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Lucas Roselys
Lucas Roselys
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Lucas de Roselys

Lucas

Illyria de Roselys

Illyria

Jeanne de Roselys

Jeanne

Priscilla Castel

Priscilla

Simon Dutreil

Simon

Les Secrets des Roselys

La tristesse vient de la solitude du coeur.

Montesquieu

(Écrit par Cyril J.)

69 394 mots

Chapitre 1

18 mars 2101

Le temps pluvieux de ce mois de mars 2101 rendait les journées moroses au sein du château de Barly, situé à vingt-cinq kilomètres d’Arras, dans l'Empire Europa (anciennement la France). Depuis sa construction en 1780, la demeure du comté de Roselys, qui n'avait pas beaucoup changé, continuait de dégager la nostalgie d'une époque fastueuse révolue pour tous les visiteurs habitués à la présence de la technologie. L’architecture de ce monument, bien entretenue dans le style Louis XVI et comprenant trois étages, comptait de nombreuses dépendances et un parc de plus de deux hectares qui n’avait pas été altéré par le temps. La comtesse Illyria de Roselys, son époux le comte consort John Milton et leur jeune fils Lucas, résidaient dans ce véritable petit coin de paradis suspendu hors du temps.

Illyria, une charmante femme au visage bienveillant, s’occupait de son domaine avec une réelle dévotion. Le comté de Roselys et d’Artois restait l’un des plus importants domaines du régime impérial français, et donnait le privilège à Illyria de siéger à la Haute Cour des pairs à Orléans, la nouvelle capitale du pays depuis la destruction totale de Paris en 2059 durant la IIIe Guerre mondiale. Entre ses devoirs politiques, les querelles politiciennes émanant de la Convention impériale (Chambre des députés), ses déplacements et sa famille, Illyria n’avait pas beaucoup de temps à consacrer aux loisirs. Bien qu'âgée de trente-sept ans en 2101, la comtesse de Roselys en paraissait dix de moins. Elle arborait de longs cheveux blonds tressés et coiffés d'une magnifique tiare en or dotée d'un diamant bleu au centre. Lorsqu'elle paraissait en public ou à la cour impériale, la comtesse de Roselys se parait des plus magnifiques robes de l'empire, brodées d'or, dans les tons bleus prédominants ou pastels qui mettaient en valeur sa beauté. Certains l'appréciaient pour son caractère altruiste, mais ferme lorsqu'il le fallait, et d'autres la haïssaient parce qu'elle était riche, heureuse et intelligente.

Lucas, âgé de treize ans depuis peu, se leva ce jour-là bien décidé à briser la monotonie de ses journées. Malheureusement pour le garçon, les domestiques furent plus rapides et empêchèrent l’héritier Roselys de partir incognito dans sa salle de repos. Ils s’attelèrent à lui apporter ses vêtements pour qu’il se prépare convenablement, comme l’exigeait l’étiquette. Conscient de refaire toujours les mêmes gestes, Lucas se dirigea vers sa salle de bain afin de prendre une douche et de s’habiller. Malgré la quiétude, il entendit bientôt quelqu’un frapper à la porte car il était en retard !

L'adolescent élancé arborait des cheveux blonds mi-longs et son visage était semblable à celui d'un ange, avec des yeux bleu turquoise comme ceux de ses parents.

Une fois vêtu à toute hâte d’un costume bleu et d’une cravate discrète rouge, il se rendit dans la somptueuse salle à manger où des portraits de ses ancêtres ornaient les murs. Sa mère se trouvait près du buffet déjà dressé par ses serviteurs. La comtesse de Roselys, plutôt grande et de fine stature, s'était vêtue d'une longue robe de couleur pourpre.

À l'arrivée du garçon, l’horloge indiquait 7 h 05. Il régnait un lourd silence dans la pièce éclairée par une faible lumière artificielle et les pâles lueurs du matin.

  • Bonjour mère, salua respectueusement Lucas en baissant la tête. Il aurait tant apprécié l’embrasser sans être obligé d’obéir à l’étiquette et la bienséance.

  • Bonjour Lucas. Tu es en retard de cinq minutes, releva Illyria en se tournant vers son fils.

  • Pardonnez-moi, je n’ai pas fait attention à l’heure.

  • Il ne faut pas que ça se reproduise, Lucas, tu sais bien que nous avons des invités aujourd’hui et un emploi du temps très serré. Déjeunons.

 

Le garçon se dirigea vers la table sans tenir compte des mises en garde de sa mère et de l'oubli de la venue d'invités. Il s’attendait toujours à subir les mondanités des politiciens ennuyeux ou des journalistes en quête de potins politico-médiatiques. Peu importait qui viendrait cet après-midi-là, Lucas se sentait spectateur de sa propre vie, jouant le personnage que ses parents et sa famille voulaient qu’il incarne dans un monde s'éloignant davantage du bien commun. La solitude imposée par sa mère depuis sa plus tendre enfance le rendait malheureux, et chaque fois que Lucas voulait se confier, on lui rappelait qu’il devait garder ses sentiments derrière le masque hautain de l’aristocratie.

Le jeune adolescent n'était pas constamment plongé dans la déprime et à la solitude, car ses parents lui expliquaient constamment que de nombreuses personnes souffraient dans ce monde cruel. Conscient de cela, Lucas savourait les rares moments heureux avec ses parents, sa famille et ses amis.

Lucas s’assit en face de la comtesse, tandis que plusieurs valets de pied se chargeaient de servir les jus de fruits pressés et le café chaud. Lucas se contenta de céréales et de fruits. Pendant le service, il observa les valets s'atteler à leurs tâches, les considérant comme des fantômes sans véritable personnalité ni capacité d’action, si ce n’est celle de fournir un travail impeccable. Lucas se sentait invisible derrière un voile opaque, se contentant d'observer sans être capable d’émettre le moindre avis qui remettrait tout en question.

  • Où est père ? demanda l'adolescent, brisant le silence pesant.

  • Mange, nous en reparlerons plus tard, asséna Illyria qui voulait éviter de parler de son époux. Je suis très occupée ce matin avec ce discours qui m'attend à la Convention impériale.

  • Nous pourrions en parler maintenant, non ? insista le garçon.

  • Ce n’est pas le moment, Lucas, trancha sa mère.

  • Dès que je pose une question qui vous déplait, vous me dîtes de me taire ! s'exclama l'adolescent, ne retenant plus son calme.

 

Illyria leva son regard vers son fils et fronça les sourcils en remarquant son agacement.

  • Je te prie de baisser immédiatement d'un ton, Lucas !

 

Irrité, le jeune adolescent lâcha sa fourchette et ne cacha plus sa frustration devant l'attitude détachée de sa mère. Croisant les bras, il tourna la tête vers l'horloge, maudissant chaque tic-tac qui lui rappelait la longue descente du temps. Pendant ce temps, Illyria continua de manger avec toute la dignité dont elle pouvait faire preuve, semblant considérer l'incident clos. D'un rapide coup d'œil, elle observa son jeune fils tentant de contenir sa frustration.

  • Je ne comprends pas ton attitude, mon fils. Sont-ce là manières d’un futur comte impérial ? fit-elle, outrée par son comportement. Ton attitude doit changer, je refuse que tu te conduises de la sorte avec moi ou les domestiques !

 

Il osa braver l’autorité maternelle en gardant le silence. En plus de cet affront, ses cheveux blonds mi-longs n’étaient pas impeccablement coiffés comme ils auraient dû l’être, ce qui énerva davantage Illyria. Un tel manque de sérieux dans l’apparence n’était pas digne de la maison Roselys.

  • Écoute, si je te dis où est ton père, cela te calmera ? insista Illyria d'un ton doux mais ferme.

  • Oui..., répondit l'adolescent, méfiant.

  • Il est parti en Fédération Unie pour affaires. Voilà tout.

  • Pourquoi faire ? demanda Lucas, exprimant sa curiosité et son inquiétude.

  • Il ne me l’a pas dit et cela ne te regarde pas, répondit Illyria, visiblement gênée. Maintenant je voudrais que tu reprennes tes esprits. Va donc te peigner les cheveux comme il se doit quand tu auras terminé.

  • J’ai perdu l’appétit…

  • Dans ce cas. Simon, veuillez accompagner mon fils dans sa chambre et faîtes le revenir rapidement dans le petit salon quand il aura pris soin de ses cheveux.

  • Bien madame, acquiesça Simon, respectueux, alors qu'il patientait que Lucas se lève de sa chaise.

 

Le jeune garçon se leva, suivi par le valet Simon Dutreil, un homme serviable très investi dans son travail, âgé d’une quarantaine d’années, au teint mat et chauve, arborant un menton proéminant, ainsi qu'une barbe naissante bien entretenue. Austère de prime abord, l'homme appliquait à la lettre l'étiquette et la bienséance d'un majordome d'antan. Il ne s'entendait guère avec Priscilla Castel, la femme de chambre de la comtesse.

Lucas gravit les escaliers sans grande motivation, mais le valet qui le suivait rappelait à chaque fois qu’il n’était pas libre de prendre son temps ou vaquer à d’autres occupations, comme l’exigeait sa mère, dès son retour dans le salon.

En arrivant dans sa chambre, Lucas voulut retirer ces vêtements inconfortables et se mettre à l’aise pour se plonger dans ses lectures effrénées ou jouer aux jeux vidéo en ligne que sa mère voulait lui interdire. Son écran restait sa seule fenêtre sur le monde, car la comtesse refusait que son unique fils sorte à l’extérieur du domaine sans être accompagné par un adulte qui épiait ses moindres faits et gestes.

Il entra dans sa salle de bain pour se peigner correctement les cheveux en arrière. En se regardant dans le miroir, Lucas contempla son reflet et vit dans ses propres yeux la souffrance intérieure qui ne faisait qu’amplifier au fil du temps. Sa vie terne et répétitive le réduisait à l’état d’un prisonnier innocent condamné à perpétuité. Il espérait autre chose : plus de simplicité, des rapports conviviaux avec ses parents, sans valets espions qui obéissaient tels des soldats aux ordres de la maîtresse des lieux.

Simon toqua à la porte, déclenchant une réaction hystérique du jeune homme.

  • Foutez-moi la paix putain ! hurla Lucas derrière la porte d'une voix emplie de frustration et de colère.

  • Monsieur, votre mère vous attend, répondit le quadragénaire avec sang-froid sans relever l’insulte.

  • Je veux être seul !

 

L’homme entra dans la pièce sans ménagement.

  • Mais qu’est-ce que vous faîtes ?! s'écria Lucas, surpris par l’intrusion du valet.

  • Vous devez obéir monsieur, répliqua l'homme d'un ton ferme.

  • Arrêtez ! Laissez-moi tranquille ! protesta Lucas, tentant de s'opposer à l'intervention.

  • Silence ! ordonna Simon, son autorité éclatant dans sa voix.

 

Simon prit le bras de l’adolescent avec une poigne si forte que Lucas ne pouvait espérer s'en libérer. Jamais aucun valet n’avait osé s’en prendre à lui de la sorte. La douleur et la surprise l'empêchèrent de se plaindre. Allait-il rapporter cet incident à sa mère ? Non, car Simon était dans les bonnes grâces d’Illyria pour sa loyauté sans faille jusqu’à présent. Lucas savait qu’il allait en subir les conséquences pour avoir parlé avec grossièreté à un serviteur. Cela était inenvisageable pour Illyria et la punition pour un tel acte serait terrible.

Juste avant d’arriver dans le salon, le valet lâcha le jeune héritier qui tenait toujours son bras douloureux. Lucas restait sous le choc, un tel geste le bouscula dans sa monotonie. Il reprit rapidement ses esprits et entra dans la pièce.

Le salon était disposé avec plusieurs tables et guéridons garnis de fleurs ou d'objets précieux, ainsi que des canapés pour recevoir avec raffinement des invités. La cheminée ornait la pièce où l'on pouvait admirer une magnifique peinture de Claude Monet. Le feu crépitait dans l’âtre pour raviver la chaleur durant ce mois de mars encore glacial. Seul l’écran holographique accroché à un mur trahissait la présence de la technologie.

Assise de dos à l’entrée se trouvait une femme. Ses cheveux blancs grisonnants, étaient coiffés avec élégance, et elle portait une tiare en diamant autour de son front. Son maintien et sa prestance démontraient clairement qu’il s’agissait d’une personne noble et importante. Illyria se tenait près de la cheminée et se retourna vers Lucas lorsqu’il entra dans le salon. En voyant cette femme, il comprit que les prochains jours allaient être difficiles.

  • Comment va Geoffroy ? demanda Illyria à son invitée.

  • Votre frère se porte bien, répondit la femme d'une voix impérieuse.

  • Enfin te voilà ! Approche, viens saluer notre invitée, ordonna Illyria dans sa direction.

 

Il s’avança lentement vers le centre de la pièce où la dame d'âge mur lisait une lettre manuscrite, sans prêter attention à l’adolescent. Ce dernier patienta jusqu’à ce qu’elle daigne enfin lever ses yeux sévères vers lui, le regard inquisiteur, comme si elle cherchait à connaître son secret. Lucas baissa le regard, s'attendant à subir un déferlement de reproches pour son apparence négligée.

  • Bonjour madame, fit Lucas respectueusement en lui baisant la main comme il était d’usage.

 

Elle ne répondit pas, se contentant de saluer l’héritier Roselys par un petit hochement de tête.

Son bras lui faisait encore mal, mais il devait le cacher. Il n’appréciait pas cette femme toujours prompte à pointer ses lacunes dans ses devoirs et le strict respect de l’étiquette. Afin d’éviter toute confrontation inutile, Lucas garda toute sa détermination pour que ce moment soit le moins désagréable possible.

Sa mère se plaça près de lui afin de remettre son costume convenablement, ainsi que sa cravate légèrement relâchée. Elle pouvait déceler le malaise dans les yeux du jeune homme.

  • Quelque chose ne va pas ? demanda Illyria.

  • Non mère, tout va bien, répondit Lucas d'une voix impassible, dissimulant ses émotions.

L'invitée se mura dans le silence, observant Illyria avec insistance. La comtesse impériale reprit la conversation, mal à l'aise d'être dévisagée ainsi comme si elle avait commis une faute.

  • Mère ?

  • N'est-il pas ironique que le destin se plaise à nous rappeler sans cesse ce que nous avons été, jusqu'à ce que le temps vienne détériorer notre enveloppe charnelle et rendre l'existence amère ? dit-elle d'un ton énigmatique. Chère Comtesse de Roselys, vous évoquez en moi le souvenir de mes jeunes années, lorsque la naïveté et l'insouciance m'ont conduite à prendre des décisions si désastreuses qu'elles auraient pu nous mener à notre perte.​

Face à ces paroles, Illyria préféra ne pas insister en parlant du passé de sa lointaine parente. La comtesse de Roselys présenta Lucas en le plaçant à ses côtés, les mains sur ses épaules.

  • Eh bien, je présume que vous vous souvenez de mon fils, reprit Illyria, enthousiaste et souriante.

  • Vous avez bien grandi mon garçon, répondit la femme d'une voix charismatique empreinte d'autorité. Je suis ravie de vous revoir.

  • Merci madame, moi aussi, répondit Lucas, détestant mentir.

  • J’espère que vous êtes prêt pour vous atteler à certaines affaires urgentes qui vous attendent jeune homme, poursuivit-elle en direction du garçon. Votre mère vous en a certainement parlé.

  • Non, je… Mère ? balbutia Lucas en se retournant vers Illyria.

  • A ce propos ma chère Mère, intervint Illyria, je n’ai pas eu encore le temps de bien exposer la situation à mon fils.

  • De quoi s’agit-il ? demanda Lucas, commençant à ressentir une certaine inquiétude.

 

Jeanne de Roselys, la doyenne de la famille, était une parente très éloignée qui veillait de près sur tous ses descendants, du moins ceux qu'elle jugeait dignes de son attention. Éducation, manières, politique, mariage, argent, elle avait un regard sur tous les sujets qui touchaient de près ou de loin les Roselys, et cette femme pleine de ressources y mettait tout son cœur. Jeanne n’hésitait pas à émettre sa vision conservatrice lorsque les choses ne se passaient pas comme prévu, car elle détestait la légèreté et le manque de sérieux. Malgré ses soixante-quinze ans bien entamés, Lucas jurait pourtant que l’apparence de cette harpie aigrie ne changeait pas au fil du temps, comme si les années n'avaient aucun poids sur elle. Son manque d’émotions sur son visage, mêlant à la fois charme et sévérité, avait l’habitude de mettre mal à l’aise toute personne peu habituée par cette force de la nature.

Elle crispa ses traits en entendant la réponse négative de la mère de Lucas, puis reprit la parole.

  • Vous venez d’avoir treize ans, mon garçon, commença Jeanne d'une voix empreinte de solennité, il est temps qu’on vous apprenne certaines vérités qui vous seront utiles pour faire face au monde dans lequel nous vivons, et le rôle que vous y tiendrez en tant qu'héritier de notre prestigieuse famille. Et cela, sans compter sur la nécessité de vous parler de la lourde mission qui vous attend.

  • Vous ne croyez pas qu'il soit encore trop tôt ? intervint Illyria, exprimant ses réserves.

  • Je ne suis guère aveugle pour comprendre que vous couvez votre fils sans lui avoir inculqué que le danger n’épargne personne. Le temps de l’insouciance n’a que trop duré, répliqua Jeanne avec fermeté.

  • Je ne... ? commença Lucas avant d'être interrompu par Jeanne qui poursuivit.

  • Avez-vous également omis de lui parler de notre grave affaire, Illyria ?

Soudain, la mère de Lucas tendit sa main vers le garçon pour l'immobiliser à l'aide de son don. Incapable de se mouvoir ou d'entendre quoi que ce soit, Lucas était devenu une statue de cire. Illyria était une variante capable de figer les molécules dans un espace restreint, mais elle n'utilisait ses capacités qu’en cas d’extrême nécessité, compte tenu des lois anti-variants de l'empire.

  • Avez-vous perdu l'esprit, Illyria ?! s'offusqua Jeanne, frappée par l'audace de sa descendante.

  • Jeanne, je vous prie de cesser immédiatement cette conversation, Lucas n’est qu’un enfant ! s'exclama la comtesse de Roselys pour raisonner son ancêtre.

  • Libérez votre fils, tout de suite ! Quelqu'un pourrait nous surprendre ! chuchota Jeanne, consciente du risque d'être démasquée.

Illyria fit un mouvement de la main et Lucas reprit le contrôle de ses mouvements sans se rendre compte de rien.

Le garçon ne connaissait pas encore sa véritable nature, ni celle de sa mère ou de sa famille. Il ressentit tout de même quelque chose d'étrange ; l'expression du visage de sa mère n'était pas tout à fait la même quelques instants plus tôt.

  • Je vous prie de m’excuser, mais je ne comprends pas, fit Lucas, visiblement confus en s'adressant à sa mère. De quoi parle-t-elle ?

  • Je vois que ma présence est plus que nécessaire, soupira Jeanne, sa voix imprégnée de déception. Je suis déçue Illyria, moi qui pensais que vous étiez beaucoup plus au fait de notre condition. Certaines choses vont devoir changer, vous avez perdu trop de temps. Comtesse, je vous donne la journée pour exposer la situation à votre fils ou je m’en chargerai.

  • Nous verrons, répondit sobrement Illyria, gardant son calme malgré la pression.

  • Prenez vos responsabilités et cessez de vous bercer d’illusions, ma fille, conclut Jeanne d'un ton sévère. Je reviendrai d’ici peu.

 

Jeanne se leva puis quitta la pièce avec toute la grâce dont elle était capable, laissant Lucas confus par ces mots inquiétants qui mettaient à mal la quiétude du château de Barly. Il fut néanmoins soulagé de son départ, car les rapports entre sa famille et Jeanne avaient toujours été délicats.

Lucas s’assit sur l’un des canapés du salon avec une certaine crainte, redoutant les secrets et les manigances de cette femme qui prenait plaisir à diriger la vie des autres. Illyria rejoignit son fils pour tenter de le rassurer.

  • Qu’est-ce qu’elle manigance, mère ? Dites-moi la vérité ! demanda Lucas, méfiant vis-à-vis de son ancêtre.

 

Illyria prit une profonde respiration jusqu'à l'arrivée de Priscilla Castel, sa femme de chambre personnelle.

La quarantaine, plutôt petite, les cheveux de couleur rousse jusqu'au niveau des oreilles, coiffés au carré et lissés à la mode des années 1920, Priscilla se vêtit constamment d'une tunique noire brodée par des motifs en dentelles. Ce choix restreint de couleur laissait croire à Lucas que la servante était dans un perpétuel deuil, et elle ne semblait pas être une personne abordable. Pourtant, elle servait Illyria avec sérieux et professionnalisme depuis son avènement en tant que comtesse impériale. John ne l'aimait pas, pensant, sans doute à tort, qu'elle était une espionne de Jeanne Roselys. 

  • Oh, veuillez m'excuser, s'exclama Priscilla prise au dépourvu en découvrant la comtesse et son fils dans la pièce. Lucas, gêné et irrité par l'apparition de la femme de chambre, détourna le regard.

  • Bonjour madame Castel, répondit poliment Illyria. Qu'y-a-t-il ?

  • Je peux revenir plus tard si vous préférez, proposa Priscilla, consciente qu’elle dérangeait son employeur.

  • En effet, j'ai besoin d'être seule avec mon fils. Vous pouvez ranger mes affaires et annuler tous mes rendez-vous, je compte rester à Barly pour la journée.

  • Comme il vous sied, madame, répondit respectueusement la femme de chambre. Avez-vous besoin de quelque chose ?

  • Non, merci, vous pouvez disposer, conclut la comtesse.

La femme de chambre s'éloigna. Mère et fils reprirent leur conversation.

  • Lucas, tu te souviens du reportage où ils parlaient des variants que nous avons regardé l’autre soir ? demanda-t-elle.

  • Mais quel est le rapport je vous prie ? répondit-il.

  • Réponds à ma question, t'en souviens-tu ?

  • Eh bien, les journalistes parlaient des personnes malades avec un ADN modifié. Mais encore ?

 

La bouche d’Illyria ne voulait plus émettre le moindre son. Elle avait peur de la réaction de son fils.

  • Mère ?

  • Je suis d’accord avec Jeanne sur la nécessité de t’avouer qu’une menace pèse sur notre famille depuis très longtemps.

  • Mais qui nous veut du mal ? demanda Lucas, inquiet.

  • Mon chéri, il existe des personnes mauvaises dans ce monde, et j’ai toujours voulu te protéger du danger et t’éviter de souffrir. D’après mon souvenir, il s’agit d’un homme lié à Jeanne qui ne supporte pas notre existence qu’il juge indigne. La haine peut être si destructrice.

  • Cette personne aurait tué grand-mère et grand-père ? C'est un variant ?

  • Peut-être, répondit-elle avec émotion, mais tant que je serai en vie, j’empêcherai quiconque de te faire du mal, Lucas !

 

La voix d’Illyria avait changé ; elle ne parlait plus avec ce ton hautain qui lui était propre lors des mondanités ou en public. Cette fois, la mère de Lucas se montrait plus maternelle, plus protectrice, ce qui toucha profondément le jeune adolescent. Il ne saisissait pas encore jusqu’où la haine et le désir de vengeance pouvaient mener.

  • Qu’est ce qui va se passer maintenant, mère ?

  • Je ne peux pas le dire Lucas, je veux juste te demander de nous faire confiance, ton père et moi. Je suis consciente que tout ceci te semble soudain et c’est totalement légitime.

 

Lucas, muré dans le silence, se sentait toujours perdu. Illyria lui adressa un sourire en guise de réconfort.

 

  • Profitons de cette journée ensemble, tu veux bien ?

  • Oui, si vous voulez. J’aurais aimé que père soit là, avoua Lucas.

  • Je le sais mon ange, ton père a des affaires à régler dans son pays natal. J’aurais voulu que les choses soient différentes, mais on ne peut pas tout prévoir malheureusement. Dis-moi, que voudrais tu faire ce matin ?

  • J’aimerai rendre visite à ma cousine Elena.

  • Je crains que ce ne soit pas possible, je ne suis pas sûre que ta tante nous laisse venir à l’improviste. Toutefois, nous allons la contacter par holoconférence.

 

Lucas appréciait les efforts de sa mère pour tenter de renouer quelques liens, mais il sentait que tout lui échappait, une fois de plus.

Illyria manipula plusieurs paramètres sur l’écran holographique afin de contacter sa jeune nièce, Elena de Hainaut. À peine plus âgée que Lucas, elle avait l’esprit vif et rêveur. La conversation commença avec la jeune fille et ses parents, la comtesse Héra de Hainaut et son époux Philippe, qui résidaient à Mons dans l’ancienne Belgique, aujourd’hui annexée à l’Empire Europa. La sœur d'Illyria disposait du don de clairvoyance, lui permettant de percevoir des évènements par des flashs psychiques, tant dans le passé que le futur, ou de ressentir des évènements lointains à différents lieux.

Durant ce moment se voulant intime et convivial, Lucas n’arrivait pas à se confier comme il le voudrait, certainement dû à la présence de sa mère et de sa tante qui se vouaient un mépris palpable.

Ils n’avaient pas prêté attention à la présence d’un individu se tenant immobile à l’entrée du salon, qui les épiait depuis le début de leur entrevue.

Le malaise éprouvé par Lucas dans la matinée s’était estompé rapidement pour laisser place à plusieurs moments de complicité avec sa mère. Elle lui accorda une attention particulière afin d’amenuiser tout le stress accumulé par son fils au fil du temps. Sa sensibilité et le contexte attisaient davantage son malaise. Malgré cette volonté de renouer des liens, allait-elle lui avouer ce dont Jeanne parlait auparavant, ce qui changerait beaucoup de choses ? Illyria ne put se résoudre à gâcher cet après-midi par de lourdes révélations. Elle ne se sentait pas la force de le faire sans son mari.

Après le délicieux dîner concocté par son personnel, la comtesse accepta de regarder un film d'action en réalité augmentée avec Lucas, qui appréciait ces réalisations américaines à gros budgets censurées par le pouvoir impérial. Illyria fermait les yeux tant que cela ne s'ébruitait pas et que Lucas consommait ces films de manière modérée. Son père John ne trouvait rien à redire, puisque c'est lui qui ramenait ces divertissements depuis la Fédération Unie, en toute illégalité. Il considérait que cela serait bénéfique pour améliorer l'apprentissage du néo-anglais de son fils.

Le garçon s’endormit sur l’un des canapés du salon aux côtés de sa mère. Dans un geste de tendresse maternelle, Illyria caressait la main de son fils tout en manipulant son téléphone de l’autre. Elle devait garder contact avec son cabinet et ses assistants restés à Orléans en raison de son absence imprévue. La comtesse avait prêté que peu d’attention au film, préférant observer les réactions de son fils et noter à quel point il était beau.

Le valet Simon Dutreil apparut dans la pièce faiblement éclairée. Il maintenait un chandelier ancien doté d’un luminaire moderne imitant les bougies d’antan.

 

  • Avez-vous besoin de quelque chose, madame ? demanda l’homme à voix basse.

  • Non, je vous remercie, Simon. Nous allons nous retirer pour la nuit et vous devriez en faire autant, répondit Illyria.

  • Bien. J'ai fait appeler madame Castel pour qu'elle vous attende dans votre chambre. Bonne nuit madame la comtesse.

  • Bonne nuit. Allez mon chéri, on monte.

Elle se pencha vers son fils toujours somnolent, qui faisait mine de regarder la fin du film alors que le sommeil l’avait déjà vaincu depuis un moment. Il se frotta les yeux en baillant après avoir retiré son casque. Illyria et son fils se dirigèrent vers les premières marches de l’escalier du hall, plongé dans la pénombre depuis le passage de Simon qui avait gagné ses quartiers. Toute la maisonnée semblait calme après cette journée morose et étrange.

Soudain, un bruit sourd alerta Illyria, qui attira son fils contre elle. Dans un mouvement instinctif, elle brandit sa main vers l’avant afin d’empêcher qu’un tableau décroché de sa base ne les tue dans sa chute. La comtesse avait figé l’œuvre grâce à son don d'immobilisation, sans qu’aucun témoin ne puisse relater les faits, et Lucas était beaucoup trop endormi pour se rendre compte de ce qui venait de se dérouler. La comtesse saisit le tableau immobilisé pour le poser au sol. Le personnel se chargera de le remettre au mur le lendemain, pensa-t-elle.

Avant que le sommeil ne l'emporte à son tour, la comtesse de Roselys repensa à cet étrange événement. Aucun incident avec ce tableau n'avait eu lieu dans le passé.

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