


Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu.
Bertolt Brecht
(Écrit par Cyril J.)
3 998 mots

Ludovik

Lisa

Chapitre 1
Année 2102
Port Morris était autrefois une ville à part entière au sein de New York. Cependant, des barrières holographiques dissuadent désormais les honnêtes citoyens de franchir les limites de cette zone dangereuse, où la loi est absente. Les autorités ont perdu tout contrôle sur la forte criminalité qui sévit depuis des décennies dans cette partie de la ville. Posséder une arme est devenu un minimum pour se protéger des zombies des rues, des individus continuellement sous l'emprise de la drogue, prêts à tout pour obtenir leur dose auprès des riches trafiquants. Des femmes proposant leurs services jonchent les rues à la recherche de clients, tandis que les voleurs à la tire ne reculent devant rien pour dépouiller les passants.
Bien que des milices privées existent, souvent dirigées par les différents cartels du Bronx, laissé à l'abandon, elles ne suffisent pas à assurer la sécurité des habitants. Les rues inhospitalières sont parsemées de détritus, d'épaves de véhicules anciens, témoins d'un siècle révolu, et de ruines abandonnées datant de la guerre de 2059. Les squatteurs investissent ces vastes espaces désaffectés pour mener leurs activités criminelles en toute impunité.
Une odeur nauséabonde règne dans l'air en raison du manque d'entretien des égouts, rendant l'atmosphère irrespirable pour les non-initiés. L'eau distribuée dans les habitations est désormais impropre à la consommation, et la présence de vermine aggrave encore les conditions de vie déjà précaires.
La priorité absolue pour quiconque vivait dans ce quartier était de trouver un refuge pour la nuit. Les personnes imprudentes pouvaient être dépouillées, agressées, voire violées, voire même tuées. Des rumeurs faisaient état d'enlèvements, où des sans-abris devenaient des esclaves dans le commerce des êtres humains, ou encore de trafic d'organes et de sang. La découverte de cadavres au petit matin, parfois mutilés et dépouillés de leurs biens, devenait une triste routine avec le temps.
Les milices locales ne se souciaient guère de ces affaires, préférant se concentrer sur la collecte de taxes auprès des habitants en échange de leur protection, ou bien régler les différends en éliminant les gangs rivaux. Ceux qui ne payaient pas devaient compter sur leurs armes, qu'elles soient rudimentaires ou sophistiquées pour les plus chanceux, car dans cet environnement, tout pouvait servir d'outil de défense. Un simple regard de travers pouvait déclencher une agression, et les femmes ne pouvaient plus se risquer à sortir seules sans courir le risque de devenir des cibles.
Dans ce contexte, l'instinct de survie et la méfiance étaient des facteurs déterminants pour rester en vie. Cependant, cela contraignait les âmes les plus charitables à reléguer leurs sentiments altruistes et leur esprit d'entraide dans un coin de leur cœur. Il était devenu rare de rencontrer de telles personnes aujourd'hui, car chacun se battait pour son territoire, ses maigres possessions, son argent ou même la sécurité de sa famille. Une lutte perpétuelle faisait rage, où il suffisait d'un instant pour tout perdre, en particulier sa vie.
Ludovik était l'un de ces garçons des rues. Voici son histoire.
J'ai dix-huit ans et je vis avec ma mère, Lisa Truman, dans un petit appartement au dernier étage d'un immeuble délabré du Bronx. Les gens du quartier m'appellent « gueule d'ange », à cause de ma chevelure blonde et de mon visage agréable. Mais ce qui me définit vraiment, c'est mon regard constamment aux aguets, scrutant mon environnement pour me préparer à riposter à la moindre menace potentielle. Je ne fais confiance à personne, sauf à mon cercle d'amis.
Je me suis déjà forgé une réputation dans le quartier pour ma rigueur envers ceux qui ne respectent pas leurs accords ou osent m'insulter. J'ai appris depuis longtemps comment survivre dans ce quartier délabré.
Des rumeurs circulent sur moi, me présentant comme un dangereux élément. Je ne le cache pas, car dans cet environnement, seuls les plus forts peuvent survivre. Lorsque je conclus un accord, je gagne de l'argent illégalement en vendant des objets que je récupère avec ma bande, composée de plusieurs garçons et filles de mon âge.
Malgré nos conditions de vie difficiles, nous parvenons à trouver un certain plaisir dans notre existence, grâce à notre tempérament fougueux qui nous permet de profiter des rares plaisirs qu'il nous reste. Les plus faibles font souvent appel à nous pour effectuer des tâches qu'ils ne peuvent accomplir eux-mêmes, et les crédits ainsi gagnés nous permettent d'acheter ce dont nous avons besoin pour survivre, nous armer et nous défendre au besoin.
Lorsqu'ils le souhaitaient, notre petite bande se réunissait pour boire de l’alcool, faire la fête et séduire de jeunes femmes ou hommes de notre âge, quand nous ne devions pas nous battre avec nos rivaux, sans jamais oublier que la mort rôdait à chaque coin de rue. Un ami proche de moi fut retrouvé égorgé le lendemain suite à une guerre de territoire avec une bande rivale.
Nous évitions les prostituées, car la plupart d'entre elles agissaient de mèche avec des proxénètes dangereux qui dépouillaient leurs clients de toutes leurs économies, voire plus pour les plus récalcitrants. Ainsi, il valait mieux les éviter pour ne pas risquer de mauvaises rencontres ou de contracter des maladies.
La plupart du temps, je me contentais de faire fructifier mon trafic de revente d’objets pour des personnes nécessiteuses, afin de garder un toit au-dessus de la tête et de quoi manger pour ma mère et moi. Mis à part l'alcool, je n'étais pas friand de la consommation de drogue. Ma mère a tenté de me dissuader de tomber dans les travers de la dépendance, mais elle avait beaucoup trop travaillé dans sa vie pour empêcher son unique fils d’emprunter le mauvais chemin. Lisa m'a néanmoins inculqué quelques valeurs pour éviter que je ne me corrompe entièrement vers l’appât du gain ou une vie sans réel but.
Un jour, ma mère a appris par hasard le décès de John Milton, mon père, qui nous avait abandonnés pour des raisons obscures peu avant ma naissance. Je haïssais mon père au point de refuser de le voir lorsque j'ai appris qu'il avait refait sa vie avec une riche noble française. Pourquoi ce salaud osait-il venir me faire la leçon à présent ?
Je vivrai toujours dans le rejet de ce père absent qui avait attendu trop longtemps pour renouer des liens ou racheter sa conscience. Ma mère n'en parlait que rarement, mais je savais quand mon géniteur passait nous voir, puisque le loyer pouvait être payé sur plusieurs mois et la nourriture n’était plus un souci. Dans ces moments-là, je préférais m'éclipser pour retrouver mes amis et continuer mes combines, ce qui m'a conduit plusieurs fois au poste de police.
Cela faisait plusieurs semaines que John ne venait plus, ce qui ne me dérangeait pas vraiment. En rentrant chez moi au petit matin, j'ai trouvé ma mère en pleurs, ce qui ne lui ressemblait pas.
Ma mère a toujours été forte. Je ne l'avais jamais vu pleurer auparavant. Je ne savais pas comment réagir. Elle était blonde, grande, plutôt fine, garnie de tatouages ici et là. Personne n'osait l'ennuyer ou lui chercher des ennuis, car ma mère pouvait faire preuve d'une rage infinie si quelqu'un osait s'en prendre à nous.
-
Qu’est ce qui se passe maman ?
-
C’est ton père. Il est mort...
Je ne montrais aucune émotion visible. Je gardais le même visage impassible dès que ma mère ou quiconque parlait de l'homme qui l'avait mise enceinte. Cependant, je sentais quelque chose au fond de moi, un sentiment qui égratignait mon coeur de glace.
-
Et alors ? Ce connard est peut-être mon géniteur, il n’a jamais été un père pour moi !
-
Ne sois pas si dur. Il a tenté à maintes reprises de renouer des liens avec toi…
-
En nous donnant un peu d'argent et nous amener à bouffer quand sa femme le laisse venir en Fédération Unie ? Laisse-moi rire !
-
Tu ne lui laisses aucune chance de se racheter ! objecta ma mère, agacée.
-
Tu plaisantes ? Ce misérable enfoiré a préféré nous laisser dans cette merde plutôt que de prendre ses responsabilités ! Et pourquoi faire d’ailleurs ? Dépenser le pognon avec sa comtesse ? Même mort, il me dégoûte !
-
Tu mens, fils ! répliqua-t-elle avec violence, me déstabilisant. Cesse de lancer de telles paroles quand tu n'es pas au courant de toute la vérité !
-
Quelle vérité ? Savait-il que je suis un variant ? Que je suis obligé de dealer pour qu'on puisse se nourrir ? Que nous vivons dans la crainte d'être tués par un gang rival ou un dangereux psychopathe ? Ou bien c’était trop dur pour lui et sa vie bien rangée ?
-
Il le savait, Ludovik.
-
Tant mieux ! Je n'ai plus envie d'en parler !
Je pouvais contrôler la glace, tout comme ma mère, mais je devais me munir d'un objet métallique en adamantium pour canaliser mon don. Quelle ironie. Je n'ai jamais considéré mes pouvoirs comme une bénédiction. C'est pourquoi je me suis toujours senti à l'aise dès les premiers jours du printemps, et que l'hiver était la seule saison où je me sentais vraiment moi-même. On m'a déjà reproché que j'avais un coeur de glace.
Mon défunt père avait donné à ma mère ce fameux catalyseur censé matérialiser mon don, mais j'ai toujours refusé de l'utiliser.
Aujourd'hui, après la mort de mon père, j'ai remarqué un changement chez ma mère, comme si quelque chose s'était brisé en elle. Je suis certain qu'elle ne l'avait jamais complètement oublié, malgré son départ pour l'Empire Europa, et qu'elle ne lui avait jamais reproché ses actes envers nous. Mais peu importe, je le hais toujours. Le fait d'avoir voulu renouer le contact avec moi ne pourra jamais enlever toutes ces années d'absence.
Quelques mois plus tard, j'ai eu peur d'apprendre que ma mère était souffrante. Impossible de compter sur le corps médical, dirigé par différents cartels dans les quartiers défavorisés de New York.
Le manque de soins et la désertion du corps médical étaient des fléaux qui frappaient durement les quartiers défavorisés de New York. On voyait bien que pour les plus pauvres, la vie n'avait pas la même valeur. Même si quelques-uns parvenaient à se rendre dans d'autres quartiers pour obtenir des soins, la plupart des hôpitaux refusaient catégoriquement de les prendre en charge, prétextant leur origine sociale comme une raison valable. Sans parler des assurances santé inaccessibles, ils préféraient éviter les ennuis avec les familles si jamais un patient décédait entre leurs mains. Alors, on se débrouillait comme on pouvait, avec des structures de fortune et des méthodes médicales archaïques et risquées.
Ma mère, Lisa, refusait de quitter notre quartier. Elle était obstinée, fidèle à ses racines, même si cela signifiait risquer sa vie. Je pensais à tort que son chagrin finirait par s'atténuer. Mais pour elle, partir était tout simplement impensable. Pendant ce temps, je me démenais pour subvenir à nos besoins, pour payer le loyer, pour protéger notre chez-nous, pour trouver de la nourriture et des médicaments. Le cancer du sein qui la rongeait était déjà à un stade terminal, et chaque jour qui passait semblait plus difficile que le précédent.
C'est à ce moment-là que j'ai compris à quel point la vie était fragile, combien rien n'était jamais acquis. Le simple fait que ma mère soit sur le point de me quitter pour toujours m'emplissait d'une terreur sourde, d'un désespoir lancinant.
Pour être près d'elle le plus souvent possible, je volais dès que j'en avais l'occasion, de la nourriture, de l'alcool, des médicaments. Mais à force d'être attrapé par la police, je finissais par me retrouver derrière les barreaux. Battu, humilié, enfermé, je ne pensais qu'à ma mère qui n'avait plus la force de venir me voir, son corps trop affaibli par la maladie. Et alors que je sombrais dans cet enfer, j'ai décidé de tout faire pour en sortir.
Je savais que le policier qui gardait ma cellule était corrompu jusqu'à la moelle. Je n'avais pas d'argent à lui donner, mais il voulait autre chose. Quelque chose de sombre, de répugnant. Il voulait que je satisfasse ses fantasmes les plus vils, ses désirs les plus pervers. J'en avais la nausée, mais je pensais à ma mère, à son sourire qui s'effaçait peu à peu. Je devais sortir de là. À n'importe quel prix.
Il tenta d'enlever mes vêtements, j'ai résisté de toutes mes forces. Et je l'ai tué, telle une bête enragée.
Encore les mains souillées de sang, j'ai couru aussi vite que possible chez moi. Ma mère, très affaiblie, se trouvait dans son lit.
-
Maman, c’est Ludo…
-
Mon fils, murmura-t-elle, les yeux à moitié ouverts.
-
Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? J’appelle immédiatement Finn.
-
Non ! Ludovik, il y a une chose que tu dois faire, tu dois me promettre…
-
Dis-moi ?
-
Il… Quand je partirai, tu dois… Tu… dois retrouver ton frère.
-
Mon frère ?
-
Il s’appelle Lucas, il a besoin de ton aide. Où étais-tu hier soir… Que s’est-il passé ?
-
J'étais dehors. J’ai eu quelques ennuis, mais je suis là maintenant, je vais rester avec toi.
Elle se mit à tousser, incapable de se lever. Ma mère avait perdu beaucoup de poids, et le simple fait de boire un verre d'eau lui était devenu difficile. Elle manqua de s’étouffer à maintes reprises. Et là j'ai compris.
-
Maman ?
-
Ça ira, Ludo… Promets-moi que tu vas tout faire pour retrouver ton frère. Tu dois partir d'ici, quand je ne serai plus là.
-
Je ne t'abandonnerai pas ! Je ne connais rien de l'extérieur, et tu me parles tout à coup de ce frère.
-
Retrouve-le, ou tu t'en voudras toute ta vie, m'avertit ma mère.
-
C'est à toi que je pense, maman. Ne me laisse pas tomber ! Il faut te battre.
-
Prends le catalyseur que ton père m'a donné. Il se trouve dans le coffre avec une photo de Lucas. Promets-moi… Ludovik.
En cherchant dans le coffre, j'avais trouvé une photographie papier, donnée par John, où figurait son fils, Lucas Roselys, un jeune adolescent au regard mélancolique, possédant les mêmes yeux que moi. Il arborait des cheveux blonds, ainsi qu'un visage très proche du mien à cet âge-là. J'ai eu une impression de déjà-vu, comme si le passé revenait me hanter.
J'ai hésité un instant avant de saisir le catalyseur, semblable à une barre de fer chromée. Puis, j'ai été saisi d'effroi en voyant ma mère dépérir sous mes yeux. La peur s'empara de mon esprit, incapable de réaliser que la vie quittait son corps sans que je ne puisse rien faire. Lisa n'avait plus la force de lutter contre la maladie, elle qui s'était tant battue pour mon bien et ma protection depuis ma naissance. Rien ne peut remplacer une mère, et aucun enfant ne devrait souffrir d'être orphelin.
Je me retenais de craquer en tenant les mains de ma mère, qui perdaient progressivement leur chaleur.
-
Je le retrouverai, maman…
Dans un ultime effort, elle esquissa un léger sourire sur son visage fatigué. Ses yeux se fermèrent, ne se rouvrant jamais.
Je ne pouvais pas l'accepter. Je me suis enfoncé dans un déni profond, refusant d'admettre la vérité. La mort vient pour nous tous, et je savais que rien ne pouvait ramener ma mère. Je me sentais comme un étranger à mon propre corps, observant mon malheur comme si le monde autour de moi n'avait aucune importance.
Forcé de faire face à la réalité, la colère a explosé en moi alors que je tentais de briser la vitrine de la pharmacie où étaient entreposés les médicaments. Les gens autour de moi restaient immobiles, comme des zombies errant dans les rues sous l'emprise de la drogue ou de l'alcool. Je ressentais une amertume envers le monde entier, convaincu que ma mère aurait pu survivre si nous vivions ailleurs.
J'ai détruit tout ce qui se trouvait devant moi, mes poings martelant la vitre dans une rage incontrôlable. Seule la douleur lancinante et mes phalanges brisées me ramenaient à la réalité. Je pleurais de tout mon être, étendu sur le sol près du corps de ma mère, toujours dans son lit. Les regrets me submergeaient, me rappelant toutes les fois où j'avais refusé de passer du temps avec elle, préférant les distractions avec mes amis.
Mes paupières se fermèrent, vaincues par la fatigue. Je sombrai dans un cauchemar où le visage du policier corrompu me hantait. L'horrible vision de ma mère gisant en squelette sur son lit à côté de moi me rappela la dure réalité.
Je ne pouvais pas laisser le corps de ma mère dépérir par les dégâts du temps ou emporté par les trafiquants de cadavres. La nourriture étant devenue rare, ils utilisaient les restes frais des défunts pour nourrir leur gang d'hommes violents et drogués à la squid. Je savais que je devais incendier le lieu où j'avais grandi. Rien ne me retenait ici désormais.
Comme tant d'autres, j'ai suivi le difficile chemin du deuil. Plus rien n'avait de sens désormais, si ce n'est la promesse que j'avais faite à ma mère : retrouver mon demi-frère. Tout était terne, dénué de joie ou de plaisir pour moi, un gamin des rues accablé par le destin depuis ma naissance.
Mais l'histoire est loin d'être achevée. Elle ne fait que commencer.