par l'angoisse et le chagrin.
Illyria maintenait fermement la cravate de son fils trouvée dans le petit bois par son époux durant ses recherches. Elle était une relique qui la rattachait à son fils bien-aimé. La jeune femme se leva pour observer le petit bois, semblable à une masse sombre qui se mouvait dans les ténèbres et où son enfant aurait disparu. Elle lâcha plusieurs cris étouffés pour chasser tous les scénarios de son esprit.
Voyant que sa femme tardait à le rejoindre, John se leva pour se rendre dans la chambre de son fils. Il essaya de la convaincre de ne pas rester seule. Illyria refusa ; elle voulait garder la sensation d’être auprès de Lucas, comme si le lien risquait d’être rompu si elle partait se reposer. Le père du jeune homme demanda la permission à sa femme de rester auprès d'elle. Illyria accepta d’un mouvement de tête ; sa voix refusait d’émettre le moindre son. Ils restèrent tous les deux muets, blottis l’un contre l'autre, pour contempler la pièce où vivait Lucas. Sa mère admirait les photos avec la cousine de son fils où ils souriaient de bon cœur. Son visage innocent pétillait de vie malgré ce sourire de circonstance. "Il est si beau", pensa-t-elle, "comment quelqu’un peut s’en prendre à lui ?" Illyria s’en voulait de ne pas avoir avoué tous les secrets de famille à Lucas ; il aurait pu comprendre.
Le couple tombait de fatigue. Ils sentaient l’odeur de leur enfant imprégnée dans ses draps et son édredon. Illyria pleurait dans son sommeil, rêvant d’un enterrement. John, à demi éveillé par les sanglots de sa femme, se sentit impuissant et incapable de la réconforter. Le remords le dévorait depuis cette désastreuse matinée qui avait provoqué cette situation.
John plaça ses bras sur le ventre de sa femme et lui déposa un baiser sur la joue. Il lui murmura qu’il n’abandonnerait jamais les recherches pour retrouver Lucas. Ces paroles pleines d’espoir et la détermination de son mari réconfortèrent légèrement Illyria. Elle priait le Seigneur qu’on lui rende son fils et qu'il la pardonne de ne pas avoir pris soin de lui.
Le lendemain, John et Illyria se levèrent ensemble pour supporter cette journée sans Lucas. La comtesse ouvrit les yeux en comprenant que tout ceci n’était pas un cauchemar ; son fils n'était pas en sécurité dans sa demeure. Face à cette triste réalité, Illyria demeura là, inerte, incapable de se préparer comme à l’accoutumée pour répondre à ses devoirs politiques. Elle prit une douche et s’habilla de manière simple, sans bijoux, tiare, atours ou maquillages qui la mettaient en valeur. Simon Dutreil, le valet, toqua à la porte.
-
Le déjeuner est servi, madame la comtesse.
-
Merci, répondit Illyria.
Illyria et John arrivèrent dans la salle à manger où seulement deux couverts avaient été préparés. La comtesse pleura immédiatement, enlacée par son mari, en pensant que son fils était déjà mort et qu’il ne reviendrait jamais. John s’occupa d'elle et demanda à Solange Benbassa de lui apporter une infusion. La servante revint avec le breuvage.
-
C’est vraiment terrible ce qui arrive, avoua Solange de manière empathique.
-
Vous êtes la dernière personne à avoir vu mon fils, demanda John.
-
En effet monsieur, je m’en veux, si vous savez…
-
Hum, toussota Simon.
John et Solange se retournèrent vers le valet. La servante fit une légère révérence à la comtesse et se retira prestement sous le regard sévère du majordome.
-
Simon, que voulait dire Solange ? interrogea John.
-
Je crois que cette histoire lui tient beaucoup trop à cœur. Cette domestique est bien trop émotive, nous devons garder la tête froide pour vous soutenir par un travail impeccable. Je ne saurai tolérer que nos émotions prennent le dessus, répondit le majordome.
-
Ne soyez pas trop dur avec elle, intervint Illyria, la voix cassée.
-
Certainement, madame, acquiesça le valet, dissimulant soigneusement le fond de sa pensée.
Illyria écouta à peine les échanges et refusa d’avaler le moindre aliment. Son estomac noué et son angoisse perpétuelle l’empêchaient de se nourrir. John prit un café rapide pour se rendre dans le village de Barly et aux alentours, accompagné du valet Simon Dutreil. L’américain ne pouvait faire confiance à la police impériale qui lui avait signifié de rester les bras croisés à attendre une absence de réponse, voire une terrible nouvelle.
Pendant l’absence de John, le château de Barly plongea dans une atmosphère lugubre et morne. Les seuls bruits perceptibles restaient les pas et les discussions à voix basse des domestiques occupés dans leurs tâches.
Priscilla Castel pénétra dans l'office pour chercher une boisson. Là se trouvaient Simon Dutreil, Solange Benbassa et quelques commis de cuisine. La femme de chambre eut un regard empli de dédain envers ses deux collègues.
-
Qu'avez-vous à nous regarder de la sorte, madame Castel ? demanda le majordome d'une voix ferme et agacée.
-
Oh, eh bien, je contemple votre incompétence, monsieur Dutreil, répondit Priscilla.
-
Ne pouvez-vous vous montrer humaine en arrêtant de vous chamailler les uns les autres ? intervint Solange, émue aux larmes. Le fils de madame a disparu ! Et vous n'avez pas l'air troublée par ce qui lui arrive !
-
Pourquoi devrais-je être troublée ? Le monde ne va pas s'arrêter soudainement car un enfant a fugué. Je suis certaine qu'ils vont le retrouver, d'une manière ou d'une autre.
-
Comment en êtes-vous si sûre, madame Castel ? fit Simon Dutreil, suspicieux.
-
Juste une intuition, ce dont vous êtes totalement dépourvu, répliqua Priscilla avec provocation. Je pense que ma place est auprès de la comtesse. Ainsi, profitez bien de votre quiétude ou de vos médisances tant que vous le pouvez.
Priscilla Castel quitta la pièce, laissant les autres serviteurs dans une incompréhension totale.
***
Le soleil était voilé par un amas de nuages noirs, et le vent ne faiblissait pas en cette fin de mois de mars. Soudain, le téléphone sonna. Illyria répondit immédiatement, le souffle coupé, la maisonnée stoppant toutes ses tâches pour entendre des bribes de conversation. Rien, elle ne parlait pas. La comtesse de Roselys fut seulement mise au courant par un fonctionnaire que l'un de ses cousins, Edouard de Montfort, se dirigeait à Barly pour une audience.
Illyria méprisait ce haut fonctionnaire arriviste et carriériste, un homme arrogant muni de manières dans sa gestuelle et d'un cynisme digne de Jeanne de Roselys. Habile politicien, il excellait dans l’art des promesses non tenues en rejetant ses erreurs à ses opposants ou alliés au gré des circonstances. Edouard était un homme craint par toute la noblesse du nord de l'empire. Il avait l’oreille de Sa Majesté Impériale Jean Napoléon Bonaparte VI, le puissant dirigeant de l’Empire Europa. Illyria et Edouard se méprisaient avec force, et tout le monde connaissait leurs dissensions.
Solange annonça l’arrivée du préfet en l’absence de Simon. Illyria, qui avait pris place dans un canapé du salon, était simplement habillée d'une chaude robe de chambre recouverte de lys dorés. Elle n’était pas d’humeur à mettre les formes en respectant l’étiquette et la bienséance face à cet homme guindé et calculateur. Il devrait s’y accommoder en de pareilles circonstances.
Elle aperçut Edouard de Montfort apparaître dans la pièce, une main derrière le dos. Il arborait des cheveux courts bruns dégradés qu’il coiffait avec une abondance de gel. Edouard ne portait plus ses lunettes en verre, il avait opté pour des nano-lentilles qui ne pouvaient dissimuler ses quarante-cinq hivers. Autrefois un vrai coureur de jupons, l'homme prétentieux tentait d'amoindrir les dégâts du temps en entretenant sa peau par des crèmes et des cures thermales hors de prix. En plus de cela, Edouard parlait avec une voix morne et insupportable pour ses interlocuteurs qui trouvaient le préfet aussi pompeux qu’incompétent. Il s’habillait avec un certain raffinement en usant de vêtements amples pour dissimuler son corps assez bien entretenu qui ne dépassait pas le mètre soixante-dix. Il portait un costume blanc hors de prix ce jour-là.
-
Mes hommages, madame la comtesse, salua Edouard avec une voix aigrelette tout en effectuant une révérence.
-
Monsieur le préfet, cher cousin, répondit Illyria avec un ton mesuré, son regard trahissant sa sévérité. Je vais être directe avec vous et je vous conseille de faire de même, pourquoi êtes-vous venu ici, dans ma maison ?
L’homme ne pouvait s’empêcher d’esquisser un rictus sur son visage qui creusait davantage ses traits. Il dégageait une certaine forme de malice dans son regard.
-
Mes services m’ont appris que votre fils avait disparu…, commença Edouard.
-
Les nouvelles vont vite, même si la presse semble avoir été plus rapide que vous, répliqua Illyria, d'un ton acerbe.
-
C’est terrible, j’en suis bien conscient, chère cousine. J’ai pensé que mon aide personnelle et ma présence pourraient vous aider, tenta-t-il de se justifier.
-
M’aider ? Est-ce une plaisanterie de mauvais goût, Edouard ? s'indigna Illyria.
-
Chère cousine, je suis conscient que nos rapports ont toujours été difficiles.
-
Devrais-je dire conflictuels, rétorqua la comtesse avec agacement. Dois-je vous rappeler qu'au temps de ma mère, la comtesse Mélissa, vous vous êtes donné tant de mal pour déstabiliser les Roselys en remettant en doute notre capacité à diriger le nord de ce pays ? Vous contredisez sans cesse ma politique comtale. Pire, vous m’accusez de je ne sais quels maux auprès de l’empereur. Tout le monde sait que nous nous méprisons, et vous voudriez m’aider ?!
Illyria nota que le visage d’Edouard se crispa quelques secondes, avant qu'il ne reprenne une profonde respiration pour retrouver un léger rictus d'amabilité. Il semblait se contenir, car ses yeux parlaient à sa place, lançant des regards acérés en direction de la comtesse.
-
Ne soyons pas vindicatifs dans nos mots, comtesse. J’ai peut-être eu un mauvais jugement vous concernant dans le passé, mais aujourd’hui nous devons passer outre nos divergences pour son altesse impériale qui me fait confiance. Vous êtes du même avis que moi, n'est-ce pas ? Je me suis entretenu avec Sa Majesté concernant cette fâcheuse anicroche, et il a trouvé cette idée très intéressante. Nos différends font mauvaise presse, plaida Edouard.
-
Vous avez le culot de ramper jusqu'ici pour me faire comprendre que votre avancement personnel est ce qui compte le plus ?! s’insurgea Illyria avec véhémence. Dois-je vous rappeler que je suis morte d’inquiétude pour mon enfant qui a disparu !
Edouard perdit une nouvelle fois son sourire de façade, pinçant ses lèvres sans dissimuler son agacement. Ses yeux sombres transpiraient le mépris qu’il éprouvait pour la comtesse de Roselys. Le préfet du nord avait tenté la méthode douce pour attendrir sa rivale, car il était étranger à toute forme d’empathie.
-
Me dénigrer ainsi ne ramènera pas votre fils, je le crains. Et pourtant je souhaite seulement une collaboration fructueuse entre nous. Oseriez-vous désobéir à la volonté de Sa Majesté ? fit Edouard avec un ton malicieux.
-
Non, certainement pas. Je remets en doute votre honnêteté, monsieur le préfet. La seule chose qui m’importe est de retrouver mon enfant en vie. Je n'ai que faire de vos manigances politiciennes ! déclara Illyria avec fermeté.
-
Évidemment, répondit Edouard. Qui est l’inspecteur chargé de l’enquête ?
-
L’inspecteur Rober Deval du commissariat impérial d’Arras…
Le préfet n'appréciait pas ce policier trop attaché à la vérité, malgré plusieurs tentatives de déstabilisation dans certaines affaires sensibles. Edouard n’était pas étranger à la corruption et aux magouilles pour arriver à ses fins, mais il avait un talent exceptionnel pour échapper aux poursuites judiciaires.
-
Certes, un homme honnête et compétent. Bien, puisque mon aide n’est pas requise, je vais me retirer. Je vais prier pour que votre fils vous revienne sain et sauf, madame la comtesse. Je suis navré de faire état de notre conversation à Sa Majesté…
L’homme calculateur souhaitait jouer cette dernière carte pour tenter de raisonner la comtesse de Roselys. Il fit mine de se retirer, mais Illyria demeura silencieuse et passablement irritée de cette déplorable rencontre. La gentillesse, l’empathie, la bonté étaient des valeurs absentes dans le cœur de ce fonctionnaire ambitieux et vénal. Il était l’antithèse de l’honnêteté.
Il prit congé de la comtesse pour retourner près de sa voiture personnelle. Il aperçut Jeanne en train de discuter avec Inahya de Montfort, sa mère. Ses traits ressemblaient à ceux de Jeanne, mais son visage dur et son expression austère la rendaient repoussante. Cette femme de soixante-cinq ans ne souriait jamais, et ses longs cheveux noirs grisonnants détachés, ainsi que les creux de ses joues et ses sourcils imposants, accentuaient la malveillance de son caractère. Elles se dévisageaient avec un dédain palpable.
Edouard s'approcha doucement afin de les entendre se quereller.
-
Tu n'as pas tenu ta promesse, Jeanne, siffla Inahya avec mépris.
-
De quelle promesse parles-tu, Inahya de Montfort ? J'ai bien d'autres affaires urgentes à régler avant de réfléchir à ta petite personne. Tu t'es détournée de notre famille à maintes reprises. N'espère pas de la pitié de ma part, lança Jane, le ton glacial.
Inahya se retint d'utiliser ses facultés de variantes grâce à l'arrivée de son fils, Edouard.
-
Bonjour, madame la comtesse douairière, lança-t-il mollement vers Jeanne en effectuant une légère révérence.
-
Tiens, Edouard. J'aurais dû me douter que tu n'es jamais loin de ta chère mère, répliqua-t-elle sèchement en se tournant vers lui, le visage crispé.
-
Je suis venu apporter mon aide à ma cousine, la comtesse Illyria. Je pense que c'est la moindre des choses, entre gens de la même famille.
Jeanne ne put retenir un rire cynique, laissant émerger son mépris à l'égard de ses descendants. Elle n’arrivait pas à croire que cet homme et cette femme, adeptes de la manipulation et du mensonge, pouvaient paraître dans une situation aussi désespérée pour quémander la comtesse de Roselys. "Les chacals ont plus de retenue en trouvant une carcasse dans le désert", pensa-t-elle.
-
Allons, nous savons très bien que cela n'est que pure comédie. Vous n'avez pas pu vous empêcher d'apparaître dans un moment aussi difficile, où l'un des nôtres a disparu.
-
Oh, le petit lionceau s'en est allé, répliqua Inahya, dédaigneuse à l'égard de Lucas. Aurais-tu donc échoué, ma chère parente ?
Jane la fusilla du regard, consciente de son propre échec.
-
J'ai peut-être manqué de vigilance, mais je n'échouerai aucunement à découvrir la vérité, répondit Jane, avec détermination.
-
Hum, tu ne changes pas avec les années, ma chère parente, répliqua Edouard, le visage malicieux.
-
Et toi, toujours le même chien, Edouard ! Quittez ce domaine immédiatement avant que je vous en chasse moi-même !
Edouard parut déçu, mais un léger sourire se dessina sur son visage pâle.
-
Quel dommage, reprit-il. Si tu avais consenti à nous donner ce que nous voulons, nous pourrions si bien nous entendre.
-
Toi et ta mère Inahya n'êtes que des traitres, et vous osez paraitre devant moi pour poursuivre vos velléités ! Pour la dernière fois, partez immédiatement de Barly ! Je m'occuperai de votre cas plus tard, rétorqua Jane, déstabilisant ses deux interlocuteurs.
-
Les années t’ont rendu vulgaire, Jeanne, siffla Inahya.
-
Je n'en resterai pas là, insista Edouard, le visage fermé. Mesure tes paroles, à l'avenir.
-
C’est une menace ? s'enragea Jeanne.
-
Je n'oserai pas, comtesse, mais je compte bien obtenir ce qui m'est dû.
Jeanne s’approcha. Edouard sentit son cœur se nouer face au visage durci de sa lointaine ancêtre. Lui manquer de respect avec affront pouvait être fatal. Inahya, quant à elle, serrait les poings pour ne pas s'en prendre à Jeanne et défendre son fils, ses yeux débordant de haine.
-
Edouard, Inahya, si j’apprends que vous êtes liés, de près ou de loin, à la disparition de Lucas Roselys, Dieu seul sait ce que je pourrais vous faire subir, menaça-t-elle d'un ton glacial.
-
Tu divagues complètement, répondit Edouard avec dédain. Je n'ai pas besoin de m'en prendre au fils de ma cousine pour arriver à mes fins, répliqua-t-il en s’éloignant, vexé. Partons, mère.
Ils partirent en trombe dans leur voiture, tandis que la comtesse douairière se hâta de rentrer et retrouver sa descendante. Illyria ne s'en était sortie indemne de cette déplorable visite familiale. Elles oublièrent les convenances habituelles face à la situation.
-
Illyria, que s'est-il passé avec Edouard le félon ? commença Jeanne, dissimulant à peine sa colère.
-
Où étiez-vous passée ? répondit la mère de Lucas, la voix tremblante.
-
J’ai activé mon réseau dans la région pour m'aider à retrouver votre fils. Et j'ai eu une charmante conversation avec votre tante, Inahya de Montfort, à l'extérieur. Mais répondez à ma question, Illyria.
Le visage de la mère de Lucas se crispa. Elle détestait sa tante autant que son cousin. Elle finit par reprendre, la gorge nouée :
-
Je n'arrive pas à croire ce qu'ils sont en train de faire ! Quant à Edouard, il souhaite que nous collaborions d’après le souhait de l’Empereur. Nos différends font mauvaise presse. Il ne manque pas de toupet ! Peu importe, je ne lui fais pas confiance ! s'exclama Illyria avec détermination.
-
C’est le moins qu’on puisse dire, fit Jeanne en croisant les bras. Je vous conseille néanmoins d’accepter sa requête…
-
Pardon ?! s’indigna Illyria. Comment pouvez-vous me demander cela ? Après tout ce que lui et ma tante ont fait pour briser notre famille !
Jeanne, esquissant un subtil sourire, insista :
-
Acceptez. Je veux voir ce qu’il adviendra ensuite. Edouard est un benêt ambitieux et il ne va pas s’attendre à ce que vous fassiez preuve de sagesse, encore moins votre tante. Cela va lui redonner l'attention qu'il désire tant. Flattez son orgueil, et nous pourrons découvrir ses véritables desseins.
-
Vous ne pensez tout de même pas que lui et ma tante ont quelque chose à voir avec la disparition de Lucas ?!
-
Je n’ai pas la réponse à cette question, seul le temps nous le dira. Mais si c'est le cas, croyez-moi que je m'en chargerai en personne, promit solennellement Jeanne en serrant ses mains. Où est votre époux ?
-
Il est parti mener ses propres recherches, confia Illyria pour laisser place à un bref silence entre les deux femmes.
-
Bien, veuillez-vous habiller, nous devons faire en sorte qu’Edouard de Montfort baisse sa garde en pensant qu’il a réussi à vous duper. Faîtes-lui savoir que vous regrettez cette entrevue en raison du chagrin. Dites-lui que vous comptez me chasser de chez vous.
Les doigts d'Illyria tremblaient sur son téléphone.
-
C’est le cas, Jeanne, je suis morte d’inquiétude ! Sincèrement, vous pensez que cet homme fourbe pourra nous aider à retrouver mon fils ? Je doute que votre plan marche cette fois !
-
Et pourtant, Illyria, vous avez oublié qu’un traitre ne se trahit jamais lui-même. Je me souviens quand votre mère Mélissa, Dieu ait son âme, le disait si bête qu’elle le surnommait « Ed’ Niquedouille ». Faites-moi confiance, contactez-le.
-
Si vous insistez, se résigna Illyria.
Le téléphone sonna une nouvelle fois et la comtesse décrocha aussitôt.
-
Allô ? Vous avez des nouvelles ?
-
Bonjour madame la comtesse, salua l’opératrice. Sa Majesté Impériale souhaite vous parler.
-
Qui est-ce ? demanda Jeanne.
-
Sa Majesté ! répondit Illyria à voix basse, confuse.
Illyria activa la fonction haut-parleur avec l’hologramme. Jean Napoléon Bonaparte VI arborait les traits de ses illustres ancêtres avec un front haut et large, des yeux gris directifs et un teint pâle. Il avait pourtant hérité de l’intelligence et de la vivacité d’esprit de ses ancêtres. Aujourd’hui âgé de cinquante-six ans, il disposait d’une voix claire et posée qui inspirait le respect et l’autorité.
-
Bonjour comtesse de Roselys et d’Artois, salua Sa Majesté.
-
Bonjour votre majesté, répondit poliment Illyria.
-
J’espère que je ne vous dérange pas malgré ce qui vous arrive. J’ai été peiné d’apprendre que votre fils a disparu.
-
En effet, votre majesté.
-
Quel âge a-t-il ? demanda l'empereur avec empathie.
-
Lucas a fêté ses treize ans le 14 mars dernier, répondit la mère du garçon avec une certaine émotion.
-
La force de la jeunesse, murmura-t-il. J’apprécie votre famille, vous vous êtes toujours montrée à l’écoute pour le bien de mes sujets, malgré vos idées progressistes sur les variants.
-
Je vous en suis reconnaissante, votre majesté. Toutefois, pour le moment, je préfère penser à mon fils.
-
C’est tout à fait naturel, concéda-t-il. Toutefois votre absence pour le vote crucial sur la reconstruction de Paris a été mal perçu par vos collègues qui ont cru à une manœuvre politique du gouvernement. Avec ce qui vous est arrivé, j’ai fait en sorte de calmer les esprits.
-
Je ne sais comment vous remercier, sire, répondit-elle avec gratitude.
Ils marquèrent une pause de quelques secondes jusqu’à ce que l’empereur reprenne la parole. Dans l’étiquette, c’était au souverain de parler le premier, et c’était lui qui invitait ses courtisans et serviteurs à lui répondre.
-
Le préfet du nord, Edouard de Montfort, m’a informé qu’il allait vous apporter son aide en tant que représentant de l’état impérial en plus des services de police. Je crois qu’il pourra sans doute se montrer utile. Avez-vous eu une entrevue avec lui ? demanda l'empereur.
-
Oui, il vient à peine de partir et j’ai accepté son aide, répondit Illyria.
-
Je suis ravi de l’apprendre, releva l’empereur avec un certain étonnement. Sachez que l’Empire ne vous abandonnera pas, Illyria, j’ai besoin de vous. Je prie pour que toute la lumière soit faite pour retrouver votre enfant. Je place également de grands espoirs sur lui, quand il vous succédera en temps voulu, bien entendu. Tenez-moi informé je vous prie.
-
Merci, Votre Majesté. Je vous informerai de son retour.
-
Tenez-bon, ma chère. Adieu, conclut-il.
La communication cessa. Jeanne se montra satisfaite de cet échange, qui ne fit que conforter sa défiance vis-à-vis du pouvoir impérial. Si l’empereur lui-même se mêlait de cette affaire, ce n’était pas uniquement par compassion pour la comtesse de Roselys. La venue d’Edouard de Montfort et sa proposition d'aide inattendue ajoutaient plus de mystère à cette énigme déjà complexe.
Illyria reprit ses esprits. Devoir faire semblant d’être docile et honorée par les paroles de l’empereur l’avait beaucoup éprouvée. L’échange sonnait faux et la politesse mise en œuvre lui avait tordu les cordes vocales. Seul Lucas comptait actuellement, et les manigances politiciennes pouvaient aller au diable. Illyria prêta son attention sur Jeanne, immobile et énigmatique.
La comtesse trouva la force de contacter le préfet pour se confondre en excuses, non sans y mettre les formes. Elle lui avoua avoir succombé à la détresse et qu’elle acceptait son aide. Après quelques secondes d’hésitation, les deux femmes notèrent une certaine jouissance dans la voix du préfet qui se voyait déjà devenir conseiller impérial auprès de l’empereur.
Solange se présenta avec un paquet pour la comtesse de Roselys. Illyria ne pouvait pas s’en occuper pour le moment, elle était encore au téléphone avec Edouard Montfort qui lui donnait de nombreuses idées pour parfaire leur communication. Jeanne décida de regarder le contenu du paquet en congédiant la servante. La comtesse douairière était de dos à Illyria qui supportait déjà les déconvenues de sa décision de collaborer avec Edouard.
Jeanne s’était munie de gants en tissu et découvrit avec effroi l’intérieur du colis. Il s’agissait d’un vêtement appartenant à Lucas, découpé frénétiquement à l’aide d’un ciseau ou d'un couteau. Il ne semblait pas y avoir de sang, mais Jeanne préféra cacher le tricot de peau du jeune homme pour le confier à l’inspecteur Deval. En dessous du vêtement se trouvait un document manuscrit presque illisible où était noté "trop maigre pour s'en repaître". L’affaire prit une autre tournure.
Jeanne informa rapidement Robert Deval sans informer Illyria ou John de cette sordide nouvelle. Selon lui, Lucas devait être retenu captif à Barly ou aux alentours. Comment le savait-il ? Grâce à son intuition, une arme redoutable contre les criminels, qui désespéraient de savoir comment l’inspecteur pouvait dénicher les réponses aux énigmes les plus ardues. Il fit le tri de toutes les informations déjà retranscrites dans son carnet, mais quelque chose manquait dans cet immense puzzle fastidieux à assembler. Un détail le dérangeait, tel un grain de sable dans le mécanisme d’une horloge prête à être remise en route. L’homme n’obtint pas la réponse cette nuit-là, et il savait que le temps était compté. Cela ne déstabilisa pas l’inspecteur pour autant ; le désir de mettre au jour la vérité lui importait plus que tout, par souci de justice pour les victimes et surtout pour mettre hors d’état de nuire de dangereux criminels et meurtriers.


Lucas

Bertrand

Rosaline

Robert

Charles
Chapitre 6
Attention : le chapitre qui suit peut heurter certaines sensibilités.
27 mars 2101
Lucas revint péniblement à lui, ressentant une terrible douleur à l'arrière du crâne. Le garçon groggy n'arrivait pas à se souvenir des derniers événements après être sorti du château de Barly pour se diriger vers le petit bois. Il voulait se changer les idées et décompresser, fatigué des disputes familiales qui le harcelaient depuis trop longtemps. Puis le trou noir. Lucas ne parvenait plus à se souvenir de quoi que ce soit. Il se massa la tête en crispant son visage et crut entendre des personnes hausser la voix dans une autre pièce.
L'adolescent clignait des yeux sans savoir précisément où il se trouvait. Son cœur se serra en constatant que la pièce était plongée dans la pénombre. Le froid transperça sa peau, car quelqu'un lui avait retiré la plupart de ses vêtements pendant son sommeil. Mais qui ? Son pantalon, sa veste, sa chemise ainsi que ses chaussures avaient été retirés. Lucas ne portait plus que son caleçon et un débardeur. Une fine couverture couvrait son corps, sur un grand lit envahi par des peluches et des coussins. Se trouvait-il dans une chambre d'enfant ? C'était possible.
L'adolescent se rendit à l'évidence qu'il n'était pas chez lui, au château de Barly, car une terrible odeur de renfermé lui irritait la gorge et les voies nasales. Lorsque Lucas toucha la commode située à côté du lit, il fit involontairement bouger de la poussière avec ses doigts. Il éternua plusieurs fois, plaçant sa main devant sa bouche comme on lui avait appris. L'endroit ne semblait pas avoir été nettoyé depuis longtemps. La fenêtre était fermée par un volet en bois pourri et au métal rouillé.
-
Oh ma tête... Où suis-je ? Il y a quelqu’un ? Père ? balbutia faiblement l'adolescent sans obtenir de réponse.
D'après ce qu'il arrivait à voir, la pièce était encombrée de vieux meubles en bois et d'étagères au mur, mettant en valeur des poupées de porcelaine habillées de robes en dentelle. Lucas se sentait mal à l'aise dans cette étrange atmosphère, tous ces visages de petites filles semblaient le fixer. Perturbé, le jeune homme se demandait qui avait bien pu l'amener ici, et surtout pourquoi.
Il ressentait la faim et la soif, ne portant aucune nano-montre lui permettant de connaître la date et l'heure du jour, ni combien de temps il était resté inconscient. Cette absence de repères et toutes ces questions le rendaient nerveux.
Avant que Lucas ne songe à se lever du lit, il entendit des pas se diriger vers la porte fermée. Son rythme cardiaque augmenta significativement. Que faire ? Où se cacher ? Il n'avait pas le temps. Lucas improvisa en faisant semblant de dormir. Un individu déverrouilla la porte avec une lourde clé en fer. Chaque bruit de pas le faisait stresser, comme s'il faisait face à un monstre issu d'un cauchemar venu pour le dévorer.
Il s'agissait d'un homme imposant de grande taille, la quarantaine, doté d'une calvitie bien entamée et d'un front haut. Son nez large accentuait les traits de son visage inquiétant, et il imposait sa présence par son embonpoint et la largeur de ses bras. Il alluma une petite lampe sur une étagère et s'avança vers le lit où se trouvait l'adolescent, qui gardait les yeux fermés.
L'inconnu toucha plusieurs fois le front du garçon avec le bout de son index. Lucas put entendre les pas plus légers d'une autre personne et dut redoubler d'efforts pour que son cœur ne cesse de battre.
-
Tu n’aurais pas dû le mettre ici ! s’énerva la femme.
-
Tata ! Le garçon ne se réveille toujours pas.
-
Arrête de le toucher, Bertrand. Rappelle-toi ce qui est arrivé la dernière fois quand tu ne te contrôles pas ! grommela la femme de sa voix stridente.
Lucas sentait que son cœur allait bondir de sa poitrine en présence de ces personnes qui ne lui inspiraient pas confiance. Qui étaient-elles ? L'homme parlait d'une voix grave, mais sa prononciation semblait approximative et maladroite, comme celle d'un enfant souffrant de problèmes d'élocution. Il dégageait une terrible odeur de transpiration, et sa bouche véhiculait une haleine pestilentielle lorsqu'il se pencha vers Lucas. Quant à la femme, la tante de l'homme, nommée Rosaline Ducournau, elle se tenait près de son neveu. Âgée d'une soixantaine d'années, son apparence tout aussi négligée évoquait celle d'une vieille sorcière tirée des vieux contes. Sa peau fripée et ridée comportait des crevasses sur son front. Les mots qui sortaient de sa bouche sonnaient aussi rauques que les croassements d'un corbeau, et elle arborait de longs cheveux gris irréguliers qu'elle ne semblait jamais entretenir. Mince avec des traits creusés, sa peau pâle accentuait sa personnalité aigrie. Rosaline portait des vêtements usés qui dégageaient une odeur désagréable d'urine de chat. Avec toutes ces odeurs mélangées dans un endroit confiné, Lucas eut du mal à réprimer l'envie de vomir.
Bertrand esquissa un large sourire laissant entrevoir ses dents jaunies détruites par une surconsommation de produits sucrés.
-
J’aimerai bien jouer avec lui ! lança Bertrand avec amusement.
-
Ce n’est pas un jeu, Bertrand, celui-là est spécial, répondit sèchement Rosaline.
-
Ah oui ? Pourtant il n’a que la peau sur les os ! J'ai faim !
-
On ne mange pas les gens encore en vie, Bertrand ! Pourtant il doit manquer de rien dans son château de riches. Mettons-le en bas et allons préparer le souper. Je dois réfléchir sur la suite. Nous risquons gros si on nous démasque !
Bertrand était incapable de comprendre la notion de richesse et de pauvreté, sa tante lui répétait constamment qu'ils vivaient dans une extrême précarité à cause des riches nobles qui volaient le peuple. Rosaline Ducournau s'occupait de Bertrand, qui souffrait d'un sévère retard mental incurable malgré les avancées de la médecine au début du XXIIe siècle. Il possédait la mentalité d'un enfant de six ans dans le corps d'un homme d'âge mûr et costaud. Incapable de comprendre sa propre force, ses réactions imprévisibles le rapprochaient des syndromes autistiques. Cependant, la plupart du temps, Bertrand était plutôt gai, curieux et doté d'une incroyable naïveté. Lorsqu'il s'énervait, seule sa tante avait la capacité de contrôler ses humeurs en usant de la tyrannie, et il ne pouvait subvenir seul à ses propres besoins depuis la mort de ses parents dans l'explosion d'une bombe en 2064.
Lucas céda à la peur en entendant les paroles prononcées par la femme. Il se rendit compte qu'il était retenu captif chez des individus dérangés et dangereux. Profitant d'un moment d'inattention de ses ravisseurs, l'adolescent bondit du lit pour tenter de s'enfuir.
-
Il est réveillé tata ! Il veut jouer à cache-cache ! sourit Bertrand.
-
Idiot ! Attrape le petit tout de suite, ordonna Rosaline. Il va s’enfuir !
Lucas courut aussi rapidement que le lui permettaient ses forces. Arrivé à la porte principale de la maison, il tenta désespérément de l'ouvrir, mais celle-ci était verrouillée. Malgré ses efforts pour tirer sur la poignée à plusieurs reprises, la porte refusa obstinément de s'ouvrir. C'est alors que Bertrand s'empara de lui avec une facilité déconcertante, le soulevant du sol.
-
Allez viens par-là, petit ange, on va s'amuser tous les deux !
-
Aie, non ! Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Non ! cria Lucas.
-
Empêche-le de geindre ! ordonna Rosaline.
Bertrand posa sa puissante main sur la bouche du garçon et le traîna dans la cave, où régnait un incroyable désordre. Rosaline avait aménagé une grande cage, initialement destinée à un gros chien, pour retenir une personne captive à l’abri des regards. À l'intérieur, se trouvait la moitié d’un matelas crasseux et un petit seau pour faire ses besoins. L’odeur était insoutenable, et la seule source de lumière provenait d’une petite ampoule qui pouvait être actionnée uniquement depuis l’escalier menant à ce sinistre endroit.
Piégé et incapable de s’enfuir, Lucas se retrouva sur ce lit nauséabond, immobilisé par Bertrand qui maintenait fermement ses bras. Obligé de plier ses jambes en raison de la taille de la cage, Lucas fut lié aux poignets et aux chevilles par Rosaline à l’aide de cordes atrocement douloureuses.
-
Laissez-moi partir, enlevez-moi ça ! supplia le garçon terrorisé qui s'agitait dans tous les sens.
-
Tu peux le lâcher maintenant, ordonna Rosaline à son neveu.
-
Il a peur tata, remarqua l’homme qui ne lâchait pas le garçon.
-
Fais ce que je te dis, Bertrand, ce petit merdeux a besoin d’une bonne correction pour avoir tenté de s’enfuir.
-
Détachez-moi ! cria Lucas.
-
Continue à faire du bruit et je te coupe la langue ! menaça Rosaline. J’espère que tu n’as pas peur du noir ! railla la femme avec un sourire sadique.
-
Non ! je vous en prie, murmura Lucas, qui se mit à pleurer.
-
Il a des petits os, je ne dois pas les casser, répondit l’homme hagard.
Soudain, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Une voix lointaine s'écria :
-
Police impériale, veuillez ouvrir je vous prie.
C’était le moment ou jamais, mais Lucas n’eut pas le temps de crier une nouvelle fois pour alerter les policiers, qui ne l'auraient certainement pas entendu. Rosaline avait posé un oreiller crasseux sur la tête de l’adolescent pour étouffer ses appels à l'aide. Il ne pouvait plus respirer, quelques secondes de plus et la mort allait l'emporter. Elle retira l'oreiller pour bâillonner le garçon à l'aide d'un chiffon de cuisine. Puis, elle se pencha une dernière fois vers sa victime, terrassée par la peur, afin de lui susurrer à l'oreille.
-
Arrête de couiner, gamin. T’as compris ?! ordonna la femme de sa voix rauque. Bertrand, si le garçon crie, tu lui brises le cou, d’accord ?
-
Tu es sûre, tata ? demanda Bertrand. Je veux jouer avec lui…
-
Fais ce que je te dis ! Sinon je te casse tes poupées ! Si les policiers rentrent dans la cave ou s’il crie, tu le tues !
Après le départ de Rosaline, Lucas tenta plusieurs fois de se défaire de ses liens. Au fur et à mesure que les minutes passaient, les souvenirs commencèrent à se clarifier dans l'esprit de l'adolescent peu son départ de la bibliothèque. Il se rappelait être sorti par la fenêtre et avoir pris la direction du petit bois. La dispute houleuse entre son père et Jeanne l'avait profondément perturbé, d'autant plus que sa mère n'avait pas répondu à ses appels téléphoniques. Lucas avait alors retiré sa cravate, cherchant à prendre un peu de distance avec la situation, quand il avait entendu des appels à l'aide à proximité.
S'approchant, il avait découvert une femme semblant souffrir d'une blessure à la cheville. Sans téléphone sur lui pour appeler les secours, il avait proposé son aide pour aider cette personne, c'est-à-dire Rosaline. Après un bref échange, la vieille femme avait réalisé qu'il s'agissait bien du fils d'Illyria de Roselys. C'est alors que, à son signal, Bertrand, dissimulé derrière un gros arbre, avait frappé l'adolescent à la tête avec un morceau de bois, le laissant inanimé sur le sol.
En tombant, Lucas avait involontairement laissé échapper sa cravate rouge, qui serait retrouvée plus tard par son père, John. Sans rencontrer de résistance, les ravisseurs avaient pu transporter l'adolescent inconscient jusqu'à une voiture garée à proximité.
Bertrand prenait la menace de sa tante au sérieux concernant ses poupées qu’il affectionnait tant. Il devenait inconsolable s’il en cassait une par inadvertance ou lorsque sa tante se vengeait de sa désobéissance.
L'homme prit place à côté de l'adolescente attaché et bâillonné dans la cage et qui pleurait en silence. Dans un élan de compassion, Bertrand voulut rassurer le jeune captif avec des grimaces. Il tendit le bras pour attraper une poupée posée sur une commode en désordre.
L’homme avait une passion pour les poupées de porcelaine qu’il considérait comme de véritables amies, il les coiffait et s’occupait de ses « trésors » avec excitation. Lorsque sa tante l’obligeait à commettre un enlèvement, Bertrand profitait de la présence d’une victime pour l’inviter à « jouer » en sa compagnie. Fort heureusement, Bertrand n’était pas mu par une attirance malsaine et perverse, car il n’éprouvait aucun besoin de satisfaire des pulsions sexuelles. Son handicap l’empêchait de faire la différence entre les notions de bien ou de mal, et son apparence repoussante le rendait indésirable dans le paisible village de Barly où les habitants le prenaient pour un fou, voire un dangereux variant. Ce rejet social, ainsi que sa maladie, permettaient à sa tante Rosaline d’assoir une emprise mortifère sur cet esprit faible forcé de commettre des actes criminels pour manger et ne pas être placé dans un institut psychiatrique.
Lucas sentait ses larmes dévaler ses joues et décida de rester docile pour assurer sa survie. L'homme continua d'essayer d'engager le jeune adolescent en lui montrant une peluche poussiéreuse issue des dernières animations pour enfants à la mode, mais Lucas resta impassible, fermant les yeux et plaçant ses bras liés contre son visage pour échapper à ce cauchemar. L'odeur insoutenable d'excréments, d'urine et d'humidité qui imprégnait les lieux le submergea.
Bertrand fut déçu de comprendre que Lucas l'ignorait, mais il se rappela que tous les autres enfants ou jeunes adultes enlevés réagissaient de la même façon, ou parfois de manière plus agressive. Il sortit alors une barre chocolatée de sa poche, encore enveloppée dans son emballage, qu'il tendit au jeune homme. Incapable d'avaler la nourriture à cause de son bâillon de fortune, Lucas refusa cette attention en gardant ses bras contre son visage. Malgré l'insistance de Bertrand, Lucas hocha de la tête, gémissant qu'il le laisse tranquille.
Le geôlier saisit alors le visage de Lucas pour lui retirer le tissu obstruant sa bouche et le forcer à avaler la barre de céréales, prenant le risque qu'il s'étouffe. Lucas n'eut d'autre choix que d'avaler à contrecœur, malgré la faim qui le tiraillait déjà. Après avoir repris ses esprits, il tenta de raisonner son ravisseur juste avant qu'il ne lui remette le bâillon.
-
Je vous en supplie, laissez-moi partir, chuchota-t-il en direction de Bertrand.
-
Chut, pas si fort, sinon tata va te tuer.
-
Ne me faîtes pas de mal, je veux revoir mes parents…
-
C'est triste, mes parents sont morts. Tu veux devenir mon ami ?! On s’amusera tous les deux.
Le sourire de Bertrand était étrange et malaisant.
-
Je vous en supplie, je ne veux pas mourir...
-
Tata dit que quand on meurt, on pourrit dans la terre et on met des fleurs sur notre tombe, répondit Bertrand, le visage triste. Je ne comprends pas pourquoi ils font ça. Quand j'y pense, je mange pour me calmer, lança Bertrand en esquissant un sourire malsain. J’ai plein de bonbons dans mon sac. Tu es tout maigre, tiens avale !
Lucas préféra déguster les bonbons offerts par Bertrand plutôt que de les ingérer de force. C'était une première pour lui ; l'adolescent n'avait pas l'habitude de consommer autant de produits sucrés, bannis par ses parents pour des raisons de santé. Il avait été éduqué dans le respect d'une alimentation saine et de la pratique régulière d'une activité physique régulière, même s'il pouvait apprécier, de temps à autre, une petite douceur bien méritée malgré ce strict protocole alimentaire. On lui répétait sans cesse : "Un esprit sain se développe dans un corps sain".
Lorsqu'il osa regarder cet homme étrange, Lucas réalisa qu'il souffrait d'un handicap mental et que sa tante se servait de lui pour commettre des crimes. Mais le visage potelé de l'homme et son regard insistant terrorisaient Lucas.
Bertrand fit boire le garçon. Et malgré son état de sidération et la situation dans laquelle il se trouvait, Lucas remercia son ravisseur. Il espérait pouvoir raisonner son geôlier, qui semblait chercher une forme d'attention chez les victimes de sa tante.
Le collectionneur de poupées apprécia la politesse de Lucas ; les autres enfants ne se comportaient pas ainsi et se moquaient de lui en raison de sa laideur et de son surpoids. Tante Rosaline avait raison, cette nouvelle victime était « spéciale », se disait-il.
***
Pendant ce temps, Rosaline ouvrit la porte, laissant entrevoir sa tête aux policiers qui recherchaient le fils de la comtesse de Roselys. Le visage de Rosaline n’inspirait pas la jovialité, et la plupart des gens la décrivaient comme folle et vulgaire. Son caractère exécrable l’avait rendue indésirable aux yeux du voisinage.
-
Bonjour madame, inspecteur Robert Deval de la police impériale d’Arras, et voici mon collègue, Charles Bouvier.
-
Qu’est-ce que vous voulez ? répondit-elle sans détour.
-
Nous enquêtons à propos d’une disparition. Bouvier, veuillez montrer la photo de la personne recherchée à madame.
Charles tendit son poignet équipé d'un scanner qui afficha un hologramme en trois dimensions de la tête de Lucas Roselys, montrant seulement son prénom, son âge, son sexe, la couleur de ses cheveux et de ses yeux, sa corpulence physique, sa taille et son poids. Rosaline observa l’hologramme en faisant mine de ne pas reconnaître le jeune homme.
-
Ce jeune adolescent a disparu dans la matinée d'hier à Barly aux alentours de 8 h 00, continua Deval. Vous ne l’auriez pas vu dans les environs ? interrogea Deval.
-
Non, inspecteur, je ne sors pas beaucoup de chez moi, vous savez. Je n’arrive pas à croire que le fils de la comtesse a disparu. C’est horrible, mais ce ne sont pas mes affaires…
Deval avait remarqué que de la fumée s'échappait de la cheminée juste avant de se diriger vers la porte.
-
Pourquoi avez-vous fait un feu de cheminée ?
-
Est-ce interdit ? répliqua Rosaline, piquée au vif.
-
Absolument pas, répondit Deval d'un ton calme. Mais je trouve curieux d’allumer un feu alors que la journée a été plutôt douce.
-
Contrairement à d’autres privilégiés, je ne dispose pas de l’électricité trop coûteuse pour mes faibles moyens. Je préfère préparer mon thé et ma nourriture avec ma cheminée, à l’ancienne. Je me fiche que cela vous semble curieux ou non.
-
Inutile de vous énerver, tempéra Deval. Par ailleurs, auriez-vous remarqué autre chose d’anormale ? Des vagabonds, des nouveaux visages ou des étrangers ?
-
Pas à ma connaissance, inspecteur, répondit Rosaline. Je n’ai pas la mémoire des visages en raison de ma mauvaise vue, mais comme je vous l’ai déjà dit, je sors peu. Et si cela m’arrive, c’est uniquement pour aller acheter à manger, prendre des médicaments à l’officine ou me rendre chez le médecin.
Deval lisait les informations notées sur son précieux carnet, pour reprendre ensuite :
-
Vous vivez avec votre neveu Bertrand d’après le fichier ?
-
En effet, vous êtes bien informés à la police, répondit-elle en souriant.
-
Où est-il ? Pouvons-nous lui parler ?
La bouche de Rosaline se pinça avec agacement.
-
Écoutez monsieur, mon neveu a la mentalité d’un enfant de six ans, il pourrait vous dire qu’il a vu Sa Majesté à l’église toute proche en train de sonner les cloches. Il n’est pas un témoin fiable et je ne le sors pas souvent, car les gens ont peur de lui. Pourtant, Bertrand n’est pas dangereux, il ne sait pas contrôler sa force et je suis la seule à l’empêcher de faire des bêtises.
-
Comme celle d’enlever un jeune adolescent ? intervint Bouvier.
Les yeux de Rosaline fusillèrent le collègue de l'inspecteur Deval, qui ne mettait aucune forme dans ses paroles.
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Voyons, inspecteur, cessez vos sottises. Il en est tout à fait incapable.
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De nombreuses disparitions inquiétantes sont survenues dans la région depuis plusieurs mois. Les victimes sont les mêmes, de jeunes vagabonds ayant fugué, des variants rejetés et des jeunes marginaux. C'est étrange…
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Et vous nous soupçonnez ? Moi, une pauvre femme malade et son neveu handicapé ? C'est scandaleux ! s'insurgea Rosaline, gesticulant ses bras.
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Nous vous faisons état de ce qu'il se passe actuellement, répondit calmement Rober Deval. Ou étiez-vous hier matin, ainsi que votre neveu ?
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J’ai conduit Bertrand en consultation chez le docteur Francis au village de Fosseux vers 8h, répondit Rosaline d'un ton ferme. Contactez-le et demandez-lui si vous ne me croyez pas !
Deval nota ces informations.
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C’est ce que je ferai, reprit-il. Pour quelle raison vous aviez ce rendez-vous, si je peux me permettre ?
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Pour qu’il ausculte et vérifie l’état de mon neveu qui souffre de nombreuses pathologies mentales. Nous sommes rentrés après avoir fait quelques courses pour le souper, aux alentours de 10h. Bertrand était assez dissipé aujourd’hui, alors je lui ai donné un calmant pour qu’il se repose.
-
Que fait-il actuellement ? demanda Deval.
-
Il dort, inspecteur ! Je ne veux pas que vous le dérangiez avec vos histoires de disparition ! Je suis libre uniquement quand il a les yeux fermés, et quand sa sieste est terminée, je dois constamment rester avec lui. Il n’a personne à part moi, inspecteur, j’aurais le cœur brisé s’il devait être interné dans un institut psychiatrique. Vous n’êtes pas d’accord ?
-
Votre dévotion est louable, madame Ducournau. Avez-vous déjà croisé la comtesse de Roselys ou la comtesse douairière ?
-
Vous croyez qu'on prend le thé ensemble ? railla Rosaline.
Charles Bouvier bouillonnait par le ton agaçant de cette femme acariâtre et possiblement républicaine, c'est à dire, opposée à l'Empire. Robert Deval, quant à lui, ne laissait transparaître aucune impatience, ce qui déplaisait à Rosaline.
-
Répondez à la question, madame, ordonna Charles Bouvier.
-
Vous me faîtes rire, vous autres ! pouffa Rosaline avec un visage malaisant. Vous pensez vraiment que ces gens-là se mêlent avec le bas peuple ? Première nouvelle. Non messieurs les policiers, je confirme ne pas les avoir vues, rencontrées ou échangés quoi que ce soit avec elles. Il y a une frontière entre nos deux mondes ! Et pour votre histoire de disparition, je ne compte pas pleurer. Des gens disparaissent tous les jours, inspecteur, c’est la vie malheureusement.
-
Auriez-vous quelque chose à vous reprocher ? demanda Deval, le ton calme et inquisiteur.
-
Moi ? Jamais de la vie ! Et puis vous savez les gosses à cet âge-là, ils ont les hormones qui les travaillent. Peut-être qu’il s’est envolé avec des jeunes adultes pour faire des bêtises je ne sais où.
La réponse de Rosaline n'était pas probante pour l'inspecteur Deval.
-
Difficile à croire, reprit-il. D’après mes informations, nous pensons que le garçon aurait fait une mauvaise rencontre près de chez lui, au bois de Barly. Êtes-vous véhiculée ?
-
Une vieille voiture à moteur thermique interdite qui me permet de me rendre à Arras ou dans les alentours lorsque je dois me déplacer avec Bertrand, mais c’est rare. Et vous l’aurez sans doute deviné, Bertrand ne sait pas conduire…
-
Nous autoriseriez-vous à inspecter le véhicule ?
-
Avez-vous le mandat d’un juge, inspecteur ?
-
Non, ça ne saurait tarder si vous refusez. Ce serait donc aimable de votre part si je pouvais observer votre voiture avant de partir.
Deval, Bouvier et Rosaline se rendirent près du véhicule illégal datant d’un demi-siècle, en piteux état et sur le point de rendre l’âme. La voiture aurait pu faire partie d’un musée d’antiquité ; il s’agissait d’un modèle ancien qui n’avait pas eu beaucoup de succès en raison de nombreuses pannes et dysfonctionnements d’usine. Elle ouvrit le coffre encombré d'un désordre débordant, puis elle le referma immédiatement quand Charles Bouvier voulut analyser le véhicule avec son capteur. Bien tenté, se disait-elle.
-
Je souhaiterai inspecter votre maison, madame. Tout le monde dans les environs est suspect et nous allons faire le nécessaire pour fouiller chaque demeure pour s’assurer que personne ne retient le garçon contre son gré.
-
Là, vous allez trop loin inspecteur. Il vous faut un mandat de perquisition du juge pour attester que tout ceci est légal. Je refuse.
-
Auriez-vous quelque chose à cacher ? intervint Bouvier.
-
Non, trancha Rosaline. Mais je n’aime pas que les gens se mêlent de mes affaires, inspecteur. Je vous montrerai ce que vous voulez dès que vous aurez ce document.
-
Bien, madame. Une dernière question, connaissez-vous l’église d’Asmodée ?
-
Je suis catholique, je ne m’occupe pas des sectes qui spolient l'argent et vous font perdre la raison, d’après ce qu’on dit. Je me fie seulement à Dieu et ses préceptes, le reste ne compte pas pour moi.
-
Bien, merci pour toutes ces réponses. Bonne fin de journée.
Rosaline retourna dans sa maison et referma sèchement la porte.
-
Patron, fit Bouvier. Cette femme a l’air louche…
-
Oui, mon cher Charles, nous rencontrons des gens singuliers depuis tout à l’heure. J’ai trop peu d’éléments pour entrevoir une solution plausible, et des impressions n’ont pas valeur de preuve. De plus, la loi nous empêche de contrevenir à vieille règle de ce pays : la propriété privée. Je n'ai pas voulu lui dire que nous allons revenir dès que le juge Duchalier nous autorisera à inspecter toutes les maisons. Encore faut-il l'en convaincre, soupira Deval.
-
Je suis certain que nous trouverons des choses étonnantes dans les demeures des citoyens de Barly, termina Bouvier.
La ravisseuse comprit que ce maudit inspecteur avait des doutes et ne se laissait pas berner par son talent d’actrice. La nuit allait bientôt tomber, et garder l’enfant chez elle pouvait s’avérer dangereux à long terme. Que faire ? Elle et son neveu seraient exécutés pour avoir osé enlever l’héritier d’une comtesse impériale de l’Empire Europa. Il fallait réfléchir, ne pas se précipiter. La vie du garçon lui importait peu au final ; Rosaline devait seulement accomplir sa part du marché comme on le lui avait demandé.
***
Le lendemain de la visite de Robert Deval, la tante Rosaline se dirigea dans la cave où était retenu Lucas afin de lui donner à manger, ainsi qu'un verre d’eau viciée qu’il recracha aussitôt. Lorsque Bertrand apparut à son tour, elle piqua une colère indescriptible en brisant la poupée qu’il tenait dans ses mains. Munie d’un couteau de cuisine, Rosaline taillada légèrement le bras de son neveu pour que l’avertissement soit pris au sérieux. L’homme retourna dans sa chambre pour pleurer sa poupée détruite sans faire cas du picotement de l'entaille superficielle sur son bras.
Lucas tremblait de tout son corps face à une telle démonstration de violence, redoutant de subir le même sort. En plus de l’humiliation et des tourments qu’il subissait, le garçon perdait progressivement l’espoir de revoir ses parents. Malgré le désir de vengeance et le sadisme de Rosaline, la tortionnaire repensa néanmoins à la nécessité de maintenir sa victime en vie, sans la torturer physiquement. Elle lui fit avaler de force un morceau de pain rassis en le menaçant avec son couteau encore ensanglanté par le sang de son neveu. Lucas pleurait de panique sans émettre le moindre son, le souffle saccadé et les lèvres tremblotantes.
Le jeune adolescent avait mal partout à force de rester recroquevillé sur lui-même, incapable de bouger à cause des liens qui maintenaient ses chevilles et ses poignets. Il arrivait que sa tortionnaire le fixe de manière silencieuse durant plusieurs heures lorsqu'elle daignait descendre dans cet enfer. Malgré l'absence de bâillon dans sa bouche, le jeune homme préféra se taire plutôt que de chercher à raisonner son bourreau qui l'obligeait à baisser les yeux en sa présence.
Soudain, Rosaline fut prise d’une rage folle et ouvrit la cage. Elle gifla plusieurs fois le garçon de manière gratuite. Cette femme n'était que le mal incarné.
Le garçon ne dormit que quelques heures, parfois interrompu par Rosaline qui cherchait à le malmener, sans savoir quel était le moment de la journée. Il était épuisé au point de ne plus avoir la force de résister à la fatigue. Ses narines étaient désormais insensibles à l'odeur nauséabonde qui stagnait dans la pièce.
Lucas fit un cauchemar effroyable où il était poignardé à maintes reprises par Rosaline, munie d'un sourire sadique et d'un regard maléfique.
A peine endormi, Rosaline revint dans la cave au milieu de la nuit. Elle tenait fermement un dangereux couteau de cuisine afin d’instiller une peur mortelle à sa victime et lui faire croire qu’il allait bientôt mourir. Il gémit, la peur l'avait saisi.
Cette dernière déverrouilla la cage du garçon affaibli par tous ces traitements inhumains et du peu d’eau et de nourriture qu’on lui donnait. Il se recroquevilla davantage à la vue de cet ustensile de mort savamment aiguisé.
La femme déposa la bâche à côté de la cage où était retenu Lucas servant à envelopper son corps si on lui donnait l'ordre de le tuer. Il tenta de bouger, mais ses muscles répondaient difficilement, et il ne pouvait pas sortir de ce piège avec ses membres entravés. L’enfant avait des marques aux poignets et aux chevilles à force d’avoir voulu se défaire de ses liens trop serrés. Il avait mal, la douleur lancinante était devenue son quotidien.
La vieille femme s’approcha lentement avec son arme, ce qui força Lucas à se blottir contre le fond de la cage rouillée.
Rosaline agrippa l’un de ses bras du garçon pour le tirer à l’extérieur et le placer sur la bâche en plastique bleue. Le long couteau de trente centimètres était brandi au-dessus de la tête de la psychopathe. Lucas ferma les yeux, attendant d’être poignardé à mort pour quitter cet horrible monde. Chaque seconde de vie supplémentaire devenait un supplice.
Contre toute attente, Bertrand revint dans la cave pour dissuader sa tante de tuer le jeune homme. La présence de son neveu énerva une fois de plus Rosaline qui désirait seulement se repaitre de la souffrance qu’elle causait dans les yeux et le cœur de sa victime.
-
Qu’est-ce que tu fais ici, toi ? pesta Rosaline en direction de son neveu.
-
Tata, tu ne vas pas le tuer ? Il est gentil, lança-t-il timidement.
-
Gentil ? Personne dans ce monde n’est gentil, Bertrand. Il n’y a que les forts et les faibles.
-
Il m’a bien parlé, je voudrais tellement jouer avec lui…
Le rire de Rosaline était aussi strident qu'insupportable.
-
Tu crois que ce morveux veut être ton ami juste parce qu'il a été poli avec toi ? siffla Rosaline, la haine dégoulinant de sa bouche. Pauvre idiot, il ne daignerait même pas te parler si tu l’avais rencontré à l’extérieur.
-
Ce n’est pas vrai…
-
Si, Bertrand, il se serait moqué de toi sans vergogne. Ils te considèrent tous comme un déchet de l’humanité, et je suis la seule qui peut t’aider à survivre. C’est à cause de gens comme lui si nous vivons dans la misère ! Petite pourriture !
Lucas sentit la lame du couteau contre sa carotide. Sa respiration devint saccadée et la peur força le garçon à s’uriner dessus. Rosaline ricana avec sadisme.
-
Je le vois dans tes yeux, tu as eu peur de crever, vermine, ricana-t-elle. Si ça ne tenait qu’à moi, je t’aurais déjà arraché les yeux et la langue, quelques doigts et pourquoi d'autres membres. Mais on m’a dit de te garder entier pour le moment, car tu es certainement un animal à l'ADN modifié. J’espère qu’on me permettra de te tuer, et je le ferai avec grand plaisir ! Les temps sont durs, mon neveu et moi adorons la viande…
Le garçon eut un haut le cœur et vomit le faible contenu de son estomac. Il ne pouvait pas imaginer que Rosaline s’adonne à des pratiques cannibales avec son neveu en consommant de la viande humaine. Les vomissements du jeune homme fit sortir la tortionnaire de ses gonds.
-
Sale petit con ! hurla-t-elle en lui collant une gifle. Lucas poussa des gémissements de douleur, il recommença à pleurer. Je vais envoyer un petit message à ta salope de mère. Si je le pouvais, je trancherais la gorge de cette garce et je la dépècerai comme une truie !
Rosaline découpa le tricot de peau de Lucas avec une bestialité inhumaine pour l’humilier davantage. Le jeune homme se retrouva incapable de faire le moindre mouvement face aux agissements de cette folle.
Le seul espoir de survie de Lucas résidait dans l’affection amicale que Bertrand ressentait à son égard, il n’avait aucunement cherché à le torturer.
Après avoir découpé le vêtement, elle s'équipa d'une seringue pour effectuer un prélèvement sanguin à sa victime, qui se tordit de douleur. Elle replaça ensuite le bâillon sur la bouche du jeune garçon, plongé dans cette inquiétante obscurité mêlée à l’humidité et à l’odeur de cet horrible lieu de torture. Le temps avait disparu, seule la souffrance et la crainte avaient envahi l’esprit de Lucas, qui ne pouvait plus réfléchir. « Pourquoi me font-ils ça ? » se répétait l’adolescent de treize ans. Puis, il pensa à sa mère, à son père, à sa cousine, à toutes ces personnes qu’il aimait, avant de sombrer dans un état second proche de l’évanouissement. Chaque respiration devint un effort surhumain, il se sentait souillé et proche de la fin. Il priait le Seigneur que ses souffrances cessent pour un monde meilleur.
***
Vers 5 heures du matin, Bertrand descendit en catimini dans la cave, équipé d'une petite lampe ancienne. La pièce était plongée dans l'obscurité, à l'exception de la lumière faible et vacillante de la lampe qu'il tenait. Le garçon semblait dormir, étendu au milieu de la pièce sur cette bâche bleue, les mains dans le dos liées avec ses chevilles, exténué et encore sous le choc des agissements de la tante Rosaline. Bertrand ne pouvait entendre que la forte respiration du garçon, et il eut du mal à voir qui s'approchait de lui à cause de la lumière qui éblouissait ses yeux dans l'obscurité environnante.
Malgré sa maladie mentale, Bertrand se souciait sincèrement de Lucas. Il désirait la compagnie d’une personne qui ne le jugerait pas en raison de son handicap et de son apparence physique. La politesse et la gentillesse dont Lucas avait fait preuve lors de leur précédente rencontre avaient touché Bertrand. Cela renforça sa détermination à ne pas abandonner le jeune adolescent à son sort, sachant qu'une telle négligence pourrait lui valoir une sévère punition de la part de Rosaline.
-
Tu dors ? demanda naïvement Bertrand.
Lucas émit un râle pour supplier Bertrand. Ce dernier portait une bouteille dans la main droite.
-
Je t’ai apporté de l’eau, bois.
Bertrand retira délicatement le bâillon qui obstruait la bouche du jeune garçon et approcha la petite bouteille d’eau en verre [1] vers ses lèvres, remarquant à quel point elles étaient complètement déshydratées. Lucas n'allait pas tenir longtemps sans boire.
Lucas but avidement toute l'eau et reprit lentement sa respiration. Juste avant que Bertrand ne lui remette le bâillon dans la bouche, il tenta de le raisonner pour sauver sa vie. Ses paroles étaient à peine audibles, chuchotées dans la crainte d'être entendu par la tante tortionnaire.
-
Non attendez, s’il vous plait. Aidez-moi.
-
Tu veux être mon ami ? Tu veux jouer avec moi ? chuchota Bertrand.
-
Oui…
-
Ah ?
-
Si tu me laisses sortir, on pourra être ami, et je leur dirai que tu n’y es pour rien.
-
Pourtant, tata dit que tu mens…
-
Non ! C’est elle qui a menti. Je pourrais t’aider dehors.
Lucas ne se serait jamais permis de tutoyer une personne avec qui il n'était pas familier, surtout un homme plus âgé, mais les circonstances gravissimes l’y obligeaient. Il avait été inculqué avec la notion de respect et de distance à maintenir en public, où le vouvoiement créait une barrière invisible. Cette pratique servait à différencier les personnes selon leur origine sociale et leur rang dans cette société élitiste et aristocratique. Lucas avait rarement l'occasion d'utiliser le tutoiement, réservé aux gens du peuple ou à des personnes d'un âge équivalent, même pas avec ses parents.
À force de se creuser les méninges, Bertrand sentit la faim harceler son estomac. Il sortit un paquet de gâteaux dissimulé dans sa poche qu’il partagea avec Lucas. Le goût du sucre et de la pâtisserie beurrée lui redonna vie et calma son estomac pour un moment.
-
Merci, merci beaucoup. Sauve-moi, je t’en prie.
-
Tu promets ? Tu promets ce que tu as dit ? demanda l’homme avec une moue sur le visage.
-
Oui ! répondit Lucas avec toutes les forces qui lui restait. Je t’en supplie, laisse-moi sortir, détache-moi. On pourra se rendre chez moi et tu auras une chambre à toi !
Bertrand esquissa un sourire jovial, réfléchissant à cette éventualité.
-
Je dois emporter mes poupées et mes jouets…
-
Non, maintenant, supplia Lucas. Je ne vais pas tenir longtemps.
-
Je dois préparer mes affaires.
Les lèvres de Lucas tremblaient de terreur.
-
Pitié, ta tante va me tuer. Partons tout de suite, ensemble.
-
Reste tranquille, ne dis rien et attends que je revienne te chercher. Je suis fort, elle ne pourra pas se battre contre moi. On va chez toi dans ton joli château ?
-
Je te le promets, je ne suis pas un menteur…
-
Tu as l’air vraiment gentil. Il est tard, je dois partir.
-
Attends, non ! geignit Lucas.
Bertrand remit le bâillon dans la bouche du garçon qui tenta de lui parler, mais l'homme ne parvenait pas à comprendre les mots inaudibles. Il fallait partir avant le retour de Rosaline, qui pouvait revenir d’une minute à l’autre. Elle pourrait soupçonner quelque chose si elle les voyait encore ensemble.
Il referma la porte de la cave en laissant Lucas seul dans le noir, incapable de bouger. Contrairement à la journée précédente, l’adolescent s’accrochait au mince espoir que Bertrand tienne parole et vienne le libérer dans la soirée pour s’échapper de cet enfer. Il avait l’intuition qu’il ne survivrait pas longtemps dans le cas contraire.
Le jeune homme bougeait pour éviter d’ankyloser ses muscles déjà meurtris à force de rester dans cette position inconfortable.
L’attente fut horriblement longue pour Lucas, qui préféra garder ses forces pour ne pas sombrer dans la folie. Il lui fallait s’accrocher à la vie coûte que coûte malgré son aversion pour le mensonge. Il s'en voulait d'avoir menti à Bertrand, qui demeurait son seul espoir de revoir la lumière du jour.
***
La nuit suivante, l’adolescent fut réveillé par l’arrivée de Rosaline, qui retira ses entraves aux chevilles pour qu’il se lève, mais Lucas se montra incapable de tenir sur ses jambes. Elle ordonna à Bertrand de venir pour le porter. Lucas paniqua : son « ami » l’avait-il trahi en révélant tout à sa tante ? Pourquoi voulait-elle le déplacer ? Aucune idée, le garçon était trop faible pour tenter quoi que ce soit.
Bertrand le prit dans ses bras, et Lucas tenta de lui parler avec ses yeux. L’homme ne put lui répondre, sa tante était derrière lui, munie de son couteau de cuisine d’une main ferme. Il était impossible de fuir pour Lucas, qui ne voulait pas être poignardé ou égorgé.
Lucas fut allongé sur un canapé crasseux, se sentant faible, son corps l’abandonnant face à un esprit détraqué, pervers et sadique. Elle apposa un morceau de ruban adhésif sur les yeux du jeune homme, dorénavant incapable d'observer le capharnaüm indescriptible des lieux. Il trembla, pétrifié par la peur. Qu’allait-il se passer maintenant ?
Elle retira le bâillon pour obliger Lucas à boire un liquide doté d'un arrière-goût très bizarre. Lucas toussa plusieurs fois, bougeant dans tous les sens jusqu’à se sentir partir dans du coton. Sa tête pencha sur le côté. Il s'évanouit.
Rosaline regarda le corps sale de l’adolescent inconscient et le trouva trop maigre à son goût pour se repaître de sa chair. La vieille femme expliqua à Bertrand qu'une personne viendrait leur rendre visite afin de décider de son sort. L’homme regagna sa chambre en jetant un dernier regard sur son nouvel ami inconscient.
La porte de la demeure s’ouvrit après plusieurs coups sur le bois usé. Un individu encapuchonné pénétra à l’intérieur de manière discrète et observa immédiatement l’adolescent entravé et aveuglé gisant sur le canapé. Rosaline scruta les deux côtés de la rue déserte. La nuit venait de tomber.
-
Vous avez fait attention en venant ici ? demanda la vielle femme stressée.
-
Bien entendu, se contenta de répondre l’inconnu.
-
Bon, le voilà votre gosse. J’ai pris de gros risques, vous savez !
L’individu observa l’adolescent très amaigri endormi sur le canapé, simplement vêtu d’un caleçon sale, les mains attachées dans le dos, les chevilles liées et du ruban adhésif sur les yeux. Il comprit rapidement que Lucas Roselys avait subi plusieurs sévices malgré l’absence de blessures visibles ou de sang.
-
Et vous serez payée pour vos efforts. Vous l’avez sédaté ?
-
Oui, pour qu’il reste tranquille et qu’il arrête de couiner comme un chien. Une vraie mauviette, comme tous ces gamins que j'ai attrapés pour votre compte, railla la vieille femme.
-
Combien en avez-vous tués ?
-
Trop pour que je m’en souvienne, répondit Rosaline. Je sais que les humains ne vous intéressent pas.
-
En effet, mais votre soif de sang risque d'attirer l'attention, et nous ne pouvons guère nous le permettre.
Le visage de Rosaline se tordit.
-
C'était notre marché ! La chair des adolescents est tendre quand ils ne sont ni trop gras ou trop maigre comme cette fillette, rétorqua-t-elle en pointant du doigt Lucas. Au fait, pourquoi le fils de la comtesse de Roselys ? Ce n’est pas n’importe qui ! s’extasia Rosaline de sa prouesse.
-
Cela nous regarde. Vous avez effectué le prélèvement ?
-
Oui, répliqua-t-elle. Il en a bien bavé !
L'inconnu caressait la tête de Lucas en lui retirant ses cheveux sales et désordonnés placés devant son visage.
-
Il n'était pas nécessaire de le torturer à ce point, juste le garder captif jusqu'à ma venue, s'agaça le commanditaire de l'enlèvement.
-
Vous me prenez pour qui ? Je ne suis pas un vétérinaire ! s'énerva Rosaline. Je devais me venger de ces culs pincés qui nous crèvent à petit feu.
Après un bref instant, l'inconnu se replaça face à Rosaline, et reprit :
-
Et la police ? Je suppose qu'elle vous a interrogé ?
-
Oui, répondit-elle. Je m'étonne d'ailleurs que l'inspecteur ne soit pas revenu avec un mandat. On fait quoi de lui ? Si vous ne vous décidez pas, je vais devoir m’en débarrasser rapidement, fit-elle sans émotion.
-
J’emmène l’enfant avec moi, c’est trop dangereux qu’il reste ici, avec vous.
-
Dommage, j’aurais pris tant de plaisir à le saigner. Dans ce cas, donnez-moi mon argent, et fichez le camp avec ce morveux !
-
Voici votre paiement.
Soudain, la mystérieuse personne dégaina une arme à feu munie d’un dispositif sophistiqué permettant d’amoindrir le bruit du tir. Rosaline n’eut pas le temps de réagir et reçut une balle dans la tempe. Son corps tomba lourdement au sol.
Malgré toute la souffrance qu’elle avait causée, Rosaline Ducournau eut une mort beaucoup trop rapide. Elle devenait gênante pour les plans de cet inconnu qui agissait avec détermination. Du sang et de la matière organique avaient été projetés sur la fenêtre, et la balle s'était logée dans un meuble encombré de vaisselle. L’assassin se dirigea discrètement au premier étage où se trouvait Bertrand, assis sur le sol en train de coiffer l’une de ses poupées qu’il avait déjà rassemblées sur son lit dans un grand sac. Il chantonnait que son ami l’avait invité à vivre dans un grand château et qu’il serait heureux. L’individu pointa son arme vers la tête de Bertrand qui eut à peine le temps de se retourner et esquisser un sourire amusé, comme s’il s’agissait d’un jeu. Un nouveau coup de feu retentit.
L’individu maquilla cette tuerie en posant l’arme dans la main de Rosaline. Il voulait faire croire aux autorités qu’il s’agissait d’un meurtre suivi d’un suicide. Il fallait faire disparaître toutes les preuves de la présence de Lucas Roselys en provoquant un incendie avec l’aide d’un produit inflammable. Les flammes et la fumée commencèrent à envahir la pièce à vivre, masquant les scènes macabres dans un tourbillon de destruction.
Lucas, toujours endormi par l’effet du somnifère, toussa plusieurs fois. Le mystérieux commanditaire prit le jeune homme dans ses bras et l’emmena sur les fauteuils arrière de son véhicule. Il plaça une chaude couverture sur l’enfant afin qu’il n’ait pas froid et empêcher les policiers ou les drones de surveillance de les repérer sur la route.
La maison de Rosaline Ducournau, qui avait vu tant de souffrance et de mort, fut totalement détruite.
[1] Depuis plusieurs décennies, la plupart des pays ont interdit l’utilisation du plastique pour les contenants des boissons ou des produits dans les commerces alimentaires de l’Empire Europa.


John

Jeanne

Illyria

Xavier

Elena

Héra

Philippe
Chapitre 5
30 mars 2101
L’oncle par alliance de Lucas, Philippe de Hainaut, était le descendant direct d’une illustre et ancienne famille du royaume de Belgique. Originaire de la province du Hainaut, qui fut annexée par l’Empire Europa en 2029, le comte de Hainaut était un homme d’âge mûr qui maniait la politique avec une aisance extraordinaire, très appréciée à la cour impériale. L’empereur lui-même ne tarissait pas d’éloges sur son vassal, un homme rustre doté d’un caractère intransigeant, peu enclin à l'humour ou à la légèreté.
Depuis de nombreuses années, le territoire hainuyer essuyait de nombreux problèmes économiques et infrastructurels, notamment dus au manque d’investissement dans les nouvelles technologies, à l’augmentation du chômage et à la proximité avec la redoutable République Allemande Unifiée (R.A.U.), qui attisait les révoltes en vue de déstabiliser l’empire de l’intérieur plutôt que de mener une guerre ouverte.
L’épouse de Philippe, Héra de Roselys, était une femme bien différente de sa sœur Illyria, ainsi que de Geoffroy, le dernier de la fratrie. Héra possédait un physique semblable mais moins attrayant. Elle arborait une peau pâle, saupoudrée d’un léger maquillage, sur un visage fermé par de longs cheveux châtain sombre, accentuant ainsi sa rigidité psychologique. En tant que comtesse impériale, Héra portait également des atours de richesse malgré son aversion pour la mode et les vêtements raffinés encouragés par les standards de beauté. La mère d'Elena se contentait de couleurs sombres et sobres comme le noir, le violet ou le bleu, ce qui témoignait d'un caractère étranger à la frivolité et à la recherche d’attention.
Illyria, Héra, et leur jeune frère Geoffroy possédaient, comme tous les membres de leur famille, un ADN variant qui leur permettait de vieillir plus lentement, en plus de posséder un don spécifique. Héra, talentueuse avocate honoraire, travaillait dans l'ombre de son mari, mais cela ne l'empêchait pas de participer aux décisions en donnant son avis sans qu'on le lui demande.
Pour Elena, accorder sa confiance à ses deux parents était difficile, car ils l'avaient abandonnée à sa naissance en raison de la terrible menace qui pesait sur la famille. Elle méprisait son père, qui ne lui portait pas véritablement d'affection, la voyant plutôt comme une héritière à marier pour renforcer sa position à la cour impériale. Elena ne voulait pas être une monnaie d'échange pour les ambitions d'un homme dénué d'amour et de tendresse, obsédé par son image en raison de son caractère égoïste, égocentrique et d'une étonnante mauvaise foi. Il n'hésitait pas à embellir la vérité sur certains événements de son passé pour attirer l'attention.
Face à cette incompatibilité avec ses parents, Elena parvint à survivre grâce à son imagination débordante et à son caractère têtu. Elle aimait son cousin Lucas, qu'elle considérait comme un petit frère extrêmement gentil, loyal, mais trop naïf. À l'approche de ses quinze ans, le 19 avril prochain, Elena était une belle jeune fille aux longs cheveux bruns et aux yeux bleus profonds. Son visage alerte s'émerveillait devant la beauté des paysages et de la nature. Malgré sa grâce naturelle et sa silhouette élancée, l'adolescente détestait l'oisiveté, contrairement à son cousin calme.
La famille de Hainaut était conduite par leur chauffeur personnel à bord d'une petite limousine, offrant tout le confort nécessaire à des personnes de sang noble. Ils se dirigeaient péniblement vers l'ancienne frontière française, traversant le parc naturel Scarpe Escaut jusqu'à Valenciennes, puis Douai, Arras et enfin Barly. La prudence était de mise en raison des possibles chutes d'arbres fragilisés par la dernière tempête et des routes escarpées pouvant être dangereuses à la tombée de la nuit. Le chauffeur suivait attentivement le bulletin de situation des autorités, qui faisaient état de "pirates" commettant des exactions contre les voyageurs imprudents.
Elena semblait nerveuse depuis leur départ de Mons.
-
Il reste combien de temps avant d’atteindre Barly ? demanda l’adolescente qui manipulait frénétiquement son téléphone.
-
Moins d’une heure, répondit Philippe sans prêter attention à sa fille.
-
Nous aurions dû partir plus tôt, pourquoi on a attendu tout ce temps ?
Héra fixa sa fille avec un regard de désapprobation.
-
Nous n’allions pas partir en trombes, voyons. Et, qu’est-ce que cela aurait changé à la situation ? Nous devions effectuer des préparatifs de la plus haute importance pour ce voyage. Tu sembles tendue, Elena.
-
Il y a de quoi, non ? Nous venons d’apprendre que Lucas a disparu, et vous ne semblez pas être très inquiets de son sort, ni de ma tante et de mon oncle qui doivent être morts d’inquiétude. Moi aussi d’ailleurs…
La mère d’Elena eut une exclamation aigue semblable à un petit rire moqueur.
-
Ne me parle pas de ton cousin, Elena. Il semble gentil, mais il cache bien son jeu. Je suis certaine qu’il s’agit ni plus ni moins d’une fugue permettant à ta tante Illyria de jouer la mère éplorée pour encore attirer l’attention sur elle. Je lui en veux de ne pas nous avoir prévenu elle-même, cela lui aurait certainement brisé la voix de me prévenir en personne.
-
Comment pouvez-vous dire cela, mère ?! Et sauf votre respect, Lucas n’aurait jamais fugué !
-
Comment tu peux en être si sûre, Elena ? intervint Philippe, essayant de calmer les esprits.
-
Il se confie à moi, il me l’aurait sans doute dit si…, commença Elana.
-
Si quoi ?! coupa Héra. Encore autre chose ! Ne vous l’avais-je pas dit Philippe ? J’ai toujours désapprouvé cette relation entre notre fille et son cousin ! s'exclama-t-elle.
-
Ne sois pas ridicule maman ! s’agaça la jeune fille.
-
Je t’interdis de parler sur ce ton à ta mère, Elena. Dois-je te rappeler que les enfants vouvoient leurs parents ?! invectiva Philippe.
-
Si vous voulez que je vous respecte, cessez de dire du mal de mon cousin !
-
Cela suffit ! Je ne veux plus entendre un mot sortir de ta bouche jusqu’à notre arrivée, jeune fille !
Frustrée par le manque d'empathie de ses parents envers Lucas et sa famille, l'adolescente éteignit son téléphone, croisa les bras et fixa la fenêtre teintée, regardant à l'extérieur du véhicule. Elle ne pouvait voir que la forêt plongée dans les ténèbres, sans aucune voiture à l'avant ou à l'arrière. L'absence de lumière et le froid mordant la rendaient encore plus nerveuse.
-
Voyez l’attitude de votre fille, mon époux. On lui accorde trop de libertés et voici ce que nous récoltons en retour : de l'ingratitude. Je ne saurai tolérer pareille insolence, et encore moins lorsque nous serons chez ma soeur, se plaignit Héra, la voix chargée de frustration.
-
Calmez-vous madame, intervint Philippe. Essayez de rester calme et courtoise avec la comtesse Illyria. Je vous rappelle que c’est votre parente, la comtesse douairière, qui a requis notre présence à Barly.
-
Je n’y peux rien si Illyria fait tout pour m’énerver. Elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même si sa famille traverse des ennuis.
Elena méprisait la jalousie maladive de sa mère envers sa tante, une rancœur qui perdurait depuis de nombreuses années. Les deux cousins souffraient de cette situation désastreuse malgré les efforts de Jeanne pour parvenir à un compromis de paix temporaire. Pourquoi tant de familles étaient-elles détruites par de telles histoires ? Héra enviait Illyria pour son statut d'aînée, qui lui avait valu le titre de comtesse impériale de Roselys et toute l'attention de leur famille durant leur enfance. Incapable de se contenter de miettes et d'un mariage avec un époux bien éloigné de l'image idéalisée du prince charmant, Héra ne pouvait supporter le fait qu'Illyria ait pu choisir son époux, John, et imposer son choix à tous malgré la tempête que cela avait déclenchée à l'époque. Héra se sentit offensée par ce nouveau privilège, et seule la fortune de la famille Hainaut, bien connue pour son avarice et sa petitesse d'esprit, lui apportait quelque consolation.
Cette jalousie latente se transforma au fil du temps en une haine profonde. Le mépris réciproque alimentait toutes les tensions, qu'elles soient futiles ou sérieuses, entre les deux sœurs, quel que soit le contexte. Malheureusement, tout sujet pouvait dégénérer en dispute, parfois même en violence lorsque les mots dépassaient les limites. Elena et Lucas avaient pris soin de ne plus s'immiscer dans ces querelles, même si Héra prenait un malin plaisir à se poser en victime tout en cherchant subrepticement à épuiser la patience de sa sœur et à impliquer tous les autres membres de la famille.
La voiture des de Hainaut arriva devant le château de Barly, où Simon Dutreil les attendait avec toute l'assurance d'un majordome aguerri. Le valet salua respectueusement le comte ainsi que son épouse et leur fille, puis prit en charge leurs bagages et leurs vestes une fois à l'intérieur. Héra n'aimait pas le château de Barly, et encore moins le nord de l'empire.
Illyria et John patientaient dans le salon, tandis que Jeanne s'était absentée depuis un moment. Un homme mystérieux, vêtu entièrement de noir et arborant des cheveux de jais, la trentaine, se tenait immobile dans un coin de la pièce.
-
Monsieur le comte de Hainaut, accompagné de son épouse et de leur fille, annonça Simon Dutreil.
Elena s’approcha de son oncle et de sa tante afin de les embrasser au grand désespoir de ses parents trop à cheval sur l’étiquette. Illyria n’arrivait plus à se contenir en laissant ses larmes dévaler le long de ses joues humides. La jeune fille enlaça sa tante dans une geste de compassion.
-
Je suis sûre qu’il va bien. Il faut garder espoir tata, d’accord ?
-
C’est gentil Elena. Merci d’être venu, merci à vous tous, dit-elle en regardant son beau-frère et sa sœur.
Héra dodelina légèrement de la tête pour signifier sa frustration d'avoir été éclipsée par sa propre fille. Elle força un léger sourire sur ses lèvres pâles en réponse aux remerciements sincères de sa sœur. Illyria, Héra et Philippe échangèrent une légère révérence, comme le voulaient les conventions entre personnes de bonne famille.
La mère d'Elena paraissait si froide qu'elle peinait à dissimuler son aversion envers sa sœur, qui semblait fragile depuis la disparition de son fils. Philippe resta silencieux face à l'étreinte d'Elena avec sa tante, ce qui n'apaisa pas la colère intérieure de sa femme. Le comte de Hainaut espérait que les choses ne se détérioreraient pas immédiatement.
-
Alors ma sœur, quand allons-nous enfin savoir ce qu’il se passe ici ? Ton valet s’est montré très avare en explications au téléphone.
Simon Dutreil ne releva pas la remarque de la comtesse de Hainaut, qu'il ne portait pas véritablement dans son cœur en raison de son caractère très lunatique et dédaigneux à l'égard du personnel de maison. L'homme ne laissa rien paraître sur son visage, connaissant parfaitement le sens du devoir et préservant sa dignité. John préféra intervenir plutôt que de voir sa femme craquer une nouvelle fois sous le coup de l'émotion.
-
Asseyez-vous, vous devez être las de ce voyage. Vous souhaitez boire quelque chose ?
-
Non merci, rien pour nous, cher beau-frère, répondit Héra. Tiens, qui est cet homme ? demanda-t-elle en pointant l'inconnu toujours immobile et qui ne prononça aucune parole.
-
Un ami de Jeanne certainement, pensa John.
-
Bon, j’espère souper rapidement et me coucher tôt, avoua Héra. Elena fera de même.
-
Maman ?!
Les yeux d'Héra s'écarquillèrent à l'entente du mot "maman", qu'elle prit comme un cruel manque de politesse de la part de sa fille à son égard. Philippe posa sa main sur l'épaule de sa femme pour éviter une nouvelle scène. Il voulait afficher un geste paternel bienveillant, mais cela sonnait faux pour les autres personnes présentes.
-
Ta mère a raison, nous devons tous prendre du repos pour mieux affronter la journée de demain.
-
Toutefois, on n’a pas répondu à ma question, releva Héra. Que s’est-il passé avec mon neveu ?
Personne ne remarqua que le majordome Simon Dutreil et le mystérieux homme aux lunettes avaient quitté la pièce. Seule Elena avait remarqué la présence de cet individu quelques minutes plus tôt, pensant qu'il s'agissait soit d'un employé de sa tante, soit d'un agent de police chargé d'assister la famille.
Illyria refusa de répondre en faisant un signe de tête négatif, incapable de répéter une fois de plus les détails de la disparition de son fils. Elle s'installa sur le divan, les mains sur son visage, préférant se plonger dans le silence pour cacher ses larmes.
John fit un récit fidèle et concis des événements ayant conduit à la disparition de Lucas, ainsi que de l'enquête policière en cours. Les sanglots d'Illyria exaspérèrent encore plus Héra. Elena s'approcha pour prendre la main de sa tante et lui offrir tout son soutien dans cette épreuve difficile. Après quelques instants de silence, Héra reprit la parole.
-
Quelle histoire invraisemblable. Je suis stupéfaite de l’attitude de Lucas, commenta Héra, les sourcils froncés.
-
Qu'est-ce que vous insinuez ? répliqua John, visiblement outré.
-
Je me dois d’être franche, John. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi votre fils a fugué uniquement parce que vous avez eu un différend avec Jeanne. Serait-il trop émotif ? Il n’a sans doute pas le caractère adéquat pour supporter une querelle, et pourtant il semble rechercher de l'attention en fuguant. Ce n'est pas la première fois. Je trouve cela déplorable et totalement immature pour un futur comte impérial !
C'en était trop pour Illyria, qui se détacha doucement de la main de sa nièce pour se diriger lentement vers sa sœur. Le visage de la mère de Lucas s'était tellement endurci que tout le monde craignait qu'elle ne saute sur Héra pour l'étrangler. Malgré tout, Illyria maintenait une certaine distance de sécurité pour éviter toute altercation physique.
-
Héra, ferme immédiatement ton clapet !
-
Oh, comment me parles-tu Illyria ? répliqua Héra, feignant l'indignation.
-
Tu me dégouttes, arrête ce petit manège immédiatement !
-
Pourquoi es-tu si énervée ?! continua-t-elle, narquoise. C’est la vérité qui te gêne ?
John se plaça près d'Illyria pour tenter de la calmer, mais cette dernière le repoussa à son tour. La comtesse de Roselys pointa sa sœur du doigt.
-
Jeanne m’a convaincue de vous faire venir au nom du prétendu « esprit de famille ». Je t’accueille dans ma maison, et au lieu de faire preuve d’un minimum d’empathie en nous soutenant dans cette douloureuse éprouve, je n’obtiens de ta part que des réflexions assassines vis-à-vis de mon fils pour mieux m’accabler. Que tu me méprises, c’est une chose, mais t’en prendre à Lucas, je ne le supporterai pas. J’ai commis l’erreur de croire que tu possèdes un cœur, Héra !
-
Épargne-moi le numéro de la mère éplorée, ma chère sœur, tu aurais dû être actrice ! En bonne politicienne que tu es, tu dois manier le mensonge avec une certaine aisance.
-
Je vous interdis de parler d’Illy’ de cette façon, s’énerva John alors qu’Héra souriait avec cynisme. Philippe ne fit rien.
-
Laisse John, reprit Illyria, je la supporte depuis tellement d’années que ses insultes ne m’atteignent plus. Quand ça ne marche pas avec moi ou avec toi, elle s’en prend à notre fils.
-
Vous devenez impertinente, chère belle-sœur, intervint le comte de Hainaut.
-
Je ne vous ai pas parlé Philippe, il s’agit d’un problème entre moi et Héra ! A moins que vous ayez des griefs à me reprocher également ?
-
Calmez-vous, il est inutile d'être agressive !
-
Tu es tout simplement incapable de faire face à l’adversité de manière digne, surenchérit Héra.
-
Et vous vous demandez pourquoi Lucas a fugué et n’a plus supporté ça. Personne ne nous écoute. Cette famille ne changera jamais, chuchota Elena à elle-même sans que personne ne l’entende.
-
La dignité, reprit difficilement Illyria. Ne me parle pas de dignité quand je vois à quel point tu es égoïste et jalouse, Héra. Je m’abstiendrai de parler de certaines choses devant ta fille, je l’aime trop pour la faire souffrir et lui faire du mal.
-
Eh bien dis le, Illyria, je sais que cela te mord les lèvres !
Illyria n’osa pas rappeler la décision de sa soeur d’abandonner sa fille à sa naissance pour la « protéger » durant plus de six ans. La secte fanatique d’Asmodée menaçait les de Hainaut, mais Illyria croyait qu’Héra ne disposait d’aucune fibre maternelle, et que l'amour avait totalement disparu depuis son adolescence.
Malgré tout, la comtesse de Roselys s'abstint de proférer un tel jugement par respect envers sa nièce, qui souffrait également de ces altercations puériles autant que son fils.
-
Je vais te dire quelque chose, Héra, fit-elle d'un ton posé. J'espère que tu n'as aucune implication dans cette affaire. J'ose croire que tu ne pourrais pas t'en prendre à mon fils par pur ressentiment.
-
Tu divagues complètement ! Tu devrais te faire interner dans un asile psychiatrique !
-
Arrête tes insanités puériles, répliqua Illyria d'un ton froid.
Enragée, la comtesse de Roselys dirigea ses mains en direction d’Héra et Philippe qui firent de même. Qui allait utiliser son don la première ? Personne. Soudain, quelqu’un fit irruption à l’entrée de la pièce et hurla.
-
Cela suffit !
Tout le monde se retourna vers la personne qui avait donné cet ordre. Jeanne était accompagnée de l'inconnu qui se replaça une nouvelle fois dans le coin de la pièce. Toutes les personnes présentes le scrutèrent quelques secondes jusqu'à ce que Jeanne se rapproche au milieu du salon. En appuyant sur un paramètre de l'écran holographique, la comtesse douairière activa les flammes dans la cheminée afin d'apporter de la chaleur dans ce lieu envahi par une froide animosité et le doute. Personne n'osa émettre le moindre mot, pas même John qui voulait chasser sa belle-sœur.
-
Avez-vous perdu la tête mes filles ? fit-elle d'un ton cinglant en direction des deux concernées.
-
C’est elle qui a commencé en me parlant de façon déplacée, intervint Héra, pointant du doigt sa soeur.
-
Tu plaisantes ? Tu oses insulter mon fils devant moi ! s'exclama Illyria, les sourcils froncés de colère.
-
Pauvre chérie, tu vas me faire pleurer, répondit Héra avec sarcasme.
-
Bon sang ! s'écria Jeanne en tapant du poing sur la table. J'en ai assez de vous entendre vous disputer comme deux gamines mal élevées ! Un membre de notre famille a disparu, et vous gaspillez votre énergie à vous chamailler ! Ne pouvez-vous pas vous soutenir pour le bien de vos enfants et vous rappeler des liens qui vous unissent ?!
Elena approuva les paroles de Jeanne, même si elle n'éprouvait pas véritablement d'affection à son égard. Les rapports entre la jeune fille et son ancêtre étaient tout aussi froids et tendus, et l'héritière des de Hainaut ne faisait pas autant d'efforts que Lucas pour dissiper les tensions avec la comtesse douairière.
Jeanne se dirigea vers Illyria et Héra, qui se faisaient face, mais aucune des deux ne montra la moindre volonté de faire un effort pour mettre fin au conflit malgré sa demande.
Fière de la tension qu'elle avait causée, Héra pinça ses lèvres et rompit le silence.
-
C’était une erreur de venir ici. Partons, déclara Héra, affichant un air dédaigneux.
-
Non, je veux rester avec tante Illyria, répliqua Elena avec conviction, ce qui sembla contrarier sa mère.
-
Il n'en est pas question, Héra de Hainaut, répondit Jeanne d'un ton ferme.
-
Ah bon ? Pouvez-vous me dire pourquoi sommes-nous retenus contre notre gré ? riposta Héra avec un brin d'arrogance.
-
Je ne vous ai pas donné la permission de quitter ces lieux. Personne ne partira tant que Lucas ne sera pas en sécurité auprès des siens.
-
Et dans combien de temps compte-t-il revenir de sa fugue ? osa demander Philippe, soutenu par son épouse qui se plaça à ses côtés.
-
Qui vous dit que Lucas a fugué, comte de Hainaut ? rétorqua Jeanne avec dédain. Vous me semblez bien prompt à le croire. Ou savez-vous quelque chose que vous auriez omis de m'avouer ?
-
Je ne sais absolument rien, madame. Mais fugue ou non, nous n’allons pas rester indéfiniment ici à nous déchirer comme des pugilats ! Des affaires importantes m'attendent à Mons, répliqua Philippe.
-
Vous resterez là où je vous le dirai, Philippe. N’oubliez pas que je peux rapidement vous faire chuter du piédestal sur lequel j’ai placé votre famille il y a très longtemps. Veillez à ne pas l’oublier ! Certains trouveraient suspect votre désir de repartir trop vite à Mons, répondit froidement Jeanne. Quant à vous Héra, avez-vous eu une vision qui pourrait nous aider ?
-
Non, rien du tout, répondit la comtesse de Hainaut.
Piqué dans son orgueil et refusant de répondre à la comtesse douairière, le comte de Hainaut prit place dans un divan avec sa femme, tous deux agacés de recevoir de tels ordres. Voyant que la situation n'allait pas évoluer comme elle le souhaitait, Jeanne fit un signe de tête vers l'inconnu, qui se dirigea rapidement vers Elena. La jeune fille ne comprenait pas ce qu'il se passait.
-
Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec un ton mêlé de curiosité et de méfiance.
-
Je t’amène ailleurs, répondit l’homme avec une voix profonde et assurée.
-
Pourquoi donc ? Je veux rester ici !
-
Non ! Des discussions sérieuses nous attendent, jeune fille, répliqua la comtesse douairière d'un ton autoritaire, soulignant l'importance de la situation.
-
Tante Illyria ? Suis-je vraiment forcée de partir ? demanda Elena, montrant son désarroi.
-
Obéissez Elena, insista Jeanne avec fermeté.
-
Tu dois te reposer, ma douce nièce, répondit Illyria avec compassion. Bonne nuit mon enfant.
Elena enlaça doucement sa tante, puis effectua une révérence nécessaire envers Jeanne ainsi que ses parents. Ce nouveau geste exaspéra Héra, qui le prit comme un nouvel affront de la part de sa fille.
L'adolescente s'éloigna en direction du grand escalier qui la menait au premier étage, avec l'inconnu, Xavier Cambrai, qui la suivait de près.
Alors qu'elle montait les marches, Elena se sentait mal à l'aise face à la faible luminosité des lieux plongés dans une étrange pénombre. Le château de Barly semblait désert, et la présence de cet homme, qui la suivait de si près, ne la rassurait pas du tout. Avant de quitter le salon, Elena remarqua qu'il arborait une peau légèrement mate avec un bouc de barbe bien taillé, ainsi que des lunettes sombres bleutées lui permettant de visualiser diverses informations comme la température de la pièce, la vision infrarouge et bien d'autres détails utiles pour assurer la sécurité des résidents. Une fois arrivée devant la porte de la chambre de son cousin, la jeune fille appuya sur l'interrupteur tactile pour éclairer les lieux.
Observant la pièce dépourvue de toute vie, plongée dans un calme presque inquiétant, Elena envisageait que Lucas se cachait quelque part, attendant le bon moment pour la surprendre et rire aux éclats. Elle admirait la chambre qui servait de refuge à son unique cousin, jusqu'à ce qu'elle se souvienne de la présence de l'homme chargé de sa sécurité. Celui-ci referma rapidement la porte pour se diriger vers la grande fenêtre.
-
Qui êtes-vous monsieur ? demanda la jeune fille, toujours méfiante.
-
Xavier Cambrai, sécurité, répondit l'homme d'une voix ferme.
-
Pourquoi êtes-vous ici ?
-
Tu poses trop de question, fillette.
-
Eh ! Je ne suis pas une fillette, je suis Elena, Elena de Hainaut !
-
Et moi, je suis ton garde du corps, pas ton serviteur, dit-il d'un ton autoritaire. Reste dans cette chambre, tu ne dois en sortir sous aucun prétexte.
Il parla dans son oreillette pour informer Jeanne que l'héritière du Hainaut était en sécurité dans la chambre de Lucas. Elle lui ordonna d'inspecter les environs pour éliminer tout danger.
L’homme prit congé d'Elena en refermant la porte derrière lui. La jeune fille se retrouva seule une fois de plus, plongée dans un silence pesant qui la laissa perplexe quant à la disparition de son cousin, qui ne réapparaissait toujours pas. Elle se demanda les sujets de conversation entre Jeanne et sa famille restés dans le salon, forçant la jeune fille à être éloignée pour son propre bien.
Le valet Simon Dutreil monta un plateau rudimentaire composé d'une soupe, de viande et de pain. Elena mangea à peine, elle était trop éreintée pour avaler quoi que ce soit.
Une heure plus tard, Elle remarqua que la porte avait été verrouillée, lui donnant le sentiment d'être à son tour prisonnière.


Jeanne

Robert

Illyria

Charles

John

Elena

Xavier

Héra

Claudine

Philippe
Partie 1 - Chapitre 7
03 avril 2101
Une heure avant l’incendie de la maison de Rosaline Ducournau, l’inspecteur Deval rassembla toutes les informations recueillies dans l’enquête sur la disparition de Lucas Roselys. Durant de longues heures, le policier écarta des pistes jugées farfelues ou invraisemblables, puis il parvint à dégager près d’une dizaine de suspects. Selon ses déductions, l’argent, la jalousie, la haine, l’anarchie et la folie faisaient partie des motivations principales des principaux enlèvements.
Le policier fit le parallèle avec plusieurs disparitions non élucidées dans le comté malgré diverses investigations. Les profils des victimes étaient toujours les mêmes : de jeunes enfants ou pré-adolescents qui venaient d’être diagnostiqués pré-variants, d'origine modeste et souvent rejetés par leurs parents. Très peu de familles s’étaient plaintes auprès des services de police impériale, et les enquêtes étaient rapidement mises de côté pour des affaires jugées plus urgentes pour l'ordre public. Se pourrait-il que les agissements soient ceux d’un ou plusieurs tueurs en série, ou peut-être liés à un trafic d’êtres humains ? Deval eut le pressentiment que cette affaire était loin d’être terminée.
Jeanne Roselys informa l’inspecteur Deval que la famille Roselys avait reçu un colis sordide contenant le tricot de peau de Lucas, sauvagement déchiré. Personne d'autre n'en fut mis au courant, sauf Deval et Bouvier, mais Jeanne ne pouvait dissimuler son inquiétude. Le collègue de l’inspecteur examina le vêtement dans son laboratoire d’Arras et mit en évidence qu’il n’y avait aucune trace de sang exploitable.
-
Chef, prévint Bouvier, le visage alerte. J’ai les résultats. Il y a deux ADN sur le vêtement : celui de Lucas Roselys, mais l’autre est trop détérioré pour que je puisse être formel.
-
Ainsi, ce vêtement appartient à l’enfant. Le temps presse, Charles, insista Deval.
-
Il faut que je vous le dise quelque chose, hésita Bouvier.
-
Oui ?
-
L’ADN du garçon prouve qu'il est un variant à 98%. C’est incroyable.
-
En quoi est-ce incroyable ? demanda l'inspecteur, perplexe.
-
Cela changerait tout pour cette affaire, non ?! Si cela se savait, ce serait un véritable scandale, s'exclama Bouvier.
-
Le scandale n’a de poids que si on ne lui donne de l’importance, Charles. Variant ou non, cet enfant doit être sauvé. Ne laissons pas le poison du rejet et de l’extrémisme nous aveugler dans cette affaire. Les variants sont également des humains et notre mission principale est de découvrir la vérité, pour les victimes et la justice. Je vous recommande de rester très discret sur cette information.
-
Comme vous voudrez, chef, acquiesça Bouvier.
Le policier observa le vêtement pendant un long moment, imaginant la terreur vécue par le jeune adolescent durant sa captivité. L’absence de sang le conforta dans l’idée que le ravisseur souhaitait « jouer » de manière sadique avec la famille du disparu. La réponse de l’inspecteur Deval interpela intérieurement Bouvier. Il suspectait son supérieur de connaître la famille Roselys plus qu’il ne voulait l’admettre, et il avait raison.
L’inspecteur Deval avait effectivement connu Jeanne Roselys plusieurs décennies auparavant lorsqu'il était encore un jeune homme aspirant à faire carrière au sein de la police criminelle. Il se souvint d'une histoire sordide impliquant plusieurs hauts fonctionnaires mêlant prostitution et drogue, et après avoir creusé trop profondément, le jeune Robert Deval fut accusé du meurtre de son épouse, dont la disparition était survenue dans des circonstances mystérieuses. Jeanne Roselys, qui figurait parmi les suspects potentiels, s'intéressa à l'affaire de près pour enquêter de son côté, soupçonnant Deval d'être un excellent bouc émissaire pour discréditer la police.
Une collaboration inattendue émergea entre les deux individus, et Deval informa cette femme pleine de ressources qu'il était un variant, et que de dangereux criminels s'en étaient pris à sa jeune épouse pour le faire taire. Le procès qui s'ensuivit fut éprouvant, mais Jeanne demanda à Héra d'intervenir en tant qu'avocate. Grâce à son expérience, elle réussit à blanchir Robert Deval en lui évitant la peine capitale et l'effacement des données sur une prétendue mutation biologique de son ADN, une véritable prouesse. Cependant, Jeanne refusa catégoriquement de révéler tous les stratagèmes lui ayant permis d'innocenter son ami, malgré ses soupçons à son encontre.
Robert Deval connut quelques idylles brèves, mais il ne se remaria jamais, craignant que sa nouvelle épouse subisse le même sort funeste que son premier amour. Il développa des sentiments amoureux pour la personne qui l'avait sauvé, préférant ne pas lui avouer directement. Jeanne, quant à elle, perçut l'attirance du policier qu'il cachait avec pudeur, mais ils choisirent de conserver une riche relation amicale. Elle continua à guider Robert Deval durant une bonne partie de sa vie.
Jeanne connaissait la vérité sur l'ADN de son ami Deval en tant que variant, mais il fit le choix d'ingérer quotidiennement des bloquants plutôt que d'utiliser son don psychique au sein de la police impériale. Il voulait se prouver qu'il était parfaitement capable de résoudre des affaires sans recourir à ses talents de mentaliste. Il disposait d'une grande capacité de réflexion, de déduction, d'observation et de persuasion pour dénicher la vérité. Cependant, l'affaire Roselys le fit douter de cette décision, et il s'en voulut de ne pas avoir rompu sa promesse en ce moment crucial.
Son attention se recentra sur l'affaire urgente où la vie d'un enfant était en jeu. Bouvier revint dans le bureau de l'inspecteur Deval, où ce dernier avait consigné toutes ses hypothèses sur une tablette affichant un hologramme sur le mur. Des photos de la victime, de sa famille, des domestiques, ainsi que des lieux aux alentours du château de Barly étaient disposées sur les murs. Malgré tous les éléments rassemblés, l'inspecteur exprima son agacement : il manquait un seul détail pour résoudre l'affaire.
-
Ça va chef ? demanda Bouvier de manière martiale.
-
Mon esprit cogite trop. La réponse est là, Charles, mais je n’arrive pas à la trouver. Je suis stupide et sans doute las de toutes ces enquêtes. Il est peut-être temps pour moi de me retirer après tout cette histoire.
-
Il faut dire que nous avons un paquet de suspects entre les domestiques et certains fous qui habitent dans le village. Vous pensez que ses parents auraient fait le coup ?
-
J’en doute. Au départ, je pensais au père, mais cette thèse ne tient pas la route.
-
Et la comtesse douairière ? Cette femme me met mal à l’aise, avoua le collègue de Deval, elle est louche et le garçon semblait ne pas l'apprécier du tout.
-
Déduction facile, mais erronée, Charles. Ne nous laissons pas avoir par des jugements rapides, même si je ne minimise pas les sentiments de Lucas à l’égard de sa parente.
L’inspecteur esquissa un rictus. Jeanne avait l’art et la manière pour faire sortir les gens de leur zone de confort pour les évaluer et les juger. Deval posa une question toute simple à Bouvier.
-
Dites-moi, Charles, est-ce que Lucas Roselys est connu au sein de la population ? L’avez-vous déjà vu en dehors de cette enquête.
-
Pas d’après mes souvenirs, je ne suis pas adepte des potins mondains de l'aristocratie impériale. C’est surtout sa mère qui est sur le devant de la scène. Pourquoi ?
-
Oui, la comtesse Illyria de Roselys. Une femme douce et engagée qui a élevé son enfant à l’abri des regards et des médias. Aujourd’hui, c’est un garçon introverti qui a très peu l’occasion de sortir. Qui le connait finalement ? A part sa famille et quelques amis dans un cercle réduit ? A-t-il été présenté à la Cour ?
-
D'après les registres impériaux, non.
-
Et s’il était venu dans le village, est-ce que les gens l’auraient immédiatement reconnu ?
-
Je ne pense pas chef, reconnut Bouvier qui ne saisissait toujours pas le raisonnement de son supérieur. Il n'était pas vêtu d'un uniforme impérial.
-
Bon sang, comment ai-je été aussi bête ?! J'ai été aveugle ! Cela n’avait aucun sens au départ et pourtant c’est tout bonnement capital à notre enquête !
-
Robert, serait-il possible de mettre des sous-titres pour ceux qui ne parlent pas par énigmes… ?
-
On part immédiatement ! ordonna Deval.
Bouvier acquiesça, mettant immédiatement le véhicule en marche en direction du village de Barly. L'urgence était palpable dans l'air pendant qu'ils se frayaient un chemin à travers les rues encombrées. Deval resta plongé dans ses pensées, priant pour que leur intervention soit suffisamment rapide pour sauver Lucas Roselys.
La tension montait à mesure qu'ils s'approchaient de leur destination. Chaque minute semblait une éternité alors qu'ils luttaient contre le trafic et les obstacles sur la route. Bouvier, concentré sur la conduite, attendait avec impatience les instructions de Deval pour l'opération à venir.
Dans la voiture, une atmosphère de détermination mêlée d'appréhension régnait, alors qu'ils se précipitaient vers ce qui pourrait être leur dernier espoir de sauver la vie du jeune garçon.
-
Rosaline Ducournau a enlevé Lucas Roselys. Nous avons très peu de temps !
-
On n’avance pas bordel ! Bougez vos véhicules de là ! Police impériale, hurla Bouvier dans le mégaphone.
L'inspecteur Deval ressentit un poids écrasant sur ses épaules en contemplant la scène désolée devant lui. Trop tard. Malgré leurs efforts, ils n'avaient pas pu confondre Rosaline et Bertrand Ducournau, et la vérité sur ce qui s'était réellement passé restait enfouie sous les cendres de cette maison de l'horreur. Lucas demeurait encore introuvable.
La nouvelle de la possible survie de Lucas Roselys apportait un mince réconfort, mais l'incertitude quant à son sort continuait de peser sur Deval. Il savait qu'ils devaient agir rapidement pour retrouver le jeune garçon avant qu'il ne soit trop tard.
Se ressaisissant, Deval donna des instructions à ses hommes pour fouiller les décombres et recueillir le moindre indice pouvant les mener à Lucas. Il se tourna ensuite vers Bouvier, déterminé à ne pas laisser cette affaire sans réponse.
***
L'attente fut terrible pour la famille Roselys. Chaque jour qui passait érodait un peu plus l'espoir de revoir Lucas sain et sauf, et Jeanne se révélait impuissante.
Une semaine s'écoula dans une morosité écrasante, jusqu'au jour où un appel de l'inspecteur Robert Deval vint briser le silence pesant. Un adolescent, correspondant fortement au signalement de Lucas, venait d’être recueilli au Centre Hospitalier d'Arras. Ce fut un soulagement, malgré les circonstances troublantes de cette découverte. Deval, cependant, restait en proie à une multitude de questions sans réponse.
Sans perdre un instant, il se lança dans l'enquête pour démêler les fils de cette énigme complexe. Qui était derrière cet enlèvement et dans quel but ? Comment Lucas avait-il été retrouvé ? Et surtout, pourquoi avait-il été ciblé ?
Prévenu de la nouvelle, la famille Roselys oscilla entre soulagement et appréhension. La joie de retrouver Lucas se mêlait au besoin pressant d'explications. Quant à la famille de Hainaut, engluée dans ses propres conflits, elle brillait par son absence en cet instant crucial.
Illyria, John et Jeanne traversèrent les couloirs des urgences d'un pas rapide, leur anxiété trahie par leurs traits crispés. Elena les suivait de près, tandis que Philippe et Héra progressaient plus lentement. Les regards curieux des passants accentuaient encore leur nervosité. Malgré l'agitation ambiante, Bouvier et son équipe avaient réussi à sécuriser l’accès à l’étage, préservant ainsi un semblant d’ordre.
Ils pénétrèrent dans une petite chambre individuelle, sobre et austère, où le confort était réduit au strict nécessaire pour les patients. Illyria se détacha de son mari et laissa échapper des sanglots contenus, sa main tremblante venant se poser sur sa bouche pour étouffer un cri. La joie de revoir Lucas se mêlait à la peine de l’apercevoir dans cet état. John, à son tour, fut submergé par l'émotion et entoura son épouse de ses bras pour la soutenir alors qu'ils avançaient vers leur fils. Pendant ce temps, Jeanne, restée en retrait, observait la scène avec émotion, envoyant un regard reconnaissant à son ami Robert, bien que celui-ci se sentît frustré par son impuissance à résoudre toute cette affaire..
L'inspecteur Deval se trouvait près de Lucas, une main posée sur son front. Son expression impénétrable dissimulait mal ses propres inquiétudes. Pour lui, une seule certitude demeurait : la sécurité de Lucas était prioritaire, d’autant que le véritable coupable restait introuvable, prêt à frapper à nouveau.
L'adolescent dormait paisiblement, sous la surveillance attentive des appareils médicaux qui surveillaient ses constantes vitales. Une perfusion était reliée à son bras, alimentant son corps en nutriments et en médicaments. Le jeune adolescent, vêtu d'une simple blouse d'hôpital, était enveloppé dans une chaude couverture.
Illyria, d'un geste lent et tremblant, posa sa main sur le visage de Lucas, la caressant avec tendresse. La joue du garçon était froide, et le cœur d'Illyria se glaça immédiatement, comme si son enfant allait bientôt mourir. Elle apposa un baiser maternel sur le front de son enfant, remerciant le Seigneur qu'il soit en vie.
Elena contempla son cousin endormi, l'émotion se lisant dans ses yeux, tandis que sa mère et son père se contentaient d'être présents sans émettre le moindre mot.
-
Nous sommes là, mon chéri, murmura doucement Illyria. Maman et papa sont là.
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Que lui est-il arrivé ? demanda John vers l’inspecteur Deval.
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Difficile à dire, monsieur. Je dois discuter avec le médecin pour avoir plus d’éléments.
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Je viens avec vous, fit John.
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Non John. Votre femme et votre fils ont besoin de vous, je viendrai vous informer ensuite, fit Jeanne avec compassion.
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Merci.
-
Réveille-toi mon ange, supplia Illyria à son fils.
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Je suis là, cousin, fit doucement Elena.
Laissant échapper un soupir tremblant, Jeanne quitta précipitamment la pièce, submergée par un torrent d'émotions. Elle sentait le poids des souvenirs douloureux de son passé lui peser sur les épaules, des moments où elle avait dû faire face à la perte tragique d'un de ses enfants, faute de soins adéquats à une époque lointaine. Malgré les années écoulées, la douleur de ces souvenirs restait vive, et elle était confrontée une fois de plus à la cruauté de la vie et à la fragilité de l'existence humaine. Deval la suivit.
-
Vous allez bien, Jeanne ?
-
Oui, ne vous en faîtes pas, répondit-elle en reprenant ses esprits. Il y a des choses que j’ai toujours du mal à supporter, malgré ma très longue vie.
-
J’aimerai tellement pouvoir vous aider.
-
Vous m'avez tant aidé Robert. J'apprécie votre sollicitude, une qualité qui disparait avec le temps.
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Je vais demander au médecin de venir.
Robert fit appeler la docteure Claudine Velaro, l’un des cinq médecins disponibles chargés de s'occuper de Lucas en raison du manque de personnel. Ils virent une femme d'environ cinquante ans les rejoindre dans le couloir, vêtue d'une blouse blanche avec un stéthoscope autour du cou et tenant une tablette holographique pour surveiller l'état de ses patients en temps réel. Elle avait de longs cheveux grisonnants et des yeux bleu-gris fatigués par son travail harassant.
-
Bonjour, je suis la docteure Claudine Velaro, c’est moi qui ai soigné Lucas de Roselys.
-
Bonjour docteure. Je suis l'inspecteur Deval et voici la comtesse douairière Jeanne de Roselys, la grand-mère du garçon. Je sais que vous avez peu de temps, et je serai bref. Comment va-t-il ?
-
Ses jours ne sont pas en danger, mais ce jeune garçon revient de loin. Quelques heures de plus et nous n’aurions pas pu le sauver. Il était affamé, sévèrement déshydraté et en hypothermie.
-
Pouvez-vous m’en dire plus sur les circonstances de sa découverte ? interrogea l’inspecteur.
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Eh bien, tout s’est passé si vite. D’après ce que je sais, une personne inconnue a abandonné l’enfant aux urgences. Un employé l'a aperçu là, gisant contre un mur. Il était entièrement nu, recouvert d’une simple couverture que j’ai donnée à votre collègue pour les besoins de l'enquête. Nous avons mis immédiatement le garçon dans une capsule de soins et procédé à plusieurs examens pour comprendre ce qu'il s'est passé.
-
D’accord, nota Deval sur son carnet. Continuez, je vous prie.
-
Nous n’avons trouvé aucune trace d’abus sexuel ou d’autres traumatismes sévères, hormis une vilaine bosse à la tête, plusieurs piqures au bras, ainsi que des hématomes sur les poignets et les chevilles. Ceci prouve que quelqu'un l'a certainement entravé plusieurs jours durant, et son état d'hygiène était déplorable lorsqu'on nous l'a amené. Les analyses toxicologiques ont montré des traces de somnifère et de tranquillisants sur une courte période. Je n’ai malheureusement pas d’autres détails à vous apprendre, sauf qu’il ira mieux avec beaucoup de repos. Je recommande fortement un suivi psychologique dû au stress post-traumatique, pouvant occasionner de possibles pertes de mémoire.
Qui aurait pu oser faire une telle chose ? C'était une question qui hantait Jeanne, mais elle savait que la vengeance pouvait être pernicieuse et frapper lorsque les personnes s'y attendaient le moins. La docteur continua son exposé.
-
Nous avons immédiatement contacté vos services, inspecteur. Peu avant votre venue, Lucas s’est réveillé après son passage dans la capsule, mais il divaguait et criait sans cesse vouloir ses parents, qu'il ne voulait plus être dans le noir. J’ai été obligé de lui administrer un calmant.
-
Dans combien de temps se réveillera le garçon ?
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Dans une petite heure tout au plus, inspecteur. Il est jeune et il réagit très bien au traitement. Toutefois, j’ai l’obligation de vous prévenir que ce jeune homme est un variant.
-
Ô Seigneur ! intervint Jeanne avec agacement. J'aimerai comprendre votre insinuation des plus scandaleuses sur le prétendu ADN de mon petit-fils ? Oseriez-vous avancer que cet enfant aurait dû rendre l’âme car il dispose d'un ADN différent ?
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Non, pas du tout madame, mais…
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Mais ?
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Écoutez, j’entends votre peine et votre incompréhension, mais la préfecture a émis une règle selon laquelle nous devons effectuer un signalement et un fichage des variants soignés dans cet hôpital.
Jeanne se planta devant le médecin, ses yeux emplis de rage. Pendant un instant, l'inspecteur Deval craignit que la comtesse douairière ne passe à l'acte physiquement, indignée que le médecin n'ait pas mesuré la portée de cette révélation. La tension était palpable, et l'homme se tint prêt à intervenir au besoin.
-
Vous avez des enfants, docteur ? demanda Jeanne d’une voix ferme.
-
Oui, mais quel est le rapport ?
-
Que feriez-vous si quelqu’un les dénonçait auprès des autorités comme vous comptez le faire à cet instant ?
La docteure Velaro comprit immédiatement où Jeanne voulait en venir. Elle se sentait coupable d'être contrainte d'obéir à une règle administrative injuste qui visait à identifier les variants au sein de la population. Sans un mot, Jeanne laissa le médecin dans son embarras, sachant pertinemment que la situation était délicate.
-
C’est bien ce que je pensais, le doute vous envahit et vous prenez conscience que vos agissements détruisent la vie de centaines de personnes qui réclament qu'on les soigne comme des êtres humains. Vous pensiez que ce fichage resterait sans conséquences à moyens termes ? Je vous repose la question, que se passerait-il si cela arrivait à vos jeunes enfants ?
-
Je les protégerai !
-
Dans ce cas, je souhaite faire appel à votre amour maternel pour vos enfants et votre altruisme pour prendre la meilleure décision. Sinon, les conséquences pourraient être terribles.
-
Vous souhaitez que je désobéisse délibérément à un ordre des autorités ?! s'offusqua Claudine Velaro.
-
Une petite omission pour le bien de tous ces gens qui ont le droit de vivre. Supporterez-vous d’être complice de tels agissements ?! s’énerva Jeanne.
Le docteur Velaro reconnut immédiatement la détermination de la femme en face d'elle. Elle comprenait parfaitement sa préoccupation, partageant elle-même ses inquiétudes quant aux méthodes injustes et immorales utilisées par l'administration. Elle savait que la vie de nombreux enfants était menacée par ces décisions. Cependant, elle se retrouvait dans une position délicate, tiraillée entre ses convictions personnelles et les exigences de son travail. Dans un soupir, le médecin répondit avec prudence, conscient des enjeux délicats de la situation.
-
Non, je ne serai pas complice. Je vais voir ce que je peux faire, je ne vous promets rien.
-
Je crains que vous ne m’ayez pas comprise, reprit Jeanne. Vous n’avez pas le choix, car il ne s’agit pas d’une demande. Vous cesserez vos fichages pour tous vos patients ! Et pour vous montrer que je n’agis pas de manière égoïste uniquement pour Lucas, je m’engage à vous faire un don financier afin d’améliorer vos conditions de travail et l’accueil des patients à l’hôpital d’Arras.
-
C’est très généreux, madame, mais la préfecture risque de s’en rendre compte et me le faire payer !
-
N’oubliez pas qui je suis, je me charge de ce maudit préfet et je vais m’assurer que vous n’en subissiez pas les conséquences juridiques en faisant appel aux meilleurs avocats de ce comté. Et l’inspecteur Deval, qui me connait bien, vous confirmera que je tiens toujours mes promesses. Si jamais vous tentez de me doubler, Dieu sait ce qu’il arrivera… Serez-vous avec moi ou contre moi docteur Velaro ?
-
D’accord, avec vous…
-
Ravie de l’entendre, fit Jeanne avec le visage moins sévère. Veuillez me donner un terminal de paiement pour recevoir immédiatement un don d’un million d’EurCoins.
Les ressources humaines et les fonds publics alloués au fonctionnement de l’hôpital diminuaient chaque année, malgré les protestations constantes de la comtesse de Roselys en faveur du maintien d'un système de santé performant. À chaque fois, les autorités répondaient en invoquant d'autres priorités gouvernementales, essentiellement pour l'armement et la guerre. Un don d'une telle ampleur permettrait au conseil d'administration du centre hospitalier d'Arras d'embaucher du personnel supplémentaire et d'acquérir du matériel médical de pointe pour offrir des soins de meilleure qualité aux patients. Claudine Velaro s'engagea à remplir sa part du marché en retirant la mention « variant » du dossier de Lucas Roselys, ainsi que pour tous les futurs patients concernés.
Deval était impressionné par la détermination de Jeanne à défendre ses proches et l'intérêt général. Malgré la répulsion que suscitait le chantage sur le plan légal et moral, Jeanne n'en demeurait pas moins préoccupée par le bien-être des malades, des démunis et des exclus.
Après le départ du médecin pour informer l'équipe informatique et administrative de ce changement illicite, Xavier Cambrai, l'homme aux lunettes de soleil qui avait escorté Elena dans sa chambre, se tenait immobile devant la porte de la chambre de Lucas. Robert Deval observa le garde du corps, le visage rassuré et fier.
-
Je vois que vous avez fait appel à Xavier Cambrai pour s'assurer de la sécurité de votre famille le temps que l’enquête soit terminée.
-
Son aide est la bienvenue, conclut Jeanne avec reconnaissance. Je dois avouer qu'il est particulièrement efficace.
Xavier Cambrai, un ancien sergent d’élite de l'armée impériale, avait servi avec distinction jusqu'à ce qu'une opération militaire désastreuse ne le laisse traumatisé par le stress post-traumatique, l'obligeant ainsi à quitter le service actif. Pour subvenir à ses besoins, il avait offert ses compétences en tant que consultant en sécurité rapprochée et garde du corps, bénéficiant de recommandations élogieuses grâce à son expérience. Aguerri et professionnel, Xavier, âgé de trente-cinq ans, était grand et bien bâti, son visage carré et sévère inspirant le respect. Ses yeux marron foncé étaient habituellement dissimulés derrière des nano-lunettes teintées, qui lui permettaient de surveiller discrètement son environnement en permanence. Jeanne et l'inspecteur Deval étaient au courant de sa condition de variant.
Dans son travail, Xavier suivait deux principes : le silence et la protection. Ce vétéran endurci ne posait jamais de questions et s'adaptait à toutes les situations. Sa priorité était la sécurité de ses clients, avec lesquels il évitait de tisser des liens personnels pour rester vigilant. Xavier gardait pour lui ses opinions personnelles, agissant plutôt en tant qu'homme d'action aguerri par un entraînement militaire d'élite, indispensable face aux criminels, tueurs à gages et autres mercenaires. Protéger un adolescent issu d'une des familles les plus aisées du nord de l'empire ne lui causait aucun stress, habitué qu'il était à évoluer dans l'ombre aux côtés de la plupart de ses clients célèbres.
Jeanne reprit sa conversation avec Robert Deval.
-
Et concernant la disparition de Lucas, dites-moi que vous savez quelque chose, Robert ?
-
Je connais l’identité des personnes qui ont enlevé votre descendant, mais ils ont été tués il y a plusieurs jours. D’après mes informations, il s’agit d’un meurtre vraisemblablement maquillé en suicide pour brouiller les pistes.
-
Qui étaient-ils ?
-
Rosaline Ducournau et son neveu, Bertrand.
Jeanne était étrangère à ces individus que la communauté considérait comme des marginaux dans le village de Barly. Deval remarqua une nouvelle fois le visage furieux de la comtesse douairière lorsqu'elle apprit que les ravisseurs de ses descendants avaient été tués. Il comprit que Jeanne n'avait aucune confiance en la justice impériale et qu'elle chercherait probablement à se venger d'une manière ou d'une autre.
-
Comment ont-ils été tués ?
-
L’autopsie a démontré qu’ils sont morts par balle juste avant qu’un incendie détruise leur maison à Barly. D’après mes déductions, je suppose que le véritable responsable de cette histoire s'est empressé de détruire les preuves ADN et d'éliminer ses intermédiaires pour qu'ils se taisent à jamais. Cette histoire est loin d'être terminée.
-
En effet, Robert, et deux questions restent en suspens : pourquoi et qui ?
-
Je ne sais pas encore, madame. Je suis navré, j’ai failli à ma tâche, regretta Deval.
-
Robert, ne perdez pas votre temps à vous excuser. J’ai foi en votre soif de vérité, et n’oubliez pas qu'il vous faut accepter vos capacités, dit-elle en chuchotant. Dites-moi ce que vous avez vu ?
Soudain, le visage de Robert Deval se décomposa. Il venait d’entrevoir tout ce que Lucas avait enduré durant sa captivité. Rien d’autre que l’obscurité, couché sur un lit au milieu d’une immense cage électrifiée. Des murmures menaçants flottant dans les ténèbres lui promettaient la mort s’il osait désobéir.
Jeanne sentit son cœur se serrer en voyant l’expression du policier.
-
Robert, reprit-elle avec gravité, si mon descendant a subi des sévices, je vous en supplie, retirez-lui ces souvenirs de son esprit.
-
Mais, c'est immoral Jeanne ? J'ai toujours refusé d'influencer l'esprit d'autrui, je vous l'ai déjà dit.
-
Robert, mon ami. Je vous implore de le faire. Pensez à la vie de cet enfant lorsqu'il se réveillera avec ce traumatisme. Si vos visions sont si insoutenables, vous savez que Lucas ne s'en remettra jamais. Je souhaite seulement qu'il reprenne son existence de manière normale, comme si tout ceci ne s'était jamais passé. Nous seuls connaitrons la vérité, et sachez que je ne cesserai jamais de poursuivre le véritable responsable de cette histoire. On ne peut s'en prendre délibérément à mes enfants, mon propre sang. Aidez-moi Robert, j'ai besoin de vous.
Les paroles de Jeanne persuadèrent Robert Deval de ne pas laisser Lucas souffrir de tout ce qu'il avait vécu pour le reste de sa vie. Bien que cette question philosophique et morale le mît mal à l'aise, il plaçait avant tout le bien-être de cet enfant innocent pour lequel justice devait être rendue.
-
D'accord, à une condition. Que vous me fassiez confiance afin que nous arrêtions ensemble ces criminels. Ne me tenez pas à l'écart.
-
Je m'y engage, répondit Jeanne avec sincérité. Mais ce sera dans l'ombre, car le nom de Roselys ne doit en aucune façon être trainé dans la boue.
Deval fit signe à Xavier d'approcher.
-
Xavier, je te laisse carte blanche pour assurer la sécurité des Roselys et assister la comtesse douairière. Je reviendrai voir le jeune homme dès qu'il aura récupéré. Je vais convoquer la famille De Hainaut, et mon intuition me dit que ce ne sera pas chose aisée.
-
A vos ordres, répondit martialement l’homme.
Robert Deval s'éloigna doucement dans le couloir, plongé dans ses pensées. Pendant ce temps, Jeanne s'approcha du garde du corps, qui avait repris sa position devant la porte de la chambre de Lucas afin de ne laisser rentrer personne. Il se tenait immobile tel une statue, dégageant une impassibilité extraordinaire. La comtesse douairière croisa les bras, prête à entamer un dialogue avec lui.
-
Je suppose que vous êtes un variant, monsieur Cambrai ?
-
Sans commentaire, répondit sèchement Xavier.
-
Je vois, encore un homme secret au passé troublé, remarqua la comtesse douairière.
-
Moins on en dit et mieux on se porte, madame.
Le répondant de l’agent éveillait la curiosité de Jeanne.
-
Connaissez-vous l’Église de Sydonai ? demanda-t-elle avec mystère.
-
Affirmatif. Il s’agit d’une secte dangereuse qui sévit dans le nord de ce pays. Ils sont capables du pire si vous devenez leur cible, car les enlèvements et les meurtres font partis de leurs actions. J’ai tué quelques-uns de ces fanatiques qui ont tenté de s’en prendre à d'anciens clients.
-
Je suis certaine que vous devrez faire face à leurs sbires qui cachent leur vrai visage, monsieur Cambrai. Ma famille n’est pas en sécurité, et je mesure à quel point j'ai été aveugle aux signes qui se présentaient à moi, reconnut Jeanne, énigmatique.
-
Je protégerai l’enfant et ses parents, mais je ne peux pas mener une guérilla tout seul contre ces fantômes.
-
J’en suis bien consciente, jeune homme, et la protection de ma famille est tout ce dont j’ai besoin actuellement. Une dernière chose, si vous le permettez. Pourquoi votre père refuse de vous présenter comme son fils ? demanda-t-elle discrètement.
L'homme se rapprocha à hauteur du visage de Jane. Il paraissait irrité par ces paroles d'après l'expression de son visage caché derrière ses lunettes.
-
Comment pouvez-vous savoir ça ?! s'exclama Cambrai.
-
Ne soyez pas offusqué. Robert, votre père, est un homme admirable en qui j'ai entièrement confiance. Il ne me l'a jamais avoué, mais je l'avais deviné, car vous protégez les personnes en danger dans les affaires dans lesquelles Robert intervient. Ces faits et votre réaction actuelle semble indiquer que j'ai raison.
-
Personne ne doit savoir que je suis un variant, ni mon lien de parenté avec l'inspecteur Deval. Que cela ne se sache jamais !
-
Quoi donc ? sourit-elle.
Xavier Cambrai dessina un rictus après le départ de Jeanne qui rejoignit sa famille.
***
Robert Deval essuya un refus catégorique de la part de Philippe et Héra de Hainaut d'être interrogés au commissariat impérial d'Arras. Ils ne pouvaient se résoudre à être considérés comme des suspects potentiels du fait de leur titre de noblesse, car un simple policier impérial ne pouvait les traiter comme de simples justiciables, jusqu'à un certain point. Conciliant, Robert Deval leur proposa de les rencontrer discrètement au château de Barly, la demeure de la comtesse de Roselys, qui veillait son fils à l'hôpital. Un nouveau refus obligea l'inspecteur à les mettre en garde : il serait dans l'obligation de demander officiellement au procureur impérial de convoquer la famille De Hainaut, et la presse s'en servirait pour en faire ses choux gras. La famille proche de Lucas finit par accepter à contrecœur ce compromis, car le policier ne pouvait se résoudre à abandonner une piste en ne recueillant pas les témoignages de la famille De Hainaut. L'inspecteur ne disposait d'aucune théorie solide quant au commanditaire de l'enlèvement de Lucas Roselys. Il ne cesserait de chercher jusqu'à ce que cette horrible affaire soit enfin élucidée.
Sur la route le menant vers le château de Barly, le policier se remémora les supplices qu'avait vécus le garçon durant plusieurs jours. C'était horrible, il ressentait encore sa détresse et sa peur de mourir comme tout être vivant. L'homme restait tourmenté d'avoir accepté la requête de Jeanne de porter ce fardeau, même si Lucas ne se souvenait de rien. Déterminé, mais de plus en plus renfermé sur lui-même par l'ampleur que prenait cette affaire, Robert Deval pénétra dans le château de Barly où l'attendaient la famille De Hainaut dans le petit salon. Elena ne supportait plus ses parents qui dégageaient un agacement palpable, comme s'ils avaient quelque chose à se reprocher. Charles Bouvier suivait l'inspecteur pour l'assister à cet interrogatoire.
-
Inspecteur Robert Deval et voici mon collègue Charles Bouvier, salua respectueusement le policier en effectuant une légère révérence. Mes hommages.
-
Bonjour, salua simplement Bouvier.
-
Bonjour messieurs, répondit Elena, plutôt joviale.
Les De Hainaut, hormis Elena, dédaignaient la présence des policiers qui les avaient contraints à subir cet interrogatoire nécessaire dans le bon déroulement de leur enquête. Ils saluèrent les deux hommes d'un simple mouvement de la tête.
-
Nous avons peu de temps à vous accorder, inspecteur, lança le comte de Hainaut avec une pointe d'arrogance. Nous devons reprendre la route vers Mons.
-
Je comprends, ce sera bref. Je suppose que vous êtes soulagés que votre neveu ait été retrouvé sain et sauf, fit remarquer Deval.
-
Est-ce une question ? intervint Héra d'un ton acerbe.
-
J'aimerai justement recueillir votre sentiment.
-
Pourquoi devrions-nous encore parler de mon neveu ? Il a simplement fugué parce qu'il est faible de caractère. Cette folie a été une occasion idéale pour lui et sa mère de jeter l'opprobre sur notre famille. Le voilà, mon sentiment ! s'exclama Héra, laissant éclater sa colère.
-
Héra, calmez-vous, rétorqua Philippe d'un ton apaisant.
Héra ressentit soudainement une vision qui lui occasionna une désagréable migraine. Elle sentit qu'elle était dans la peau de Lucas, les yeux fermés. Tout était sombre, et il avait froid. La comtesse reprit soudainement ses esprits, encore chamboulée par ce flash du passé qui semblait si réel. Héra reprit sa posture, le visage fermé, car elle savait que l'entretien allait mal se dérouler.
-
Mère ! s'exclama Elena. Cessez de parler de mon cousin de cette manière !
-
Silence, Elena, invectiva Philippe. Seuls les adultes parlent !
-
Non, laissez votre fille s'exprimer, monsieur le comte, répondit Deval, à la fois ferme et posé. Que pensez-vous de tout ceci, mademoiselle ?
-
Eh bien..., commença Elena, hésitante, j'ai beaucoup d'affection pour Lucas et je suis heureuse qu'il n'ait rien. Je le considère comme mon petit frère, nous n'avons qu'un an de différence.
Le visage d'Héra laissa échapper son agacement.
-
Mon collègue Charles Bouvier a lu vos conversations, admit Deval, mettant mal à l'aise la jeune fille. Il se sentait mal ces derniers temps, parait-il ?
-
Il s'agit d'échanges privée, inspecteur. Je refuse que cela soit versé au dossier.
-
J'en prends bonne note, madame la comtesse. J'avais oublié que vous portiez naguère la robe d'avocate, sourit Deval. Quoi qu'il en soit, j'aimerai que votre fille réponde à ma question, je vous prie.
-
Lucas se sentait de plus en plus seul, répondit Elena. Il désespérait que nous nous voyions, lorsque ma mère donne son autorisation de visiter mon cousin et ma tante, qu'elle déteste tant. Voilà ce qui pourrait en partie expliquer pourquoi mon cousin déteste les histoires de famille et ces tensions qui nous empoisonnent la vie.
-
Petite insolente ! s'énerva Héra, dont le visage ne masquait aucunement le mépris qu'elle ressentait vis-à-vis de sa propre fille.
Un silence tendu s'installa immédiatement après cet échange. Elena refusait de jouer le rôle de marionnette que ses parents lui avaient imposé, c'est-à-dire de faire croire à la police que tout allait bien dans le meilleur des mondes. Elle était loin d'être une adolescente docile et facilement manipulable.
L'inspecteur nota ces informations dans son carnet. Pour le bien-être de l'héritière De Hainaut, il l'invita à s'éloigner le temps de continuer l'interrogatoire avec ses parents, qui se montraient peu coopératifs. Il demanda à Charles Bouvier de garder un œil sur elle dans la bibliothèque où Lucas avait été vu juste avant sa disparition. La jeune fille se contenta de rester silencieuse, absorbée par les notifications de son téléphone, qui finirait par être confisqué définitivement par ses parents en guise de punition pour son comportement.
L'inspecteur observa le couple De Hainaut qui peinait à cacher son malaise. Robert Deval reprit la conversation.
-
Pourquoi ressentez-vous une telle animosité vis-à-vis de votre soeur, madame la comtesse ?
-
Vous ne connaissez pas Illyria autant que moi, inspecteur, fit-elle, le visage sombre de jalousie. Sous ses airs de princesse parfaite, se cache une femme imbue d'elle-même, qui fait mine de ne pas réaliser le mal qu'elle engendre. Elle s'est mariée avec l'homme qu'elle a choisi, sans tenir compte de l’avis de sa propre famille. John est un étranger garni de secrets, inspecteur. Mais sa femme, ma sœur, est aussi têtue autant que stupide ! Nous ne nous sommes jamais entendues toutes les deux, je dois bien l'avouer, mais je ne vois pas le rapport avec Lucas !
-
Et vous, monsieur le comte ? demanda Deval.
-
Moi ? s'étonna Philippe. Je n'ai pas véritablement d'avis, hormis que ma femme n'a pas tout à faire tort sur les agissements d'Illyria de Roselys. Elle se met très en avant et refuse les contradictions, et elle est une piètre politicienne. Ce n'est qu'une femme, après tout, lança-t-il sans cacher sa misogynie. Et je me demande pourquoi nous devons laver notre linge sale avec la police pour une simple affaire de fugue ?
-
N'avez-vous jamais pensé à la thèse de l'enlèvement concernant votre neveu ? répondit Deval. Mon expérience m'a prouvé que les coupables sont souvent un ou plusieurs membres de la famille des victimes.
-
Insinuez-vous que nous serions responsables d'un tel crime ? s'offusqua Héra.
-
Votre animosité envers la comtesse Illyria est très forte pour ne pas écarter une telle hypothèse, mais je gage que la vérité peut revêtir bien des aspects. J'en connais assez sur la psychologie humaine et les motivations qui poussent les criminels à commettre leurs méfaits pour les confondre, confessa Deval.
Le comte de Hainaut se leva d’un bout, passablement irrité.
-
C'est un scandale, inspecteur Deval ! s'exclama Philippe. Je proteste fermement contre vos insinuations déplacées et calomnieuses ! Nous ne saurions être traités de la sorte par un simple policier qui n'arrive pas à trouver un coupable pour une chose qui n'est jamais arrivée !
-
En êtes-vous si sûr, monsieur le comte ?
-
Je suis certain que cet enfant a fugué, et ni moi ou ma femme n'avons quelque chose à voir avec cette mauvaise histoire ! Je compte me plaindre auprès du commissariat impérial de votre amateurisme, et pourquoi pas directement au préfet du Nord ! menaça Philippe.
-
Vous avez d'ailleurs quelques liens avec Edouard de Montfort, madame de Hainaut ? demanda Deval, ironique.
-
Moi et mon époux ne répondrons plus à vos questions ridicules inspecteur, rétorqua fermement Héra avec colère, soutenant son mari.
-
Je vois qu'il n'y rien de plus à ajouter pour le moment. Pour le bien de l'enquête, je vous invite très humblement à répondre à ma prochaine convocation, quand j'aurai mis la lumière dans toute cette histoire. Et cette fois, je ne ferai aucune concession, lança Deval, déterminé.
Le couple De Hainaut, ainsi qu'Elena, partirent en trombe dans leur voiture personnelle pour rejoindre leur hôtel. L'inspecteur soupira un moment face à la situation, car les histoires familiales sont des nœuds difficiles à défaire pour élucider une affaire criminelle.
Charles Bouvier revint dans le salon.
-
Vous suspectez l'oncle et la tante sérieusement, chef ? demanda Bouvier.
-
Ils feraient des coupables idéaux, répondit Deval, en remettant sa veste. Mais ce serait trop facile, encore une fois, de partir sur une telle hypothèse sans avoir analysé les autres pistes qui s'offrent à nous. Il nous faudra demander une entrevue avec le préfet du Nord, Edouard de Montfort, qui risque de nous mettre des bâtons dans les roues.
-
On devrait plutôt demander au juge de nous épauler, sinon, on va se retrouver à faire la circulation, fit Bouvier, peu enthousiaste à cette idée.
-
Partons, termina Deval.


Lucas

Elena

Illyria

Xavier

John

Claudine

Robert
Chapitre 8
7 avril 2101
Dans la froideur de sa chambre d’hôpital, Lucas était en proie au doute. La présence de ses parents et de sa cousine lui apportait un certain réconfort, mais celle de l’inconnu vêtu de noir, dissimulant ses yeux derrière des lunettes sombres, le rendait nerveux. Il n’osait jamais lui adresser la parole ni même s’interroger sur son état de santé. Tel un domestique du château de Barly, Xavier Cambrai restait immobile, le regard parfois rivé sur l’écran installé sur son bras, disparaissant de temps à autre derrière la porte, même en pleine nuit.
La docteure Velaro mit en place un protocole de soins pour sevrer Lucas de son accoutumance aux calmants et aux somnifères. Mais le jeune patient refusait obstinément d’éteindre les lumières à la tombée de la nuit, malgré la présence rassurante de ses parents et du garde du corps silencieux. Une terreur sourde l’étreignait, et il était incapable d’expliquer comment cette nyctophobie soudaine s’était installée depuis son arrivée à l’hôpital — seul stigmate apparent de sa terrible séquestration chez Rosaline Ducournau.
Le matin du 7 avril, la docteure Claudine Velaro entra dans la chambre, accompagnée de l’inspecteur Deval.
-
Madame la comtesse, monsieur, mademoiselle de Hainaut. Bonjour Lucas, je suis la docteure Claudine Velaro, c’est moi qui t’ai soigné, tu te souviens ?
-
Oui, brièvement, répondit Lucas.
-
Comment vas-tu aujourd’hui ?
-
Mieux, merci docteure.
-
Je vais t’ausculter.
L’adolescent dirigea son attention vers ses parents, car il ne comprenait pas la présence des deux hommes dans la chambre. Celui vêtu de noir, Xavier Cambrai, le rendait mal à l'aise. Il se tenait immobile sans jamais émettre le moindre mot. Et l'autre, moins austère, semblait plus avenant.
Le médecin vérifia ses constantes et ausculta Lucas rapidement. Son cœur battait normalement, mais le stress fit monter sa tension. Ses yeux réagissaient correctement aux tests, sa température était normale et il n’avait pas d’inflammation de la gorge. Lucas se sentait fatigué par les effets secondaires des calmants, et le médecin le jugea en excellente santé malgré tout ce qu’il avait subi. Elle songea que son ADN de variant l'aidait à se remettre plus rapidement de ses traumatismes physiques.
-
Je te présente l’inspecteur Deval qui voudrait te poser quelques questions.
-
D’acc... d'accord, balbutia Lucas qui ne comprenait toujours pas la présence du policier.
-
Enchanté jeune homme, salua Robert.
-
Bonjour monsieur. Docteure, si… je peux… me permettre ? reprit Lucas avec une voix hachurée.
-
Oui ? se retourna le médecin.
-
Pourquoi suis-je à l'hôpital ?
Tous les adultes présents dans la pièce restèrent silencieux. John et Illyria n’avaient pas été mis au courant par Jeanne du calvaire vécu par l’héritier Roselys. Deval, variant télépathe, lui avait montré la sordide captivité de son descendant grâce à son don en touchant le front de la comtesse douairière. Il avait réussi à éloigner les parents de l'enfant pour effacer tous ses souvenirs jusqu'à son départ du château de Barly, le jour où son père et la comtesse douairière s'étaient violemment querellé. Malgré toutes ses tentatives, l'inspecteur Deval ne put découvrir l'identité du ou des coupables, Lucas avait été retenu captif dans une totale obscurité après son départ de la maison de Rosaline.
Dans son for intérieur, l'inspecteur détestait utiliser son don de télépathie pour influencer les autres et ressentir leurs émotions. L'expérience vécue par Lucas avait été terrible.
La docteure Velaro fut invitée à ne pas révéler tous les éléments en sa possession pour ne pas effrayer l’enfant et ses parents. Lucas devait rester dans l'ignorance, laissant présager un nouveau mensonge pour maquiller la vérité.
-
Eh bien, c’est justement pour cela que l’inspecteur est ici, répondit la docteure Velaro.
-
Aurais-je fait quelque chose de mal ? s’inquiéta l'adolescent.
-
Non, mon chéri, lui répondit sa mère avec compassion.
-
Alors pourquoi personne ne veut me dire ce qu’il se passe ?
Le médecin reçut un appel urgent qui l’obligea à quitter la chambre. L’inspecteur Deval prit place à côté du lit du jeune homme et ses parents tandis qu’Illyria continuait de maintenir la main de Lucas qu’elle ne voulait plus lâcher. Elle demanda à John d’aller lui chercher un café en compagnie d'Elena.
L'Américain proposa une boisson à l’inspecteur, qui refusa poliment. Robert Deval détestait le café trafiqué des machines robotisées proposant des boissons trop sucrées et contenant des d'additifs et autres exhausteurs de gout.
John referma la porte et l’inspecteur Deval prit la parole avec un ton paternel et réconfortant. Il trouvait le jeune homme poli et timide contrairement à la majorité des jeunes adolescents plus extravertis de son âge.
-
C’est justement ce que je souhaite découvrir, mon garçon. De quoi vous souvenez-vous avant votre admission à l’hôpital ?
L’esprit de Lucas demeurait confus. La barrière psychique que lui avait insufflée Deval était trop puissante.
-
Je suis navré, inspecteur, je ne me souviens plus de rien, regretta Lucas.
-
D’accord. Vous souvenez-vous de l'altercation entre la comtesse douairière et votre père dans la salle à manger ?
-
Oui, ça me revient maintenant ! Puis plus rien après, c’est comme si tout était noir. Pourquoi je ne m’en souviens pas ?
-
Le médecin nous a prévenu que tu pouvais souffrir d’amnésie, répondit Illyria.
-
Combien de temps ai-je disparu ? Pourquoi j'ai si mal à la tête ?
-
Six jours d’après mes notes, indiqua l’inspecteur Deval. Vous deviez peut-être vous sentir mal et être sorti de chez vous pour rejoindre un ami ou autre ?
Lucas regarda sa mère en se mordant la lèvre inférieure. Avait-il osé fuir de chez lui ? Il avait du mal à y croire.
-
Je… non, je… Vous pensez vraiment que j’ai pu faire une fugue, inspecteur ?
-
C’est la piste la plus plausible après cette dispute entre madame Roselys et votre père. Nous n’avons aucune donnée durant votre absence. Par chance, une personne, vraisemblablement une femme, vous a amené aux urgences de l’hôpital. Vous étiez inconscient, une sévère bosse à la tête.
-
Ah oui… Mais, comment est-ce possible ? Je n’arrive pas à croire que j’ai pu faire ça, avoua Lucas d’une voix faible. Est-ce qu’on m’a fait du mal ? Ou ai-je fait du mal à quelqu’un ?
Robert Deval voulait lui avouer la terrible vérité, mais il devait garder le secret. Une promesse ne pouvait être rompue, surtout pas à Jeanne.
-
Je mène actuellement l’enquête pour retrouver la personne qui vous a mené ici. Mais, je tiens tout de même à vous rassurer, vous n'avez rien fait de mal ou d'illicite, fit Deval avec un ton paternel. L’adolescence est une période délicate dans une vie, et il faut reprendre confiance en vous et votre famille, et prendre soin de votre santé.
-
Je vais essayer, répondit Lucas, son visage moins tendu.
-
Si entre-temps, un détail vous revient, vous pourrez me contacter jour et nuit, même s’il s’agit de quelque chose d’insignifiant. Je serai également là si vous avez besoin d’une oreille attentive, ajouta Deval.
-
Merci beaucoup, inspecteur, répondit Lucas.
-
C’est très aimable de votre part monsieur Deval, remercia Illyria.
-
Je vous tiens informés de l’avancement de l’enquête, promit Deval.
La mère de Lucas demanda poliment à Xavier d'attendre à l'extérieur, qui s'exécuta aussitôt. Illyria profita de ce moment d’intimité pour parler à son fils et tenter de la rassurer.
-
Tout se passera bien mon chéri, reprit Illyria.
-
Mère, c’est impossible, je n’ai pas pu faire ça, murmura Lucas, la voix emplie d'incrédulité.
-
Lucas…, commença Illyria, cherchant soigneusement ses mots. Écoute-moi, je ne sais pas encore tout à fait ce qui t’est arrivé. J’ai prié chaque instant ton retour, et on m'a entendue. Nous t'aimons tellement, mon fils. Je veux que tu le saches, tu ne dois plus sombrer dans le désespoir et fuir, je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, tu comprends ?
Son fils hocha positivement de la tête, conscient d’avoir commis une terrible erreur en quittant subitement sa prison dorée sans aucune surveillance.
-
Je sais que je t'impose cette solitude, et je vois à quel point cela t’affecte, commença-t-elle d'une voix empreinte d'anxiété, observant les traits soucieux de son fils. Je comprends que cela te prive de la liberté que la plupart des garçons de ton âge connaissent. Mon ange, tu es encore trop jeune pour affronter seul ce monde dangereux, dit-elle en cherchant à apaiser ses inquiétudes. Je t’aime tellement, Lucas. Je t’en prie, laisse-nous t'aider.
-
Je suis désolé, répondit Lucas avec émotion.
Illyria caressait les cheveux blonds de son fils, qui pleurait en silence, incapable de contenir sa détresse. Il se sentait coupable, convaincu d’avoir déçu sa mère et provoqué son angoisse. Submergé par l’émotion, l’adolescent se blottit contre elle. Illyria l’enlaça avec tendresse, le serrant contre son cœur tandis que ses sanglots secouaient son corps.
Doucement, la comtesse sortit un mouchoir en tissu brodé à ses initiales et essuya les joues trempées de larmes de son fils. Puis, dans un élan de douceur, elle déposa un baiser sur son front et entrelaça leurs doigts, comme pour s’assurer qu’il ne lui échapperait plus jamais.
Lucas voulait croire que toute cette peine et cette tension allaient disparaître aussi rapidement que le souhaitait sa mère, mais une impression étrange l’envahit.
Illyria retirait délicatement les cheveux blonds de son fils qui cachaient ses yeux, dans une tentative d'apaisement. Le père et la cousine du jeune homme arrivèrent dans la pièce.
-
Il semblerait que tes cheveux aient bien poussé, remarqua Illyria souhaitant aborder un sujet plus léger.
-
Comment vas-tu mon fils ? demanda John, posant un regard empreint de préoccupation pour Lucas.
-
Je vais mieux, père, répondit l'adolescent avec un sourire contraint.
-
Je disais justement à Lucas à quel point nous l'aimons, intervint Illyria.
Tous les membres de la famille profitaient de ce bref instant de quiétude. Malgré son malaise, les yeux de Lucas s'illuminèrent en dirigeant son attention vers Elena.
-
Tu vas vite te remettre sur pieds, cousin, sourit-elle avec enthousiasme, car j'ai prévu plein d'activités pour toi !
John déposa son café et remarqua les larmes de Lucas sur son visage rosi par l’émotion. Il se souvenait que son fils était sensible et qu’il lui faudrait du temps pour se remettre de toute cette histoire. L’Américain n’avait pas le caractère d’Illyria, il restait pudique dans ses sentiments et ne se montrait pas aussi démonstratif dans son amour paternel. Cela ne l'empêchait pas de comprendre que son fils avait besoin d'attention.
John caressa la tête de Lucas pour tenter de le consoler à son tour.
-
Tout va s’arranger, d’accord honey ? Nous allons faire des efforts tous ensemble.
Lucas acquiesça avec difficulté. Ses parents et Elena devaient redoubler d’efforts pour lui changer les idées. Depuis son réveil, l’adolescent se sentait hors de lui, tel un spectateur regardant sa vie défiler comme une tragédie où il ne pouvait rien modifier. Sa propre faiblesse le stressait, et il répugnait à ne pas vaincre ce malaise aussi facilement, ainsi que cette étrange sensation qui harcelait son esprit.
Lucas était conscient que sa famille proche, hormis son oncle et sa tante, ferait tout pour tenter de l’aider, mais cela ne faisait qu’accentuer cette incompréhension intérieure où il croyait que les adultes lui dissimulaient sciemment la vérité. Le jeune homme et ses parents étaient loin d’imaginer ce qu’il s’était vraiment déroulé dans la sordide maison de Rosaline Ducournau. Jeanne voulut supporter ce fardeau toute seule avec l'inspecteur Deval, car elle était convaincue qu’aucun enfant ne devrait souffrir de la folie humaine.
***
Les policiers se concentrèrent sur leur enquête pour tenter de découvrir l’identité de la mystérieuse personne qui avait amené le garçon aux urgences de l’hôpital d’Arras. Ce fut finalement un échec : aucune donnée exploitable ne permit de leur donner plus d’indices dans leur enquête. Toutes les bandes vidéo de cette journée avaient été effacées, seuls restaient les témoignages approximatifs des témoins à la mémoire changeante. Coïncidences ? Impossible. Il devait certainement s’agir d’un acte délibéré par le commanditaire et ses complices.
L'arrêt de l’alimentation de sa base de données sur les jeunes variants ayant besoin d’être soignés n'était pas du goût de la préfecture du nord, dirigée par Edward de Montfort. L’hôpital invoqua le simple motif du dysfonctionnement informatique, tandis que les représentants de l'Empire mirent en demeure l'hôpital pour un tel manquement.
Jeanne Roselys, égale à elle-même, apporta son aide à Claudine Velaro en faisant appel à Héra de Hainaut, autrefois avocate, afin de porter sa cause devant le tribunal. Malgré l'affaire en cours, le conseil d’administration émit une mise à pied conservatoire contre la docteure Velaro, l'obligeant à partir s’installer dans le petit village de Barly jusqu'à ce que l'enquête soit terminée. Jeanne offrit les fonds nécessaires au médecin afin d'ouvrir un cabinet médical.
La docteure Velaro demanda à Illyria et à John de ménager leur fils par du repos et la prise de vitamines. Elle jugea utile de les prévenir sur la possible apparition de symptômes de mutations biologiques au cours des prochaines semaines. Illyria se montra réticente de parler de ce sujet avec le médecin jusqu’à ce qu’elle apprenne qu'elle était de connivence avec Jeanne.
D’après les études de l’Agence de Recherche des Mutations Biologiques (BMRA en anglais), dont le siège était situé à Atlanta, en Fédération Unie, les variants âgés entre dix et seize ans subissaient un grave dérèglement de leur système immunitaire suite à l’apparition de gènes mutants qui modifiaient leur structure ADN. Ces gènes faisaient apparaître des dons et autres propriétés physiques ou psychiques chez les variants. Il pouvait arriver que les symptômes apparaissent durant l'enfance, mais rarement après vingt ans d'après certaines statistiques.
L’arrivée des symptômes était semblable à ceux de la grippe, c’est-à-dire une extrême fatigue et des poussées de fièvre qui devaient être surveillées selon les situations. Aucun traitement, ni les bloquants, ne pouvaient empêcher l’apparition de la mutation biologique. Les symptômes disparaissaient quelques jours plus tard, mais dans certains cas, le patient pouvait subir un choc systémique le plongeant dans un coma, et le pronostic vital pouvait être engagé à hauteur de 20% si le système immunitaire s’emballait complètement.
Cette particularité propre aux variants donna l’opportunité au pouvoir impérial d’Europa (et la plupart des gouvernements) d’imposer une stricte surveillance au sein des hôpitaux sur les jeunes sujets susceptibles de subir une mutation biologique les conduisant à devenir des variants. Cela passait par le fichage et un traçage par les services compétents.
***
La famille rentra deux jours plus tard au château de Barly complètement désert depuis le départ temporaire des domestiques décidé par la comtesse douairière. Elle avait besoin de faire la lumière sur toute cette histoire. Avait-elle un doute sur l’un des employés d’Illyria ? Elle n’écartait aucune piste. Jeanne expliqua son choix à sa descendante et trouva un allié de circonstance en la personne de John, séduit par cette excellente initiative. Cela offrirait plus d’intimité et de calme pour le rétablissement de son fils, tandis que les De Hainaut revinrent chercher Elena afin de la ramener à Mons pour régler quelques affaires.
Lucas retrouva son foyer et ses habitudes. Il n’entendait plus les domestiques s’atteler à leurs tâches depuis plusieurs jours. Le silence était devenu étrange, ne lui permettant pas de dissimuler le masque de l’aristocratie qui ne lui correspondait pas. Seuls ses parents se trouvaient avec lui, en plus de ce garde du corps qui ne parlait jamais. La nuit, il était veillé par sa mère jusqu'à tard, celle-ci remerciant Dieu de lui avoir rendu son fils et jurant de prendre soin de lui.
La comtesse était également rongée par le doute depuis l’absence de Jeanne concernant le mystère de la disparition de son fils. Elle devait tenir en évitant d'imaginer les pires scénarios.
Illyria et John échangeaient à voix basse dans le salon, soucieux de la santé mentale de leur fils et de la nécessité d'empêcher une nouvelle "fugue". L'Américain proposa timidement une escapade à Amiens pour se changer les idées, évoquant les charmes de la ville et la tranquillité de la campagne environnante. Illyria, perplexe, exprima ses réticences, craignant les risques que cela impliquait, ainsi que la fragilité de Lucas.
John insista sur l'importance de prendre du recul, loin du tumulte politique et médiatique, pour le bien-être de tous, mentionnant même la possibilité d'être accompagnés par Xavier Cambrai afin d’assurer leur sécurité. Ce changement d’avis de la part de John permit à Illyria d’accepter sa requête en lui rappelant qu’un adulte devait constamment veiller sur leur fils.
Ils partirent le lendemain pour Amiens, désireux de s’offrir un moment d’intimité en famille. Sur l’herbe des vastes étendues de campagne, ils pique-niquèrent, savourant l’air frais et la tranquillité qui y régnaient. Seule la présence du garde du corps jetait une ombre sur ce tableau idyllique. Vêtu de noir, toujours en retrait, il rappelait à Lucas qu’il était constamment sous surveillance. Illyria et John, ignorants encore de la vérité, avaient néanmoins choisi la prudence plutôt que l’insouciance.
Xavier Cambrai imposait le respect par son silence et son professionnalisme glaçant. Fils caché de Robert Deval et devenu garde du corps, il ne parlait quasiment jamais, ce qui mettait la famille Roselys mal à l’aise. Leurs rares échanges se résumaient à de simples « bonjour » ou « bonsoir ». Et lorsque la comtesse de Roselys tentait d’engager la conversation, l’homme de trente-six ans répondait de façon évasive… ou pas du tout.
C’est lui qui ordonna aux Roselys de revêtir des vêtements simples, assortis de lunettes de soleil et de casquettes, afin de passer incognito dans les ruelles étroites du centre historique d’Amiens. Il était hors de question de se promener à visage découvert — l’apparition du couple impérial et de leur jeune fils aurait provoqué une effervescence immédiate suite aux nouvelles lancées par les médias.
Au bout d’une semaine de visite, d’achats en tout genre et d'interminables balades ensoleillées dans la belle campagne du nord, la famille Roselys termina leur voyage en prenant le chemin du retour vers le domaine de Barly.
Enfin arrivés devant le château éclairé par des lampes solaires, Xavier Cambrai demanda à ses clients d’attendre par sécurité dans la voiture jusqu’à son signal.
Lucas somnolait, et Illyria et John discutaient à voix basse des prochains jours. La discussion semblait tendue.
Le garde du corps devait inspecter l’ensemble des lieux afin de vérifier si d’autres personnes étaient déjà présentes et écarter toute menace potentielle. Il trouva étrange que le château soit plongé dans un silence de mort, ce qui l’obligea à dégainer son arme au cas où un imprévu arriverait. L’horloge du salon sonna 22 heures. Xavier s’équipa d’une lampe infrarouge en complément de ses nano-lunettes qui lui révéleraient la présence d’une personne grâce à la température corporelle. Le garde du corps contrôlait ses pulsations cardiaques avec une extraordinaire efficacité, le stress ne pouvait guère prendre le dessus ou être inexistant dans ce type d’opération. L’adrénaline devait être parfaitement régulée durant la reconnaissance.
Xavier continua à déambuler dans les pièces du château tel un fantôme. Il n’entendit que le bruit de ses pas pourtant discrets, et l’homme ne trouva rien de probant. Il était temps de revenir vers les Roselys qui perdaient patience.
-
C’est bon, rien à signaler.
-
Nous nous demandions quand vous alliez revenir, fit Illyria, impatiente de pouvoir prendre enfin possession de chez elle.
-
C’est normal qu’il n’y ait personne ici, chérie ? demanda John, étonné.
-
Eh bien, je m’attendais au minimum à la présence de Simon ou de Jeanne. J’avais pourtant prévenu que nous rentrions ce soir. C’est étrange, reconnut Illyria, suspicieuse.
-
Je suppose que ton ancêtre a définitivement congédié tout le personnel, répondit le père de Lucas, satisfait par cette décision inattendue.
Ils retirèrent leur fine veste de roturier en entrant, et Lucas afficha une mine déçue à l’idée de retrouver son quotidien. Le séjour, aussi bref fût-il, lui avait apporté un souffle de liberté et de réconfort. Déjà, il sentait peser à nouveau la monotonie, rythmée par les absences de sa mère ou de son père. Il aspirait à d’autres instants de partage, à une existence moins figée que celle qu’on lui imposait à Barly. Plus que tout, il espérait que leurs efforts à tous ne soient pas réduits à néant par ce retour à la réalité. Mais au fond, il ne souhaitait qu’une chose : être pardonné. Pardonné d’avoir osé fuguer. Et dans son cœur, il savait qu’après un tel acte, il ne pouvait raisonnablement rien demander de plus à ses parents.
-
Je me posterai dans le couloir cette nuit, affirma Xavier.
-
Vous ne dormez pas ? s’étonna John.
-
Très peu, répondit le garde du corps. Je dois d’abord vérifier le système de nano-surveillance, tout doit être optimal, ajouta-t-il d’un ton martial.
-
D’accord. N’hésitez pas à utiliser la chambre d’amis à l’étage, et à vous servir à manger si besoin.
-
Négatif.
John sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Il s’éloigna pour répondre, intrigué par cet appel si tardif. Qui pouvait bien le contacter à une heure pareille ? Illyria, restée silencieuse, préféra ne rien dire devant leur fils. Ce n’était ni le lieu ni le moment de faire une remarque.
Elle se tourna vers Lucas, qui ne cessait de fixer le garde du corps, aussi immobile qu’une statue. Il fallut l’intervention douce mais ferme de sa mère pour le sortir de ses pensées.
-
Allez, ouste ! Il est l’heure d’aller dormir, lança-t-elle avec tendresse.
-
Maintenant ?
-
Il est tard, mon chéri. Tu dois te reposer. Et si tu n’as pas sommeil, tu pourrais relire tes livres d’anglais, comme te l’avait demandé ton père.
Lucas ne se sentait absolument pas motivé à travailler ses leçons à une heure aussi tardive.
-
En fait… j’espérais parler à Elena. J’aimerais tellement la revoir.
-
Je suppose que ta tante l’a déjà envoyée au lit. Ou bien… peut-être t’attend-elle en secret ? Me tromperais-je ?
-
Oui… peut-être, répondit Lucas, un peu gêné.
-
Pas d’écran ce soir, Lucas. Ça trouble ton sommeil et fatigue tes yeux. Allez, file dans ta chambre et repose-toi, dit-elle en déposant un baiser sur son front. Je viendrai te voir un peu plus tard.
-
Merci. Bonne nuit, mère.
Lucas grimpa les marches de l’escalier avec son sac à dos et sa lourde valise, qu’il eut beaucoup de mal à tirer jusqu’au premier étage. Le silence et l’obscurité des lieux le rendaient nerveux. Un sentiment étrange lui parcourut l’échine jusqu’à son arrivée devant la porte de sa chambre, fermée. Xavier l’avait suivi, et Lucas s’empressa de rentrer à l’intérieur de ce lieu de vie qu’il affectionnait tant, un jardin intime où son esprit pouvait s’évader dans la lecture ou l’excitation d’un jeu vidéo en réalité augmentée. La présence de Xavier derrière la porte le gênait. Il se sentait surveillé, épié dans tous ses faits et gestes. Pourquoi une telle protection rapprochée ? Malgré ce que lui disaient ses parents, Lucas craignait Xavier pour son côté martial et détaché. Il éprouvait tout de même une forme d’admiration pour la détermination du garde du corps dans l’exercice de ses fonctions.
Le jeune garçon n’avait pas sommeil pour le moment et profita de ce temps libre pour défaire sa valise et préparer son lit, qui n’était pas prêt pour la nuit. Il ouvrit légèrement la fenêtre pour laisser rentrer un peu d’air frais. Il regarda ensuite le nombre conséquent de photos réalisées durant son séjour, constatant qu’il portait constamment une casquette et des lunettes lors des sorties publiques. La famille avait trouvé de petits moments de quiétude dans des endroits dépourvus de gêneurs ou de paparazzis, car la comtesse de Roselys était une femme connue dans le pays, surtout depuis la « fugue » de son fils parue dans les médias et ses positions progressistes. Il fallait vivre avec cette crainte d’être reconnue, et Lucas n’avait pas le droit de parler à n’importe qui, encore moins d’échanger sur les réseaux sociaux.
Pendant ce temps, Xavier Cambrai vérifiait le système de surveillance conçu par la marque internationale Ahinilla Corp. Ces technologies avaient prouvé une grande efficacité dans le domaine de la surveillance en évitant toute tentative d’intrusion par le biais d'une intelligence artificielle de niveau 1. Elle assistait les agents dans la protection rapprochée et discrète, permettant ainsi de dépasser près de 95 % de chances de survie selon le type de menace.
Bien que cela puisse être perçu comme une mesure contraignante, voire inutile, Xavier avait été confronté à de multiples tentatives de meurtres, d’enlèvements ou d’attentats, pour ne jamais croire à la chance dans son métier.
L’homme se posta devant la chambre de Lucas, à vérifier les données de son émetteur. Personne ne pouvait rentrer sans son autorisation.
Le garçon partit faire un brin de toilette dans sa salle de bain, puis revint dans sa chambre, seulement vêtu d’un bas de pyjama. La fatigue le poussa à s’installer confortablement dans son lit encore froid. Il grelotta une fois à l’intérieur : la pièce n’avait pas été chauffée depuis le départ des domestiques. L’adolescent s’emmitoufla sous sa chaude couette et se saisit de son téléphone pour continuer ses échanges avec Elena et d’autres amis. Cette dernière ne répondait plus et devait déjà dormir, ce qui n’empêcha pas Lucas de continuer à surfer sur divers sites internet.
Vingt minutes plus tard, ses yeux refusèrent de supporter davantage son écran holographique, malgré l’avertissement de sa mère. Il allongea complètement sa tête sur son oreiller moelleux, afin de laisser son esprit rêvasser. La lumière de la veilleuse continuait d’éclairer faiblement la pièce et allait bientôt s’éteindre, lorsque la quiétude de Lucas fut soudainement interrompue.
Xavier rentra dans la chambre du garçon, qui se releva d’un bond, le souffle haletant d’angoisse, en apercevant l’homme se diriger vers la fenêtre entrouverte.
-
Mais que se passe-t-il ? osa demander Lucas.
-
Chut, ne dis rien, murmura Xavier en relevant son index. Je dois vérifier quelque chose.
Lucas releva pudiquement sa couverture et observa son garde du corps, immobile devant la baie vitrée qu’il verrouilla. Aucun mouvement à l’extérieur, apparemment. Lucas se demandait pourquoi Xavier fixait la fenêtre. L’homme était vêtu entièrement de noir et tenait discrètement une arme à feu, au cas où un intrus chercherait à s’introduire dans le château de Barly. Il portait également un bracelet électronique, semblable à celui de Charles Bouvier, afin de consulter les informations du système de surveillance en temps réel. Grâce à ses lunettes, Xavier crut avoir repéré quelque chose, mais il y avait trop de distance pour identifier de qui il s’agissait. Impossible pour l’ancien militaire de quitter le domaine en laissant l’enfant et ses parents seuls.
Xavier se retourna brusquement et lança un t-shirt sur la tête de Lucas.
-
Mets-ça, ordonna l’agent d'une voix ferme.
-
Pourquoi ? murmura Lucas, incertain.
-
Si je dois te réveiller en urgence pour fuir, au moins tu auras quelque chose à porter. Maintenant, éteins la lampe, petit.
Lucas obéit. Il enfila le t-shirt et éteignit la lampe, plongeant la pièce dans une semi-obscurité peu accueillante. Il savait que prévenir ses parents ne changerait rien ; cela ne ferait qu’ajouter à leur anxiété. Incapable de trouver le sommeil, il se sentait perturbé par la présence de l’homme.
-
Vous avez vu quelque chose ? demanda l'adolescent, inquiet.
-
Je ne suis pas encore sûr. Maintenant, essaie de dormir, je reste ici un moment, répondit Xavier d'un ton se voulant rassurant.
Lucas se tourna de l’autre côté du lit, repensant aux paroles peu réconfortantes de Xavier sur un possible intrus. Cela le terrifiait. Voyant que l’agent ne quittait pas la pièce, Lucas finit par sombrer dans un rêve étrange, où un homme trapu, les dents jaunies et certainement souffrant d’un retard mental, lui offrait des biscuits sucrés.
Le trentenaire patienta durant près de trois heures non loin de la grande fenêtre de la chambre de Lucas, qui donnait sur l’immense jardin du domaine jouxtant le petit bois. Là, caché dans les ténèbres, un individu encapuchonné s’était dissimulé derrière un arbre pour observer le château de Barly.


Lucas

Jeanne

Illyria

Edouard

Priscilla

Inahya

Solange

Xavier
Chapitre 9
16 juin 2101
Deux mois plus tard, Lucas fut témoin d'une violente dispute opposant sa mère et son père concernant sa présentation à la cour impériale. Ce rite de passage, obligatoire pour tous les enfants de la noblesse et de l'aristocratie, permettrait à l'Empereur Jean-Napoléon Bonaparte VI de présenter sa seconde épouse, l’Impératrice Marie-Estelle de La Tour du Pin. La beauté de la jeune impératrice n'avait d'égale que sa vénalité, et sa différence d'âge d'une vingtaine d'années avec l’empereur ne faisait rien pour améliorer sa réputation, déjà bien entachée par de nombreux scandales.
Lors de cette soirée mondaine, après un cérémonial fastueux, les jeunes nobles devaient recevoir les agréments de Leurs Majestés, puis terminer la soirée par un bal à huis clos. Les journalistes et les roturiers étaient strictement exclus de cet événement où intrigues et alliances se tissaient entre la Cour et l'aristocratie. Il n'était pas rare que des familles prestigieuses se rencontrent pour sceller des mariages arrangés ou pour conclure des affaires lucratives, dans le but de gagner en gloire, honneur et richesse.
John, l’époux d’Illyria, s'opposait catégoriquement à ce que leur fils devienne un pion dans ce jeu d'alliances, compte tenu de son jeune âge et des unions avantageuses qui pourraient être proposées à la comtesse de Roselys. Illyria avait elle-même été soumise à ce procédé, qu'elle jugeait dépassé, depuis que la dynastie impériale des Bonaparte avait instauré cette tradition à la chute de la Ve République française en 2027.
Face à l’intransigeance d’Illyria, John claqua la porte de la chambre conjugale sans dire au revoir à Lucas, ne laissant aucune indication sur la durée de son absence. Lorsque Lucas, encore perturbé par l'incident de sa "fugue" et ses fatigues récurrentes, demanda des explications à sa mère, Illyria lui expliqua la nécessité de se rendre à Orléans, à la cour impériale, mais son père s'y opposait fermement. Celui-ci retourna dans son pays d'origine pour exprimer son désaccord et régler des affaires urgentes.
Cette absence paternelle, dans un moment aussi délicat de sa vie, plongea Lucas dans une profonde tristesse. Malgré les efforts déployés depuis sa sortie de l’hôpital, cette mésentente et ce départ soudain pesaient lourdement sur sa motivation. Il exprimait encore des difficultés à surmonter la déprime qui le tourmentait depuis quelque temps. Se sentant encore étouffé par sa mère et influencé à distance par Jeanne, qui le poussait à se préparer à l'événement imposé pour un futur comte impérial, Lucas ne parvenait plus à contenir sa colère légitime.
Le matin de leur départ pour Orléans, Illyria entra dans la chambre de son fils, qui peinait à se réveiller. Elle n'avait pas croisé Xavier Cambrai, son garde du corps, qui était assis en face du lit de Lucas, immobile. Alors que Lucas dormait encore, à moitié recouvert, l'homme le fixait à travers ses lunettes holographiques, sans bouger d'un pouce à l'arrivée de la comtesse. Illyria tendit la main gauche pour figer Lucas, qui ne pouvait rien entendre de l'échange.
-
Que faites-vous dans cette chambre, monsieur Cambrai ? demanda Illyria, irritée de sa présence.
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C’est impressionnant, répondit Xavier avec franchise, mais utiliser vos dons d'immobilisation devant moi est inconsidéré.
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Jeanne m’a mise au courant vous concernant, mais veuillez répondre à ma question !
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Votre fils se sentait mal hier soir. Il avait de la température, et je lui ai administré un médicament pour le soulager.
Illyria toucha le front humide de Lucas. En y regardant de plus près, en allumant la petite lumière de chevet et en touchant son pyjama, la mère du garçon se rendit compte que celui-ci avait transpiré, et que ses cheveux étaient encore humides. L'histoire de Xavier Cambrai semblait véridique.
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Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue ? demanda Illyria, surprise par les agissements du garde du corps.
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Vous étiez trop occupée à vous disputer avec votre mari, et votre fils m’a interdit d’aller vous chercher, répondit Xavier, impassible.
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Vous auriez dû m’avertir, et je n’apprécie pas que vous restiez toute la nuit dans la chambre de Lucas, monsieur Cambrai. Est-ce Jeanne qui vous a demandé de le faire ?
L’homme ne répondit rien. Il se leva de sa chaise pour ensuite croiser les bras, face à la fenêtre, tournant le dos à la comtesse.
-
Je vais être claire avec vous, reprit Illyria d’un ton ferme. Nous nous sommes soumis à vos règles quant à la sécurité, mais je suis encore maîtresse de cette demeure et mère de mon enfant. S’il est souffrant ou en danger, vous avez l’obligation de me le dire immédiatement, peu importe le contexte et ce que vous dira mon fils.
Le garde du corps ne répondit pas sur l’instant, préférant éluder cette tension palpable.
-
Très bien, c’est noté. Néanmoins, je ne suis pas un espion de la comtesse douairière, si c’est ce que vous pensez. On m’a donné une mission très simple : protéger votre fils, vous et votre époux contre tout danger. Je suis resté près de Lucas toute la nuit, car son état de santé ne lui aurait pas permis de se défendre ou de fuir en cas d’attaque.
-
D’attaque ? s’étonna Illyria. N’êtes-vous pas un peu excessif, monsieur Cambrai ? Qui pourrait s’en prendre à Lucas ?
-
Ce n’est pas à moi de tout vous révéler, madame. Parlez-en avec votre parente, Jeanne.
Illyria, qui fronça les sourcils, n’appréciait pas le répondant du garde du corps qu’elle considérait comme fautif. La comtesse se demandait si elle pouvait lui faire confiance.
-
Vous et Jeanne me cachez quelque chose, répliqua-t-elle.
-
C’est peut-être vous, ou votre famille, qui cachez quelque chose, madame, répondit Xavier en pointant du doigt Lucas, toujours immobile par le don d’immobilisation de sa mère.
L’homme quitta la pièce, laissant Illyria frustrée par cet échange houleux. Puis, Illyria se retourna vers son fils qui retrouva la liberté de se mouvoir. La lumière allumée l’éblouit soudainement, l’obligeant à se cacher les yeux. Quand il les ouvrit, le garçon vit sa mère près de son lit, préoccupée par son état de santé. Le mal de tête de Lucas le fit grimacer de douleur, et la fièvre grimpa de nouveau.
Illyria demanda à la servante Solange Benbassa de lui rapporter un médicament censé calmer les maux de tête. La mère de Lucas savait que les analgésiques seraient peu efficaces contre les effets secondaires des mutations biologiques survenant à la puberté. Elle stressait à l’idée que son fils ait des manifestations de son don lors du bal à la Cour, ce qui serait catastrophique. La comtesse devait à tout prix trouver un moyen d’empêcher qu’une telle possibilité se réalise.
Face à l'absence de John et de Jeanne, Illyria prit la décision de contacter le protocole de la cour impériale pour les informer qu'elle ne pourrait pas se présenter avec Lucas. Elle anticipait la réaction courroucée de Jeanne, la comtesse de Roselys ne pouvait se résoudre à exposer son fils malade à un voyage jusqu'à Orléans en voiture. Elle veilla avec une attention particulière sur Lucas jusqu'à ce que Priscilla Castel, sa femme de chambre, vienne à sa rencontre.
-
Madame, dois-je ranger toutes vos affaires ? demanda Priscilla.
-
Je ne sais pas encore, madame Castel, répondit Illyria, lasse et préoccupée. Pouvez-vous garder Lucas quelques minutes, s’il vous plait ? Je dois contacter le médecin.
-
Bien entendu, acquiesça la femme de chambre.
Illyria quitta la chambre de Lucas pour contacter Claudine Velaro, le médecin qui avait soigné l’adolescent après sa disparition à l’hôpital d’Arras. Priscilla Castel se déplaça lentement près de la fenêtre de la chambre du jeune homme, admirant la vue sur le parc et le petit bois de Barly. Le soleil brillait sans aucun nuage ce jour-là, mais une légère brise soufflait, encore supportable pour ce début d’été. Elle finit par se tourner vers Lucas, les bras croisés, se dirigeant d’un pas lourd vers le lit.
Lucas semblait à moitié éveillé, comme plongé dans un état proche de la nausée, et la présence de la femme de chambre ne le rassurait pas. Priscilla inclina légèrement la tête sur le côté, ses cheveux roux parfaitement coiffés et lissés ne bougeaient pas, lui donnant une expression étrange. Un léger rictus apparut sur son visage, comme une satisfaction silencieuse, créant une atmosphère surréaliste pour le garçon qui n’osa pas prononcer un mot. Elle tendit la main vers Lucas, qui recula légèrement.
-
Que faîtes-vous ? gémit Lucas, d’une voix faible.
La porte s’ouvrit, révélant Solange Benbassa portant un plateau composé de médicaments, d'un petit verre de lait et de quelques biscuits. Lucas n’avait pas mangé depuis la veille. La servante sembla surprise de trouver Priscilla Castel dans la chambre.
-
Que se passe-t-il ici ? demanda Solange en posant le plateau sur une commode.
-
Cet enfant grelotte à cause de la fièvre, répondit Priscilla en relevant la fine couverture de Lucas jusqu’à sa poitrine. Et vous ?
-
Madame m’a demandé d’apporter des médicaments et quelque chose à manger pour son fils. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question, releva Solange en croisant le regard du garçon, mal à l’aise.
-
Taisez-vous ! rétorqua Priscilla, passablement irritée. Je n’aime pas du tout votre ton !
-
Ne voyez-vous pas que cet enfant a besoin de repos ? Vous êtes en train de le troubler par votre présence et vos chamailleries ?
Priscilla fusilla du regard Solange, qui se montrait d’ordinaire plutôt docile et peu habituée à répondre de la sorte à une autre personne. Elle semblait avoir pris de l’assurance, sans doute grâce à Simon Dutreil. La femme de chambre les soupçonnait d'ailleurs de cacher une liaison.
S’approchant de Solange, la femme de chambre s’adressa à elle d’un ton sévère.
-
Vous avez terminé, alors quittez immédiatement cette chambre ! chuchota Priscilla.
-
Je vais prévenir sur le champ monsieur Dutreil, menaça la servante, qui ne supportait pas d’être traitée de la sorte.
Priscilla se tourna vers l'enfant, qui aurait préféré que la servante reste avec lui. S'asseyant juste à côté de Lucas, elle prit ensuite son pouls en plaçant son pouce et son index autour de son poignet, surveillant ses battements cardiaques avec sa montre.
-
Tu n’as pas besoin de médicament, mon garçon, seulement de repos, remarqua Priscilla en tutoyant Lucas.
-
J’ai… soif, s’il vous plait, fit faiblement l’adolescent.
Priscilla se redressa pour s'approcher du plateau et détailler son contenu. Elle réfléchit brièvement et conclut que le lait n'était pas une boisson appropriée pour quelqu'un souffrant de nausées et de fièvre. Elle avait appris que dans de telles situations, il était préférable de privilégier l'eau pour aider le corps à combattre l'infection et à atténuer les effets de la fièvre. La femme de chambre patienta quelques minutes, le temps de réfléchir.
Ne pouvant pas s'absenter pour aller chercher de l'eau dans la cuisine située au rez-de-chaussée, Priscilla prit le verre de lait et le versa dans l'évier de la petite salle d'eau adjacente à la chambre de Lucas. Elle nettoya soigneusement le récipient avant de le remplir d'eau fraîche. Puis, elle tendit le verre au jeune homme, qui le renversa maladroitement sur lui ainsi que son lit.
Lucas s'excusa à plusieurs reprises, craignant la réprimande de Priscilla pour son geste maladroit.
-
Calme-toi, ce n’est que de l’eau.
-
Vous me faîtes peur, avoua Lucas, l’anxiété perceptible sur son visage.
-
Moi ? Je te fais peur ? Allons, je ne vais pas te dévorer, rassura la femme de chambre, un faux sourire aux lèvres garnies d'un rouge satiné.
-
Je vous en prie, ne leur dîtes rien, supplia le garçon.
-
Oh, ton petit secret. Nous en avons tous, mon garçon, répliqua Priscilla avec un soupçon de cynisme. Ne t’inquiète pas, je sais garder ma langue. Ils n’en sauront rien, tant que tu obéiras à tout ce que je te dirai.
Que savait-elle exactement pour mettre Lucas dans un tel état de panique ? Est-ce que Priscilla était tombée si bas qu'elle en venait à faire du chantage à un adolescent de treize ans ? Elle semblait être au courant de quelque chose que Lucas voulait à tout prix cacher, que ce soit à ses parents ou au reste de sa famille.
Peu rassuré par les paroles de la femme de chambre, Lucas se tourna sur le côté, grelottant à cause de la fièvre qui le terrassait. Priscilla se dépêcha alors de se procurer un gant d'eau tiède pour rafraîchir le front du jeune homme qui désespérait de revoir sa mère.
La comtesse de Roselys revint finalement dans la pièce pour prendre le relais. Elle remercia sincèrement Priscilla d'avoir pris soin de son fils en son absence. Lucas respirait fort, craignant que Priscilla ne dévoile quelque chose à sa mère juste avant de partir.
Face à la situation, la docteure Claudine Velaro se présenta à Barly pour diagnostiquer une forte grippe chez son jeune patient. En réalité, le médecin ne disposait d'aucune véritable solution pour empêcher Lucas de subir les effets indésirables des mutations biologiques présentes dans son ADN. Seul le repos et le temps pouvaient aider le jeune variant à franchir cette étape cruciale dans sa vie. Les anti-douleurs ne faisaient qu'atténuer les symptômes, et Illyria devait constamment surveiller l'état de santé de Lucas au cas où la fièvre s’intensifiait.
Elle tenta de contacter John, toujours en Fédération Unie, mais celui-ci ne répondit pas, ce qui n'était pas habituel malgré le décalage horaire. Il savait qu'Illyria ne l'aurait jamais dérangé, sauf en cas d'urgence. La mère de Lucas essaya ensuite de joindre Jeanne pour réclamer son aide, mais la comtesse douairière semblait également indisponible. Que faire ? Illyria ne pouvait pas demander conseil à sa sœur Héra, qui aurait probablement cherché à l'accabler à nouveau pour son inexpérience. La comtesse de Roselys devait simplement attendre, en priant le Seigneur pour que son fils se rétablisse rapidement de cette maladie pernicieuse et très désagréable.
***
Une semaine plus tard, Lucas se remettait doucement de cet épisode grippal avec l'aide de sa mère et du médecin. Contre toute attente, Lucas ne semblait pas avoir développé de facultés de variant comme Illyria en son temps. "Étrange qu'après une telle frayeur, mon fils n'ait pas encore eu de manifestations de ses pouvoirs", se disait-elle. La comtesse voulut plusieurs fois le mettre au courant, mais quelque chose semblait retenir la comtesse de Roselys, craignant sans aucun doute la réaction de Lucas. Dans un tel enchevêtrement de problèmes, Illyria put enfin compter sur la présence de Jeanne, qui finit par réapparaître après un éprouvant voyage dans plusieurs grandes villes du nord de l'Empire.
La comtesse douairière se montra peu loquace quant aux raisons de ce voyage, hormis qu'il s'agissait d'une affaire de la plus haute importance. Illyria voulut interroger Jeanne au sujet de son échange tendu avec Xavier Cambrai, le garde du corps de la famille, qui semblait jouer un double jeu. La comtesse se sentait démunie face à la situation qu'elle ne parvenait plus à contrôler. Son jeune fils demeurait mélancolique en l'absence de son père, et elle devait malgré tout remplir sa tâche de politicienne à distance.
Ce matin-là, Jeanne et Illyria déjeunaient toutes les deux dans la salle à manger, tandis que Lucas s'affairait à se préparer. Outre le chagrin et la fatigue, il rechignait à faire comme si tout allait bien. C'était au-dessus de ses forces.
-
Comment va votre enfant, Illyria ? demanda Jeanne avec sincérité.
-
Il va mieux, Mère, répondit Illyria, soulagée. J'étais si inquiète que j'ai préféré être assistée par la docteure Velaro.
-
Oui, c'est un bon médecin, et vous avez eu raison de le faire.
-
Héra m’a contactée ce matin. Elle divaguait, incapable de me dire pourquoi je devais faire attention.
Jeanne demeura silencieuse, plongée dans ses pensées. La tante de Lucas avait certainement ressenti une vision d’un hypothétique futur.
-
Vous ne m'avez toujours pas dit quelle était la raison de ce voyage soudain ? interrogea Illyria, qui détestait être encore tenue à l'écart.
-
Chaque chose en son temps, ma fille. Je peux simplement vous dire que j'ai mené une traque sans merci vis-à-vis de notre ennemi, qui m'a échappé, avoua Jeanne en soupirant. La vérité va bientôt éclater.
Illyria ferma son visage. Parler de l'ennemi mortel des Roselys assombrit les pensées de la comtesse qui se faisait toujours un sang d'encre pour son fils. Après un instant de silence, où les deux femmes s'affairaient à consommer du thé et des gâteaux confectionnés avec soin, Illyria reprit ses esprits pour continuer la discussion avec son ancêtre.
-
Vous me cachez quelque chose, Jeanne. Dites-moi la vérité, déclara Illyria d'un ton déterminé.
-
Illyria, êtes-vous vraiment certaine de vouloir la connaitre ? demanda Jeanne d'un ton solennel. Je cherche à vous ménager, sachez-le.
-
Oui, Jeanne, répondit fermement Illyria. Je refuse d'être tenue à l'écart.
-
Ainsi soit-il, acquiesça la comtesse douairière. Avant de vous révéler ce que je sais, je vous demanderai de me faire une promesse.
-
Laquelle ? répondit Illyria, tandis que l'angoisse grimpait en elle.
-
Vous ne devez rien dire à votre fils ou à quiconque, pas même à John.
-
D'accord, hésita Illyria quelques secondes. Vous me faites peur, Jeanne.
-
Et vous aurez de quoi l'être, quand vous saurez toute la vérité. Lucas n'a jamais fugué, à la fin du mois de mars. Il a été enlevé, confessa Jeanne à voix basse.
Illyria ressentit soudainement une violente décharge en plein coeur, la laissant muette et totalement paniquée par la nouvelle. Elle sanglota immédiatement en comprenant qu'elle avait échoué dans sa tâche de protéger son unique enfant des dangers extérieurs. Face à une telle révélation, et devant la réaction d'Illyria, Jeanne se leva pour la prendre dans ses bras et tenter de la rassurer.
-
Je ne pouvais pas vous dire la vérité tout de suite, Illyria, reprit Jeanne d'une voix douce. L'inspecteur Deval m'a été d'une grande aide pour faire en sorte que votre fils ne se souvienne pas de ce traumatisme, qu'il puisse reprendre une vie normale.
-
Je ne peux pas le croire, Jeanne. C'est impossible ! s'exclama Illyria.
-
Cela fait mal, Illyria. Je le sais, pour l'avoir vécu à maintes reprises. Je vous ai prévenu plusieurs fois que le danger rôde dans votre entourage. Il va vous falloir redoubler de vigilance, fit Jeanne avec sévérité. Dorénavant, je resterai à vos côtés tant que nous n'aurons pas trouvé le responsable de toute cette histoire.
Illyria laissa place au chagrin pour ressentir de la colère, son visage se crispant à l'idée qu'un individu avait osé s'en prendre à la personne qu'elle aimait le plus au monde. Elle sécha ses larmes pour entendre quelqu'un toquer à la porte. Jeanne donna la permission à la personne d'entrer. Il s'agissait du jeune Lucas, vêtu d'un magnifique costume noir orné d'or. Il se sentait fort mal à l'aise dans un tel accoutrement, qui aurait dû servir pour le bal de présentation des jeunes nobles à la cour impériale. Mais son état de santé ne lui avait pas permis de paraître à l'événement, ce qui n'empêcha pas l'Empereur et l'Impératrice de prévoir une nouvelle entrevue avec le jeune héritier de la maison Roselys et d'Artois.
Jeanne et Illyria esquissèrent une fierté toute maternelle. Lucas se rendit compte des larmes de sa mère, qui se précipita vers lui pour le prendre dans ses bras, laissant le garçon surpris.
-
Tu es magnifique, mon chéri, chuchota Illyria en effectuant une bise sur le front de Lucas.
-
Merci, mère, répondit doucement le jeune homme.
-
Je suis ravie de vous revoir Lucas, intervint Jeanne avec un ton affectueux.
Illyria observa son fils saluer son ancêtre avec le baise-main protocolaire. Mais avant que Lucas ne puisse prendre congé, Jeanne l'attira à son tour contre elle. Lucas éprouva de la surprise face à une telle démonstration de sentiments de la part de Jeanne Roselys. Il trouva cela étrange et préféra ne rien demander dans un tel moment. Le garçon pensait que ce flot d'émotions avait certainement un lien avec les jours précédents où il avait été souffrant, et que sa mère et Jeanne montraient seulement leur joie de le voir rétabli.
Après quelques échanges, Jeanne, Illyria et Lucas se dirigèrent vers le petit salon où patientait un invité, le préfet Edouard de Montfort qui représentait Leurs Majestés. L'homme, vêtu de son éternel costume clair et soigneusement peigné, avait croisé ses jambes et mis ses bras sur les côtés du fauteuil pour prendre ses aises. Entendant leur arrivée, Edouard reprit une pose digne et respectueuse de la bienséance.
Jeanne dissimula son mépris vis-à-vis d'Edouard pour ne pas envenimer une situation déjà tendue. Illyria, encore meurtrie par la révélation de Jeanne, patienta pour que son cousin daigne lui rendre hommage par une légère révérence qui tarda à arriver. Puis ce fut au tour de Lucas de montrer ses respects à cet homme qu'il n'avait vu que très rarement dans le passé. Sa réputation d'homme malhonnête et ambitieux avait convaincu Lucas de rester méfiant et attentif aux moindres détails.
Après les salutations d'usage et les révérences forcées, les Roselys prirent place dans le canapé en face d'Edouard, qui observait le malaise dissimulé chez sa cousine et son enfant avec une étrange délectation sur son visage.
-
Quel plaisir de vous revoir, reprit Edouard d'une voix fausse.
-
Que nous vaut ton inestimable présence, Edouard de Montfort ? répondit Jeanne, d'un ton cynique et tout aussi faux.
-
Eh bien, toussota Edouard, Sa Majesté l'Empereur m'a chargé de vous dire qu'elle était très contrariée de votre absence au bal de la présentation en l'honneur de sa nouvelle épouse, l'Impératrice Marie-Estelle de la Tour du Pin.
-
J'avais prévenu la Cour que mon fils a été très souffrant ces dernières semaines, intervint Illyria. J'ose croire que Sa Majesté l'Empereur n'aurait pas souhaité voir paraître mon enfant alors qu'il combattait une vilaine grippe, n'est-ce pas ?
Edouard resta songeur face aux paroles de la comtesse de Roselys. Une pensée traversa son esprit, fugace mais tenace. Il savait pertinemment qu’il n’aurait pas le dernier mot face à deux femmes aussi redoutables que Jeanne et Illyria. Les piques habituelles n’auraient aucun effet ici. Alors il opta pour une autre tactique, plus insidieuse, plus directe.
Il braqua son regard sur Lucas.
-
Que t’est-il arrivé, mon garçon ? demanda-t-il en éludant la question précédente d’Illyria.
-
Comme vous l’a dit ma mère, mon état de santé ne m’aurait pas permis de paraître à la Cour, répondit Lucas d’une voix posée. Sachez que j’en suis désolé.
-
Le petit lionceau a bien appris son texte, susurra Edouard, avec un sourire moqueur qui visait davantage Jeanne qu’il ne le montrait.
-
Je vous demande pardon ? fit Lucas, sincère, ne saisissant pas l’insinuation.
-
Je ne parlais pas du bal, reprit Edouard, son ton se durcissant. Je faisais allusion à ta disparition.
Un silence lourd s’installa.
Lucas déglutit, pris au dépourvu. Il pensait avoir enterré cet épisode, du moins temporairement. Ses parents et Elena lui avaient toujours dit de se concentrer sur l’instant présent. Pas sur ce qu’il s’était réellement passé.
Il sentit le regard perçant du préfet sur lui, scrutant le moindre de ses mouvements, de ses hésitations. Il savait qu’un mot de travers suffirait à le trahir.
-
J’ai… J’ai commis une erreur, monsieur le préfet, dit-il enfin.
-
Mais encore ? relança Edouard sans pitié.
-
Je me suis éloigné de chez moi. Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête. Je suis conscient que j’ai causé beaucoup de mal… et d’inquiétude. Surtout à mes parents.
Sa voix tremblait à peine, mais cela suffit pour éveiller la perplexité d’Edouard, qui le détailla un instant, pensif.
-
En effet, je me souviens avoir offert mon aide à ta mère, folle d’inquiétude, dit-il d’un ton mielleux. Mais les Roselys ne restent qu'entre eux. Ils complotent, se pavanant d’idées progressistes pour les opprimés et les nécessiteux, lança-t-il avec dédain. Mes services ont relevé le désordre que vous avez provoqué à l'hôpital d'Arras !
-
Edouard, intervint soudain Jeanne, alors que l’horloge sonnait onze heures. Dis-nous la véritable raison de ta venue. Va droit au but plutôt que de t'en prendre à un enfant !
Un sourire étira les lèvres du préfet, conscient d'avoir piqué Jeanne au vif.
-
Tiens donc, Jeanne. J’avais presque oublié ta présence. Toujours prompte à te mêler des affaires des autres… surtout quand personne ne t’y a conviée. Tu as toujours refusé de nous donner ce qui nous revient, à ma mère et à moi.
-
Vous n’en êtes pas dignes, rétorqua Jeanne avec calme mais fermeté.
-
De quoi parlez-vous ? osa demander Lucas, perdu.
Edouard éclata de rire. Un rire sec, déplaisant, trop sonore pour l’instant.
-
Ah, mon garçon… Je parie qu’elles ne t’ont encore rien dit, n’est-ce pas ? Tu ignores tout de notre petit secret familial.
-
Edouard, arrête immédiatement ton manège ! siffla Illyria, les poings crispés.
-
Moi aussi, j’ai traversé ça, à ton âge. Tu es entouré de parfaites menteuses, Lucas. Et crois-moi, cette famille va te broyer. Suis-je vraiment obligé de dire ce qui crève les yeux ?
Il se redressa, plus solennel, et planta ses yeux clairs dans ceux du jeune homme.
-
Tu n’as pas souffert de la grippe. Ni d’une quelconque maladie. Ce que tu as ressenti… c’étaient les effets secondaires de mutations biologiques. Celles qui apparaissent à la puberté. Tu es un variant. Comme nous tous.
Lucas resta bouche bée face aux paroles d’Édouard. Lentement, il tourna les yeux vers sa mère, puis vers Jeanne. Ni l’une ni l’autre ne répondit. Elles soupirèrent, résignées, comme si un poids trop longtemps contenu venait d’éclater au grand jour : la vérité sur sa condition de variant.
Les pensées de Lucas s'embrouillèrent. Il revit ce reportage qu’il avait regardé autrefois avec sa mère. Ces journalistes, leur ton glacial, leurs mots tranchants. Ils décrivaient les variants comme des menaces, des êtres capables de semer le chaos et la désolation autour d’eux. Son souffle se coupa net. Il tenta de se lever, pris d’un besoin instinctif de fuir, de respirer… Mais Illyria le retint d’un geste doux mais ferme. Elle savait qu’elle ne pouvait plus reculer.
Sans prévenir, elle tendit ses mains, geste vif et précis. Le préfet du Nord se figea net, glacé sur place. Il ne pouvait plus parler, ni bouger. Lucas, stupéfait, recula d’un pas, les yeux grands ouverts sur l’homme devenu statue. Sa respiration s'accéléra brutalement.
-
Merci, Illyria. Ce rustre n’a jamais connu la patience, souffla Jeanne en s’avançant, le regard sévère. J’aurais préféré que les choses se déroulent autrement.
-
Les Montfort ne cesseront donc jamais de nous faire du mal, gronda Illyria, la voix vibrante de colère. Lucas… je peux tout t’expliquer.
-
Bon sang, qu’est-ce qui se passe ?! lança le garçon, la voix brisée par l’angoisse. Il dévisageait sa mère, comme s’il ne la reconnaissait plus.
Illyria posa ses mains tremblantes sur les épaules de son fils. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Le poids du secret, trop longtemps gardé, s’effondrait sur elle.
-
Nous sommes des variants, Lucas. Toute notre famille l’est, dit Jeanne d’un ton doux, presque maternel. C’est ce que nous devions t’expliquer… lors de ma visite en mars, avant ta disparition.
-
Je n’arrive pas à y croire… c’est… incroyable… souffla Lucas. Sa voix tremblait, bruyante, étranglée. Pourquoi… pourquoi vous ne me l’avez pas dit, mère ?
-
Je suis désolée, mon amour… Je ne voulais pas te mettre face à cette vérité de cette manière, murmura Illyria. Elle maudissait intérieurement Édouard, ce serpent qui avait précipité la chute.
-
Est-ce que père est au courant ? balbutia-t-il.
Illyria hocha doucement la tête.
-
Oui. Il le sait. J’aurais tant voulu que ce soit lui qui t’accompagne dans cette révélation. Il aurait trouvé les mots justes, ceux qui apaisent… Et avant que tu poses la question : non, ton père n’est pas un variant. C’est justement cela qui prouve que nous restons humains, Lucas. Entiers. Malgré ce que dit le monde, malgré leurs lois, leurs peurs. Tu comprends ?
Lucas gardait le silence. Il avait l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Pourtant… des fragments de souvenirs remontaient lentement. Le jeune homme se souvint de ces petits moments d'absence en présence de sa mère, lorsque le ton montait ou qu'il posait trop de questions. La jeunesse éternelle de Jeanne, ou les intuitions de sa tante Héra. Ces petits détails auxquels il n’avait jamais osé donner de sens. Désormais, tout s’imbriquait.
Il pensa à sa cousine. Était-elle au courant, elle aussi ? L’aurait-elle trahi en gardant ce secret malgré leur complicité et leurs confidences ? Le doute s’insinua, mais une part de lui refusait de céder à la méfiance.
-
Qu’est-ce qui va m’arriver ? demanda-t-il enfin, d’une voix faible. Il avait peur. Peur que tout cela ne soit que le début d’une chute en Enfer.
-
Absolument rien, mon enfant, répondit Jeanne avec calme et assurance. Laisse-nous gérer la situation. Tu n’as rien à craindre. Nous sommes là. Pour toi.
Illyria relâcha sa prise. Édouard se redressa d’un bond, les yeux flamboyants, prêt à en découdre.
-
Tu as arrêté le temps, Illyria, lança-t-il en consultant sa montre, nettement en retard par rapport à l’horloge murale. J’en ai enfin la preuve ! Et je compte bien m’emparer de tes facultés… de celles de ta sœur, de ta nièce… et, bien évidemment, de ton fils !
-
Misérable traître ! siffla Jeanne en se levant, le regard noir, incapable de contenir son mépris.
Illyria se redressa à son tour. Elle se plaça instinctivement devant Lucas, le dissimulant de son corps comme un rempart. Elle connaissait le danger qu’Édouard représentait, notamment avec ses facultés pyrokinésiques — la maîtrise du feu par la pensée.
Un sourire cruel étira les lèvres du préfet. Cela faisait des années que les Roselys avaient dissimulé leurs pouvoirs, depuis la trahison d’Inahya de Montfort, la propre mère d’Édouard.
D’un geste vif, Édouard fit apparaître une boule de feu dans sa paume. La chaleur vibra dans l’air. Mais Jeanne, rapide comme l’éclair, leva le bras : d’un revers sec, elle envoya l’homme valser contre le mur avec une violence insoupçonnée. Il s’écrasa au sol, son attaque avortée.
Illyria tenait Lucas contre elle, farouche et protectrice. Le garçon, terrorisé, observait la scène, figé par la peur. Il n’avait jamais rien vu de tel. Il restait cloué, stupéfait par la puissance que Jeanne déployait, non seulement par ses mots… mais aussi dans ses gestes.
-
Cesse immédiatement, Édouard ! ordonna Illyria, main tendue vers lui.
Le préfet se releva péniblement, le souffle court, le regard incandescent.
-
Je me vengerai de tous les Roselys ! hurla-t-il. J’obtiendrai l’immortalité de Jeanne !
Son regard se tourna vers le vide.
-
Mère... à moi !
Jeanne leva la main. La télékinésie — un don qu’elle avait appris à maîtriser avec les années, bien qu’il ne lui appartînt pas d’origine — projeta une lampe en direction d’Édouard. Il leva aussitôt les bras pour se protéger. Dans le même souffle, il répliqua d’une boule de feu, qu’il lança droit vers Illyria.
Elle réagit sans réfléchir, se jetant au sol en entraînant Lucas avec elle. Un second projectile, plus rapide encore, fusa en leur direction. Jeanne, d’un geste précis, détourna la trajectoire de la boule incandescente. Elle alla s’écraser dans l’âtre de la cheminée, soulevant une gerbe d’étincelles, sans causer de dégâts.
Lucas poussa un cri, se ruant vers un divan pour se cacher. Illyria le rattrapa par le bras, l’attira vivement contre elle et le plaqua à l’abri. Il ne devait pas être touché. Il n’avait aucun moyen de se défendre.
Le combat gagnait en intensité. Édouard fit jaillir une nouvelle sphère enflammée dans sa paume. Une rage sourde gonflait ses traits. Il la projeta à nouveau vers Illyria, qu'il considérait comme une ennemie à abattre, tout comme Jeanne.
Mais la comtesse resta figée. D’un geste assuré, elle leva le bras et figea la boule à mi-course. Les molécules du feu ralentirent, puis s’immobilisèrent totalement. La masse ardente resta suspendue dans l’air, comme figée dans une bulle de silence. Alors, d’un mouvement fluide et circulaire, Illyria dispersa l’énergie. La boule de feu se désagrégea lentement, se réduisant à une brume chaude et inoffensive, qui s’évanouit autour d’elle comme une vapeur de souffle apaisé.
Lucas, tétanisé, regardait sa mère avec des yeux ronds. Il n’avait jamais vu une telle maîtrise. Cette puissance calme, presque sacrée, le laissa sans voix.
Dévoré par la rage, Édouard s’élança brusquement, la main tendue, prêt à saisir Illyria à la gorge. Mais Jeanne fut plus rapide. Elle leva son bras, et d’un revers sec, projeta violemment le préfét du Nord contre le mur. Son index et son majeur restèrent pointés dans sa direction, maintenant son emprise avec une autorité glaciale.
Puis, soudain, un souffle sourd retentit. Une détonation. Jeanne chancela sous l’onde de choc. Sa concentration se brisa. Édouard retomba lourdement au sol, sonné.
La vitre explosa dans un vacarme de verre brisé. Des éclats volèrent dans toute la pièce, scintillant comme des lames dans la lumière. Jeanne, Illyria et Lucas levèrent les yeux, figés.
Et soudain, une explosion. Jeanne perdit sa concentration, laissant Edouard retomber lourdement au sol, sonné.
La vitre explosa dans un vacarme de verre brisé. Des éclats volèrent dans toute la pièce, scintillant comme des lames dans la lumière. Jeanne, Illyria et Lucas levèrent les yeux, figés.
Une silhouette avançait parmi les débris. Son regard, noir de haine, balaya la pièce.
Inahya de Montfort venait d’entrer.
Lucas sentit son cœur se figer dans sa poitrine.
-
Ma tante, je vous en supplie, cessez cette folie ! Je ne veux pas qu’il arrive malheur à Lucas ! s’écria Illyria, la voix brisée, le regard suppliant.
-
Je m’occupe d’eux, répondit Jeanne d’un ton implacable, le regard d’acier. Illyria, protégez votre fils. Et quoi qu’il arrive… ne le perdez plus.
-
Jeanne, vous n’y arriverez pas seule ! paniqua Illyria.
Mais Jeanne ne répondit pas. Son silence était plus glaçant qu’un millier de mots.
-
Je vais te faire souffrir, Jeanne de Roselys ! Je tuerai tous tes descendants, l’un après l’autre, devant tes yeux ! vociféra Inahya, sa voix rauque grondant comme un orage.
Soudain, la porte s’ouvrit à la volée. Xavier surgit, arme au poing, visant sans hésiter Inahya. Mais la tante d’Illyria réagit aussitôt : une boule de plasma jaillit de sa paume. Xavier l’évita d’un réflexe fulgurant, se rétablissant aussitôt pour pointer à nouveau son arme.
-
Non, Xavier ! coupa Jeanne d’une voix tranchante. Emmenez Illyria et Lucas ! Tout de suite ! Loin d’ici ! Il est temps d’en finir avec les traîtres. Et cette fois… je ne retiendrai plus rien.
À peine avait-elle fini de parler qu’Inahya lança une gerbe de plasma, droite et meurtrière, sur Illyria et son fils. Mais Jeanne surgit devant eux dans un éclair, interceptant l’attaque d’un geste foudroyant. L’énergie déviée explosa dans un coin de la pièce, pulvérisant un miroir en une pluie d’éclats incandescents. Lucas et Illyria furent projetés au sol sous le choc.
-
PARTEZ ! hurla Jeanne à ses descendants. C’est un ordre !
Mais Illyria resta figée, les bras serrés autour de Lucas, tremblante. Son cœur battait à tout rompre. Elle savait… Elle savait que Jeanne allait combattre seule. Et que s’approcher ne ferait que condamner son fils — et elle avec.
En face, Edouard et Inahya s’étaient rejoints, leurs pouvoirs vibrant dans leurs mains, feu et plasma mêlés dans une lueur démente. Entre eux, un amas d’énergie pulsait au centre de la pièce, dévorant l’air de sa lumière. Leurs regards se posèrent sur Jeanne avec une froideur implacable.
-
Nous allons t’arracher ton don, ton sang, ton immortalité ! hurlèrent Edouard et Inahya.
-
Venez donc le chercher… souffla Jeanne.
Elle leva les bras. Aussitôt, meubles, tapisseries et lustres se mirent à léviter dans un tumulte assourdissant. Une seconde plus tard, ils jaillirent comme des projectiles vers le duo ennemi.
Édouard roula au sol pour esquiver. Inahya, protégée par un champ de plasma, encaissa néanmoins plusieurs impacts : des objets déchirèrent ses vêtements, entaillèrent sa peau.
Jeanne fit un pas. Son aura irradiait la pièce, presque visible, vibrante. Malgré ses traits vieillis, elle dégageait une force surhumaine, ancestrale.
Édouard lança une boule de feu gigantesque. Lucas hurla. Xavier réagit aussitôt, tirant Illyria et son fils hors de la trajectoire, les forçant à s’arracher à la scène. Une gerbe de plasma frôla leurs têtes dans un sifflement brûlant.
Jeanne, impassible, laissa transparaître une détermination glaciale.
-
Vous paierez cette trahison de votre vie…, murmura-t-elle.
D’un revers de bras, elle projeta Édouard contre le mur. Il y percuta les boiseries dans un fracas sourd, laissant une empreinte disloquée sur le bois.
Inahya rugit de rage. Une sphère de plasma rouge sombre, pulsante, vivante, se forma dans sa main. Elle l’envoya droit sur Jeanne.
Mais la comtesse douairière intercepta l’attaque et la dévia d’un geste sec vers le plafond. La sphère explosa en un nuage d’étincelles, embrasant les rideaux et les canapés. Le feu se propagea rapidement, dévorant la pièce dans un début d’incendie menaçant.
-
Tu vas mourir avec ton orgueil ! hurla Inahya.
-
Peut-être… mais pas aujourd’hui, répliqua Jeanne.
-
Et si nous n’arrivons pas à te tuer… nous brûlerons tous ensemble ! gronda Édouard.
-
Xavier, TOUT DE SUITE ! ordonna Jeanne.
Consciente qu’elle devait affronter seule ce duel, la matriarche tendit l’index vers la porte, qui se referma brutalement. Toute tentative d’intervention était désormais impossible. Elle ne laisserait ni Xavier, ni Illyria risquer leur vie.
De l’autre côté, ils n’entendaient plus que des cris indistincts. Était-ce ceux de Jeanne ou de ses adversaires ? Impossible à dire. Une fumée noire s’échappait par les interstices de la porte. Xavier, le regard dur, actionna un bouton d’alerte sur sa manche. Le château de Barly devait être évacué sans délai. Il ne tolérerait aucune victime collatérale dans ce combat fratricide.
Tout alla très vite.
Il obligea Illyria et Lucas à courir à toute vitesse vers l’extérieur, les tirant chacun par un poignet.
Lucas, submergé par la peur, restait muet. Il courait, les yeux écarquillés, scrutant sans cesse derrière lui, redoutant que l’un des monstres surgisse à ses trousses.
Ils atteignirent la voiture. Sans perdre une seconde, ils y grimpèrent, et Xavier démarra en trombe. À travers la vitre arrière, ils virent le château de Barly s’éloignant derrière eux, avalé par l'incendie au niveau du rez-de-chaussée. Mais dans le silence de l’habitacle, une question brûlait encore les lèvres de Lucas : "Est-ce que Jeanne va mourir ?".
Durant tout le trajet vers Arras, Lucas resta blotti contre sa mère avec l'impression que tout un monde s'était effondré. Illyria, incapable de contenir sa détresse, s’écroula en sanglots.

Lucas Wyatt De Roselys est le fils et héritier de la comtesse Illyria et du roturier américain John Milton. Il est noble par sa mère et futur comte de Roselys et d'Artois.
Âgé de 13 ans, Lucas est un garçon solitaire qui a du mal à trouver satisfaction dans sa vie actuelle depuis que sa mère a décidé de le protéger des médias et du danger qui plane constamment sur sa famille. Lucas peut compter sur sa cousine Elena pour échapper à la monotonie de sa prison dorée au château de Barly, situé non loin d'Arras, dans l'Empire Europa.
Cependant, la vie de Lucas sera bouleversée par l'arrivée d'une lointaine parente, Jeanne de Roselys, comtesse douairière, qui aime particulièrement contrôler tous les faits et gestes de ses descendants.

Illyria Mathilde Cécilia de Roselys, 37 ans, est la comtesse de Roselys et d'Artois, pair de l'Empire Europa et une femme politique issue du mouvement démocratique impérial. Elle est connue pour être progressiste en défendant l'acceptation des variants au sein de l'empire.
Illyria, ainsi que Héra De Hainaut, sa soeur cadette, sont les descendantes directes de Jeanne de Roselys. Depuis son mariage critiqué avec un roturier américain, John Milton, Illyria est une femme tiraillée entre son devoir envers son pays et sa famille. Elle souhaite surprotéger Lucas en le cachant des médias et de la vie officielle à la cour impériale.
Pourtant, Illyria cache un lourd secret. Elle est une variante capable de figer les molécules et dotée d'un don de vieillissement ralenti, la faisant paraître plus jeune que son âge réel.

John Milton, âgé de 42 ans, est le père de Lucas Roselys et l'époux de la comtesse Illyria. Il est originaire de New York, en Fédération Unie.
John a rencontré Illyria lors d'une soirée mondaine à Orléans, la capitale de l'Empire Europa. L'Américain ne connaissait pas l'origine sociale de la jeune femme, mais Illyria est tombée rapidement sous le charme et la fougue de John.
Aujourd'hui, John est un père aimant. Cependant, cette façade cache un lourd secret en Fédération Unie où l'homme se rend constamment au détriment de son fils Lucas qu'il voit en coup de vent. John est également opposé à l'étiquette impériale et aux prérogatives de Jeanne Roselys sur l'éducation de son fils. Son mépris envers Jeanne cause de nombreuses tensions au sein de la famille.

Jeanne De Roselys, âgée de 763 ans, est la première comtesse de Roselys et d'Artois qu'elle a cofondé avec son premier mari, le marquis Jacques de Barly. Appelée communément par le titre honorifique de "comtesse douairière", Jeanne est connue pour être une matriarche avisée et tyrannique.
Malgré son immortalité et sa lente vieillesse, Jeanne n'en reste pas moins une personne très importante au sein de sa nombreuse et illustre famille. Son charisme et son autorité font loi, et malgré les traits de la vieillesse et son caractère autant acariâtre que cynique, Jeanne est dotée d'une intelligence et d'un courage sans précédent.
Jeanne est constamment en alerte face à la menace qui pèse sur la famille Roselys depuis de nombreux siècles. Elle se montre d'une loyauté sans faille avec ses alliés et intraitable contre ses ennemis.

Elena De Hainaut, âgée de 14 ans, est l'unique fille du comte Philippe De Hainaut et de la comtesse consort Héra de Roselys. Elle est également la cousine germaine de Lucas et sa meilleure amie.
Elena n'aime pas ses parents qu'elle n'a pas connus à sa naissance. Héra et Philippe avaient pris la décision de la confier à Catherine Eerke durant plusieurs années lorsqu'une terrible menace pesait sur les De Hainaut. Le courant passe très mal avec son père qui semble accorder plus d'importance à son nom et à son prestige qu'à sa propre fille.
Obstinée, rêveuse et dotée d'une énergie débordante, Elena ressent une profonde affection pour son timide cousin Lucas De Roselys. Elle le considère comme le petit frère qu'elle n'aura jamais.

Héra De Roselys est la soeur cadette d'Illyria et la mère d'Elena. Elle est également l'épouse du comte Philippe De Hainaut qui séjourne à Mons, ancienne Belgique, aujourd'hui annexée à l'Empire Europa.
Âgée de 32 ans, Héra a grandi dans l'ombre de son aînée Illyria qui est devenue la comtesse de Roselys et d'Artois. Une profonde jalousie ronge le coeur d'Héra depuis son enfance, et cette dernière s'est transformée en une haine féroce envers Illyria. Elle est également une variante capable de clairvoyance dotée d’un vieillissement ralenti.
Héra se dispute constamment avec Illyria malgré les tentatives de Jeanne d'adoucir les tensions. Elle voit d'un très mauvais oeil les liens très forts entre sa fille Elena et son neveu Lucas, qu'elle considère comme un enfant tourmenté cherchant seulement à attirer l'attention sur lui. Les rapports avec sa fille sont loin d'être au beau fixe.

Philippe De Hainaut est le comte en titre du Hainaut, une ancienne province belge annexée depuis plusieurs décennies à l'Empire Europa. Il est l'époux d'Héra De Roselys et le père d'Elena.
Cet homme à l'apparence charismatique n'a d'égal que son ambition à s'attirer les bonnes grâces de l'empereur pour les avantages pécuniaires qui peuvent en découler, et jouir d'une excellente réputation. Il ne doit que son prestige et son titre qu'aux manigances de Jeanne De Roselys, qui n'hésite pas à le lui rappeler lorsque cet homme de 52 ans commence à se plaindre.
Philippe ne s'entend pas avec sa fille Elena. Il attend que cette dernière devienne majeure afin de pouvoir la marier rapidement à un bon parti et assurer la descendance de sa famille.

Ce haut fonctionnaire fidèle à l'empereur Jean-Napoléon Bonaparte VI est le préfet en charge du nord de l'Empire Europa. Edouard de Montfort fait appliquer la loi tout en la transgressant quand cela lui permet d'en tirer quelques bénéfices.
Cet homme de 45 ans est un cousin éloigné d'Illyria De Roselys et Héra De Hainaut. Il est de notoriété publique que ce haut fonctionnaire ne s'entend pas du tout avec la comtesse de Roselys, qu'il n'hésite pas à critiquer ouvertement pour sa politique progressiste. Il s'est attiré les foudres de Jeanne qui l'a renié quelques années auparavant, et personne ne sait si Edouard dispose d'un ADN variant.
Outre ses manigances et ses manières, Edouard De Monfort n'en reste pas moins un fin tacticien qui n'œuvre jamais par générosité ou altruisme.

Inahya de Roselys, épouse de Montfort et âgée de 65 ans, est la sœur de feu Mélissa de Roselys, la mère d'Illyria et d'Héra. La comtesse de Montfort, aujourd'hui déchue, est également la mère d'Édouard de Montfort, l'actuel préfet du Nord de l'Empire.
Inahya est une femme d'une grande austérité, dénuée de tout sentiment positif. Elle s'est détachée de la branche principale des Roselys en épousant le comte Markus de Montfort, un citoyen allemand exilé de la République Allemande Unifiée (R.A.U.), et ce, malgré l'opposition de Jeanne.
Elle a rompu tout lien avec son frère Armand ainsi qu'avec ses nièces Illyria et Héra, qu'elle déteste profondément. Cette animosité est exacerbée par le fait que Jeanne les assiste et les protège depuis leur plus jeune âge.

Cette femme à l'apparence austère est la femme de chambre de la comtesse De Roselys. Priscilla Castel, âgée de 43 ans, est une servante très efficace dans son travail pour seconder Illyria dans sa vie de tous les jours. Elle est devenue au fil du temps sa confidente et un support non négligeable.
Il n'en reste pas moins que cette femme hautaine n'a pas de rapports très agréables avec les autres personnes habitant au château de Barly. Elle évite au maximum de s'adresser au comte consort John Milton, époux de la comtesse, et ignore ouvertement leur fils Lucas car elle ne se considère pas comme une gouvernante.
Sa collaboration avec Simon Dutreil, le majordome de Barly, et les autres domestiques est pour le moins exécrable.

Simon Dutreil est né pour servir. Cet homme, âgé de 45 ans, est le majordome du château de Barly, le domaine où réside la comtesse Illyria De Roselys et sa famille depuis plusieurs générations.
Ce serviteur a étudié dans l'une des plus prestigieuses écoles en vogue pour servir la noblesse impériale d'Europa. Simon a rapidement trouvé un poste de valet au sein du château de Barly où il compte servir la famille qui l'emploie autant de temps qu'il le pourra.
Simon Dutreil est très à cheval sur l'étiquette et la bienséance, et son personnel de l'office doit lui obéir au doigt et à l'oeil. Il n'hésite pas à corriger le fils de la comtesse lorsque ce dernier se montre désobéissant. Simon méprise farouchement Priscilla Castel, la femme de chambre de la comtesse.

Solange est une femme de ménage de 40 ans, aussi efficace qu'étrange. Elle accomplit ses tâches avec sérieux et professionnalisme, mais Simon Dutreil et les membres de la famille Roselys que la domestique rêvasse durant son service.
Outre cet étonnant trait de personnalité, Solange est douce, gentille et soucieuse de son travail. Elle sait que les places de servantes au sein d'une maison de membres de la noblesse impériale aussi prestigieuse de l'Empire ne courent pas les rues. Ainsi, Solange fait en sorte de ne pas se mêler aux histoires et manigances de ses collègues de l'office.
Simon Dutreil, qui a la charge du personnel au château de Barly, la considère comme trop émotive pour assurer ses fonctions en tant que domestique.

Âgé de 56 ans, Robert Deval est l'inspecteur principal au commissariat impérial d'Arras. Originaire de Beaumetz-lès-Loges, cet homme aux méthodes considérées comme d'un autre temps dispose d'une solide réputation en tant qu'enquêteur.
Robert Deval utilise surtout la psychologie, l'écoute et un talent inné pour décortiquer les témoignages pour entrevoir la vérité. Il ne fait pas confiance à la technologie ou à sa mémoire pour résoudre les affaires les plus difficiles, car la réponse aux énigmes les plus ardues se trouve rarement avec facilité.
Cet homme respectable est également doté d'un fardeau qu'il tente de cacher. Il aurait collaboré dans le passé avec Jeanne De Roselys, envers laquelle il voue un profond respect.

Charles Bouvier est le subordonné de Robert Deval, l'inspecteur en chef de la police impériale d'Arras. Âgé de 58 ans, cet homme plutôt rustre dans ses échanges n'en demeure pas moins un excellent policier et enquêteur.
Il privilégie essentiellement la technologie, qu'il manipule avec aisance, contrairement à son supérieur Robert Deval qui a opté pour des méthodes plus classiques, voire anciennes. Ses aptitudes d'analyses et techniques complètement parfaitement ce duo d'enquêteurs, mais Charles est prompt à croire rapidement les dires des témoins et se fier aux apparences sans prendre le recul nécessaire dans les enquêtes les plus fastidieuses.
Charles Bouvier est également un impérialiste convaincu, et le mot "République" le plonge dans une incommensurable colère.

Ce garde du corps talentueux de 36 ans a été autrefois un agent d'élite de l'armée impériale d'Europa. Xavier Cambrai a changé de métier après avoir été gravement blessé lors d'une mission qui lui a occasionné un lourd stress post-traumatique. Aujourd'hui, personne n'entrevoit ses yeux dissimulés constamment derrière des lunettes sophistiquées et très utiles dans son travail.
Il offre désormais ses services comme consultant en sécurité et garde du corps pour les célébrités, hommes et femmes politiques, etc.
Peu adepte de la parole, Xavier établit toujours un contrat avec ses employeurs : on ne discute pas, on n'entretient aucune relation et pas d'avis personnel sauf si cela concerne la sécurité et la survie. Il a appris à cohabiter avec la lourde notoriété de ses clients, qu'il protège souvent contre eux-mêmes de leur inconscience et du danger.

La docteure Claudine Velaro est l'un des cinq médecins chefs disponibles au sein de l'hôpital d'Arras. Âgée de 56 ans, le médecin travaille sans relâche afin de sauver ses patients malades ou blessés.
Outre son désir d'aider son prochain, autant les personnes fragiles, démunies ou rejetées par la société, Claudine est soumise aux règles dictées par les autorités impériales quant au fichage des variants venant se faire soigner au sein de l'hôpital public. Bien qu'elle désapprouve cette méthode censée recenser les variants et leur ADN, la docteure Velaro est consciente que de désobéir à la préfecture lui vaudrait une coupe budgétaire conséquente quant au financement de l'hôpital d'Arras.
Claudine Velaro a besoin de personnel compétent pour le bien de tous.

Erreur de transmission.
Vous n'avez pas l'autorisation adéquate pour lire ces informations.
Nous vous conseillons de lire la partie Bonus consacrée à Lucas Roselys afin de connaître plus de détails sur Rosaline Ducournau.
Nous nous excusons pour la gêne occasionnée.
- Fin de communication.

Erreur de transmission.
Vous n'avez pas l'autorisation adéquate pour lire ces informations.
Nous vous conseillons de lire la partie Bonus consacrée à Lucas Roselys afin de connaître plus de détails sur Xavier Ducournau.
Nous nous excusons pour la gêne occasionnée.
- Fin de communication.


Illyria

Lucas

Xavier

Robert

Charles
Chapitre 10
17 juin 2101
Situé à proximité de la place de la Préfecture à Arras, Robert Deval avait recueilli la comtesse Illyria de Roselys, son fils Lucas, ainsi que son garde du corps, Xavier Cambrai, peu après leur départ précipité du domaine de Barly. L'inspecteur de police vivait dans un bel appartement donnant sur une cour intérieure, agrémentée d’un petit jardin au cœur de la ville. Ce havre de paix, hors du temps, préservé des assauts de la technologie omniprésente et des hologrammes criards, lui permettait de se ressourcer une fois ses enquêtes bouclées. Il s’était juré de retrouver le responsable de l’enlèvement de Lucas Roselys. Mais malgré ses longues réflexions, il n’était toujours pas parvenu à en identifier le commanditaire.
Illyria l’avait remercié à plusieurs reprises. L’inspecteur leur avait offert sa propre chambre, tandis que Xavier restait volontairement en retrait, distant face à ce père biologique qu’il n’avait jamais reconnu. Il surveillait constamment les fenêtres, redoutant une intervention de la police impériale, sous l’autorité directe de la préfecture du Nord, pour arrêter la comtesse de Roselys après l’agression d’Édouard de Montfort et de sa mère Inahya.
La comtesse affichait un visage inquiet pour la sécurité de son enfant et du sort de Jeanne Roselys. Illyria devait rester forte, et la simple idée qu'Edouard ou Inahya aient pu faire du mal à son fils la rendait malade. Aucunes nouvelles n'étaient parvenues à Illyria, accentuant davantage son stress, et personne ne savait si John avait quitté la Fédération Unie pour rejoindre au plus vite sa femme et son fils.
Illyria contacta Héra tard dans la soirée, qui lui promit de revenir le plus rapidement possible vers Barly. La tante de Lucas lui reprocha de ne pas l’avoir écoutée, insistant sur le fait qu’ils devaient faire preuve d’une extrême prudence dans les prochaines heures. Cette fois-ci, la comtesse de Roselys accepta cette remarque sans opposer de résistance.
Le visage d’Illyria trahissait une inquiétude profonde : pour son fils, pour Jeanne, pour tout ce qui pouvait encore s’effondrer. L’idée qu’Édouard ou Inahya aient pu s’en prendre à Lucas la rendait malade. Et le silence, depuis leur fuite, rendait l’angoisse plus insupportable encore. Aucune nouvelle. Aucun mot. Pas même de John, dont elle ignorait s’il avait quitté la Fédération Unie pour les rejoindre.
Lucas, quant à lui, était resté mutique depuis leur arrivée. Sidéré, figé dans un monde dont les repères venaient de voler en éclats. La présence de sa mère lui apportait un certain apaisement, mais il luttait intérieurement contre un flot de sentiments contradictoires : colère, peur, tristesse, incompréhension. Un mélange acide qui rongeait ses nerfs. Il se sentait impuissant, balancé d’un monde à l’autre, sans que les adultes ne parviennent à lui tendre la main.
Le départ précipité de Barly ne lui avait pas laissé le temps de se changer. Il avait troqué son costume d’apparat contre des vêtements simples, trop larges, apportés par Xavier. Allongé sur le lit, son téléphone à portée de main — seul lien avec son père, seul espoir d’apprendre quelque chose — il fixait la fenêtre baignée d’un soleil d’été éclatant. Un contraste douloureux avec la tempête intérieure qui l'habitait.
Illyria vint s’asseoir à ses côtés, son regard suivant le sien, captant la lumière du jour.
-
L’inspecteur Deval a terminé de préparer le petit-déjeuner, murmura-t-elle. Viens-tu ?
Le garçon secoua la tête. Il n’avait rien mangé depuis la veille et son estomac semblait s’être fermé à toute sensation.
-
Lucas, mon chéri, écoute-moi attentivement, souffla-t-elle avec douceur. Je sais que tout ça est difficile à comprendre, que ça te dépasse. À ton âge, j’ai été projetée dans un monde inconnu. Tes grands-parents ne m’ont jamais comprise. Je me sentais différente, comme si tout ce qu’on m’avait appris n’avait plus de sens. Mais j’ai compris, avec le temps, qu’être une variante ne nous empêche pas d’aimer. Ton père ne m’a jamais jugée. Et je te le promets : nous t’aimerons toujours, quoi qu’il arrive.
-
Vous le saviez, mère, répondit Lucas d’un ton plus dur, accusateur. Vous saviez tout… Et vous m’avez laissé dans l’ignorance. Tout le monde me cache des choses en pensant que je suis trop jeune pour comprendre. Mais je ne suis plus un enfant. Je suis assez grand pour affronter la réalité.
Illyria esquissa un sourire, teinté d’amertume.
-
Tu grandis trop vite à mon goût, souffla-t-elle. Elle sentit son cœur se serrer. Il était encore son petit garçon, et déjà un homme en devenir. Tu as raison, je le savais. Et j’aurais dû t’en parler. Je suis désolée.
Lucas hésita. Le voir ainsi, si fragile et pourtant si brave, bouleversait Illyria. Il détourna le regard, mais ses lèvres tremblèrent légèrement.
-
Je… je veux juste rentrer à la maison, finit-il par dire.
-
Je le sais, mon ange, murmura-t-elle en le prenant dans ses bras. Cette histoire va s’arranger. Jeanne nous aidera. J’en suis certaine.
Il resta silencieux quelques secondes avant de souffler, presque à voix basse :
-
Qui est-elle vraiment, mère ? Et pourquoi tante Inahya et le préfet du Nord veulent-ils notre perte ?
Au moment où Illyria s’apprêtait à répondre à son fils, cherchant les mots pour aborder le sujet délicat des véritables origines de Jeanne, ainsi que la querelle l’opposant aux Montfort sans être évasive, l’inspecteur Deval frappa à la porte pour prévenir ses hôtes que le petit-déjeuner était prêt. Elle demanda à Lucas de l’accompagner, insistant sur le fait qu’il ne tiendrait pas longtemps sans rien dans le ventre. La comtesse lui promit de reprendre leur conversation là où elle s’était interrompue ; il avait le droit de savoir.
L’inspecteur avait dressé une table élégante, digne d’une comtesse impériale, peut-être même un peu trop chargée. Malgré cette touche de perfectionnisme, Robert Deval restait préoccupé par le tournant que prenait cette affaire. Il trouvait trop simpliste d’accuser le préfet du Nord d’être le commanditaire de l’enlèvement de Lucas Roselys. Il ne se contentait guère des statistiques, qui montraient pourtant que les enlèvements étaient souvent orchestrés par un proche ou une connaissance de la victime.
Ils se rassemblèrent autour d’une magnifique table en bois de noyer finement sculptée. L’inspecteur avait vu grand : thé, café, céréales, toasts, jambon, fruits et jus d’orange garnissaient un petit-déjeuner censé apaiser les Roselys. Il tenait à éviter de passer pour un hôte négligent, surtout en présence d’invités aussi distingués. Illyria fut touchée par tant d’égards, même si elle restait humble et modeste face à ce policier qui, en les accueillant, avait tendu la main à une mère et son fils dans l’un des moments les plus délicats de leur vie.
Alors qu’ils se restauraient dans un silence presque monacal, ponctué seulement par le tintement des couverts sur la porcelaine, Deval invita Illyria à lui relater les événements récents et les raisons ayant poussé Édouard et Inahya à attaquer. Lorsqu’elle posa les yeux sur Lucas, immobile et incapable d’avaler la moindre bouchée face à un souvenir encore trop vif, elle prit une profonde inspiration.
-
Il s’agit d’une vieille querelle familiale, monsieur Deval, commença Illyria d’un ton mesuré. Mon cousin Édouard, ainsi que sa mère, Inahya de Montfort, ont exigé que Jeanne leur accorde l’immortalité. Face à son refus, ils ont commis des actes impardonnables pour tenter de la faire fléchir. Je n’aurais jamais cru que l’envie et le désir puissent engendrer une haine aussi féroce. Ils n’ont eu aucun scrupule à nous faire du mal.
-
C’est étrange, admit Deval en fronçant légèrement les sourcils. Ne sont-ils pas, tout comme vous, dotés d’une espérance de vie allongée ?
-
Ma tante a toujours été une alcoolique notoire, se détruisant la santé avec de la drogue et d’autres substances illicites, répondit-elle sans détour. Ni Édouard ni elle n’ont jamais compris. L’immortalité est une illusion, même pour les descendants de Jeanne. Certes, nous vieillissons plus lentement, mais la mort finit toujours par nous atteindre. Nos cellules, notre ADN... rien en nous n’est conçu pour une vie éternelle. Sincèrement, je ne considère pas l’immortalité comme un cadeau.
-
La jalousie et la convoitise sont des mobiles puissants, capables de mener aux pires extrémités, madame la comtesse… Cependant, je me demande pourquoi Jeanne est persuadée que l’Église de Sydonai serait responsable des malheurs qui s’abattent sur votre famille depuis tant d’années ? demanda Deval, attentif à la moindre nuance dans ses réponses.
Illyria lui jeta un bref regard, suffisamment clair pour lui signifier de ne pas évoquer l’enlèvement de Lucas en sa présence. Elle savait qu’elle pouvait compter sur la discrétion de l’inspecteur.
-
Cette secte a été dirigée par un individu autrefois proche de Jeanne, reprit-elle avec gravité. Il y a très longtemps de cela, il a orchestré une cabale meurtrière contre les variants et les humains pacifistes qui, comme moi, rêvaient d’une coexistence harmonieuse. Malgré tous nos efforts pour neutraliser cette menace, je crains que tout cela n’ait été vain… Les apparences sont peut-être trompeuses. Il est possible que cet ennemi soit toujours vivant, dissimulé dans l’ombre, prêt à frapper de nouveau. Jeanne semble en être certaine… et, à présent, je commence à croire qu’elle a peut-être raison. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous en dire davantage, inspecteur.
Deval hocha la tête et inscrivit soigneusement ces informations dans son carnet déjà bien rempli. Xavier, silencieux, surveillait attentivement les issues de l’appartement, prêt à réagir au moindre signe suspect.
Lucas, lui, réalisait bien des choses. En entendant sa mère parler de cette ancienne querelle familiale et de la secte terroriste qui attisait la haine entre humains et variants, il comprit que son désir de liberté l’avait peut-être mis en danger. Peut-être que cette vie recluse que lui imposait Illyria n’était pas une punition… mais une protection. Ce constat le troubla profondément.
L’inspecteur rompit le silence :
- Vous n’avez rien avalé, jeune homme, remarqua-t-il avec bienveillance.
-
Pardonnez-moi… je n’ai pas très faim, monsieur, répondit Lucas d’une voix hésitante. Je ne comprends toujours pas ce qui s’est passé…
-
Lucas, je t’en prie… murmura Illyria, visiblement inquiète.
-
Non, attendez, intervint Deval avec douceur. C’est important, au contraire. Si je peux me permettre : ne portez pas seul tout ce fardeau, Lucas. Vous êtes un garçon intelligent, vif, et je sais que vous percevez plus de choses que vous ne laissez paraître. Mais laissez les adultes régler ce qui doit l’être. D’accord ?
-
Oui… je comprends, répondit Lucas en baissant la tête.
-
Ni votre mère ni moi ne cherchons à vous accabler, continua Deval. Gardez espoir en elle, en vos parents. Ils vous aiment. Ils feront tout pour vous protéger. Ne vous enfermez pas dans le silence… et trouvez en vous la force de faire face à cette épreuve.
-
Merci beaucoup, monsieur Deval, dit l’adolescent avec sincérité. Je vais essayer… de me montrer à la hauteur.
Lucas se sentit apaisé après cet échange rassurant avec l’inspecteur Deval, dont le calme naturel semblait suffire à mettre quiconque en confiance. Le policier possédait un don rare : celui de pousser les criminels à avouer leurs méfaits avant même d’exposer une théorie qui s’avérait, à chaque fois, proche de la vérité, mais également de rassurer les victimes.
Allégé de ce poids qui lui nouait l’estomac depuis la veille, le jeune homme parvint enfin à savourer son petit-déjeuner.
Xavier, quant à lui, n’avait reçu aucune nouvelle de Jeanne. Ce silence, bien que maîtrisé avec son sang-froid habituel, l’inquiétait. Il connaissait la puissance et les ressources de la comtesse douairière, mais cela ne la rendait pas pour autant invincible. Malgré tout, Xavier gardait le contrôle. Sa mission restait claire : protéger les Roselys dans ce tourbillon de périls.
Toujours connecté aux réseaux sociaux et aux médias, il constata qu’aucune source ne mentionnait l’agression du préfet du Nord, ni la fuite de Jeanne vers Arras. Ce silence médiatique était aussi étrange que préoccupant.
Une fois le petit-déjeuner terminé, Deval invita ses hôtes à patienter dans le salon, le temps de remettre un peu d’ordre dans la cuisine. Illyria proposa naturellement son aide, tandis que Lucas s’installa sur le canapé pour envoyer quelques messages à son père, en route vers l’Empire Europa. Il lui indiqua l’adresse à laquelle il se trouvait avec sa mère.
Deux heures plus tard, la sonnette retentit soudainement, faisant sursauter Xavier. Aussitôt, le garde du corps se redressa, en alerte. Deval se dirigea calmement vers le terminal holographique pour identifier le visiteur. L’image s’afficha dans une lumière bleutée.
C’était Charles Bouvier, son collègue.
-
Bonjour Charles, je ne m’attendais pas à vous voir aujourd’hui, salua Robert, manifestement surpris par la visite de son collègue.
-
Bonjour Robert, répondit Bouvier d’une voix rauque. Puis-je entrer ?
-
Vous avez l’air préoccupé. Voulez-vous que je vous prépare une bonne tasse de café ?
-
Avec plaisir, acquiesça l’homme moustachu, vêtu de son éternel imperméable noir.
À peine entré, Charles Bouvier fut frappé de découvrir le fils de la comtesse de Roselys dans le salon, sous la surveillance constante de son garde du corps. Xavier, en position défensive, le fixait avec intensité. Illyria fit alors son apparition. Son cœur se serra aussitôt : l’inspecteur était-il venu pour l’arrêter ?
Bouvier s’inclina poliment devant elle, lui présentant ses respects, puis se dirigea vers la table de la salle à manger où il attendit le café promis par Robert.
Ce dernier revint rapidement avec une tasse fumante, sucrée comme son collègue l’aimait.
-
Merci, Robert, dit Bouvier en prenant la tasse.
-
Qu’est-ce qui vous amène, mon cher ami ? demanda Deval.
-
Je me suis rendu au château de Barly hier après-midi, à la suite de l’appel de Simon Dutreil. Le majordome semblait paniqué. Il m’a signalé un incendie qui aurait contraint les domestiques à fuir précipitamment. En arrivant, j’ai découvert le salon entièrement ravagé par le feu, encore fumant. Pourtant, aucun brasier ne faisait rage à ce moment-là. Avez-vous une explication, madame la comtesse ?
Illyria ouvrit la bouche, mais Robert intervint d’un ton calme :
-
Charles, la comtesse m’a déjà tout expliqué. Ce sont Edouard de Montfort, le préfet du Nord, et sa mère Inahya qui sont à l’origine de ce chaos.
-
Pourquoi ? Et comment auraient-ils fait ça ? demanda Bouvier, stupéfait.
-
C’est une longue histoire, inspecteur, répondit simplement Illyria.
Robert entreprit alors de résumer l’affaire à son collègue, qui écouta attentivement en dégustant son café. Un silence bref s’installa, avant que Bouvier ne reprenne la parole.
-
Ainsi, le préfet du Nord est également un variant… C’est stupéfiant.
-
En effet, Charles, confirma Deval. Et c’est aussi la raison pour laquelle je ne peux pas tirer de conclusions hâtives sur sa culpabilité. Il est au centre d’un réseau complexe.
-
Pourtant, cela paraît évident, non ? insista Bouvier, un sourcil levé.
-
Croyez-moi, j’ai longuement réfléchi. J’ai envisagé des hypothèses absurdes, d’autres plus réalistes. Et la vérité, celle que je découvre peu à peu, est bien plus douloureuse que ce que j’avais imaginé.
-
Que voulez-vous dire, exactement ? demanda Bouvier, le ton plus froid.
Mais au lieu de répondre, Robert se pencha légèrement vers lui.
-
Avant tout, dites-moi plutôt : comment avez-vous su que la comtesse et son fils se trouvaient chez moi ?
Bouvier esquissa un sourire, presque moqueur.
-
Très simple, Robert. Malgré votre aversion pour la technologie moderne, j’ai consulté les échanges entre Lucas Roselys et son père. La localisation de son téléphone m’a mené directement ici. Vous me facilitez vraiment la tâche.
Deval se redressa légèrement, l’expression tendue.
-
Charles… Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-il, maintenant certain que son collègue ne lui avait pas tout dit.
Bouvier reposa lentement sa tasse, puis s’essuya les lèvres avec une petite serviette, sans répondre à la question de son collègue. Un sourire provocateur vint éclairer son visage, comme l’ombre d’un criminel enfin démasqué.
Sans prévenir, il se leva d’un bond et dégaina son arme de service.
Une détonation claqua dans la pièce.
La balle atteignit Robert Deval en pleine poitrine. Le commissaire s’effondra lourdement au sol, le sang jaillissant de son abdomen, formant une tache sombre et rapide sur sa chemise.
-
Non ! hurla Illyria, précipitée aux côtés de Deval pour tenter de comprimer la plaie, les mains déjà couvertes de sang.
Lucas poussa un cri strident, paralysé par l’horreur, tandis que Xavier bondissait, prêt à intervenir — mais Bouvier le tenait à distance. Personne ne s’était douté, jusqu’à cet instant, que le véritable ravisseur de Lucas et le cerveau de toute cette machination se tenait là, devant eux.
Le silence fut brisé par le cliquetis sec de l’arme que Bouvier pointa désormais sur Lucas.
-
Viens ici, gamin ! Tu redeviens mon otage !
-
Non ! Aïe ! Vous me faites mal ! cria Lucas, tiré brutalement par le col.
-
Ferme-la ! Et si quelqu’un tente quoi que ce soit, je lui explose la tête ! lança Bouvier en direction d’Illyria. Et toi, connard, lâche ton attirail tout de suite, ou je le descends sur-le-champ !
Xavier n’avait pas le choix. Le garçon était trop proche de l’arme. Lentement, il abandonna son arme dissimulée au sol, les paumes ouvertes.
-
Ne lui faites pas de mal ! Je vous en supplie, c’est mon fils ! pleura Illyria, sa voix brisée par l’angoisse.
-
Maman… murmura Lucas, tétanisé, les larmes aux yeux, sa respiration haletante.
-
TAISEZ-VOUS ! rugit Bouvier. Les mains en l’air ! TOUS LES DEUX !
Le bras du policier serrait la gorge de Lucas, tandis que le canon de son arme pressait sa tempe. Le garçon suffoquait à moitié, les yeux écarquillés par la terreur.
Illyria tremblait. Elle ne parvenait pas à rassembler assez de calme pour faire appel à son don. Son esprit était déchiré : devait-elle tenter de sauver Robert ou agir pour protéger son fils ? L’un mourait à ses pieds, l’autre risquait l’exécution à chaque seconde.
-
Il est en train de mourir… Laissez-moi au moins le sauver… supplia-t-elle, la gorge serrée.
Robert gisait dans une flaque de sang, les yeux mi-clos, luttant pour ne pas sombrer. Sa respiration devenait irrégulière. La balle avait probablement transpercé un poumon. Il fallait intervenir immédiatement, sinon il ne passerait pas les prochaines minutes.
Bouvier la fixa avec dureté. Il ne pouvait pas risquer de la voir user de ses capacités — ni pour Deval, ni contre lui. Illyria le savait : un seul faux mouvement, et Lucas tomberait sous ses yeux.
-
Tu ne fais rien, salope de variante ! hurla Bouvier, les yeux injectés de haine. Laisse-le crever ! S’il avait accepté les pots-de-vin au lieu de nous mettre des bâtons dans les roues, il n’aurait jamais retrouvé notre trace. Ce flic est trop dangereux, il fallait l’éliminer !
-
Qui êtes-vous, au juste ? demanda Illyria, la voix tremblante mais ferme.
Un rictus déforma les traits du policier. Il resserra sa prise sur Lucas, appuyant le canon de son arme plus fort encore contre sa tempe.
-
Allons, comtesse… Vous vous demandez comment un simple flic comme moi a pu machiner tout ça ? Vous êtes aveugles. Depuis toujours. Enfermés dans vos châteaux, vos privilèges. Vous vivez dans une illusion de contrôle. Vous croyez vraiment qu’on allait vous laisser, vous autres variants, dominer les humains ?
Il marqua une pause, ses yeux brûlant d’une colère viscérale.
-
Vous êtes une insulte à la nature. Votre sorcellerie, vos dons, votre existence même… Vous ne méritez ni respect, ni pitié.
-
Aïe ! Non ! gémit Lucas, le visage tordu de douleur.
-
Lucas, regarde-moi ! ordonna Illyria, sa voix se brisant d’émotion. Regarde-moi, mon chéri… Respire… Ne panique pas…
L’adolescent chercha les yeux de sa mère, y puisant un reste de courage au bord de l’effondrement.
Bouvier éclata soudain d’un rire froid, dénué de la moindre humanité.
-
Vous ne savez même pas ce qu’il lui est arrivé, pas vrai ? Les prélèvements qu’on a effectués sur lui… Ils seront très, très précieux.
-
Qu’avez-vous fait à mon enfant ?! hurla Illyria, son regard incandescent, consumé par une haine nouvelle.
-
Je n’ai pas le temps ! siffla Bouvier, regardant brièvement la porte comme s’il craignait une interruption imminente.
Bouvier pointa son arme vers Illyria. Tremblante, la comtesse tendit instinctivement le bras, prête à agir si le policier osait appuyer sur la détente.
Profitant de cette distraction, Xavier Cambrai disparut en un battement de cils, se fondant dans le décor grâce à son don d’invisibilité. Son métabolisme particulier, affranchi des besoins physiologiques ordinaires, lui permettait de rester parfaitement lucide, rapide et endurant, même en situation extrême.
Conscient que chaque seconde comptait, Xavier savait qu’une mauvaise décision pouvait condamner les Roselys. Il ne pouvait pas échouer.
Pris de panique, Bouvier tira à l’aveuglette, les balles sifflant autour d’Illyria, manquant de peu sa cible. Il hurlait, ivre de rage, son arme brandie, le regard halluciné. Le garçon toujours en otage, maintenu par la gorge, suffoquait sous l’emprise du policier devenu fou.
Dans un accès de violence, Bouvier asséna un coup de crosse à la comtesse. Elle s’effondra brutalement, son visage heurtant le sol. Le regard du criminel balayait la pièce, cherchant à débusquer le garde du corps invisible, son doigt crispé sur la gâchette, toujours pointée sur la tempe de Lucas.
Et soudain… une douleur fulgurante embrasa son bras. Un feu brûlant, intérieur, inexplicable. Bouvier chancela.
Lucas, pris de panique, venait d’activer son don sans le savoir. Le stress intense avait provoqué une réaction moléculaire incontrôlée. Ce fut suffisant pour déstabiliser son agresseur.
Dans un éclair, Xavier réapparut derrière lui. D’un geste net, il planta un couteau dans le dos de Bouvier. L’homme hurla, ses bras se relâchant, son arme tombant, Lucas s’écroulant à terre. La bouche ouverte, tordue par une douleur atroce, Bouvier tenta de se retourner.
Mais Xavier n’en avait pas fini.
Dans un déchaînement de rage froide, il le poignarda de nouveau, cette fois dans l’abdomen. Les coups se succédèrent, méthodiques, implacables, jusqu’à ce que Bouvier s’effondre, inerte, dans une mare de sang. Le garde du corps haletait, les poings crispés autour du manche du couteau. C’en était fini. Bouvier ne bougerait plus. Il ne ferait plus jamais de mal à personne.
Une fois la menace éliminée, Illyria se redressa, le visage couvert de sang, et courut vers Robert Deval. Xavier l’accompagna aussitôt. Pendant ce temps, Lucas, les larmes aux yeux, partit chercher des chiffons dans la cuisine.
La comtesse immobilisa le policier mourant à l’aide de son don, stoppant temporairement l’écoulement de sang. Mais ce répit moléculaire ne suffirait peut-être pas. Xavier, accroupi auprès de son père, retira ses lunettes holographiques. L’écran interne affichait des données vitales inquiétantes. Trop inquiétantes.
Il lut la vérité dans les chiffres froids. Son père n’avait probablement plus beaucoup de temps. Son visage, d’ordinaire impassible, fut traversé par une ombre d’inquiétude. L’immobilisation moléculaire prit fin.
-
Papa, reste avec nous…, supplia Xavier en pressant la plaie de son père. Ses larmes tombaient en silence sur la chemise ensanglantée de Robert.
-
Il est trop tard pour moi… murmura ce dernier d’une voix à peine audible. Prenez mon carnet… Donnez-le à Jeanne. Elle saura quoi en faire…
-
Non. Non, il y a encore un moyen. La comtesse peut te figer. On trouvera un médecin, je te le promets ! s’entêta Xavier, désespéré, refusant de lâcher prise.
Mais son père secoua faiblement la tête.
-
Xavier… Je suis désolé. Pour tout… Continue de les protéger… Il y a… un complice… Ils étaient… deux… souffla-t-il dans un dernier effort.
Et puis, plus rien.
Le corps de Robert Deval s’immobilisa. Ses yeux, désormais sans vie, restaient ouverts sur le plafond, fixant un point invisible.
Xavier resta un instant figé, les mains crispées, refusant de croire à cette vérité. Puis, lentement, il ferma les paupières de son père, comme pour préserver une dernière trace de dignité dans la mort.
Robert Deval emportait avec lui la confirmation d’une vérité dérangeante : l’enlèvement de Lucas n’était pas le fait d’un seul homme. Charles Bouvier n’était que la moitié du tableau. Il y avait un autre traître, quelque part.
Lucas, bouleversé, pleurait à chaudes larmes. Cet homme, qui lui avait tant apporté, venait de mourir sous ses yeux. C’était un choc brutal, irréversible. Il perdait un protecteur, un repère, et avec lui s’envolait un pan d’innocence.
Mais l’instant n’était pas à la lamentation. Les coups de feu risquaient d’attirer l’attention. Xavier se releva, lentement, le visage impassible, et essuya sa lame d’un geste sec. Il lança le chiffon contre le mur, comme s’il avait voulu y projeter sa rage impuissante. Illyria fit de même avec ses mains couvertes de sang, puis elle prit son fils dans ses bras. Aucun mot ne pouvait panser cette blessure. Elle se contenta de le serrer fort, aussi fort qu’elle le pouvait. La mère de Lucas rendit un dernier hommage à Robert Deval, un homme d'honneur et certainement un allié fidèle.
Sans un mot, ils se dirigèrent vers une chambre pour rassembler leurs affaires et ne plus entrevoir le sang maculant l'autre pièce.
-
Je suis… vraiment désolée pour votre père, dit Illyria d’une voix brisée, les yeux embués.
-
Nous devons partir. Immédiatement, ordonna Xavier, le regard glacé.
-
Quoi ? s’étonna la comtesse. Nous devons prévenir la police ! Cet homme a tué votre père !
-
C’est terminé. Il est mort. Rien ne le ramènera. On doit retrouver Jeanne… et découvrir qui était le complice de ce salopard. C’était sa dernière volonté, et je ne compte pas la trahir.
-
J’y compte bien aussi, répondit Illyria. Il mérite qu’on honore sa mémoire.
-
Faites ce que vous voulez, lâcha Xavier, les mâchoires contractées. Mais suivez mes directives.
Ils quittèrent les lieux peu après, emportant avec eux le carnet de Robert, des affaires essentielles… et le poids de la perte.
Sur la route du château de Barly, Lucas s’était allongé à l’arrière du véhicule. Il ne disait rien. Ses larmes coulaient en silence. Ce qu’il venait de vivre avait laissé en lui une empreinte indélébile. Le monde qu’il croyait sûr depuis sa conversation avec Robert Deval s’était effondré. Plus rien ne semblait vraiment à sa place.
Il ne se souvenait toujours pas de ce qu’il avait vécu dans la cave de Rosaline Ducournau. Mais quelque chose en lui, un instinct enfoui, lui soufflait que Robert Deval l’ait déjà sauvé une première fois.
Pendant que le paysage défilait, Illyria informa Héra de leur destination. La comtesse de Hainaut devait également faire preuve de prudence… et les rejoindre à Barly au plus vite.


Jeanne

Elena

Xavier

Illyria

Lucas

John

Solange

Héra

Simon

Philippe

Priscilla
Chapitre 11
18 juin 2101
Sous les coups de dix-huit heures, John, qui revenait précipitamment de la Fédération Unie, ne trouva pas sa famille à son retour au château de Barly. Parcourant les couloirs et les pièces de sa demeure, une vive angoisse l’envahit en découvrant le petit salon saccagé, ainsi que des traces de sang — signe qu’une personne y avait été blessée. Il s’inquiéta aussitôt pour sa femme et son fils, craignant qu’ils aient rencontré des ennuis après leur fuite.
John tenta d’appeler Lucas, mais tomba immédiatement sur sa messagerie, laissant croire que son téléphone était éteint. Le stress grimpa en flèche, insoutenable.
Il s’assit dans le salon pour rassembler ses pensées. Seuls le majordome Simon Dutreil, la servante Solange Benbassa et la femme de chambre Priscilla Castel avaient accepté de revenir au château de Barly, après avoir reçu un mystérieux message anonyme. Le majordome et la servante s’attelaient à remettre de l’ordre dans les lieux et à nettoyer les dégâts encore visibles de la veille, avec l’aide de robots.
John se demandait qui pourrait l’aider dans une telle situation. La police n’était pas une option envisageable en raison de son statut d’immigré. Et Jeanne ? Il ne savait pas comment la contacter. Perdu, le père de Lucas réalisa que son bonheur et sa vie ne tenaient désormais plus qu’à un fil, le plongeant dans l’incertitude et le désarroi.
Après deux heures d’attente angoissante, ponctuées par les coups de l’horloge, John entendit la sonnette. Il se précipita à la porte bien avant le majordome. Son visage se décomposa en découvrant sa belle-sœur Héra, son mari Philippe, et sa nièce par alliance, Elena. Pourquoi les De Hainaut se trouvaient-ils ici, à cette heure tardive ? Était-il arrivé quelque chose de grave ?
Contre toute attente, la belle-sœur de John semblait avoir perdu son attitude hautaine et arrogante habituelle. Elle arborait un visage pâle, troublé, envahi par le doute et la peur. L’Américain ne l’avait jamais vue dans un tel état de préoccupation, ce qui n’arrangeait en rien son propre trouble.
John invita la famille De Hainaut dans le salon pour leur montrer la scène où s’était déroulée l’altercation entre Jeanne, Édouard et Inahya. En touchant les murs noircis, Héra eut un haut-le-cœur, comme saisie par une vision terrifiante qui se matérialisa dans son esprit. Le feu faisait rage, et les objets valsaient dans la pièce, dirigés par la télékinésie de la comtesse douairière. La scène lui apparut par flashs rapides, presque aveuglants.
-
Qu'avez-vous vu, ma chère ? demanda Philippe.
-
Une bataille sans merci a eu lieu ici, répondit Héra, visiblement bouleversée par ce qu’elle avait perçu. Je distingue Jeanne et Édouard, mais c’est très flou. Et une femme vêtue de vert, qui lance des boules de plasma. Il s’agit sans doute de ma tante, Inahya de Montfort.
-
Je ne veux pas être désagréable, mais pourquoi êtes-vous ici ? questionna John, peu attentif aux paroles d’Héra sur ses prétendues visions. Savez-vous où sont ma femme et mon fils ?
La belle-sœur de John se dirigea vers lui, le visage tendu.
-
Elle m’a prévenue, il y a quelques heures, qu’ils revenaient vers Barly. Mais j’ai eu une vision : Illyria et Lucas étaient attaqués par un homme en noir.
-
Attaqués ! Vous pensez que c’est Xavier, le garde du corps ?! s’exclama John, surpris par cette révélation.
-
Je ne peux l'affirmer avec certitude, répondit Héra, perturbée. Je ne vois pas son visage, seulement qu’il porte des vêtements sombres et qu’il est armé.
-
Le salopard ! Est-ce que ma femme et mon fils sont sains et saufs ? s’inquiéta John.
Héra demeura silencieuse, le temps de reprendre sa respiration.
-
Il nous faut attendre, John, tempéra-t-elle. J’aimerais en savoir plus. J’ai ressenti leur peur, à tous les deux. Je n’ai jamais mis de côté ces visions, car elles finissent toujours par se révéler exactes. J’ai prévenu Illyria d’être prudente, et j’espère sincèrement qu’elle et Lucas vont bien.
-
Ce que vous dites est étrange, Héra, surtout quand on connaît vos différends et vos querelles sans fin avec ma femme, répliqua John, devenu méfiant à l’égard de sa belle-sœur avec le temps.
-
Je sais que mes relations avec Illyria n’ont jamais été au beau fixe, admit Héra dans un soupir. Mais je maintiens ce que j’ai toujours dit : Illyria et Lucas sont de mon sang, et je ne pourrais jamais fermer les yeux s’ils sont en danger. Cela vous semble peut-être surprenant, j’en conviens. Et si vous ne me croyez pas, écoutez au moins mon mari.
-
Je vous confirme ce que vous a dit ma femme, répondit Philippe d’un ton grave. Au départ, je pensais que ces augures et visions n’étaient que des affabulations, des mensonges… mais tout est vrai, John. Vous devez l’accepter.
L’Américain se versa un verre de whisky, posant le liquide ambré sur un petit établi comme pour mieux digérer les révélations brumeuses d’Héra. Dans un coin du salon, Elena, restée silencieuse depuis leur arrivée, jouait machinalement avec une bague en forme de rose qu’elle portait au doigt. C’était là le seul souvenir tangible de sa tutrice, Catherine Eerke. Au-delà de son esthétisme délicat, le bijou en adamantium nacré faisait office de catalyseur : grâce à lui, la jeune fille pouvait canaliser l’eau et manipuler ses propriétés à l’état liquide.
La cousine de Lucas partageait l’inquiétude ambiante. Elle n’avait jamais vu sa mère dans un tel état de tension, ce qui ne laissait planer aucun doute : Héra disait vrai. Leur venue à Barly avait été guidée par l’espoir de trouver un semblant de réconfort, une preuve que les craintes n’étaient que des chimères. Mais face à l’absence d’Illyria et de Lucas, au désordre dans le petit salon, et à la disparition de Jeanne, leurs craintes prenaient corps.
Des pas résonnèrent soudain dans le couloir adjacent. Tous se levèrent d’un bond, le cœur serré. Une silhouette féminine apparut, élégante et assurée. Une femme d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs soigneusement coiffés avec quelques racines et des mèches blanches, tenait un chandelier holographique qui diffusait une lumière bleutée. C’était Jeanne, visiblement rajeunie, et étonnamment en forme.
Un soupir général accompagna son entrée théâtrale. Elle retira un manteau imitant l’hermine – désormais synthétique et respectueux de la faune – et s’accorda une cigarette, comme si elle retrouvait simplement les siens après une journée ordinaire. John, agacé par son flegme, rompit le silence :
-
Où étiez-vous passée, Jeanne ?! lança-t-il, le regard noir.
-
Je vous ai manqué, mon cher beau-fils ? répondit-elle d’un ton mi-provocateur, mi-amusé.
-
Bonjour, Mère, saluèrent respectueusement Héra et Philippe, inclinant légèrement la tête.
-
Ne jouez pas avec moi, Jeanne ! Où sont Illyria et Lucas ?! insista John, la voix tremblante.
-
Calmez-vous, John, répondit-elle enfin. Votre inquiétude est légitime. Quant à vous, Héra, vos visions ne sont pas vaines. Je peux vous assurer une chose : Illyria et Lucas sont en sécurité, accompagnés de Xavier. C’est moi qui ai ordonné leur départ. Il fallait les éloigner du danger… pour les préserver.
Un soupir de soulagement collectif s’éleva. Mais malgré la bonne nouvelle, Jeanne éludait encore les zones d’ombre : sa disparition, son rajeunissement, le sort d’Édouard et d’Inahya… John, pour sa part, préféra s’en tenir à l’essentiel : ils allaient bien. Et cela suffisait, pour l’instant.
Dans un élan d’apaisement, Héra et Philippe se servirent un verre, tandis qu’Elena, plus sage, demanda de l’eau. Jeanne, elle, observait ce fragile tableau familial sans dire un mot, sa cigarette aux lèvres. Elle savait d’expérience que les plus douloureuses trahisons surgissaient toujours de ceux que l’on aimait. Un doute s’était insinué en elle. Pour y voir plus clair, il lui faudrait consulter les carnets laissés par Robert Deval, son ami de toujours, mort trop tôt. Même si son visage ne trahissait rien, son cœur, lui, portait encore le deuil.
Sur l’ordre de Jeanne, les domestiques avaient préparé un dîner pour accueillir les membres de la famille. Alors qu’ils se mettaient en route pour passer à table, la sonnette retentit une nouvelle fois. John se précipita vers la porte, son cœur battant la chamade. Et là, devant lui, se tenaient Illyria et Lucas, exténués, les traits tirés. À leurs côtés, Xavier fermait la marche, jetant un dernier regard circulaire avant d’entrer.
John serra les siens contre lui, les étreignant comme s’il ne voulait plus jamais les lâcher. Il murmurait des excuses, répétait qu’il était désolé de ne pas avoir été là. Son soulagement se heurta néanmoins à des détails poignants : l’expression éteinte de Lucas, le bleu dissimulé sur la joue d’Illyria… Ces marques invisibles et visibles d’un drame récent. Pourtant, le regard d’Elena redonna un peu de lumière au visage du jeune garçon. D’un geste tendre, elle l’invita à monter, à se changer, à respirer. Lucas hocha la tête, et tous deux quittèrent la pièce, Xavier veillant sur eux à distance.
Illyria, quant à elle, revint peu après dans la salle à manger, les traits encore tirés, mais le dos droit. Elle s’installa en face de sa sœur et de Philippe, son beau-frère. Un mince sourire flotta sur ses lèvres, fragile, éphémère. Elle contemplait le décor familier de son foyer, un lieu autrefois serein, aujourd’hui fragilisé par la violence, les secrets, et un criminel toujours en liberté.
Son regard s’attarda un instant sur Jeanne. Le rajeunissement de la comtesse n’était pas qu’une question d’apparence : il portait en lui l’annonce que tout ne faisait que commencer.
John, assis à ses côtés, lui prit doucement la main, la serrant contre son genou.
-
Je suis contente que toi et ton fils alliez bien, commença Héra, visiblement sincère.
-
Merci, Héra. C’est gentil de ta part, répondit Illyria, touchée.
-
Il faut dire que vous avez vécu une belle frayeur, intervint Philippe d’un ton légèrement condescendant.
-
En effet, c’est le moins qu’on puisse dire... Mais j’aimerais comprendre, Jeanne, ajouta-t-elle en la fixant. Pourquoi tout cela ? Que s’est-il passé ?
-
Eh bien, puisque vous semblez tous attendre des réponses, et que les enfants ne sont pas là, je vais satisfaire votre curiosité, déclara Jeanne d’un ton calme, presque détaché. J’ai simplement offert à Édouard et Inahya ce qu’ils désiraient le plus au monde : l’éternité.
-
Jeanne, ne me dites pas… s’alarma Illyria.
-
Vous croyez que je l’ai tué ? Voyons, cela ne me ressemblerait guère. Et encore moins à un membre de cette famille. Non, je l’ai simplement vieilli. Drastiquement. Une leçon bien méritée… Et me voilà, resplendissante, sourit-elle en se redressant légèrement, fière de son apparence.
Un malaise s’installa aussitôt dans la pièce. Tous comprirent le sort réservé à Édouard : ses jours étaient désormais comptés.
-
Je vous ai vus vous battre, murmura Héra, songeuse, se remémorant sa vision.
-
C’est exact. Le combat a eu lieu. Inahya a été... coriace. J’ai rarement vu tant de haine et de rancune dans un regard, répondit Jeanne, un trouble fugace passant dans ses yeux.
-
Vous voulez dire… qu’elle est morte ? demanda Héra à voix basse.
-
Je n’ai pas eu le choix, admit Jeanne. C’était elle ou moi. Et me voici.
Les derniers mots tombèrent comme un couperet. Jeanne s’était chargée des De Montfort à sa manière. Héra et Illyria comprirent qu’aucune rébellion n’était permise face à leur ancêtre. Pas sans en payer le prix.
Tandis que les convives tentaient de retrouver un semblant d’appétit en parlant de sujets moins sensibles, Jeanne s’absorba dans la lecture du carnet de Robert Deval. Les pages contenaient toutes les observations de son défunt ami sur l’enlèvement de Lucas.
-
Racontez-moi ce qui s’est passé chez Robert, demanda-t-elle à Illyria sans lever les yeux. J’aimerais connaître les motivations de Charles Bouvier. Pourquoi en est-il arrivé là ?
Illyria baissa les yeux. Elle resta volontairement vague dans ses réponses, dissimulant la vérité à son mari, à sa sœur et à Philippe. Elle respectait la promesse faite à Jeanne : ne rien révéler de la séquestration de Lucas, pour le protéger. Mais cette retenue, ce silence, lui rongeait l’âme. Elle se sentait trahie par elle-même, incapable d’offrir à son fils la justice qu’il méritait. John et les De Hainaut demeuraient dans l’ignorance, stupéfaits.
Malgré tout, Jeanne savait. Elle connaissait la nature exacte de ce qu’Illyria avait enduré. Elle savait aussi que Robert Deval avait découvert l’existence d’un complice. Un nom, un visage peut-être, encore flou. Elle aurait préféré qu’il ne mène pas cette enquête seul, mais Robert était têtu, prêt à tout pour faire éclater la vérité.
Et maintenant qu’il était mort, un criminel demeurait en liberté. Quelqu’un de dangereux. Et peut-être même… issu de l’ancienne Église de Sydonai. Une secte disparue, dirigée autrefois par ce compagnon jadis aimé, devenu ennemi juré. Mais la question qui lui rongeait l'esprit était de connaître le complice de Charles Bouvier. Jeanne se murmura "n'importe qui", laissant le reste de l'assemblée intriguée par ces mots mystérieux.
Malgré l'heure tardive, la comtesse de Roselys contacta la police qui arriva rapidement au château de Barly. Elle était retenue dans une autre aile du domaine pour effectuer une déposition officielle concernant la mort de Robert Deval survenue dans la matinée. Bien que ses souvenirs des dernières heures soient encore confus, elle avait livré aux autorités tous les éléments dont elle disposait. Quant à la disparition du préfet du Nord, elle n’avait pu fournir la moindre information : l’homme s’était volatilisé sans laisser de trace, et elle n’avait pas été témoin de ses derniers déplacements.
***
Lucas retrouva enfin sa chambre où l’attendait Elena, assise en tailleur sur le tapis, occupée à contempler sa collection bien fournie de jeux vidéo et de bandes dessinées. Ce petit confort, vestige d’une enfance encore présente, était aussi un rappel constant du poids de la solitude, accentué par les obligations familiales et les exigences liées à leur titre de noblesse.
Ils s’enlacèrent longuement, heureux de se retrouver après cette terrible histoire de prise d’otage. La jeune fille, soucieuse de lui offrir un moment de répit, lui conseilla doucement de commencer par une douche chaude.
Tandis que Lucas s’isolait dans la salle de bain, Elena, seule dans la chambre désormais assombrie par la fin du jour, repensait à ce moment de bascule dans sa vie : le jour où elle avait appris qu’elle était une variante. C’était après une violente dispute avec sa mère, des années plus tôt. Ce jour-là, Héra lui avait redonné la bague d’adamantium rare confiée autrefois par sa tutrice, Catherine Eerke. La comtesse de Hainaut pensait sans doute que sa fille avait oublié avec le temps. Mais certaines blessures, comme certains souvenirs, ne s’estompent jamais vraiment. Elena se rappelait aussi des attentats que ses parents avaient dû affronter, orchestrés par l’Église de Sydonai.
Lucas revint peu après, les cheveux encore humides, visiblement apaisé par la chaleur de la douche. Il s’installa auprès de sa cousine pour discuter.
-
Elena, pourquoi ne m’as-tu pas dit que nous étions des variants ? demanda-t-il, troublé d’avoir été tenu à l’écart par celle qu’il considérait comme sa confidente.
-
Ma mère m’avait fait promettre de ne rien te révéler, Lucas, répondit-elle en baissant les yeux, le cœur lourd. C’était à tes parents de le faire.
-
Bien sûr, répliqua-t-il avec amertume. Et comme ils sont incapables de me dire la vérité ou de me faire confiance, c’est un fou dangereux qui s’en est chargé.
-
Je suis désolée, Lucas… Pardon, souffla-t-elle en s’approchant.
-
Il faudra bien que je l’accepte, je n’ai pas le choix. Mais je ne comprends pas ce qui se passe ces derniers jours…
-
Je sais que ce n’est pas facile. On va essayer de te changer les idées. Tu as des nouvelles de… tu sais qui ?
-
Hum, balbutia Lucas, visiblement déstabilisé. Je crois que quelqu’un est au courant pour moi.
-
Oh… Qui ?
-
Changeons de sujet, s’il te plaît.
-
D’accord. Dis, Lucas… tu veux voir mes capacités de variante ? demanda-t-elle, un sourire malicieux aux lèvres.
-
Quoi ? Tu sais déjà les contrôler ? s’étonna-t-il.
-
Un peu. Je te montre.
Elle se leva, alla chercher un verre d’eau dans la salle de bain, et revint dans la chambre. Mettant en évidence sa bague, elle tendit la main vers le récipient. L’eau se mit à vibrer, puis, lentement, s’éleva dans les airs, formant un anneau liquide qui tournoyait autour de Lucas, le laissant sans voix. Pour détendre l’atmosphère, Elena fit s’abattre doucement le liquide sur la tête de son cousin. Trempé, il éclata de rire, surpris.
Les jours suivants s’écoulèrent dans une morosité palpable. À mesure que l’effervescence médiatique retombait, les parents des deux héritiers s’efforçaient de comprendre qui, dans l’ombre, avait aidé Charles Bouvier. Elena et Lucas, eux, restaient inséparables, esquivant les questions des adultes et fuyant Jeanne dès qu’ils le pouvaient.
Ce soir-là, ils ne descendirent pas dîner avec leur famille. Leur appétit s'était émoussé, et l’ambiance à table leur semblait plus pesante que jamais. Affalés sur le tapis de la chambre, ils s’étaient mis d’accord pour regarder un vieux film d’action américain, interdit par le pouvoir impérial. Quelques répliques les faisaient rire malgré eux, et peu à peu, la tension retombait.
Le ventre creux, Lucas se leva pour aller chercher quelque chose à grignoter, mais à ce moment précis, quelqu’un frappa à la porte. Xavier, leur garde du corps, leur tendit un plateau-repas garni d’une soupe de légumes et de poisson. Il les salua brièvement, puis repartit, leur laissant ce dîner léger censé les apaiser, loin des regards et des tensions.
Les heures passèrent dans une atmosphère tiède, presque irréelle. Assis côte à côte, les deux cousins finirent leur repas du bout des lèvres, les yeux rivés à l’écran. La fatigue, insidieuse, les gagna sans prévenir. Leurs gestes ralentissaient, leurs souffles se faisaient lourds. Malgré leurs efforts pour lutter contre le sommeil, leurs paupières se fermèrent peu à peu.
Ils s’endormirent l’un contre l’autre, paisibles en apparence. Mais il était évident, à la chaleur étrange qui envahissait leurs membres, à cette torpeur anormale, que quelque chose n’allait pas.
Quelqu’un avait glissé un puissant somnifère dans leur repas.
***
Le lendemain matin, Illyria fut la première à se lever, bien avant l’aube. Les paupières encore lourdes, elle n’avait que peu dormi, hantée par les souvenirs des trois derniers mois. Depuis l’annonce de Jeanne sur l’enlèvement de Lucas, chaque détail revenait en boucle, martelant son esprit. Elle voyait sans cesse le visage de son fils, si fragile, si exposé aux dangers du monde extérieur et à la folie des hommes.
Un instant, elle se demanda si l'ignorance ne serait pas un havre de paix, une vie sans heurts. Peut-être qu’une vie simple, sans la vérité, aurait été plus douce. Mais très vite, elle chassa cette pensée : elle préférait affronter la douleur de la réalité que se réfugier dans le confort du mensonge. Elle n’avait plus le droit de se montrer faible. Il lui fallait protéger coûte que coûte les deux êtres qui lui étaient les plus chers.
Depuis la veille, elle avait refusé la présence de John à ses côtés. Il ignorait encore ce que Jeanne lui avait révélé, et Illyria, rongée par la peur et le ressentiment, ne se sentait pas capable de lui parler. Elle ne lui avait jamais vraiment pardonné son départ précipité pour la Fédération Unie, qu'il n'avait pas été présent à ses côtés durant cette douloureuse épreuve, et aujourd’hui, c’était elle qui portait le poids d’un silence accablant.
Quand elle jeta un coup d’œil dans la chambre attenante, Lucas et Elena dormaient toujours profondément, étendus l’un contre l’autre. Ils ne s’étaient pas réveillés une seule fois dans la nuit. Le somnifère, qu’Illyria ignorait encore, continuait de faire effet. Elle choisit de ne pas les déranger, ils devaient se reposer.
Devant la porte, Xavier restait en poste, inébranlable, veillant sur les deux adolescents tel une ombre protectrice au moindre danger, car le danger demeurait encore. Il assurait n’avoir rien vu d’anormal durant la nuit, aucun mouvement suspect, aucun bruit. Mais quelque chose dans son attitude avait changé : son regard scrutait les couloirs avec une vigilance accrue, comme si son instinct lui soufflait que quelque chose cloche.
À six heures trente, Illyria croisa Priscilla Castel, sa fidèle femme de chambre, déjà prête à recevoir ses directives. Un instant, elle la détailla plus longuement qu’à l’accoutumée. Depuis quelque temps, des murmures couraient dans les couloirs à propos de l’attitude étrange de Priscilla avec ses collègues, et d’une altercation violente avec Solange Benbassa lors de la maladie de Lucas. Illyria n’avait rien vu de ses propres yeux, et Priscilla était toujours restée irréprochable dans son service. Devait-elle la garder ? Ou commencer à douter, elle aussi ? Elle repoussa ces pensées, jugeant injuste de condamner une femme sur de simples rumeurs.
Peu après, elle se dirigea vers la bibliothèque, où Jeanne l’avait convoquée à la dernière minute. Elle y trouva Simon Dutreil, le majordome, ainsi que Solange Benbassa, déjà installée. Priscilla, visiblement appelée pour l’occasion, les rejoignit quelques minutes plus tard.
Un silence pesait dans la pièce, épais, presque gênant. Les regards échangés entre le majordome et la femme de chambre trahissaient une tension sous-jacente, que personne n’osait nommer. Solange semblait particulièrement tendue, mal à l’aise, comme prise au piège. Jeanne, quant à elle, restait impassible, les mains croisées sur ses genoux, observant tout sans mot dire.
John fit alors son entrée, suivi de Philippe et de Héra, tous vêtus de leurs robes de chambre, l’emblème familial brodé sur la poitrine. Illyria les détailla, méfiante.
C’était clair à présent : Jeanne manigançait quelque chose.
-
Bonjour, Mère, commença Illyria en inclinant respectueusement la tête. Bonjour à tous.
-
Madame la comtesse, répondirent les domestiques à l’unisson.
-
Que signifie cette réunion matinale ? Devons-nous attendre les enfants ? demanda Illyria, intriguée.
-
Xavier est avec eux, comtesse de Roselys, répondit Jeanne, d’un ton distant et hautain. Ils n’arrivent pas à se réveiller.
-
Auraient-ils veillé tard dans la nuit ?! s’offusqua Héra, retrouvant son ton sec habituel, surtout en présence des domestiques. Et pourquoi dorment-ils dans la même chambre, d’abord ?
-
Héra, ne commence pas, soupira Illyria, exaspérée.
-
Outre ces légers détails, reprit Jeanne en posant calmement ses mains sur les accoudoirs, je trouve anormal qu’ils ne se soient pas réveillés, malgré toutes les tentatives de Xavier.
-
Pardon ? s’exclamèrent Illyria et Héra à l’unisson, stupéfaites.
-
Oui, mes filles. Quelqu’un a saupoudré leur repas d’hier soir d’un somnifère particulièrement puissant. Rassurez-vous, leurs vies ne sont pas en danger. Mais j’exige que la personne responsable se manifeste immédiatement, déclara Jeanne, la voix glaciale.
Un silence de plomb tomba sur l’assemblée. Le soulagement des parents fut instantanément noyé par une inquiétude plus profonde. Qui avait pu faire cela ? Et pourquoi ?
Instinctivement, John se dirigea vers la porte pour rejoindre son fils, mais avant qu’il ne puisse l’ouvrir, celle-ci se referma violemment sous l’effet d’une force invisible. Les domestiques sursautèrent.
-
Que faites-vous ?! s’énerva John, les poings crispés. Ouvrez cette porte ! Je veux voir mon fils, maintenant !
-
Personne ne sortira d’ici tant que je n’aurai pas obtenu des réponses, répondit Jeanne avec fermeté.
-
Ce pourrait-il que ce soit le garde du corps, Xavier ? intervint Héra d’un ton méfiant. N'est-ce pas lui qui a porté le plat aux enfants ?
-
Je le confirme, madame la comtesse, appuya Simon Dutreil, le majordome.
Jeanne se tourna lentement vers Héra, les yeux plissés.
-
Où voulez-vous en venir, Héra ? Avez-vous eu une vision ?
-
Non, mère. Je pense que ce garde du corps pourrait vouloir du mal à nos enfants. Avez-vous envisagé cette hypothèse, Jeanne ?
-
Cet homme a sauvé votre sœur et votre neveu des balles d’un criminel, Héra de Hainaut, répliqua Jeanne sans hausser le ton. Et sa vigilance a empêché un assassinat cette nuit. J’en ai la preuve.
Un frisson parcourut la pièce. Tous retinrent leur souffle.
Jeanne sortit calmement un petit sachet transparent contenant une lame argentée.
-
Madame Castel, dit-elle en se tournant vers la femme de chambre, pouvez-vous m’expliquer pourquoi cette dague a été retrouvée dans votre chambre ?
-
Je vous demande pardon, madame ? s’étrangla Priscilla, blême. Une dague ? Je… c’est la première fois que j’entends parler de cet objet. Je… je ne comprends pas.
-
Vous aviez l’intention de tuer les enfants ?! hurla Simon, horrifié. Mon Dieu… quelle abomination.
-
Cette femme est le mal incarné, lâcha Solange avec véhémence, attisant l’orage.
-
Taisez-vous ! explosa Priscilla, son masque tombant l’espace d’un instant. Puis, se reprenant aussitôt, elle reprit d’une voix posée : Madame… pourquoi voudrais-je faire du mal au fils de ma maîtresse ? À sa cousine ? Cela n’a aucun sens.
Jeanne se leva, tenant toujours le sachet dans lequel reposait la lame. Elle s’approcha lentement du centre de la pièce pour que chacun puisse observer l’arme de plus près.
C’était un somptueux objet de collection, soigneusement ouvragé, appartenant autrefois à Illyria. Une pièce rare, volée dans une vitrine contenant des trésors venus d’Orient. La lame, légèrement courbée, aux finitions persanes délicates, n’était pas simplement décorative. Elle aurait pu être fatale à Lucas et Elena.
Illyria sentait la colère l’envahir. Priscilla, sa femme de chambre, était pour elle une personne de confiance. Elle ne pouvait croire à sa culpabilité. Elle la pensait incapable d’un tel acte.
Jeanne, imperturbable, reprit place sur un divan. Elle avait sorti la lame du sachet, ignorant volontairement les précautions censées protéger d’éventuelles empreintes.
-
Ce serait habile, n’est-ce pas ? dit-elle calmement. Faire accuser une innocente de vouloir éliminer les héritiers de ma noble lignée… Pourtant, l’un d’entre vous est bel et bien coupable. L’inspecteur Robert Deval m’a laissé des notes précieuses, et je sais désormais qui a osé s’en prendre à mon propre sang.
Un frisson parcourut l’assemblée.
Les regards se croisèrent, chargés de soupçon. Les souvenirs se remuaient, les gestes passés ressurgissaient avec brutalité. La confiance vacillait. Chaque silence devenait un aveu potentiel.
Jeanne se redressa, promenant son regard sur chaque personne présente dans la pièce.
-
Oui, tout le monde ici aurait eu un mobile, asséna-t-elle.
-
Sauf votre respect, vous divaguez complètement, intervint Philippe, sortant de son silence.
-
Ah, Philippe de Hainaut. Vous auriez tout intérêt à vouloir faire du mal à Lucas, n’est-ce pas ?
-
C’est faux, voyons ! répondit Philippe avec véhémence. Et vous insinuez que je voudrais m’en prendre à ma propre fille ?!
-
Je ne l’insinue pas, Philippe, rétorqua calmement Jeanne. Mais il est évident que vous auriez tout à gagner si Lucas était écarté. L’héritage des Roselys reviendrait alors entièrement aux De Hainaut.
-
Balivernes !
-
Mère, vous vous trompez, dit Héra, secouée par cet échange tendu.
-
Et vous, Héra, avec vos intuitions sélectives... Votre haine envers votre soeur Illyria est également connue de tous.
Héra n'osa pas répondre à Jeanne qui s’éloigna de quelques pas, se dirigeant vers John et Illyria.
-
Ce n’est un secret pour personne que nous ne nous supportons pas, n’est-ce pas, John ?
-
C’est une évidence ! Vous empoisonnez nos vies ! répliqua l’Américain avec agacement.
-
Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Vous n’êtes pas des nôtres, vous ne pouvez pas comprendre. Qui me dit que notre dispute n’avait pas été orchestrée de toute pièce ? Une mise en scène savamment étudiée pour pousser Lucas à fuir... dehors.
-
Sale garce !
-
Arrêtez ! s’écria Illyria, s’interposant. Cessez cela, Jeanne ! Vous ne voyez pas que nous sommes à bout ? Que nous sommes détruits et terriblement inquiets après tout ce que nous venons de vivre ? Je vous en supplie... si vous savez quelque chose, dites-le-nous !
-
Et vous, Illyria... Qui me dit que vous n’avez pas joué un rôle dans toute cette histoire ? Que votre absence de la capitale n’était pas un simple alibi, vous permettant d’agir librement contre votre propre fils ? Et maintenant, par la force des évènements, contre votre nièce...
Illyria se leva d’un bond. Une haine glaciale s’était imprimée sur son visage. Elle figea la pièce entière d’un geste sec, usant de son don.
-
Partez immédiatement ! Quittez ce château, Jeanne ! Sauf si… vous pourriez être la coupable ?!
-
Allons. Ne soyez pas stupide.
-
Il s’agit d’un jeu pour vous, un moyen de nous pousser à bout. Sortez immédiatement de chez moi ! ordonna Illyria.
-
Pas avant d’avoir démasqué le véritable complice de l’enlèvement de votre fils... Bien que ce soit douloureux, cette tension fera baisser sa garde au coupable. Vous avez joué votre rôle à la perfection.
-
Vous êtes... vous êtes abjecte ! Oser m’accuser... moi... de mon propre enfant !
-
Libérez tout le monde, Illyria. Et vous verrez la vérité éclater.
Illyria tourna le poignet. Tout à coup, les autres convives retrouvèrent leur liberté de mouvement. Jeanne, au centre de tous les regards, entre le mépris, la peur et les soupçons, continua de déambuler, imperturbable.
-
Bien. Je vais vous amener sur le chemin de la vérité. Implacable et terrible, dit-elle en se tournant vers Simon. Monsieur Dutreil, dit-elle en fixant le majordome. Le matin du 26 mars, le jour où Lucas a fugué… vous souvenez-vous du planning prévu pour le nettoyage de la maison ?
-
Je… non, madame. Cela remonte à plusieurs mois.
-
En effet. Et pourtant, il y a un détail troublant. Selon les notes de l’inspecteur Deval, le nettoyage de la bibliothèque devait avoir lieu deux jours plus tard. Pourquoi donc a-t-il été avancé à ce jour-là ?
Simon hésita. Son visage se ferma, sa voix se fit plus basse :
-
Je ne saurais vous dire, madame… C’est peut-être une initiative des domestiques…
-
Justement. Mademoiselle Benbassa ? ajouta Jeanne en pivotant vers Solange. Auriez-vous une explication ?
-
J’avais un peu d’avance ce jour-là, alors j’ai pris l’initiative de nettoyer la bibliothèque. Ce n’est tout de même pas un crime, non ? répondit Solange avec un sourire crispé.
-
Peut-être pas, en effet. Mais vous avez affirmé à l’inspecteur que vous suiviez scrupuleusement l’emploi du temps. Vous souveniez-vous de la date, ce jour-là ?
-
J’étais peut-être distraite, répondit-elle, agacée.
-
Dans ce cas… pourquoi Deval a-t-il noté la présence de poussière sur les ouvrages ? lança Jeanne, la voix soudain plus tranchante. Une bibliothèque fraîchement nettoyée n’est pas censée être recouverte de poussière.
-
Vous m’accusez de mentir, madame la comtesse ? répliqua Solange, les joues rouges.
-
Je dis simplement que l’inspecteur Deval ne notait jamais un détail par hasard.
Un silence oppressant tomba dans la pièce.
Illyria, figée, repensait à cette terrible journée où elle avait couru à travers les couloirs, le cœur au bord de l’explosion, apprenant la disparition de son fils. Les souvenirs revenaient avec brutalité, et pour la première fois, elle sentit que Jeanne avait peut-être raison de remuer le passé.
Tous les regards convergèrent vers Solange. Elle semblait suffoquer sous le poids des soupçons. Jeanne s’approcha d’elle, comme une institutrice sévère devant une élève prise en faute.
Son regard était glacial. Son ton, imprévisible.
-
J’aimerais savoir ce qui s’est réellement passé ce jour-là. Ce que vous avez fait pour que mon descendant quitte son foyer, ordonna Jeanne, relevant le sourire cynique de la servante.
-
Vous voudriez bien le savoir, hein ? rétorqua cyniquement l’intéressée.
Jeanne asséna alors une gifle à Solange, sous les yeux stupéfaits de tous les présents. Le coup frappa l’égo de la servante, qui se tint la joue endolorie, un air de défi sur le visage.
-
Je ne lui ai rien dit du tout. J’avais ouvert la fenêtre peu avant votre altercation avec cet immigré, rétorqua Solange en désignant John. Et votre toutou a sagement pris le chemin que je lui avais tracé. S’il n’était pas parti de lui-même, j’aurais avisé.
Illyria voulut bondir sur Solange, tel un fauve protégeant sa progéniture, mais Jeanne la retint d’un geste ferme. Tous semblaient soudain comprendre la duplicité de cette femme, qui n’avait pourtant ni l’allure ni le profil d’une criminelle. John, quant à lui, resta près de sa femme, sans comprendre où Jeanne voulait en venir.
-
Vous avez profité de la détresse émotionnelle d’un enfant pour le piéger et l’enlever avec vos complices, qui guettaient dans le petit bois, n’est-ce pas ? accusa Jeanne.
-
Quoi ?! lança John, choqué. Vous et l’inspecteur aviez dit que Lucas avait fugué !
Toute la pièce fut saisie de stupeur. Soudain, Héra eut une vision du passé, dans laquelle Lucas était retenu captif. Ce fut bref, intense, terriblement douloureux. Des larmes dévalaient son visage pâle après ces terribles flashs.
-
Non, John, répondit Jeanne d’une voix calme mais lourde de gravité. Lucas n’a pas fugué. Cette femme lui a ordonné de sortir, prendre l'air, de partir loin d'ici. Me tromperai-je ?
La servante secoua la tête, confirmant les propos de Jeanne.
-
Oui, Solange Benbassa est la complice de Charles Bouvier, son amant, et un ancien membre de l’Église de Sydonai. Ils ont commandité l’enlèvement et la séquestration de votre fils durant plusieurs jours, dans la sordide maison de Rosaline Ducournau, une criminelle notoire assistée de Bertrand, son neveu handicapé qu’elle manipulait avec un sadisme hors du commun. J'ai tout vu, dit-elle avec émotion. Lucas l’avait supplié de l’aider. Bertrand voulait le libérer, juste avant d’être éliminé avec sa tante. Tous ces détails, je les connais grâce à l’inspecteur Deval. Il a pu recueillir les souvenirs de Lucas à l’hôpital grâce à son don psychique. Mais votre fils ne se souvient de rien… parce que j’ai imploré Robert Deval d’effacer les tortures et les traumatismes qu’il avait subis. Je n’avais pas le choix.
-
Le pauvre ! railla Solange, dans le but de provoquer davantage Illyria et John.
-
Que lui avez-vous fait ?! cria John, hors de lui. Il bondit, prêt à en découdre, mais Jeanne le retint.
-
Restez assis, John. Laissez-moi terminer.
Elle se tourna de nouveau vers Solange.
-
Ainsi, mademoiselle Benbassa s’est rendue chez Rosaline Ducournau pour exécuter froidement ses complices, devenus des suspects sérieux pour l’inspecteur Deval. Charles Bouvier ne pouvait s’en charger lui-même, car il enquêtait sur l’affaire dans le but de brouiller les pistes. La suite reste floue : vous avez gardé Lucas captif dans un autre lieu… une chambre sans lumière. Là, vous lui avez fait subir de nombreux prélèvements. Dans quel but ?
-
Pour l’argent ! répliqua Solange, le visage déformé par une expression machiavélique. Nous avons besoin de fonds pour nous reconstruire et bâtir une nouvelle Église de Sydonai. Et notre maître sera ravi d’apprendre que nous avons réussi à vous atteindre en torturant le fils de cette garce ! lança-t-elle en pointant Illyria. Nous avons une mission suprême : éliminer les variants. Seuls les fidèles connaîtront le salut ! Les agences de recherches biologiques savent se montrer très généreuses quand on leur vend des échantillons de spécimens aussi rares.
-
Vous avez vendu ces échantillons à qui ? insista Jeanne, les mâchoires crispées.
-
L’Agence de Recherches sur les Mutations Biologiques… la BMRA, entre autres, avoua Solange.
Le visage de Jeanne se figea à l’énumération du nom de cette puissante agence américaine, propagatrice d’un poison lent, prétendument scientifique, contre les variants. Elle mobilisa tout son sang-froid pour ne pas céder à la pulsion vengeresse qui la poussait à saisir la dague posée sur la commode.
John et Illyria, eux, se mirent à pleurer, submergés par l’horreur de ce qu’ils venaient d’apprendre. Leur fils. Torturé. Vendu. Les entrailles broyées par la douleur, ils ne ressentaient plus qu’un désir brûlant de vengeance. Voir Solange Benbassa souffrir devenait une nécessité, un exutoire. Un tel crime ne pouvait rester impuni. Aucun être vivant ne devrait subir une chose pareille.
Solange, quant à elle, observait chacun d’eux à tour de rôle, fière du chaos qu’elle avait semé avec Charles Bouvier.
-
Je vais vous tuer, menaça Illyria, le visage tordu par une rage incontrôlable. Héra, sa soeur, la retint, même si la tentation était trop grande. Je le jure devant Dieu, cette femme doit mourir ! hurla-t-elle.
Toute l’assemblée reconnut le cri d’une mère prête à détruire quiconque s’en prendrait à son fils. La comtesse de Roselys fut contenue par son époux, qui bouillait intérieurement. Jeanne reprit une voix plus maternelle.
-
Illyria, laissez-moi faire.
-
Elle ne s’en tirera pas comme cela, promit Héra, tentant de calmer sa sœur. J'ai vu ce qu'il va lui arriver...
-
Solange, dites-moi, pourquoi avez-vous ramené Lucas à l’hôpital ? demanda Jeanne, implacable.
-
Je voulais l’égorger, et lancer un message à tous vos semblables. Mais Charles s’est dégonflé au dernier moment ! Il voulait qu’on le laisse en vie pour ne pas créer un martyr servant la cause des variants. Il disait que c’était trop tôt. Mais cet inspecteur de malheur ne nous aurait pas lâchés ! De toute façon, l’étau va bientôt se resserrer sur les gens de votre espèce. Nous finirons bien par gagner… et goûter à la félicité qu’on nous a promise ! asséna Solange.
La patience d’Illyria fut mise à rude épreuve. Elle tremblait de rage, révoltée jusqu’au plus profond de son être. En maintenant sa sœur, Héra lui fit entrevoir une vision d’un futur proche : une sanglante altercation se dessinait, inévitable. Un corps tombait au sol, inerte, dans une mare de sang.
-
Comment avez-vous pu faire ça ?! Torturer mon petit garçon innocent... hurla Illyria, la voix brisée par l’indignation.
-
Son ADN n’est pas innocent, ni le vôtre, répliqua Solange avec un dégoût glacé. Et quand votre bâtard deviendra adulte, il se reproduira pour perpétuer votre race indigne de fouler cette Terre !
-
C’est lui qui vous envoie, n’est-ce pas, Solange ? intervint Jeanne, les yeux plissés, parlant de son ennemi juré.
-
Il vous salue, répondit la servante avec affront.
-
Où est-il ?! invectiva Jeanne en maintenant fermement le menton de la coupable. Je me montrerai plus clémente quant à votre sort si vous m’indiquez où je peux le trouver.
-
Personne ne sait où il est, rétorqua Solange, énigmatique.
-
Seriez-vous contrariée d’apprendre que votre guide suprême est un variant ?
-
C’est impossible ! hurla Solange. Jamais il n’aurait menti, surtout pas à ses fidèles !
-
Navrée de vous l’apprendre… mais votre gourou a vécu plus de sept siècles. Tout comme moi.
L’attitude de Solange changea subitement. Le doute traversa son regard : et si cet homme mystérieux, ennemi juré de Jeanne, était effectivement un variant qui les avait tous dupés ? Mais l’espace d’un souffle, le doute se mua en déni. Elle resserra ses mâchoires et laissa monter une nouvelle suspicion.
-
Comment avez-vous su que j’allais empoisonner les enfants, hier soir ? demanda-t-elle à Jeanne, d’une voix venimeuse.
-
Hier, Priscilla Castel m’a mise au courant de vos agissements suspects. Ses yeux sont dotés d’un don surprenant : analyser les molécules.
-
Sale garce ! vociféra Solange. T’es une sale variante, toi aussi !
Priscilla se contenta de la fixer, provocante et imperturbable. Elle savait qu’elle avait mis Solange en échec. Cette dernière, enragée, ruminait intérieurement, maudissant cette femme arrogante qu’elle n’avait jamais pu supporter.
Illyria, elle, se confortait dans l’idée que sa femme de chambre était digne de confiance. Grâce à Jeanne.
-
J’avais besoin des notes de Robert, qui m’ont fourni toutes les preuves nécessaires pour vous accuser, poursuivit Jeanne. Vous avez empoisonné les plats destinés aux enfants, hier soir. Priscilla m’a prévenue, et nous avons agi rapidement. Nous avons échangé les assiettes pour y ajouter des somnifères. Je devais tenir les enfants éloignés, à l’écart, en sécurité dans leur chambre, sous la surveillance étroite de Xavier Cambrai. Alors qu’il se tenait invisible près de la porte, il vous a surprise, vers trois heures du matin, en train de forcer la serrure. Vous vouliez vous assurer qu’ils étaient morts en leur plantant cette lame. Vous avez échoué… et tenté de jeter le discrédit sur Priscilla Castel en cachant cette lame dans sa chambre. Dommage.
-
J’aurais réussi si vos laquais ne s’étaient pas mis en travers de ma route ! cracha Solange.
-
Sans doute. Bien. Jeanne se pencha lentement vers elle. Comment voulez-vous mourir, mademoiselle Benbassa ? Je ne suis pas certaine que vous méritiez une mort rapide.
-
C’est vous qui allez mourir ! cracha la servante, les yeux fous.
La coupable se leva soudainement, une arme à feu dissimulée dans les replis de sa robe de servante. Mais à peine eut-elle le temps de l'extraire que Jeanne leva un bras, ses doigts crispés dans un geste instinctif. D’un coup sec, l’arme fut projetée au sol, repoussée violemment par une onde invisible. La télékinésie avait frappé.
Solange s’élança aussitôt vers le hall d’entrée, bousculant un fauteuil au passage, dans une fuite éperdue. Elle gravit les escaliers en trombe, mue par une frénésie sauvage. Derrière elle, les parents, Simon et Priscilla s’élancèrent sans réfléchir. Ils savaient tous ce qu’elle comptait faire. Les enfants. Elle allait tenter l’impensable. Le cœur battant à tout rompre, Illyria hurla le prénom de son fils. Mais déjà, Solange atteignait le palier. À quelques mètres à peine de la porte de Lucas.
C’est alors que Xavier surgit de l’ombre. Comme une lame jaillie d’un fourreau, il apparut entre deux respirations, dégainant son arme en braquant la meurtrière d’une voix glaciale.
-
Ne bougez plus, Solange. Un pas de plus, et je vous abats.
La servante s’immobilisa, le souffle court, tétanisée. Elle connaissait la réputation de Xavier Cambrai, et savait qu’elle n’était rien face à lui. L’ombre d’un doute traversa son regard. Puis, comme un rat acculé, elle se jeta dans la chambre d’amis adjacente, claqua la porte et tourna la clé dans un fracas sec.
Là, haletante, elle ouvrit la fenêtre dans l’espoir de fuir par le balcon. Mais avant qu’elle n’esquisse un geste, un craquement sourd fit vibrer la serrure : Jeanne venait de forcer la porte par la seule puissance de son esprit.
Illyria voulut s’élancer, prête à figer le temps d’un regard, mais la porte claqua violemment sous l’impulsion de Jeanne. Elle venait de la refermer à nouveau, verrouillant l’accès.
-
Non. Je dois le faire seule, déclara-t-elle d'une voix intérieure que personne n’entendit, mais que chacun comprit.
Le silence s’abattit dans le couloir, pesant, presque sacré. Tous retinrent leur souffle.
Dans la pièce, la comtesse douairière ne bougea pas. Elle fixait Solange avec une intensité glaciale. Un calme de tempête s’installa, dense et irréversible.
D’un geste imperceptible, elle tendit la main vers un coupe-papier, posé sur le bureau comme une relique oubliée. Ses doigts se contractèrent. Son regard devint lame.
Solange hurla en se ruant vers elle. Mais c’était trop tard.
Les doigts de Jeanne tranchèrent l’air, et l’objet s’arracha du bois, fusant dans l’espace comme une flèche divine. Le temps sembla suspendu. L’acier transperça la poitrine de la traîtresse avec une précision chirurgicale, droit au cœur.
Un son mat. Un souffle coupé. Puis la chute.
Tous sursautèrent à l’extérieur en entendant le corps s’effondrer. Jeanne rouvrit la porte. Elle parut un instant immense dans l’encadrement, l’ombre portée d’une justice sans pitié. Solange Benbassa gisait sur le sol, le regard vide, figé dans une expression de stupeur et de haine mêlées. Le sang s’écoulait lentement, formant une mare qui atteignait les pieds du lit. Une tache indélébile, comme ses crimes.
Jeanne s’approcha, impassible. Elle laissa son regard se poser une dernière fois sur le corps.
Elle ne méritait pas de vivre, pensa-t-elle. Pas après ce qu’elle avait fait subir à Lucas. Pas après avoir trahi Robert. Pas après avoir pactisé avec l’Ennemi.
En son for intérieur, elle espéra que cette mort mettrait un terme aux souffrances. Que cela accorderait enfin la paix à l’âme de Robert Deval. Lui qui avait tout sacrifié pour les protéger.
La justice des hommes aurait été bien trop clémente. Ce matin-là, c’est la mémoire des justes qui venait de parler.


Jeanne

Héra

Illyria

Philippe

John

Xavier

Lucas

Priscilla

Elena

Simon
Chapitre 12 - Dénouement
24 juin 2101
Illyria et son mari contemplaient le corps inerte de Solange Benbassa, étendu sur le sol. John, habituellement réservé dans l’expression de ses émotions, ne put retenir ses larmes. Loin de lui, l’idée de fuir cette réalité : il savait que ses absences répétées en Fédération Unie avaient profondément éprouvé sa femme, tout comme leur fils. Illyria le serra contre elle. Ils devraient affronter cette épreuve ensemble.
Héra et Philippe s’approchèrent en silence. Malgré les différends passés, leur compassion envers les Roselys était sincère. Personne ne méritait de vivre pareille situation. Le lien familial, aussi conflictuel fût-il, restait un fil invisible mais puissant. Héra, troublée, se sentit pour la première fois plus proche d’Illyria en tant que mère qu’en tant que sœur. L’horreur de ces derniers jours avait changé leur perspective.
Les révélations de Jeanne, la comtesse douairière, avaient mis en lumière un complot orchestré par l’Église de Sydonai, une guerre souterraine menée contre leur lignée. Un cycle sans fin, où chaque tentative de paix semblait vouée à l’échec.
Jeanne, debout près de la fenêtre, fixait les arbres que le vent faisait frémir. Elle tentait de rassembler ses pensées, pesant la prochaine décision à prendre. Priscilla Castel se leva, s’approcha du corps de Solange pour en confirmer le décès, puis regagna sa position initiale, l’air grave. Simon, figé, l’observait en silence. Le majordome, variant lui-même mais ayant choisi de ne plus recourir à ses pouvoirs, était troublé. Il ignorait tout de la nature de Priscilla, et jusqu’à présent, leur relation avait été distante, voire conflictuelle. Ce jour-là, cependant, un simple regard changea tout. Il inclina légèrement la tête, un geste empreint de respect.
Jeanne se retourna. Son regard balaya la pièce avec une détermination calme. Elle ne cherchait pas à accuser, mais à tenir bon. Elle s’approcha lentement du cadavre de Solange, leva sa main droite, puis la tendit vers elle. En quelques secondes, le corps de la servante se désintégra, réduit à une fine poussière organique qui se dissipa dans l’air, ne laissant derrière elle que la dague orientale et les traces de sang sur le tapis. Jeanne venait d’accélérer le vieillissement des cellules de la traîtresse jusqu’à leur complète décomposition.
Ce geste, bien que maîtrisé, lui infligea une migraine aiguë.
Ils se rendirent ensuite à la bibliothèque. Jeanne s’installa sur un divan, tentant d’apaiser la douleur lancinante dans son crâne. Ce don, qu’elle n’employait que rarement malgré les siècles d’expérience, restait éprouvant.
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Nous devons adopter une attitude normale lorsque les enfants vont nous rejoindre, dit-elle, haletante, la voix voilée par l’épuisement.
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Mère, vous êtes souffrante, s’inquiéta Illyria en s’approchant.
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Ne vous en fais pas, Illyria. Mais je vous demande à tous de garder le silence sur ce qu’il s’est passé ici. Lucas et Elena ne doivent rien savoir !
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Vous voulez lui mentir ? Faire croire à Lucas qu’il s’est enfui ? s’exclama John, profondément choqué.
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Êtes-vous seulement conscient des séquelles psychologiques irréversibles que cela lui causerait si vous lui révéliez la vérité ?! rétorqua Jeanne d’un ton sec. Je vous l’interdis, John ! Il est bien trop fragile. Il n’a pas besoin d’un nouveau traumatisme.
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Je refuse de lui mentir ! répondit-il avec fermeté.
-
Non, chéri, intervint Illyria, douce mais déterminée. Cette fois, je ne suis pas de ton avis. Nous devons penser à notre enfant avant tout… Nous avons failli à notre devoir de parents.
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Illy’… Comment peux-tu dire ça ?! murmura John, stupéfait, blessé par les paroles de sa femme.
Héra et Philippe restaient à l’écart. La question de l’éducation de Lucas ne leur appartenait pas, et eux-mêmes luttaient à guider leur fille Elena sur une voie qui ne lui convenait plus.
Simon et Priscilla, comprenant que le moment leur échappait, se retirèrent avec discrétion. Le majordome reprit son rôle habituel, tandis que Priscilla proposa son aide si nécessaire. Le couple de Hainaut quitta également la pièce, désireux de s’assurer auprès de Xavier Cambrai que les enfants étaient en sécurité.
John s’éloigna d’Illyria pour ouvrir la fenêtre. Il avait besoin de respirer, de s’extraire un instant de l’atmosphère étouffante qui régnait dans la pièce. Ses pensées tournaient en boucle, et la frustration le rongeait : comment pouvaient-elles décider, Jeanne et Illyria, de lui cacher une chose pareille ? Il tourna un regard sombre vers sa femme, une idée lui traversant l’esprit – une idée insupportable.
-
Tu savais. Tu savais que Lucas avait été enlevé, et tu ne m’as rien dit, Illyria ? s’exclama-t-il, stupéfait.
-
C’est moi qui lui ai interdit de vous en parler, répondit calmement Jeanne. Il fallait vous tenir à l’écart, le temps que Robert Deval et moi identifions les responsables de ce crime.
-
Je ne vous ai rien demandé, vous ! s’insurgea John, hors de lui. Si vous ne vous étiez pas mêlée de nos vies, nous n’en serions pas là ! Toutes ces histoires de vengeance, de criminels… elles viennent de vous !
-
Ça suffit, John ! répliqua Illyria avec colère, pointant un doigt accusateur vers lui. Tu es aveugle ? Sans Jeanne, Lucas serait peut-être mort ! Notre fils… ! s’écria-t-elle avant d’éclater en sanglots, incapable de retenir l’émotion. Cesse donc d’accuser les autres ! Nous devons assumer notre part de responsabilité en tant que parents.
-
Illyria, je refuse d’obéir à Jeanne. C’est au-dessus de mes forces !
-
Alors retourne en Fédération Unie, John. Va retrouver ton premier fils, lança-t-elle, indignée.
Cette remarque le frappa de plein fouet. Ce n’était pas la première fois qu’elle évoquait ce pan douloureux de sa vie, cette part de lui qu’il avait longtemps tenté de réconcilier. Ludovik, son fils aîné, avait dix-sept ans et vivait à New York, dans les quartiers défavorisés de Port Morris. Illyria ne l’avait jamais rencontré, ne connaissait de lui qu’une seule photo, et la ressemblance entre les deux demi-frères l’avait marquée – si ce n’était leur différence d’âge, on les aurait pris pour des jumeaux.
Lisa, la mère de Ludovik, avait été sa première grande histoire d’amour avant qu’il ne tente sa chance en s’exilant dans l’Empire Europa. Il ignorait alors qu’elle était enceinte. Ce n’est que des années plus tard qu’elle lui avait révélé l’existence de leur fils.
Le mariage avec Illyria en avait été ébranlé. Elle avait dû faire d’énormes efforts pour accepter cette vérité, allant jusqu’à permettre à John de rendre visite à ce fils qui refusait catégoriquement tout lien. Ludovik le rejetait, estimant que son père avait choisi l’aisance et le prestige d’une nouvelle vie plutôt que de rester auprès de lui et de sa mère, dans la misère des rues new-yorkaises. L’adolescent au tempérament rebelle était difficile à canaliser.
Jeanne, seule, connaissait cette histoire. Et si elle ne se privait jamais de faire des remarques acérées à John, elle n’aurait jamais toléré que le mariage de sa descendante s’effondre à cause de ce passé. Elle savait que Lucas avait besoin de grandir auprès de son père, car aucune lettre, aucun cadeau, aucun message ne remplacerait jamais la présence réelle d’un parent.
-
Je sais combien tout cela est douloureux, reprit Jeanne, tentant d’apaiser les tensions. Mais il faut maintenant regarder vers l’avenir. Sachez, John, que je vais bientôt partir. Je dois retourner en Fédération Unie. Mon projet m’y attend… tout comme votre pays natal. Vous devrez faire face, sans moi, aux dangers qui guettent Lucas. Et je vous conjure de ne pas les sous-estimer. Vous l’avez déjà fait par le passé.
Elle marqua une pause avant de conclure, le regard chargé d’une gravité rare.
-
Robert Deval, cet homme remarquable en qui j’avais placé ma confiance, n’est plus là pour nous aider. Vous devrez choisir entre le confort et la sécurité de Lucas, et sa liberté de vivre comme un adolescent, de faire ses premières expériences, de rencontrer des jeunes de son âge. Et croyez-moi, cette tâche sera plus difficile qu’elle n’y paraît.
-
Merci, Jeanne. Pour tout ce que vous avez fait, murmura Illyria avec sincérité.
-
Nous ne nous entendons pas, mais… je reconnais que vous avez sauvé mon fils, à votre manière, admit John à contrecœur.
Jeanne esquissa un sourire à peine perceptible.
-
Allons voir votre fils. Et votre nièce. Ils nous attendent.
Ils gravirent l'escalier de marbre du hall pour rejoindre le premier étage, où Xavier attendait devant la porte de la chambre. John et Illyria entrèrent dans la pièce où reposait leur fils, tandis que Jeanne resta un moment avec le garde du corps pour discuter des prochaines étapes.
-
Voulez-vous vous joindre à moi, monsieur Cambrai ? demanda-t-elle.
-
Je vais rester, pour veiller sur l’enfant, répondit l’homme, retirant ses lunettes holographiques. Il dévoila enfin ses yeux bruns à la comtesse douairière, qui fut brièvement troublée par son indéniable charme méditerranéen.
-
Vous pourriez m’aider dans le projet que j’initie en Fédération Unie, si le cœur vous en dit.
-
Encore une entreprise secrète où les variants combattent l’oppression et l’injustice ? Très peu pour moi, répondit Xavier, déclinant poliment l’offre.
-
Dommage, sourit-elle. Si jamais vous changez d’avis, sachez que vous pourrez me solliciter quand vous le voudrez… en mémoire de votre père, notre regretté Robert, ajouta-t-elle avec une pointe de mélancolie.
-
Vous l’aviez bien connu, apparemment, remarqua Xavier.
-
Votre père était un grand homme, ne l’oubliez jamais. Et n’ayez pas honte de dire que vous êtes son fils. Protéger les innocents fait partie de votre ADN, tout comme cela faisait partie du sien.
-
Ravi de l'entendre.
-
Votre aide pour la protection de Lucas est la bienvenue, Xavier. Adieu, conclut Jeanne.
-
Merci, madame, répondit-il avant de remettre ses lunettes.
Il s’éloigna pour faire une ronde dans le château de Barly et effacer les preuves de la mort de Solange Benbassa dans la bibliothèque. Il avait tout entendu grâce à l’oreillette que Jeanne portait, au cas où les choses tourneraient mal.
Illyria et John découvrirent Lucas et Elena encore au lit, groggys à cause du somnifère dont les effets secondaires persistaient. Le couple Roselys trouva la scène touchante — un moment suspendu, fragile, après le tumulte encore trop récent dans leur mémoire.
Illyria s’assit doucement près d’eux, tandis que John ouvrait les rideaux et la fenêtre pour laisser entrer la clarté du matin. Il revint ensuite près du lit des deux héritiers, les mains sur les hanches. Sa voix s’éteignit presque, étouffée par les doutes. Devait-il tout avouer à Lucas ? Le calvaire qu’il avait vécu, les silences, les décisions… Il réalisa que Jeanne et Illyria avaient peut-être eu raison de vouloir protéger leur fils du poids de la vérité.
Il décida de repousser cette question à plus tard, avec un esprit reposé. Ce moment n’était pas propice à une telle confession.
-
Allez, les enfants, debout maintenant ! lança John d’un ton directif.
Il n'eut pour réponse que des grognements de fatigue.
-
Il est plus de dix heures trente, murmura Illyria en s’approchant.
Lucas et Elena s’emmitouflèrent davantage sous le drap, bien décidés à grappiller quelques minutes de sommeil supplémentaires.
-
Bon, je crois que je vais devoir employer la manière forte… n’est-ce pas, Illyria ? glissa John, un sourire en coin.
-
Si c’est ce que je pense, je t’apporte mon aide, répondit-elle, complice.
La punition fut implacable.
John et Illyria décidèrent de s’en prendre joyeusement aux deux cousins à coups de chatouilles. Côtes, pieds, cou… rien n’échappa à leur assaut. Les adolescents éclataient de rire, incapables de se défendre efficacement face à cette attaque surprise. Leurs éclats de voix attirèrent Héra et Philippe qui accoururent jusqu’à la porte de la chambre. La comtesse de Hainaut, fidèle à son flegme hautain, leva les yeux au ciel et jeta un regard exaspéré à son mari. Mais aucun des deux n’osa faire de remontrance : le moment ne s’y prêtait guère.
Dans le couloir, Jeanne esquissa un sourire. Ce moment de joie contrastait si intensément avec les trahisons et les drames récents. C’était cela, la vie : ces instants fugaces qu’il fallait apprendre à chérir, sans les laisser s’effacer dans l’ombre du passé ou la crainte de l’avenir.
Même les individus dotés du don de précognition, comme Héra de Hainaut, savaient que l’avenir n’était jamais figé. Il se façonnait au fil des choix, des renoncements, des hasards et des volontés.
Jeanne s’avança, le visage sévère, interrompant brusquement le moment d’hilarité. Puis, son expression s’adoucit, et elle invita chacun à la rejoindre dans la salle à manger.
Héra et Philippe insistèrent pour qu’Elena passe par leur chambre afin de se changer de manière convenable. John et Illyria, quant à eux, restèrent aux côtés de Lucas, encore un peu sonné, mais plus alerte.
Avant de quitter la pièce, Jeanne remarqua l’expression mélancolique d’Illyria. Elle comprenait : malgré sa force apparente, la comtesse de Roselys était rongée d’inquiétude. Ce qu’avait vécu son fils, l’incertitude de ce qui l’attendait dehors… aucun parent ne pouvait reprendre le cours d’une vie normale après un tel traumatisme.
Jeanne le savait. Désormais, elle veillerait sur Lucas avec l'aide de Xavier Cambrai. Non pas dans la lumière, mais dans l’ombre. Discrètement. Silencieusement. Et elle interviendrait si un danger menaçait.
-
Quelque chose ne va pas ? demanda doucement Lucas.
-
Bien sûr que non, Lucas. Nous allons simplement déjeuner tous ensemble, répondit Illyria.
-
Jeanne ne semblait pas très contente, fit remarquer l’adolescent.
-
Jeanne ? Tu as raison. Elle n’est jamais contente, répondit John en imitant la voix pincée de la comtesse douairière, déclenchant un fou rire chez son fils.
Après cette nouvelle touche d’hilarité, Lucas s’assit au bout de son lit, près de sa mère et de son père. Il trouvait ce moment propice pour aborder les événements de la veille, encore trop vifs dans son esprit.
-
Mère, Père… est-ce que nous sommes encore en danger ? osa-t-il demander, la voix tremblante, attendant leur réponse comme on attend un verdict.
-
Non, plus maintenant, avoua Illyria, malgré l'inquiétude envahissant son esprit. Jeanne s'est occupé de tout, et nous devons lui montrer notre reconnaissance et notre gratitude. Mais je suis convaincue que nous ne pouvons pas vivre retranchés derrière des murs, et c'est la raison pour laquelle nous avons décidé quelque chose avec ton père. À partir de maintenant, tu prendras part aux décisions te concernant, mon chéri. Tu es assez grand et mature.
-
Nous allons d’ailleurs nous renseigner pour t’inscrire à l’internat impérial d’Arras pour la rentrée prochaine, ajouta John, prenant de court sa femme.
-
Ah oui ? s’étonna Lucas, les yeux brillants d’espoir. C’est génial ! Mais… je devrais être suivi par Xavier ? demanda-t-il, fronçant les sourcils, visiblement peu enthousiasmé par cette perspective.
-
Oui, répondit Illyria. Même si l'on m'a assurée que cet établissement est à la pointe au niveau de la sécurité, il faut qu'on assure ta sécurité. Promets-nous de rester prudent, mon chéri.
Lucas comprit qu'il ne pouvait pas se permettre d'être inscoucient. Il savait que Xavier ne l'empêcherait pas de s'épanouir au sein de l'internat, seulement d'assurer sa sécurité.
-
Je vous le promets. Je resterai vigilant, affirma Lucas avec sérieux.
-
Et puisque nous sommes dans les bonnes résolutions, que diriez-vous de passer l’été en Fédération Unie ? proposa John avec un sourire.
-
Chéri, chaque chose en son temps, le tempéra Illyria, esquivant un sujet encore sensible. Il vaut mieux se reposer pour l’instant. Nous réfléchirons ensemble, plus tard, à une prochaine destination. Mais tâchons de ne pas froisser Sa Majesté l’Empereur en retardant trop notre venue à la cour. Nous devons aussi penser à la suite… Tu es d’accord ?
-
Oui, s’il le faut, répondit Lucas en soupirant. Je pense que je suis prêt à y aller. Et… concernant mes capacités de variant ?
-
Ne t’en fais pas. Je t’expliquerai bientôt comment les canaliser, quand elles apparaîtront. Comme Jeanne l’a fait pour moi, à ton âge. Il te faudra probablement un catalyseur, comme la bague qu’Elena porte à son doigt. Tu vois ce que je veux dire ?
-
Oui, mère. Elle m’a montré comment elle contrôlait l’eau. C’est fascinant, reconnut Lucas, des étoiles dans les yeux.
-
Allez, habille-toi, et rejoins-nous dans la salle à manger, conclut John d’un ton affectueux.
Illyria et John embrassèrent leur fils sur le front avant de quitter la pièce. Lucas resta un instant assis, songeur. Il se demanda s’il n’aurait pas dû profiter de cette occasion pour révéler ce qu’il gardait enfoui depuis si longtemps. Mais il n’en avait pas encore la force. Trop de questions se bousculaient dans sa tête, trop de peur de leur réaction. Le danger semblait écarté, au moins pour un temps, et cela suffisait à apaiser son cœur meurtri. L’idée d’aller à l’internat impérial d’Arras lui offrait une perspective nouvelle, un vent d’espoir. Là-bas, il pourrait rencontrer d’autres jeunes, apprendre, évoluer, sans crainte permanente d’être pourchassé.
Le garçon se lava en vitesse, s’habilla rapidement, soucieux de ne pas faire attendre les autres. Alors qu’il se peignait devant la glace, on frappa doucement à la porte.
-
Entrez, lança-t-il, convaincu qu’il s’agissait d’Elena ou d’un autre membre de la famille venu le presser.
Ce fut Priscilla Castel qui entra, refermant la porte derrière elle. En se retournant, Lucas sursauta, pris au dépourvu par la présence de la femme de chambre qui s'avança vers lui, manifestement mal à l'aise.
-
Je ne serai pas longue. Je suis venue te dire que j’ai tenu ma promesse, mon jeune ami, murmura-t-elle à voix basse pour que personne ne puisse entendre. Tu savais que j’étais une variante, et tu n’as rien dit, comme je te l’avais demandé.
-
Non, je vous le jure, à personne ! répondit Lucas, la voix nouée.
-
N’aie crainte, ils le savent maintenant. Sache que mes capacités t’ont sauvé lorsque tu étais au plus mal. À présent, tu dois penser à l’avenir ; tu as beaucoup de chance de vivre dans une famille qui t’aime. Tous nos semblables ne peuvent pas en dire autant. J’espère que tu le réalises, même si les choses ne sont jamais parfaites, ni simples.
-
J’en suis conscient, après tout ce qui nous est arrivé… Je tenais à m’excuser d’avoir douté de vous, madame Castel, surtout si vous m’avez sauvé la vie. Merci infiniment.
-
Je t’en prie. Pour le reste, je n’ai pas de conseils à te donner. Toi seul peux choisir la meilleure manière d’agir.
-
C’est si dur… avoua Lucas dans un souffle. J’ai peur de les décevoir.
-
Vivre dans la peur n’est pas souhaitable, pas plus que de vivre dans le mensonge. Je te souhaite sincèrement de trouver ta voie… et d’être heureux, répondit Priscilla avec douceur.
La femme de chambre posa sa main frêle sur la joue de Lucas, touché par les paroles de celle qu’il avait autrefois perçue comme une menace aux intentions obscures. Leurs secrets s’étaient révélés par hasard, mais Priscilla avait su rester prudente. Ignorant encore l’ampleur de la trahison de Solange Benbassa, elle s’était néanmoins méfiée de son comportement instable, ce qui l’avait poussée à redoubler de vigilance. Sa tâche n’avait pas été facile, d’autant plus avec les altercations répétées avec Simon Dutreil, le majordome, qu’elle soupçonnait également. Quand elle découvrit que Solange tentait d'empoisonner le lait du jeune homme durant sa maladie, elle avait aussitôt prévenu Jeanne Roselys à son retour. Cette dernière jugea Priscilla digne de confiance pour avoir protégé son descendant.
Avant qu’elle ne parte, Lucas osa une dernière question :
-
Vous comptez nous quitter, madame Castel ?
-
Pas immédiatement… sauf si ta mère en décide autrement, répondit-elle en se dirigeant vers la porte. Ne tarde pas à descendre, ils t’attendent.
Lucas rejoignit rapidement la salle à manger, où toute sa famille proche l’attendait. Elena lui adressa un sourire chaleureux, tout comme ses parents. Jeanne, adossée à la cheminée, s’avança vers lui. Lucas la salua avec respect, joignant une révérence discrète au baise-main protocolaire. Il observa ensuite cette parente jeune et pleine de vie, demeurée silencieuse dans ce moment de quiétude retrouvée. Elle savait que le répit serait temporaire, que l’ennemi réapparaîtrait tôt ou tard, sous une forme ou une autre. Mais plutôt que de gâcher l’instant avec de nouveaux avertissements, la comtesse douairière choisit d’attendre.
Car le moment était venu, pour la famille Roselys et de Hainaut, de retrouver enfin un peu de sérénité.
***
Dans les semaines qui suivirent, Lucas fit de nets progrès dans son caractère et sa manière de réagir aux imprévus. Il cessa d’être spectateur d’un quotidien dicté par son rang et son passé. Il comprit que ses parents, comme tous les adultes, pouvaient se tromper — mais qu’ils l’aimaient plus que tout. L’adolescent nota qu’ils avaient fini par se retrouver, malgré les épreuves.
Quant à Jeanne, il ne la voyait plus comme une femme froide, uniquement préoccupée par ses erreurs. Il savait qu’ils s’opposeraient sur bien des sujets à l’avenir, mais désormais, Lucas la considérait comme une alliée fidèle.
Le fait que sa cousine Elena soit elle aussi une variante le rassura. Ils pourraient échanger librement, sans craindre d’être jugés comme des monstres, et partager leurs progrès dans la maîtrise de leurs dons. Leur complicité fraternelle leur permettrait, il en était certain, de surmonter tous les obstacles à venir.
John décida d’épauler son épouse dans ses activités politiques, lui prodiguant des conseils avisés. Ancien communicant en Fédération Unie, il se révéla un appui précieux. Illyria, de son côté, découvrit en lui un partenaire sincère, engagé pour le bien commun, loin des jeux de pouvoir et des intérêts personnels. Malgré ses engagements, elle développa une angoisse croissante pour la sécurité de Lucas. Elle fit installer un discret capteur dans un collier que son fils portait en permanence, sans en connaître l’existence.
En parallèle, elle veillait constamment à demander des rapports précis à Xavier Cambrai sur les agissements de Lucas, au point de développer une forme de paranoïa quant à ses relations avec les autres élèves de son âge ou ses professeurs. Ce mal lent qui rongeait son esprit, avec la crainte qu’il arrive de nouveau malheur à son unique fils, l’empêchait à tout jamais de retrouver sa quiétude de jadis. Même les moments de joie semblaient pour elle fragiles, suspendus au-dessus du vide.
Lucas, de son côté, ressentait tout cela sans parvenir à le nommer. Il comprenait que sa mère l’aimait, mais parfois, cet amour lui pesait comme un manteau trop lourd. Pourtant, il ne lui en voulait pas. Car lui aussi portait en silence les souvenirs d’un passé qu’il n’aurait jamais dû connaître à son âge. Il avait appris à se reconstruire, pas en oubliant, mais en acceptant.
Un soir, alors que la maison dormait, il se faufila seul dans la bibliothèque, les yeux posés sur un vieux carnet relié de cuir que Jeanne avait laissé en évidence. Sur la première page, une phrase y était inscrite de sa main fine et élégante :
« Comme toute chose en ce monde, l’avenir ne se prédit guère totalement. Il se conquiert. Car le destin ne pardonne ni l’hésitation, ni la peur. Seuls les cœurs vaillants façonnent leur futur ; les autres le subissent. »
Il caressa le papier du bout des doigts, puis releva les yeux vers la nuit qui s’étendait derrière la grande verrière. Dans le silence, il crut entendre un souffle, un murmure indistinct venu de l’extérieur. Juste une impression, un frisson. Xavier Cambrai veillait silencieusement, tapi dans l'ombre, tel un ange gardien.
Lucas referma le carnet avec douceur. Non, tout n’était pas fini. Mais il n’avait plus peur du noir ou de l'inconnu, car Illyria entama une thérapie familiale avec la docteure Claudine Velaro. Une mère sait reconnaître les blessures que les sourires et les distractions ne parviennent pas à dissimuler complètement.
Héra et Philippe regagnèrent Mons pour s’occuper de leur domaine… et d’Elena, qui grandissait à vue d’œil. Lucas respectait son oncle et sa tante, mais savait aussi que certaines distances familiales ne se comblaient jamais totalement. L’éloignement géographique expliquait sans doute une partie du manque de chaleur de leurs relations. Héra insista auprès de son époux pour qu’on ne marie pas leur fille précocement à un aristocrate. Elle estimait qu’Elena méritait de choisir librement celui qui partagerait sa vie.
Quant à Jeanne, elle initia un projet secret en Fédération Unie, et les Roselys ne la virent plus durant de longs mois. Son ennemi juré hantait encore ses pensées, tout comme les partisans de l’Église de Sydonai. Elle savait que le danger couvait encore, et ne cessait de rappeler à ses descendants l’importance de la prudence.
Contre toute attente, et à l'étonnement de tous, Simon Dutreil disparut sans laisser de trace, peu après le départ de Jeanne. Xavier trouva une information capitale : l'identité de Simon Dutreil n'existait pas.
FIN


Préface : Les doutes et l'amour d'une mère
Illyria de Roselys
Quels sont les sentiments d'une mère envers son enfant ? Lorsque je suis tombée enceinte, un tourbillon d'émotions contradictoires m'a envahie : la peur, la joie, la crainte, le bonheur. Tous mes proches ont été ravis d'apprendre que j'attendais cet heureux événement destiné à combler la vie d’une femme.
J’ai ressenti cette angoisse insidieuse envahir tout mon être, me rendant coupable de ne pas avoir pris plus de temps pour réfléchir. Je ne suis pas malheureuse de devenir mère, mais il s’agit d’un choix loin d’être anodin pour lequel il n’est pas possible de revenir en arrière. Créer la vie avec l'homme que j'aime est le plus beau cadeau qui m'ait été donné.
Malgré le doute, j'ai survécu. De nombreuses personnes m'ont aidée durant ma grossesse et mon accouchement. John s’est montré très compréhensif, et il m’a redonné du courage lorsque j’en ai eu le plus besoin. Jeanne, mon ancêtre, a été très présente, sans pour autant m'épargner dans ses directives et ses rappels incessants sur mon devoir en tant que comtesse de Roselys et d'Artois.
J’ai vaincu les douleurs et le doute durant ces longs mois jusqu’à mon accouchement. Un garçon, m’ont-ils dit. Je me souviens de ma réaction lorsque John a enregistré ce moment unique où j’ai enlacé mon enfant contre moi, malheureux de quitter le ventre protecteur de sa mère pour affronter ce nouveau monde. C'est à ce moment-là que j'ai compris : la crainte qui avait envahi mon cœur pendant tout ce temps a finalement été balayée par des larmes de joie et de bonheur. John et moi sommes des parents heureux.
Les années ont filé trop vite pour que je prenne conscience que l'enfance de Lucas ne pourrait jamais être rattrapée. Avec le recul, je me rends compte que ces moments précieux ne doivent pas être sacrifiés pour des raisons futiles et égoïstes. Un enfant a besoin de toute l'attention et de l'amour de ses parents, peu importe les querelles ou le contexte. Mon fils a besoin de ses deux parents pour s’épanouir, et je suis consciente des difficultés auxquelles je tente de faire face.
Je ressens toujours cette force en moi, une rage inébranlable de protéger mon fils contre tous les dangers potentiels, qu'ils soient émotionnels, physiques ou sociaux. Mon instinct maternel et les conseils de Jeanne m’ont poussée à garder Lucas en sécurité face à un monde extérieur que je déteste profondément. À l'inverse, John aspire à une plus grande liberté, avec moins d'impératifs quant à mon devoir de comtesse et de femme politique, et surtout dans mon rôle de mère.
Je n’ai pas réalisé que Lucas en souffre encore, que le poids de son statut d'héritier des Roselys pèse sur lui. Mais je me dois d'être responsable de son bien-être, même s'il faut faire des sacrifices et lui cacher certaines vérités qui vont bientôt faire surface. Je ne peux l'éviter, même si cela fait mal.
Au final, je ne sais pas comment je réagirai s’il arrive quelque chose à mon fils. Je suis terrifiée à cette idée…