


Sidonie

Hannah

Martha

Ethan
Chapitre 6 : « Rencontres imprévues »
Année 2116 | 29 octobre (passé) – 10 h 00, quartier Bellevue, Seattle - Washington
Sidonie, Hannah et Martha entamèrent leur trajet depuis le site Alpha "HOPE" avec une étrange impression d’être déconnectées du reste du monde. Elles traversaient un quartier riche et immaculé, loin des catastrophes climatiques et des crises qui frappaient d’autres régions de la planète. Cependant, l’avenue menant vers leur destination changeait progressivement de visage. Arrivées sur Sunset Boulevard, la propreté et le luxe laissèrent place à une rue délabrée, jonchée de détritus. L’atmosphère devint plus lourde, moins accueillante, comme si ce quartier avait été oublié par le temps. Leur objectif se trouvait à proximité du Will Rogers State Historic Park, une zone rarement fréquentée, sauf par quelques randonneurs ou vagabonds cherchant à se faire discrets.
Le silence régna durant la marche, seulement ponctué par le bruit de leurs pas et le souffle du vent dans les arbres mourants. Après plusieurs heures, elles s’arrêtèrent à l’ombre pour se désaltérer et manger un peu. La fatigue se faisait sentir. Même en étant des variantes, leurs corps n’étaient pas invincibles face à l’épuisement. Leurs muscles endoloris et leurs pieds fatigués leur rappelaient qu’elles restaient humaines. Avant d’atteindre le lieu ciblé, elles prirent soin de vérifier les environs, scrutant chaque recoin pour s’assurer que personne ne les avait suivies. Tout semblait désert, comme si la zone avait été abandonnée depuis longtemps. Sidonie aperçut des carcasses de voitures brûlées, vestiges d’un incendie dévastateur survenu trente ans plus tôt, lorsqu’un pyromane avait tenté de réduire la forêt du parc en cendres, croyant qu’elle était maudite. Il n’avait réussi qu’à moitié, laissant des traces permanentes de son passage destructeur.
Le hangar qu’elles visaient se tenait là, immense et silencieux, légèrement en retrait du site Beta. Sa porte principale était fermée par des chaînes lourdes et des cadenas. Sur le côté, une petite porte discrète, sans poignée, attirait l’attention. C’était le seul point d’entrée. Un badge universel pouvait y être inséré pour déverrouiller l’accès. Martha glissa son badge dans la fente, et la porte s’ouvrit en douceur. Ce système de sécurité, vestige d’un usage ancien, était devenu obsolète et ne déclenchait plus aucun protocole relié au complexe Beta. L’intérieur, plongé dans l’obscurité, dégageait une odeur de poussière et d’humidité. Le son des gouttes d’eau, amplifié par l’espace vide, résonnait dans le hangar. L’endroit n’avait rien d’accueillant, songea Sidonie. Ce n’était pas un refuge où l’on souhaitait passer du temps, sauf en cas d’extrême urgence.
Hannah actionna un interrupteur, et une lumière blafarde inonda l’intérieur. Des étagères métalliques couvertes de caisses s’étiraient à perte de vue. Impossible de savoir ce que contenaient ces boîtes. Peut-être des armes, des ressources oubliées, ou quelque chose de plus mystérieux. Mais ce n’était pas le moment de se poser ces questions. Les trois femmes s’autorisèrent quelques minutes de repos, profitant de ce bref répit après leur longue marche. Le calme régnait, mais une tension sourde flottait dans l’air, comme une promesse de ce qui allait bientôt arriver.
-
Il est temps de partir, déclara Sidonie avec calme, dissimulant sa propre tension.
-
On doit faire quoi ? demanda Hannah, sa voix trahissant une certaine nervosité.
-
Déconnectez vos montres afin de ne pas être repérées par HOPE dans l'autre réalité temporelle. Ensuite, rapprochez-vous de moi, et tenez mes bras. Surtout, ne me lâchez pas tant que les aiguilles de la montre tournent. Si vous me lâchez, vous risquez de vous retrouver seules dans une époque différente, même si ce n’est qu’une question de jours. Ne faites pas attention à ce qui se passe autour de vous. Ne me lâchez sous aucun prétexte !
Les deux jeunes femmes obéirent sans discuter. Martha et Hannah s’approchèrent, leurs visages tendus. Elles saisirent chacune un bras de Sidonie, les doigts crispés par l’appréhension. Sidonie, quant à elle, sortit son pendentif et l’agrippa fermement. Elle prit une profonde inspiration, fermant brièvement les yeux pour mieux se concentrer. Le silence n’était rompu que par la respiration de plus en plus saccadée d’Hannah. Martha, toujours sceptique quant à cette opération, gardait ses doutes pour elle, mais le malaise l’envahissait à mesure qu’elles s’apprêtaient à sauter dans l’inconnu.
La petite montre à gousset mesurait à peine cinq centimètres. Elle était maintenue par une chaine en or avec un barillet permettant de tourner les aiguilles. L’objet, avec ses détails délicats, semblait anodin aux yeux de beaucoup. Pourtant, pour Sidonie, c’était bien plus qu’un bijou : il était un instrument précieux, le catalyseur de son don de voyage temporel. À NickroN, on appelait cela des « mutants catalystes », des variants ayant besoin d’un objet spécifique pour manifester leur pouvoir.
Elle tourna le barillet à plusieurs reprises. Les aiguilles tournaient dans le sens inversé manuellement, mais elles continuèrent leur lancée sans l’aide de Sidonie. Hannah, serrant un peu plus fort son bras, sentait son cœur battre plus vite. Martha restait muette, mais l’incertitude pesait sur ses épaules. À chaque rotation de la grande aiguille, une tension invisible semblait s’accumuler dans l’air. L’endroit, déjà sombre et pesant, se contractait sous l’effet de la distorsion temporelle.
« Restez concentrées », souffla Sidonie, les yeux fixés sur la montre. Chaque mouvement renforçait la distorsion autour d’elles, comme si le temps lui-même pliait sous la pression de l’instrument. Les murs se déformaient légèrement, leurs contours devenant flous, tandis que le son ambiant s’éteignait en un bourdonnement sourd. Les jeunes femmes n’osaient bouger, serrant davantage les bras de Sidonie comme leur seule ancre dans cette réalité vacillante.
Les aiguilles tournaient si vite qu’elles en devenaient presque invisibles. La sensation d’être suspendues hors du temps s’intensifiait. La lumière autour d’elles faiblit, laissant place à un crépuscule surnaturel. L’air se fit lourd, oppressant. Hannah tentait de garder son calme, alors que Martha restait droite, les yeux rivés sur la scène. Leurs corps étaient pris dans un vortex temporel. Bientôt, elles disparaîtraient de cette époque pour être projetées dans une autre, là où tout devait être réécrit.
Lorsque la montre se stoppa, la montre reprit son fonctionnement normal. Les aiguilles indiquaient le douze du cadran, point de départ dans cette nouvelle réalité temporelle du passé. Cela permettait à Sidonie, de vérifier la chronologie avant le retour.
Martha et Hannah ne comprenaient pas pleinement ce qui se passait. L’air autour d’elles devenait plus dense, presque étouffant, comme dans un ascenseur en chute libre. La lumière vacillante se retirait, consumée par la force de la montre à gousset. Les lampes au-dessus d’elles s’éteignirent brutalement, plongeant le hangar dans une pénombre inquiétante.
Sidonie rouvrit les yeux. Autour d’elle, Martha et Hannah étaient toujours là, leurs mains serrées sur ses bras.
-
C’est tout ? fit Martha, visiblement déçue. Elle avait espéré un tunnel lumineux ou un effet dramatique de distorsion temporelle. T’es sûre que ton bordel fonctionne bien au moins ?
-
Regarde ta montre au lieu de dire des conneries ! siffla Sidonie en foudroyant Martha du regard, sa voix tremblante sous l’effet d’une colère contenue. Ah ! j’oubliais, vous allez probablement vomir, ça fait toujours ça la première fois.
Hannah, déjà pâle, sentit une nausée la saisir et un mal de tête sourd se propager derrière ses yeux. Elle comprenait désormais que ce que Sidonie avait fait n’était pas de la frime. Martha plissa les yeux, puis consulta sa montre, persuadée de son erreur. Mais lorsqu’elle vit l’heure affichée, son visage se figea : 16 h 03 – le 26 octobre 2116.
C’est... impossible, murmura-t-elle, abasourdie. Son esprit refusait d’accepter l’évidence. Elle avait été trop dure avec Sidonie, qui venait de leur faire traverser une barrière que très peu de personnes pouvaient franchir. Honteuse, elle baissa les yeux vers le sol.
-
Hum. Désolée, lâcha-t-elle d’une voix inhabituellement humble.
-
Excuses acceptées, fit Sidonie, un léger sourire en coin.
-
Maintenant, c’est à moi de jouer, dit Hannah avec détermination malgré la sensation désagréable de vertige. Je vais transformer une des carcasses à l’extérieur et la rendre fonctionnelle. Il faudra la remplacer plus tard, l’effet ne dure pas.
À cet instant, Martha vomit effectivement son déjeuner sur le sol. Sidonie, amusée, réprima un éclat de rire.
-
Ça va aller, dit-elle, une lueur revancharde dans le regard. Il m’a fallu une centaine de bonds pour m’y habituer.
La pluie à l'extérieur s’intensifiait, rendant l’atmosphère plus oppressante encore. Le bruit des gouttes sur la taule devenait assourdissant. Sidonie se perdit dans ses pensées, se souvenant de ce jour-là, le 26 octobre. Il avait plu sans discontinuer. Martha semblait s’en souvenir également : elle n’avait pas pu sortir pour son entraînement quotidien. Quant à Hannah, la pluie ne l’affectait jamais.
Sans un mot, Hannah s’approcha de l’épave la plus proche, évaluant rapidement le modèle. Elle savait qu’une citadine ne tiendrait pas pour un long trajet. Elle posa sa main sur la carcasse, ses cheveux trempés lui collant au visage. Des particules lumineuses commencèrent à tourbillonner sous le véhicule, remontant vers la carrosserie. Sous ses yeux, la tôle froissée reprit forme, les pneus se regonflèrent, l’habitacle se reforma. Bientôt, un solide quatre-quatre bleu nuit se tenait devant elles, discret mais robuste.
Sidonie observait la scène, impressionnée. Modifier la matière à volonté… la BMRA tuerait pour un tel pouvoir, ou le neutraliserait pour sa puissance.
Trempées mais déterminées, les trois femmes prirent place à bord. Sidonie s’installa à l’arrière, Martha prit le volant, et Hannah monta côté passager. Le moteur démarra dans un grondement sourd. Tout semblait fonctionner comme prévu.
Les kilomètres s’étiraient devant elles, et un silence lourd s’imposa. La pluie battait contre les vitres tandis que Sidonie observait les paysages défiler sous un ciel gris et menaçant. Les montagnes et les vallées humides formaient un décor irréel, comme si elles roulaient à travers un rêve ou un cauchemar. Martha, concentrée sur la route, évitait les autoroutes bondées et les couvre-feux imposés, suivant les indications projetées sur ses lunettes à réalité augmentée. Chaque détail était calculé pour rester hors du radar.
***
Après plusieurs jours de route, leur plan était simple : retrouver Ethan Klent, qui vivait à Bellevue, quartier résidentiel d’Eastside à Seattle. Bellevue se situait à l’opposé de Belltown. Pour s’y rendre, il fallait emprunter la route 520 traversant le lac Washington. Le quartier avait su préserver son calme, épargné par la pollution.
Leur voiture s’arrêta devant un petit immeuble de quatre étages. Ethan travaillait comme vendeur mannequin dans une boutique de téléphonie haut de gamme Obio, où l’on greffait en quelques minutes des systèmes connectés sur l’avant-bras. Grâce à Sarah et HOPE, qui avaient piraté son entreprise, elles disposaient de ses coordonnées personnelles.
Martha, au volant, observa l’entrée de l’immeuble, tandis que Sidonie, à l’arrière, surveillait l’écran de sa montre. Hannah, sur le siège passager, gardait les yeux fixés sur la porte.
-
Le voilà, dit Martha en désignant un homme grand, élancé, cheveux bruns courts peignés avec soin, vêtu d’une chemise blanche moulant ses épaules et son torse.
-
J’y vais, répondit Hannah en sortant.
Elle se lança à sa rencontre, vêtue en joggeuse, se mêlant aux coureurs matinaux. Ethan tenait un café d’une main et sa veste de l’autre, son allure attirant immanquablement les regards. Elle le percuta de plein fouet, renversant son café sur sa chemise.
-
Oh !
-
Merde ! Ça va ? s’exclama Ethan, sa chemise trempée.
-
Oui… vraiment désolée, je ne vous avais pas vu, balbutia Hannah, faussement embarrassée.
-
Putain… Non, c’est moi, je ne regardais pas non plus, répondit-il en soupirant avant de lui sourire. Venez, on va arranger ça.
-
Chez vous ?
-
Oui, je dois me changer, et vous sécher aussi. Au fait, je m’appelle Ethan. Et vous ?
-
Je m’appelle… Pixy.
-
Enchanté, Pixy, sourit-il en arquant un sourcil. C’est votre vrai prénom ?
-
J’adore les fées depuis toute petite, sourit Hannah.
-
Eh bien, fée ou pas, vous avez fait une entrée fracassante.
-
D’habitude, je suis moins maladroite.
-
Je n’en doute pas, dit-il en la fixant intensément. Allez, je vous offre un vrai café.
Elle lui fit discrètement un signe de pouce levé avant de le suivre dans l’immeuble. Ethan, sous son charme, envoya un message à son patron pour signaler un retard. L’appartement était moderne et minimaliste. Sans attendre, il déboutonna sa chemise, dévoilant ses abdominaux sculptés. Hannah détourna brièvement le regard avant qu’il ne se tourne vers elle, la détaillant de ses yeux verts.
-
Vous me donnez votre veste ?
-
Ah, oui, désolée, dit-elle en la lui tendant.
-
Merci. Vous savez, je vous trouve vraiment charmante, Pixy…
Elle lui sourit, le laissant approcher. Quand il l’embrassa, elle posa ses mains sur ses bras, sortit discrètement une seringue de sa poche et ôta le capuchon, le laissant tomber au sol. En un mouvement fluide, elle lui injecta le somnifère.
Ethan recula brusquement, les yeux écarquillés.
-
Mais… qu’est-ce que tu… me fais ?
-
De la poussière de fée, murmura-t-elle.
Ses paupières se fermèrent, et il s’effondra au sol. Hannah envoya un message à Sidonie et Martha avant de leur ouvrir la porte. Martha observa son corps inconscient avec dédain.
-
Il embrasse bien, ce salaud ?
-
Ce n'est pas le moment, coupa Hannah.
-
Tout est prêt, Pixy ? demanda Sidonie.
-
Oui, je peux recréer son apparence et sa voix.
-
Je prends son téléphone, ajouta Martha en fouillant dans son sac.
Elle trouva des photos de vacances, puis d’autres, plus explicites, révélant un homme collectionneur de conquêtes. Mieux valait laisser son téléphone ici, inutilisable. Hannah, désormais sous l’apparence d’Ethan, portait ses vêtements et imitait parfaitement sa voix. Sidonie esquissa un sourire, admirative, tandis que Martha restait impassible.
-
J’appelle Donovan, dit Hannah, avec sa nouvelle voix masculine.
La voix de Lucas résonna au haut-parleur, douce et posée, un timbre que Sidonie reconnut immédiatement.
-
Euh… allô ?
-
Salut Donovan, c’est Ethan. Ça va ?
-
Oh, euh, ouais… désolé, je ne m’attendais pas à ton appel.
-
Tu as une petite voix, qu’est-ce qui se passe ?
-
Je viens de me faire virer…
-
Désolé pour toi. Tu veux que je te rappelle plus tard ?
-
Non, je suis content que tu m’appelles. J’avais peur que tu veuilles laisser tomber…
-
Laisser tomber un mec comme toi ? Jamais.
-
Je dois rougir là…
-
J’espère bien. Dis, ça te dirait qu’on aille boire un verre demain ?
-
Oui, pourquoi pas. Où ça ?
-
The Pink Door, à Belltown. 11 h 30, ça te va ?
-
Ce n’est pas tout près, mais… d’accord.
-
Je peux venir te chercher si tu veux.
-
Non, ça ira.
-
D’accord. Je dois filer au boulot, mais je t’enverrai un message ce soir. Je vais changer de numéro, ces foutus robots n’arrêtent pas d’appeler.
-
Ah ouais ?
-
Un client mécontent, peut-être. Bon, je pense à toi, petit ange. Je t’embrasse.
-
Merci Ethan… à demain.
Hannah raccrocha, un sourire en coin, parfaitement dans son rôle. Sidonie ne put s'empêcher d’admirer la capacité d’Hannah à manipuler avec une telle aisance. Une pensée fugace traversa son esprit : si Hannah pouvait se fondre aussi bien dans un personnage usurpé, à quel point était-elle loyale envers Jane et le groupe ? Sidonie conserva cette possibilité dans un coin de son esprit.
Hannah brisa ensuite le téléphone d’Ethan pour éviter qu’il ne contacte Lucas.
-
Je me demande pourquoi on s’emmerde autant, soupira Martha. Donovan a l’air inoffensif. On pourrait juste l’enlever cette nuit.
-
Hors de question, répliqua Sidonie. Il ne doit pas se méfier. On suit le plan.
-
Bon, on va toutes au restaurant demain ? demanda Martha, désinvolte.
-
Non, trancha Sidonie. Tu vas surveiller le vrai Ethan chez lui et nous avertir s'il y a du mouvement. Je veux éviter les surprises.
-
D'accord. De toute façon, les sorties au restaurant, ce n’est pas mon truc.
-
Pixy, tu veux que je vienne et que j'attende dans la voiture, au cas où quelque chose tournerait mal ? proposa Sidonie.
-
Non, ça ira, répondit Hannah, après avoir repris sa voix et son apparence normales. Il ne doit pas te voir avec moi. En plus, je tiendrai moins longtemps si je dois te donner une autre apparence. On se retrouvera à l'hôtel après avoir pris notre verre…
Sidonie resta silencieuse, le remords déjà visible dans ses yeux. Elles quittèrent l’appartement, laissant Ethan inconscient et sans moyen de prévenir qui que ce soit avant leur rencontre avec Lucas, prévue le lendemain.

Hannah

Lucas
Année 2116 | 30 octobre (passé) – 11 h 35, restaurant italien The Pink Door, quartier Belltown, Seattle - Washington
Le faux Ethan devait rencontrer Lucas dans un restaurant italien atypique appelé The Pink Door. Martha, de son côté, veillait devant l’appartement du véritable Ethan, toujours inconscient sur le sol, pour s’assurer qu’il ne bougeait pas. À l’autre bout de la ville, Sidonie et Hannah étaient installées dans un hôtel excentré réservé pour la suite de l’opération. Hannah s’était enfermée dans la salle de bain pour effectuer sa transformation physique, usurpant son apparence séduisante grâce à son don d’illusion. Lorsqu’elle ressortit, Sidonie ne put s’empêcher d’admirer le résultat.
-
Magnifique. Au fait, c’est comment d’être un homme ? taquina Sidonie.
-
Disons que… c’est assez bizarre ! Je me sens tellement à l’étroit dans ces fringues, répondit Hannah, un peu gênée avant de se détendre.
Sidonie sourit en composant un numéro sur son téléphone, haut-parleur activé.
-
Maria, tu es bien en place chez Ethan ?
-
Je suis devant. Alors, notre Apollon est-il prêt ? s'enquit Martha.
-
Tu veux que je te fasse un bisou, Martha ? surenchérit Hannah.
-
Non, mais sérieusement ! rappela Martha, agacée. Je vous rappelle qu’on est en mission, et qu’on risque nos vies, au passage.
-
Bon, on se détend. On se rappelle plus tard, coupa Sidonie avant de mettre fin à la conversation.
Hannah, sous son apparence masculine, quitta la chambre et monta dans une voiture de location. Personne ne pourrait faire le lien entre elle et Ethan. La circulation était fluide, et elle trouva une place discrète près du restaurant. Malgré son aisance habituelle, elle se sentait mal à l’aise dans ces vêtements masculins, l’impression que sa chemise allait craquer sous son torse devenu trop large. Elle porta des lunettes de soleil pour dissimuler son regard, plaça une oreillette et se posta devant The Pink Door, téléphone en main, surveillant les alentours.
-
Hum, où es-tu… murmura-t-elle en scrutant la rue.
-
Tu l’as déjà en visuel ? demanda Martha, impatiente.
-
Négatif, répondit Hannah, concentrée.
Peut-être voulait-il rester discret ? Elle marcha lentement, mimant l’attente d’un ami, tentant de canaliser son stress. Son regard capta deux agents de l’Agence qui approchaient en patrouille. Plus loin, plusieurs robots accompagnaient la police dans une chasse aux pickpockets. Hannah revint sur ses pas, se mêlant à la foule pour éviter d’attirer l’attention. Sa montre indiquait 11 h 45, toujours aucune trace de Lucas. Elle se sentait observée, chaque regard la frôlant comme une lame glacée.
Elle l’aperçut enfin un jeune homme aux cheveux courts coiffés de gel, marchant lentement, mains dans les poches. La cible était simplement vêtu d’un cardigan blanc épais et d’un jean délavé, sans sac ni accessoires. Malgré la fraicheur, seule une fine écharpe grise couvrait sa gorge. Sa situation précaire l'empêchait de se payer des vêtements chauds adéquats, ou de manger à sa faim. Il détestait qu’on éprouve de la pitié pour lui.
Il semblait soucieux, évitant de croiser le regard des passants, jusqu’à ce qu’il aperçoive Ethan. Son visage s’éclaira aussitôt, comme le soleil triomphant des nuages.
-
Salut Ethan !
-
Hey… Donovan ! répondit Ethan, légèrement tendu.
-
Oui, c’est bien moi, dit Lucas en lui serrant la main. On se voit enfin en vrai ! Ça va ?
-
Ouais, fit Ethan avec un sourire.
Lucas l’observa, reprenant confiance après ce premier contact.
-
On dirait que tu as vu un fantôme, plaisanta-t-il en remarquant son regard fuyant.
-
Non… enfin si, mais tout va bien maintenant, rassura Ethan, posant une main sur son épaule. Je suis vraiment ravi de te rencontrer. J’ai cru un moment que tu ne viendrais pas.
-
Désolé, je me suis un peu perdu en route.
-
Peu importe, l’essentiel c’est que tu sois là, répondit Ethan en lui jetant un regard charmeur.
Lucas pinça sa lèvre inférieure, hésitant. Finalement, dans un geste furtif, il l’embrassa rapidement sur les lèvres. Hannah, dans son rôle, en fut attendrie. Lucas, pudique, n’aimait pas l’affection en public, surtout parmi tant de monde. Elle se rappela leur conversation avec Sidonie, ressentant un début d’affection sincère pour cet ange au regard si inoffensif.
Elle avait passé des heures à lire leurs échanges, apprenant leurs désirs, leurs peurs, tout ce que l’on finit par dévoiler lorsqu’on croit aimer. Quelques minutes de torture suffiraient pour obtenir le même résultat, pensa-t-elle. L’Agence agissait simplement plus vite. Au final, l’être humain révélait toujours ses secrets pour survivre.
Pourtant, malgré cette mascarade, Hannah éprouvait un pincement au cœur en voyant Lucas croire rencontrer son partenaire idéal. Son regard s’attardait sur Ethan avec une admiration candide. Il était beau, sûr de lui, attirant les regards sur son passage. Mais Hannah se rappela aussitôt combien le véritable Ethan la répugnait. Contrairement à Lucas, il n’avait rien de sincère. C’était un joueur, un prédateur, qui prenait plaisir à séduire, à utiliser puis à jeter ses conquêtes. Ethan et Lucas étaient deux mondes opposés. Lucas, avec sa douceur, aurait été pour lui une simple proie, qu’il aurait abandonnée sans scrupule, ou pire encore.
-
Charmant… sourit Ethan, appréciant l’audace de Lucas. Un petit verre pour commencer ?
-
Oui, avec plaisir, répondit Lucas.
Ils marchèrent lentement en échangeant des banalités pour détendre l’atmosphère. Hannah, derrière son rôle, savait qu’il ne fallait surtout pas brusquer le descendant de Jane, mais au contraire le mettre en confiance.
Ils entrèrent au Pink Door, où une mélodie branchée rythmait la piste de danse entourée de tables. Ce lieu n’était pas choisi au hasard : il faisait partie des rares restaurants de Seattle à ne pas être encore équipés de détecteurs de variants. Hannah portait un brouilleur dissimulé autour du cou, mais Lucas, lui, n’en possédait pas. Ces appareils coûtaient bien trop cher au marché noir pour un jeune homme fuyant les lieux contrôlés par l’Agence ou les milices privées.
Ethan prit la main de Lucas pour l’attirer sur la piste. Lucas n’aimait pas particulièrement danser, mais Ethan sut le mettre à l’aise. Batuka Vida de Djalmo Fereira résonnait dans les haut-parleurs, scandée de percussions tribales et de basses électriques qui faisaient vibrer chaque mur. Une musique née pour embraser l’air d’une énergie brute et indomptable, que les caractères les plus réservés ne pouvaient refuser d'y participer.
Lucas, même sans connaître les pas, se laissa guider. Ethan le rapprocha de lui, leurs lèvres s’effleurant dans un moment hors du temps. Ethan glissait délicatement ses mains dans le dos de Lucas, conduisant avec son bassin et un déhanchement digne d'un danseur professionnel.
Après plusieurs minutes où la chaleur devenait insoutenable, ils s’assirent à une table plus loin, désireux de poursuivre cette rencontre en toute intimité. Un serveur s’approcha chaleureusement.
-
Quelle chaleur… soupira Lucas en déboutonnant deux boutons de son cardigan.
Ethan contempla son torse imberbe avec délectation et imita son geste, exhibant le haut de ses pectoraux sculptés trempés de sueur.
-
Que veux-tu boire ?
-
Surprends-moi, répondit Lucas, déjà conquis.
Ethan effleura ses doigts, un geste simple qui fit fondre Lucas. Cette tendresse lui avait tant manqué.
-
Ce mec est d’un ennui, railla Martha à l’oreille d’Hannah.
Le serveur attendait.
-
Nous allons prendre une Miller.
-
Sérieux, Pixy ? Une Miller ? Fallait prendre plus fort, osa Martha.
Le serveur repartit préparer les deux bières. Lucas ne lâchait pas la main d’Ethan, comme si sa vie en dépendait.
-
Je ne savais pas que tu dansais aussi bien, Ethan.
-
J’ai de nombreux talents, beau blond.
Ethan souriait comme un véritable séducteur, laissant apparaître ses faussettes. Lucas en possédait aussi, rendant son visage irrésistible. Le serveur revint avec les deux verres. « Cheers », trinquèrent-ils à l’unisson avant de boire une gorgée rafraîchissante.
-
Je sais que c’est peut-être un peu tôt, je ne veux pas te brusquer, mais j’ai vraiment envie qu’on passe la soirée ensemble… tu m'as envoûté, Donovan.
-
T'exagères, fille, intervint Martha dans l'oreille de sa camarade.
-
Ah…, répondit Lucas en rougissant. Il toussota, mal à l’aise. C’est assez direct comme proposition.
-
Eh oui. Je veux te garder avec moi.
-
Ce n’est pas comme si j’avais un emploi du temps chargé depuis que mon ancien boulot m’a remplacé par un robot. Que proposes-tu ?
Ethan fit semblant de réfléchir, cherchant à endormir la vigilance de Lucas. Un instant, il crut avoir une hallucination en voyant les yeux d'Ethan briller d’un scintillement étrange. Sûrement la chaleur et la bière.
Il remarqua que Lucas avait terminé sa boisson trop rapidement pour le plan prévu. Il demanda au serveur de rapporter de l’eau et quelques amuse-bouches. Lorsqu’il fit tomber l’écharpe de Lucas, celui-ci se pencha pour la ramasser, ignorant qu’Ethan versait discrètement le contenu d’une seringue dans son verre d’eau.
Ethan reprit sa main et la caressa doucement, troublant Lucas, déjà tiraillé entre désir et prudence. Il n’aimait pas l’idée de finir cette rencontre dans un lit. Il rêvait d’une relation durable, pas d’une simple conquête. Il ne se doutait pas qu’il n’était qu’une proie.
-
Où en étions-nous ? Ah oui, ma proposition. J’aimerais t’emmener dans un super restaurant, encore mieux que celui-ci, puis au cinéma voir un film ridicule où il n’y aura pas beaucoup de monde. Cela me permettra de t'embrasser dans la pénombre.
-
Putain de merde ! cria Martha. Les filles, je me tire, la BMRA est chez Ethan !
Le cœur d’Hannah bondit. Elles risquaient d’être démasquées. Il ne fallait plus perdre de temps.
-
D’accord, ça me va, répondit Lucas, l’air rayonnant.
Lucas se laissa aller un court instant à ce petit bonheur, savourant son verre d'eau et le regard d’Ethan. Il aurait voulu que ce moment dure une éternité. D’un geste lent et sensuel, Ethan se rapprocha de lui, saisissant délicatement son menton pour approcher son visage du sien. Le Français s’abandonna complètement à ce baiser romantique. Autour d’eux, quelques clients observaient le couple avec tendresse. Hannah, elle, trouvait ce baiser magnifique. Lucas était si doux et sensuel dans sa manière d’embrasser que la suite des événements lui provoquait la nausée.
Lucas ne pouvait s’empêcher de savourer cet instant, ses pommettes légèrement rosies. Sans prévenir, Ethan lui agrippa la main pour l’inciter à partir. Lucas, surpris par cette sortie rapide, se laissa faire, comme dans un rêve.
Ils marchèrent plusieurs minutes jusqu'à arriver à la petite voiture de location d'Hannah. Par chance, ils ne croisèrent aucun garde en sortant, poursuivant certainement leur ronde dans d'autres rues. Juste avant d'ouvrir la portière, Lucas cligna des yeux, puis il les frotta en secouant légèrement la tête, appuyé contre la voiture.
-
Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Ethan, feignant l’inquiétude.
-
J’ai mal à la tête tout d’un coup… ça tourne, murmura Lucas, en se tenant les tempes. Je me sens vraiment mal, Ethan…
-
Je vais t’aider. On va voir un médecin.
-
Non, pas de médecin… je dois m’asseoir, je…
Il vomit sur le trottoir, attirant l’attention des passants. Ethan réagit rapidement, l’aida à s’installer sur le siège passager et attacha sa ceinture avant de prendre le volant.
Hannah démarra, redoutant l’arrivée des patrouilleurs. Lucas, titubant, subissait chaque virage comme un coup. Sa tête lui faisait si mal qu’il croyait qu’elle allait exploser.
-
Où on va ? balbutia-t-il, à demi conscient.
-
Dans un lieu sûr, répondit Ethan d'un ton calme.
Lucas sombrait dans l’inconscience, perdu dans une torpeur induite par le somnifère. Hannah ralluma son oreillette, soucieuse pour Martha.
-
La cible est dans les bras de Morphée, dans le carrosse, retour dans la chambre des rêves, annonça-t-elle.
-
J’ai buté plusieurs mecs qui ont tenté de me barrer la route. Je les ai semés, j’arrive. Il va falloir se grouiller, répliqua Martha.
Aucune réponse de Sidonie.

Lucas

Hannah

Sidonie

Martha
Année 2116 | 30 octobre (passé) – 14 h 40, Civic Hotel, quartier d'Uptown, Seattle - Washington
Hannah, toujours sous les traits d’Ethan, gara la voiture dans le parking souterrain réservé aux clients du Civic Hotel, situé dans le quartier d’Uptown, au sud de Seattle. L’endroit n’était éclairé que par quelques néons blafards, dont certains clignotaient tandis que d’autres restaient totalement éteints, laissant des zones d’ombre inquiétantes. L’atmosphère y était sinistre, surtout pour des femmes seules qui oseraient s’aventurer dans ces recoins à la tombée du jour. Le parking était presque désert. La basse saison avant les fêtes de Noël n’attirait pas les foules, et les touristes préféraient les hôtels plus centraux, plus sécurisés. Le Civic Hotel, lui, avait sa clientèle particulière : des séjours courts, des affaires discrètes. L’établissement cultivait cette réputation en proposant des chambres à insonorisation totale, des musiques d’ambiance personnalisées, des produits érotiques, et même un service d’escortes.
Hannah, sous tension depuis l’alerte de Martha, avait la sensation d’être suivie. Elle jetait des coups d’œil nerveux tout autour, à l’affût du moindre mouvement dans l’obscurité. Lucas, toujours inconscient sur le siège passager, n’avait pas bougé depuis qu’il avait sombré dans le sommeil artificiel. Quelques mèches blondes retombaient mollement sur son front, son visage paraissant d’une innocence presque douloureuse à regarder.
Elle détacha sa ceinture de sécurité, lui essuya la bouche pour effacer les traces de vomi. Par moments, des râles discrets s’échappaient de ses lèvres entrouvertes. Aux yeux d’Hannah, il paraissait infiniment vulnérable. Elle sortit pour contourner la voiture et ouvrit la portière côté passager. Lorsqu’elle le tira pour le faire sortir, sa tête retomba mollement en avant, ses bras ballants frappant son propre torse. Malgré sa force illusoire, Hannah savait qu’elle ne pourrait pas porter Lucas jusqu’à la chambre sans risquer d’être vue. Ses jambes, flageolantes, ne tiendraient jamais son poids.
Elle enclencha son oreillette.
-
Lena, j’ai besoin de ton aide… Maria, t'es où ?
-
Toujours sur la route, tout est bloqué, répondit Martha, agacée. Je vais devoir terminer à pied.
-
Putain… pesta Hannah, furieuse que Sidonie reste silencieuse.
-
Improvise, lâcha Martha.
Rester dans ce parking lugubre devenait trop dangereux. Hannah inspira profondément et décida d’agir. Elle passa le bras de Lucas autour de son épaule, le tenant fermement par la ceinture de son jean, et le hissa hors de la voiture. Ensemble, ils avançaient en titubant, manquant à plusieurs reprises de glisser sur le sol sale et graisseux. L’odeur d’humidité, de pétrole et de rouille lui donnait la nausée.
Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, Hannah sursauta violemment. Un autre client s’y trouvait déjà, un homme d’une soixantaine d’années, l’air fatigué, un attaché-case à la main. Elle sentit son cœur s’arrêter. Tout pouvait s’effondrer ici, maintenant. Il fallait qu’elle garde son calme. Elle baissa la tête et força un petit sourire gêné.
-
Bonjour… Désolé monsieur, mon ami a un peu forcé sur la boisson.
L’homme fronça les sourcils, détaillant le visage tuméfié de Lucas et sa posture molle.
-
À cette heure-ci ? Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
-
Le pauvre… Il vient d’apprendre que sa copine le trompait. Heureusement que j’étais là. On est juste de passage, je l’ai ramené ici pour qu’il puisse se reposer.
L’expression du vieil homme s’adoucit. Il soupira, secouant la tête avec un mélange de lassitude et de compassion.
-
Ah… la jeunesse et les histoires d’amour… C’est compliqué, tout ça. Le réveil sera difficile. Une bonne douche et un cachet, et tout ira mieux.
-
Oui… Merci pour votre conseil.
-
C’est mon étage. Bon après-midi, jeune homme.
-
Merci, à vous aussi, monsieur.
Les portes se refermèrent sur lui, laissant Hannah seule avec Lucas. Elle poussa un soupir tremblant, son corps entier parcouru de frissons d’adrénaline. Elle se pencha vers Lucas. Ses paupières tremblaient, comme si un cauchemar menaçait son repos artificiel. Un gémissement rauque s’échappa de sa gorge, brisant le silence oppressant de l’ascenseur. Hannah ferma les yeux, priant pour que personne ne se trouve dans le couloir lorsqu’ils arriveraient à l’étage. Le temps jouait contre eux, et chaque seconde écoulée rapprochait un peu plus le gouffre sous leurs pieds.
***
Trente minutes avant qu’Hannah ne prévienne ses partenaires de son arrivée imminente à l’hôtel, Sidonie avait ressenti le besoin de s’aérer l’esprit. L’oppression des quatre murs était devenue insupportable, alors elle s’était dirigée vers le Lake Union Park, à quelques rues de là. La marche, pensa-t-elle, l’aiderait à canaliser son anxiété. Le parc, bien que modeste, offrait des sentiers bordés de verdure, une fontaine murmurante près d’un muséum, et la marina qui étendait ses pontons silencieux sur le lac. Après un moment passé à contempler l’horizon, Sidonie alla s’asseoir sur un banc. L’endroit lui offrait une vue imprenable sur l’eau miroitante, et la paix ambiante apaisait doucement ses pensées.
Elle consulta sa montre. Encore trente minutes à tuer. Une éternité. Elle la glissa dans sa poche et laissa son regard errer. Non loin, une petite fille d’environ sept ans courait joyeusement vers le ponton, ses cheveux clairs voletant sous le soleil pâle de décembre. Leurs regards se croisèrent. Sidonie lui adressa un sourire distrait. Mais quelque chose dans l’air semblait soudain changer. Un léger frisson, presque imperceptible, remonta le long de sa nuque.
Ses pensées furent interrompues par l’arrivée d’un homme qui rejoignit la fillette. De là où elle se trouvait, elle ne pouvait distinguer son visage. Il lui tournait le dos, mais sa posture, ses gestes… tout en lui paraissait étrangement familier. La façon dont la petite fille lui prit la main, la joie spontanée qui illuminait leurs traits, indiquait sans doute qu’il s’agissait de son père.
Il s’accroupit pour prendre une photo, capturant la fillette et la fontaine en arrière-plan. Sidonie fut saisie d’une impression de déjà-vu. Un écho, lointain, douloureux. Elle savait que ses voyages temporels pouvaient altérer ses souvenirs, les flouter jusqu’à la confusion. Mais là, il y avait quelque chose de plus profond, comme un fil invisible tendu vers elle. L’homme tourna légèrement la tête. Elle crut reconnaître son profil. Un visage charmant, d’une beauté troublante, dont la vision serra son ventre d’une émotion qu’elle ne comprenait pas.
Alors, il sortit une petite boîte de sa poche, un écrin de velours noir. La fillette poussa un cri de joie en découvrant le bijou à l’intérieur. Sidonie plissa les yeux, essayant de discerner ce qu’il contenait, mais la distance brouillait les détails. Elle songea un instant à se lever et à s’approcher. Non. Elle n’avait aucune raison d’interrompre ce moment intime, et son instinct la sommait de ne pas attirer l’attention.
Puis, sans prévenir, la petite fille tourna brusquement la tête vers elle. Sidonie se figea. Leurs regards se croisèrent, et elle sentit son cœur s’arrêter. La fillette afficha un grand sourire malicieux et pointa un doigt dans sa direction avant de se mettre à courir vers elle. Chaque pas résonnait comme un tambour contre sa poitrine. Plus elle s’approchait, plus Sidonie réalisait à quel point elle lui ressemblait. Ses cheveux, son regard sombre, la courbe de son visage… Tout était un reflet d’elle-même.
Au même instant, son pendentif se mit à vibrer intensément, émettant un sifflement strident qui transperça son crâne. Sidonie porta ses mains à ses tempes, écrasée par la douleur. Sa vision se troubla, les couleurs se fondirent, et tout devint noir.
Lorsqu’elle reprit connaissance, elle était toujours assise sur le banc. Le lac étincelait sous le soleil couchant, mais l’homme et la petite fille avaient disparu, comme s’ils n’avaient jamais existé. Ses mains tremblaient. Elle vérifia son téléphone. Plus d’une heure s’était écoulée. Tout était en place autour d’elle. Son sac, son pendentif. Mais une angoisse profonde lui mordait le ventre. Elle balaya le parc du regard, son souffle court. Au loin, une sirène se mit à hurler, déchirant le calme de l’après-midi. Sans réfléchir, elle se leva et quitta précipitamment le parc, fuyant cette scène fantomatique sans oser se retourner.
***
Une fois arrivés à l’étage, Ethan plaqua Lucas contre le mur avec une brusquerie parfaitement maîtrisée. Au bout du couloir, deux couples passaient en discutant joyeusement, sans prêter la moindre attention au drame qui se jouait près d’eux. Leurs rires fusaient, échos indécents face à la terreur sourde qui étreignait Lucas. Hannah, sous son illusion d’Ethan, retint un souffle tremblant. Elle ne pouvait se permettre d’être vue avec lui, pas ainsi, au cas où la BMRA déciderait de fouiller l’établissement.
Une fois les couples hors de vue, elle reprit son chemin en hâte, traînant Lucas jusqu’à la porte de leur chambre. Ils avaient choisi une option d’insonorisation complète, précaution indispensable si jamais Lucas, en reprenant conscience, se mettait à hurler ou à se débattre. Dès qu’ils furent à l’intérieur, elle referma la porte avec soulagement et le déposa sur le grand lit en forme de cœur, qui trônait au centre de la pièce. Elle activa aussitôt le mode insonorisation via l’écran holographique du mur.
Lucas resta inerte, allongé sur le ventre, ses bras ballants le long de son corps. Même plongé dans un sommeil artificiel, son visage portait cette expression de tristesse profonde, celle d’un jeune homme trop pur pour un monde qui le broyait. Hannah sentit un pincement lui serrer la poitrine. Un mélange d’empathie et de culpabilité s’empara d’elle alors qu’elle s’approchait du lit pour le retourner, le plaçant sur le dos afin qu’il soit moins mal installé.
Elle activa ensuite l’option bondage. Des anneaux apparurent à chaque extrémité du lit, prêts à accueillir les liens qui viendraient entraver poignets et chevilles. Dans le kit fourni par l’hôtel, elle trouva cordes, menottes, sangles et même un bâillon de silicone noir. Elle inspira profondément. Le silence, lourd et poisseux, retomba sur la chambre, seulement brisé par la respiration saccadée de Lucas.
Les minutes s’étiraient en heures. Sidonie n’avait toujours pas donné signe de vie et Martha était coincée dans un trafic infernal à l’autre bout de la ville, sans doute poursuivie par l’agence. Hannah était certaine que Martha s’en sortirait. Mais Sidonie… elle n’en était pas si sûre. L’illusion qui la dissimulait sous les traits d’Ethan finirait par se dissiper. Et puis, il y avait cet homme dans l’ascenseur. Et s’il avait déjà prévenu les autorités ? L’angoisse lui labourait le ventre. Elle fit les cent pas dans la pièce, jetant des regards nerveux à sa montre digitale, à la fenêtre, puis à Lucas, toujours inconscient sur le lit.
Elle finit par s’asseoir sur une chaise face à lui. Ses doigts tremblaient. Elle regrettait amèrement de l’avoir plongé dans cet enfer. Il ne méritait pas ça. La gorge nouée, elle avala une gorgée d’eau pour tenter de calmer son rythme cardiaque. Dans sa précipitation, elle désactiva accidentellement son oreillette, coupant toute communication avec Martha et Sidonie.
-
Réveille-toi, Lucas...
-
Ethan, gémit-il faiblement.
Elle se leva et s’approcha du lit pour caresser son visage. Sa main tremblait contre sa joue, un geste involontaire, presque tendre, comme si elle cherchait à effacer sa faute. Ses doigts glissèrent sur ses lèvres entrouvertes. Il lui rappelait trop son ex-petit ami… Cette ressemblance lui broya le cœur. Elle détourna brusquement le regard, laissant s’échapper une colère froide et sourde qui dormait en elle depuis trop longtemps. Rapidement, elle fouilla les poches de Lucas, en sortit son téléphone et la carte-clé qu’elle posa sur la table de chevet.
Elle le regarda, si vulnérable, si soumis. Sa mémoire la ramena à sa propre extraction, brutale, déshumanisante. Aujourd’hui, c’était elle le bourreau. Et le destin semblait se délecter de ce cruel renversement.
Lucas émergeait lentement de l’obscurité. Ses paupières papillonnaient. Il tenta de bouger mais ses poignets, déjà attachés aux quatre extrémités du lit, lui faisaient mal. La panique monta en lui, une peur irrationnelle, incontrôlable.
-
Quoi… ? Qu’est-ce qui se passe… ? balbutia-t-il, la voix tremblante.
-
Hé, doucement…, murmura une voix suave à côté de lui.
Lucas tourna la tête. Ethan était assis sur le bord du lit. Il posa sa main sur son torse, un sourire rassurant accroché à ses lèvres, mais il y avait dans son regard une lueur étrange, quelque chose qui glaça le sang de Lucas.
-
Tu es en sécurité, c’est juste pour t’aider à te calmer…
-
Pourquoi suis-je attaché ? demanda Lucas, de plus en plus confus, la gorge serrée par l’angoisse.
Ethan se pencha, sa main effleurant sa joue. Lucas tourna la tête, refusant ce contact.
-
C’est pour ton bien. Tu étais dans un sale état quand on est partis du restaurant. Tu t’es montré violent.
Lucas ferma les yeux, essayant de rassembler ses souvenirs. Mais tout était flou. Il ne comprenait pas.
-
Mon bien… ? Je… je ne me souviens de rien.
-
Mon ange, ne joue pas l’innocent avec moi, répondit Ethan d’une voix plus dure. Nous allons enfin pouvoir jouer tous les deux.
Ethan se pencha et posa ses lèvres sur celles de Lucas. Mais ce baiser, cette fois, n’avait rien de tendre. Lucas se débattit, tournant la tête pour y échapper.
-
Non ! Enlève-moi ça tout de suite ! hurla-t-il.
Ethan plaqua brutalement sa main sur sa bouche, son autre bras écrasant son torse pour l’immobiliser. Lucas gémit, l’air lui manquait, sa terreur se transformant en panique absolue. Il essaya de crier à travers ses narines, mais la poigne d’Ethan se resserra encore plus.
-
Chut… Ça ne sert à rien de crier. Personne ne t’entendra. Je vais retirer ma main, mais t’as intérêt à rester tranquille, c’est compris ?
Lucas suffoqua, hochant la tête de façon saccadée. Quand Ethan retira sa main, il inspira à grandes bouffées, toussant violemment.
-
Pour… pourquoi tu me fais ça ?! Laisse-moi partir ! implora-t-il, la voix brisée.
Il n’arrivait pas à croire que cet homme, qu’il avait cru différent, avait osé l’attirer pour le garder captif comme une proie prise au piège. Il tremblait de tout son corps, paralysé par la peur. Ethan se redressa, dominant la scène d’une aura glaciale.
-
Je t’ai eu aussi facilement… un vrai jeu d’enfant, chuchota-t-il.
-
Espèce de salaud ! cria Lucas, un mélange de peur et de rage dans la voix.
Ethan le gifla violemment. Ses mains descendirent sur ses côtes, jusqu’à ses hanches. Lucas se raidit, le souffle court, pris d’une panique animale. Sa terreur le paralysait, l’empêchait même de crier.
Ethan le regardait avec la froideur clinique d’un bourreau. Il cherchait à briser ses dernières défenses, comme la BMRA le faisait avec ses prisonniers variants récalcitrants. Détruire pour mieux reconstruire et manipuler. Jane connaissait bien cette méthode, elle l’avait utilisée elle aussi, sous couvert de sauver ses protégés.
-
Arrête ! Non ! Ne me touche pas ! supplia Lucas, les yeux humides.
-
Chut…, murmura Ethan en plaçant un doigt sur ses lèvres tremblantes. Et si je te retirais ces vêtements, hein ? Pour voir ce qu’il y a en dessous ? Peut-être que ça te ferait taire…
-
Va te faire foutre ! répliqua Lucas, son regard brûlant de dégoût.
-
C’est toi qui vas passer un sale quart d’heure, mon ange, ricana Ethan. Il te reste peu de temps à vivre.
-
Quoi ?! s’écria Lucas, l’effroi éclatant sur son visage.
Ethan saisit une paire de ciseaux et en pressa la lame froide contre sa joue. Lucas se crispa, terrifié à l’idée d’être tailladé. Ethan déboutonna lentement son cardigan blanc, découvrant son torse imberbe et bien dessiné. Sous l’effet de la peur, ses abdominaux se contractaient. Les larmes coulaient silencieusement sur ses tempes. Il mordit sa lèvre inférieure jusqu’au sang pour ne pas hurler. Il voulait vivre. Plus que tout, il voulait vivre.
-
Je t’en supplie, arrête. Je ne veux pas mourir…, murmura Lucas, sa voix brisée par la peur.
Hannah hésita soudain. Elle réalisait qu’elle avait peut-être été trop loin dans son rôle de tortionnaire. La vue de ce jeune homme, craquant sous la pression, réveillait un malaise qu’elle croyait éteint depuis longtemps. Pourtant, la rancune qu’elle nourrissait contre son ancien petit ami refaisait surface, et Lucas en devenait la victime involontaire.
Si Sidonie avait été là, tout cela aurait été différent. Elles l’auraient peut-être bousculé un peu, mais pas avec une telle cruauté.
Lucas crut que son bourreau savourait cette lente torture mentale. Pourtant, Ethan repositionna doucement sa tête sur l’oreiller, adoucissant légèrement sa posture inconfortable. Comprenant que la fin n’était pas encore venue, Lucas sentit son rythme cardiaque se stabiliser, malgré la peur qui lui broyait la poitrine. Chaque inspiration était un râle douloureux, un cri silencieux que son corps ne parvenait pas à expulser.
-
Ethan… Pitié, osa-t-il d’une voix tremblante.
-
Silence. Ça ne sert à rien de supplier. Reste tranquille, ça va piquer.
-
Qu’est-ce que tu fais ? Non ! Arrête ! s’alarma Lucas, tentant en vain de se débattre.
-
Ferme ta gueule, rétorqua Ethan en maintenant fermement son bras gauche. Il y planta une seringue.
-
Aïe ! Putain ! Non ! s’écria Lucas, la voix brisée par la douleur brûlante.
Il sentit une chaleur étrange se répandre dans son bras, remontant lentement vers son épaule avant d’envahir tout son corps. Un frisson de panique parcourut son échine.
-
Qu’est-ce que tu m’as injecté ?! demanda-t-il, désespéré.
-
Il faut que tu sois en forme quand ils viendront te chercher…
-
Qui ça ?
La seringue contenait simplement un médicament rapide contre les maux de tête, mais Lucas l’ignorait. Il se sentait impuissant, prisonnier d’une situation qu’il ne contrôlait plus. Lentement, il tourna la tête vers Ethan, cherchant désespérément une lueur de raison dans cet océan de cruauté. Ethan se contenta de l’observer, son regard dénué de toute pitié.
-
Détache-moi…
-
Non. Je préfère quand tu es complètement soumis à moi.
-
Détache-moi, connard ! hurla Lucas, sa peur se muant en rage impuissante.
Il reçut une gifle violente qui fit tourner sa tête sur le côté.
-
Tu l’auras voulu, petit con, cracha Ethan en saisissant un objet.
-
Qu’est-ce qui va m’arriver ? Qu’est-ce que tu vas faire ?! s’écria Lucas, pris de panique.
-
T’es de la vermine de variant de NickroN, et tu mérites de disparaître. Mais avant ça, tu vas nous dire ce qu’on veut entendre.
-
C’est faux ! Je ne suis pas un variant !
-
Menteur ! La BMRA connaît ta véritable nature, et ils vont s’occuper de toi. Tu sais ce qu’ils font aux gens de ton espèce ? Ils les mettent en cage pour les utiliser comme des cobayes.
-
Non… pas ça… Ethan, je t’en supplie, ne fais pas ça !
-
Oh mais si, je vais le faire. Parce que Lucas Roselys ne mérite pas de vivre. Toi et ta famille allez crever… D’ailleurs, où se trouve ton ancêtre ?
-
Comment… comment connais-tu mon nom… ? demanda Lucas, la voix brisée par la terreur.
Ethan le fixa d’un regard de glace, lui attrapant le menton d’une poigne de fer.
-
Dis-moi où est Jane Roselys, et je pourrais être plus gentil.
-
Je… je n’en sais rien ! Je ne sais pas où elle est ! Bon sang, laisse-moi !
-
Tu résistes ? Très bien. Je dirai à la BMRA que tu n’es pas coopératif. Et je leur demanderai qu’ils te torturent tout en te maintenant en vie. Qu’ils te retirent tes membres un par un…
-
Oh non ! Lâche-moi ! Argh ! paniqua Lucas, se débattant de toutes ses forces sous l’étreinte de fer d’Ethan.
Il était à bout. Le fait qu’Ethan ait prononcé son nom complet brisa ses dernières défenses. Des perles de sueur coulaient le long de son front et de ses tempes. Il tremblait, secoué de spasmes incontrôlables. Ethan, savourant sa terreur, s’approcha et posa brutalement ses lèvres sur les siennes. Lucas resta pétrifié, paralysé par le dégoût. Il n’osa même pas le mordre. Un sanglot silencieux lui échappa. Il se sentait sali, souillé, brisé.
Sans un mot, Ethan priva Lucas de parole en lui enfonçant un bâillon boule dans la bouche, avant de lui nouer un bandeau sur les yeux. Le jeune homme sursauta, secoué par cette humiliation supplémentaire, terrassé par l’angoisse. Il hurla en vain, ses cris étouffés mourant contre le bâillon. Dépassé par la rage et le désespoir, il se débattait de toutes ses forces, mais ses mouvements étaient inutiles, ses bras et ses jambes tirés à leurs limites. Tremblant, il émettait des gémissements rauques, brisés. Perdre l’usage de la parole et de la vue, c’était comme basculer lentement dans la folie, sans rien à quoi se raccrocher.
La salive dégoulinait le long de son menton, humide et tiède, humiliant rappel de sa faiblesse. Ethan se pencha vers lui, ses mots caressant son oreille alors qu’une main intruse glissait sur son entrejambe.
-
Quel dommage, nous n’aurons pas le temps de nous amuser tous les deux, susurra-t-il, sa voix teintée d’une sensualité glaciale. Les humains sont et seront toujours supérieurs aux variants.
Lucas laissa échapper plusieurs râles étouffés, agité de spasmes, tentant désespérément d’échapper aux mains d’Ethan. Il se tordait, tirant sur ses liens, mais ses efforts ne faisaient qu’intensifier la douleur à ses poignets et ses chevilles.
Puis Hannah sentit soudain quelque chose changer en elle, comme si une force invisible l’abandonnait. Sa voix grave et menaçante, qui semblait jusqu’alors appartenir à un autre, perdit son intensité. Pire encore, la partie inférieure de son corps commença à scintiller, l’illusion se désagrégeant peu à peu. Quelques secondes plus tard, son apparence redevint celle d’Hannah, ses traits féminins s’imposant à la lumière crue de la chambre. Elle était désormais incapable de reprendre l’apparence d’Ethan, son pouvoir l’ayant quittée sous l’effet d’un épuisement brutal.
Sans un mot, Hannah se précipita vers la salle de bain adjacente pour se changer, laissant Lucas dans un état de détresse totale. Bandé et bâillonné, le jeune homme cessa de se débattre, épuisé par la sidération et l’incompréhension. Sa respiration haletait, rauque et rapide, sa gorge lui brûlait après tant de cris étouffés. Ses poignets et ses chevilles irradiaient de douleur, le forçant à rester immobile, comme un animal piégé et résigné. Il entendait simplement des bruits de vêtements, des pas, une présence qui bougeait, mais il n’avait plus la force de réfléchir à ce qui se passait.
La pièce était maintenant envahie par un silence oppressant, seulement rompu par ses faibles gémissements, échos de sa terreur absolue.
***
Sidonie reprit contact avec Hannah via son oreillette, lui annonçant qu’elle était en route. Hannah, postée derrière la porte, la guettait avec une impatience mêlée d’appréhension. Dès que Sidonie arriva, elle ouvrit brusquement la chambre et se retrouva face à elle. Lucas, entendant la porte s’ouvrir, fut pris d’une panique immédiate. Il crut que son supplice touchait à sa fin, persuadé qu’il allait être capturé par la BMRA. À cet instant, il n’aspirait plus qu’à une mort rapide, sans souffrance ni tourments prolongés.
Avant même de prononcer le moindre reproche, Hannah remarqua l’expression vide et livide de Sidonie. Quelque chose clochait terriblement chez elle. Préférant garder son calme, elle évita d’exploser dans le couloir, consciente du danger qu’elles couraient.
À travers la porte, ni Hannah ni Sidonie n’entendaient les supplications étouffées de Lucas. Les dispositifs d’insonorisation faisaient parfaitement leur office, isolant le jeune homme dans un silence oppressant.
-
Lena, où étais-tu passée ?! s’agaça Hannah, sa voix teintée d’inquiétude malgré sa colère.
-
Je… je… j’ai pris l’air… juste à côté… et je les ai vus, je n’arrive pas à comprendre…
-
De qui tu parles ?
-
Une petite fille… J’ai perdu connaissance, et je suis revenue… balbutia Sidonie d’une voix lente, lointaine.
-
T’aurais jamais dû t’éloigner ! répondit Hannah, contrariée, réprimant le frisson de peur qui lui parcourait l’échine.
À cet instant précis, Martha apparut au bout du couloir, avançant d’un pas ferme et déterminé. Son regard sombre, perçant, ne laissait aucun doute sur ce qu’elle avait fait pour arriver jusqu’ici. Elle avait certainement tué plusieurs agents de la BMRA, et son expression disait qu’elle était prête à recommencer sans l’ombre d’une hésitation. Elle dégageait une rage difficilement contenue.
Le groupe enfin réuni, il fallait agir vite. L’agence était probablement déjà en alerte, Lucas étant considéré comme une cible hautement prioritaire de NickroN.
-
Ça va ? demanda Hannah à Martha, la scrutant pour déceler d’éventuelles blessures. Qu’est-ce qui s’est passé chez Ethan ?
-
On doit vite se casser, on n’a pas le temps de palabrer, répliqua Martha d’un ton sec. Je ne suis pas certaine que les chiens de la BMRA ne m’ont pas suivie.
Consciente du risque, Sidonie inspira profondément. Elle n’était pas à l’aise à l’idée de jouer la sauveuse. Mentir à un ancien ami, Lucas, la rongeait. Mais elle savait que c’était nécessaire.
De son côté, Lucas, toujours plongé dans l’obscurité du bandeau, guettait la moindre vibration dans l’air. L’absence totale de bruit n’était pas un signe rassurant. Il dirigea sa tête vers la porte qu’il devinait, l’entendant s’ouvrir lentement. Terrifié, il secoua la tête en signe de refus, le souffle saccadé. Sa respiration s’accéléra, gonflant son ventre à chaque inspiration. Chaque expiration se transformait en un gémissement étouffé par le bâillon, alors que son cœur cognait contre sa poitrine, prêt à exploser sous la pression de la peur.
-
Oh mon Dieu, on l’a retrouvé. C’est bien lui ! s’exclama Sidonie.
Cette voix. Elle résonna en Lucas comme un écho d’un passé lointain, réprimé dans les profondeurs de sa mémoire. Malgré la panique, il savait qu’il l’avait déjà entendue, sans parvenir à la replacer. Les unités de la BMRA, elles, ne lui auraient laissé aucune chance : ils l’auraient sédaté, emmené dans un centre de reconditionnement, cet endroit sinistre où ils transformaient les êtres humains en objets, explorant leur corps et leur esprit jusqu’à les vider de toute étincelle.
Puis, quelqu’un s’approcha et ôta le bâillon de sa bouche, ainsi que le bandeau couvrant ses yeux. Quand ses paupières se soulevèrent, ses yeux humides s’écarquillèrent. Il s’attendait à voir des hommes armés. À la place, il vit Sidonie. Ses cheveux roux, son visage à la fois mélancolique et résolu, ce pendentif qu’elle portait toujours… Aucun doute possible. C’était elle. Le choc le figea sur place. Il la contempla longuement, un éclat d’espoir naissant au cœur de sa nuit.
Des larmes roulèrent sur ses joues, non pas de douleur, mais de soulagement. Il n’allait pas mourir, pas aujourd'hui. Sidonie posa doucement sa main sur sa joue, un geste de réconfort presque maternel. La scène semblait irréelle. Il n’aurait jamais imaginé la revoir, encore moins dans une telle situation.
Malgré la douceur des retrouvailles, elle s’empressa de détacher ses liens. Ses poignets étaient rouges, meurtris. Libéré, Lucas se redressa contre la tête de lit, tremblant. Ses mains frottaient ses poignets endoloris avant qu’il ne boutonne rapidement son cardigan, gêné de sa situation.
Il balaya la pièce du regard, apercevant deux autres femmes qu’il ne connaissait pas, Martha et Hannah. Elles l’observaient en silence. Hannah baissa les yeux, accablée de regrets. Leur présence inconnue raviva la peur en lui, même si Sidonie était là.
Encore sous le choc, Lucas bondit hors du lit. Ses yeux écarquillés cherchaient une issue. Il attrapa ses effets personnels sur la table de chevet et fonça vers la porte, mais fut stoppé net.
-
Hey, mon joli, tu ne vas nulle part sans nous, s’interposa Martha. Il ne comprit même pas comment elle s’était déplacée si vite. Sa poigne de fer lui tordit le bras dans son dos, lui arrachant un gémissement de douleur.
-
Laissez-moi partir ! cria Lucas, paniqué, son souffle court et saccadé.
-
Maria, lâche-le, ordonna Sidonie, d’une voix ferme mais teintée de douceur.
Martha relâcha son emprise à contrecœur, comme si l’idée de lui obéir l’écœurait. Lucas ramena son bras contre lui, endolori, puis leva ses yeux embués vers Sidonie, cherchant désespérément une réponse, une explication. Il observa l’autre femme, Hannah, qui fuyait son regard.
-
Lucas, écoute-moi attentivement. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
-
Je dois partir, Ethan va prévenir l'agence ! paniqua Lucas.
-
Justement, répliqua Sidonie. Tu dois venir avec nous.
Lucas resta silencieux, le souffle erratique, son regard sautant de Sidonie à Martha, puis à Hannah. Son cœur cognait douloureusement contre ses côtes. Il sentait quelque chose changer, se fissurer en lui. Une lueur d’espoir perçait, timide, fragile.
Sidonie glissa sa main dans la sienne, et posa doucement ses doigts sous son menton, forçant son visage à se redresser. Lucas, les yeux embués, tremblait. Des larmes silencieuses roulaient sur ses joues. Son esprit, encore piégé dans les brumes de la peur, refusait de lâcher prise.
-
Pour… pour aller où ? demanda-t-il d’une voix brisée.
-
Dans notre refuge, dans le Sud, répondit Sidonie, restant évasive sur la localisation exacte du site Alpha.
-
Pourquoi… pourquoi un refuge ? Comment m’as-tu retrouvé, Sid’ ?
-
On perd un temps précieux, s’impatienta Martha, tapant du pied.
-
Écoute, viens avec nous, on t’expliquera tout en route. Tu n’es plus en sécurité seul. Le mec qui était avec toi t’a dénoncé à la BMRA. Ils vont te capturer.
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Vous connaissez Ethan ?
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Non, répondit Hannah. On vous a suivi depuis le restaurant.
Lucas porta ses mains à son visage. Sa vie volait en éclats, encore. Il s’en voulait d’avoir cru à cet homme, d’avoir cru à la possibilité d’aimer à nouveau. Son exil, loin de NickroN, l’avait rendu si malade, si seul. Et maintenant, tout n’était que mensonge.
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Qui me dit que je serai en sécurité dans ce refuge, Sid’ ? murmura-t-il, la voix tremblante, teintée de défi et de désespoir.
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Nous en sommes la preuve vivante, intervint Hannah. Sans eux, je serais déjà morte depuis un an et demi. Capturée, détruite, humiliée. Ils m’ont sauvée.
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Crois ce que tu veux, mon gars, répliqua Martha d'une voix glaciale, mais quoi qu’il en soit, tu viens avec nous.
Lucas recula, plaquant son dos contre la porte. Il était prêt à fuir, à tout abandonner. Mais il savait. Sidonie… peut-être. Mais Martha ? Jamais elle ne le laisserait partir.
Le doute et la peur s’entrechoquaient en lui, comme deux vagues opposées. Il baissa les yeux. Il ne voulait qu’une chose : survivre. Le pendentif de Sidonie vibra soudain contre sa poitrine. Elle fronça les sourcils, son visage se durcit, se couvrit d’une résolution implacable.
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NON ! s’écria-t-elle, sa voix résonnant comme un ordre. Lucas, je t’en supplie, crois-moi. Tu DOIS venir avec nous. Nous avons pris d’énormes risques pour te retrouver avant la BMRA. Ils te tueront, ou pire. Ils te feront vivre l’enfer. Je te fais la promesse que nous prendrons soin de toi. Fais-moi confiance, Lucas. Je t’en supplie.
Le pendentif cessa aussitôt de vibrer, mais la migraine qui pulsait dans la tête de Sidonie ne s’apaisa pas. Lucas resta silencieux, les yeux rivés au sol. Son monde s’effondrait. Sidonie lui serra les mains, les pressant contre son cœur.
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Je… oui, d’accord, souffla-t-il, vaincu, sa voix si faible qu’elle se perdit dans le silence pesant.
Hannah remarqua aussitôt le malaise de Sidonie. Elle fit signe à Martha d’ouvrir la porte. Avant de partir, Lucas osa poser une question :
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Si… si je dois m’en aller pour toujours et vous suivre… est-ce que je peux récupérer quelques affaires… chez moi ?
Sidonie hésita. Martha refusa d’un hochement sec, ses lèvres se pinçant. Mais Hannah et Sidonie savaient qu’elles ne pouvaient pas lui refuser ce dernier vestige d’humanité.
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C’est possible, mais seulement s’il n’y a aucun danger, finit par répondre Sidonie d'une voix grave, au grand désarroi de Martha. Et tu n’iras pas seul, Lucas. Nous restons ensemble. Compris ?
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Ok, répondit-il d'une voix lasse. J’espère… j’espère ne pas faire une connerie…
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La vie est dangereuse, répondit Sidonie, son regard brillant d’une profonde tristesse. Mais elle l'est moins quand on n’est pas seul.
Le temps était venu pour eux de passer à la troisième étape du plan. Lucas, méfiant, jeta un coup d’œil à Hannah et Martha. Leur présence l’oppressait, comme deux gardiennes de sa destinée, mais celle de Sidonie l’apaisait légèrement, un mince fil de chaleur dans la nuit glaciale de ses pensées.
Ils descendirent dans le parking sombre et mal éclairé. L’obscurité, lourde et compacte, fit naître en lui une vague d’angoisse plus puissante que la précédente. L’air y sentait l’huile, le béton froid, et un silence pesant planait entre les piliers. Il craignait d’être capturé à tout moment, comme si chaque ombre recelait un homme de la BMRA, prêt à l’empoigner pour le traîner loin de son humanité. Ce parking vide et lugubre, résonnant de gouttes d’eau lointaines, était le seuil d’une nouvelle vie qu’il n’avait pas choisie.
Il prit place à l’arrière du véhicule, ses jambes fléchissant légèrement sous le poids de la fatigue et de la terreur. Sidonie s’assit à ses côtés, tandis qu’Hannah montait devant, silencieuse et pensive. Martha, elle, prit le volant. Son visage restait fermé, et ses yeux glacés reflétaient le halo bleuté de ses lunettes de réalité augmentée qu’elle enfila aussitôt. Elles projetaient sur son champ de vision des données cryptées, les itinéraires, les signaux radio. Elle traquait la moindre menace, sans un mot, concentrée à l’extrême.
Hannah et Sidonie observaient Lucas. Lui fixait la ville à travers la vitre sale. Les réverbères défilaient, déformant son reflet en une ombre tremblante. Tout cela lui semblait irréel. Il avait l’impression d’être un pantin sans ficelles, suspendu dans le vide. Il repensa à Ethan, qui avait réduit « Donovan » en poussière en évoquant son véritable nom, ainsi que celui de Jane Roselys, son ancêtre. Même s’il échappait à la BMRA, il redoutait Jane tout autant. Elle, il le savait, ne le ménagerait pas. Sa respiration se fit plus courte, comme si l’habitacle de la voiture se resserrait autour de lui.
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Ton adresse ? demanda Martha sans émotion, d’une voix dure qui claqua dans le silence.
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Sur Broad Street… en face du port de Seattle, répondit Lucas d'une voix éteinte, brisée, comme un écho de lui-même.
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Ok. Mais je te préviens, mon joli, tu as intérêt à me suivre sans faire d’histoires. Je ne le répéterai pas deux fois.
Il hocha la tête, déconcerté, le regard fuyant. Ses mains tremblaient sur ses cuisses, et il essaya de contrôler leur spasme, en vain.
Alors qu’ils roulaient vers le port, deux voitures de police passèrent en sens inverse, sirènes éteintes mais gyrophares tournoyants. Elles se dirigeaient vers le Civic Hotel. L’esprit de Lucas s’emballa. Son corps se tendit comme un arc. Il crut que c’était la fin, qu’ils étaient découverts, qu’il serait de nouveau traîné dans l’obscurité, enfermé, humilié, brisé.
Dans un réflexe de survie, sa main se posa sur la poignée de la portière. Son pouce caressa le métal froid, prêt à fuir. Mais il hésita. Son cœur cognait dans sa gorge. S’il sautait… il se ferait renverser. Ses jambes flancheraient dès l’impact au sol. Où irait-il, seul, pourchassé par l’agence la plus puissante au monde ? Finalement, il lâcha la poignée, le souffle coupé. Il comprit qu’il valait mieux rester avec elles. Il n’aurait pas tenu dix minutes, si faible, l’esprit écorché.
Sidonie, sentant sa tension monter comme un orage dans ses veines, posa calmement sa main sur la sienne. Ses doigts étaient tièdes, fermes, vivants. Il croisa son regard, si clair et triste, qui lui intimait silencieusement de ne pas céder à la panique. Il retira sa main de la poignée, le poignet tremblant, et, dans un geste presque instinctif, serra légèrement la sienne. Ses yeux se remplirent de larmes. Tourmenté, mais reconnaissant, il savait qu’il ne pouvait pas se permettre d’être ingrat, même si l’espoir lui semblait un luxe interdit.
Lorsque le véhicule s’arrêta enfin à Broad Street, non loin du port de Seattle, Martha balaya la rue d’un regard circulaire, scrutant chaque voiture, chaque angle, chaque reflet. Son corps entier vibrait d’adrénaline, prêt à agir. Satisfaite, elle descendit du véhicule d’un bond précis et se tourna vers Lucas pour lui demander de la suivre en silence.
Dans la voiture, Sidonie et Hannah devaient parler des récents évènements, et surtout de l'absence de la jeune femme :
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Je suis désolée de ne pas être arrivée plus tôt.
Hannah, qui jusqu’alors fixait la rue, tourna enfin la tête vers elle. Ses yeux verts la scrutèrent avec une pointe d’inquiétude.
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Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle, intriguée.
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C’est… étrange… souffla Sidonie. C’était comme une vision. Elle semblait si réelle… une époque passée… ou peut-être future. Je n’arrive pas à l’expliquer. J’ai vu une petite fille venir vers moi, et ensuite… je me suis évanouie.
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Et ça t’arrive souvent ? répliqua Hannah, perplexe. Sa voix vibrait d’une inquiétude sincère. Ce n’est pas la première fois que tu perds pied comme ça, Sidonie. J’ai vraiment eu peur pour toi cette fois. Il faudrait en parler à Jane. C’est le genre de choses qui pourraient tous nous mettre en danger en mission.
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Je ne contrôle pas ces visions, répondit Sidonie, la voix cassée. Parfois… je ne sais même plus si ce sont des souvenirs ou juste des rêves. J’ai failli tout gâcher… Heureusement que tu étais là, Hannah.
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Tout ira bien, Sidonie.
Hannah posa une main sur son bras, brièvement, pour la réconforter. La jeune femme ne pouvait plus retenir ce qu'elle avait sur le cœur :
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Je m’en veux tellement de l’avoir fait autant souffrir… murmura Hannah, troublée, ses yeux se perdant vers l'horizon. Il fallait le maintenir dans un état de peur pour qu’il accepte de nous suivre, mais… je ne sais pas… c’est comme si quelque chose m’avait envahie. De la rage… peut-être.
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Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Sidonie, fronçant les sourcils, intriguée.
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Je t’en parlerai plus tard. Mais s’il te plaît, Sidonie… garde ça pour toi. S’il apprend ce que j’ai fait… il nous détestera.
Sa voix tremblait. Sidonie resta silencieuse un instant, le regard plongé dans celui d’Hannah. Puis elle acquiesça, à contrecœur.
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Nous devons garder ça pour nous… Même si je déteste mentir… il doit continuer à avoir confiance en moi… en nous. C’est primordial.
Hannah hocha la tête, un poids visible sur ses épaules. Le bruit lointain des vagues s’écrasa contre le port, tandis qu’au loin, Lucas et Martha disparaissaient dans l’ombre.
Martha et Lucas pénétrèrent rapidement dans l’immeuble délabré, gravissant les escaliers métalliques qui résonnaient sous leurs pas pressés. L’odeur d’humidité mêlée aux relents d’urine leur monta au nez à mesure qu’ils approchaient du petit appartement du jeune homme. Lucas tremblait, non seulement à cause de la fatigue nerveuse qui l’accablait, mais aussi de la peur viscérale d’y revenir. Il avait toujours redouté cet endroit autant qu’il en avait eu besoin pour survivre.
Ils entrèrent dans son studio exigu. Lucas, paniqué, se mit immédiatement à rassembler ses affaires. Il attrapa quelques vêtements usés, un jean, un pull en laine troué qu’il fourra dans un petit sac. Ses mains tremblaient tellement qu’il faillit faire tomber une tasse posée sur le comptoir, et Martha le rattrapa de justesse.
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Dépêche-toi, l’agneau, murmura-t-elle en scrutant la fenêtre, attentive au moindre mouvement dans la rue.
Puis, ses yeux se posèrent sur un cadre photo. Son cœur se serra. C’était un cliché de lui, de sa mère Illyria et de son père John, réunis sur une plage déserte, tous souriants, baignés par la lumière d’un soleil couchant. Un instant de grâce avant que tout ne bascule. Lucas le prit délicatement entre ses doigts, le caressant comme on caresse un souvenir vivant, un fragment de bonheur perdu.
Martha l’observa en silence, adoucissant son regard de prédatrice, et posa doucement sa main sur son épaule.
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Tu as terminé ? demanda-t-elle d’une voix ferme mais compatissante.
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Oui… presque, répondit-il, la voix tremblante.
Il glissa la photo précieusement dans son sac et ferma la fermeture éclair d’un geste vif. Puis, comme mû par une impulsion, il murmura :
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Je voulais fuir New York après la destruction de NickroN Renaissance. Rien que d’y repenser, c’est horrible… J’avais besoin de m’éloigner, de fuir à la fois les autorités et ce passé qui me hante. Ici, j’ai trouvé ce studio, un boulot au port… Ce n’était pas grand-chose, mais j’avais l’impression de vivre normalement. Même si je ne devais rien à personne…
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Je vois, fit Martha en hochant la tête. Allez, on se tire.
Ils sortirent précipitamment, et Lucas ferma la porte derrière lui, la gorge nouée. Mais alors qu’ils descendaient les marches, la silhouette trapue de la concierge apparut à l’étage inférieur. Elle se tenait là, les bras croisés sur sa poitrine massive, bloquant le passage tel un cerbère grotesque. Elle dégageait une malveillance extraordinaire, une aura toxique qui semblait contaminer l’air autour d’elle. Lucas sentit immédiatement son estomac se nouer. Il savait que son chemin croiserait tôt ou tard celui de cette femme, mais il avait espéré y échapper encore une fois. Elle savourait la torture mentale qu’elle causait à tous les résidents qui avaient du retard dans leur loyer. Et Lucas ne faisait pas exception.
Son regard glissa sur lui, le détaillant de haut en bas, avant de s’attarder sur son visage angélique. Un rictus tordit ses lèvres violettes, révélant ses dents tachées par l’absence de brossage et de soins.
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Tiens donc, Donovan. Tu vas encore te droguer je ne sais où ? Tu me dois ton loyer, petit con.
Ses yeux porcins se plissèrent lorsqu’elle aperçut Martha, qui, pour la première fois, la fixa sans sourciller. La vieille femme ricana.
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Et c’est qui, celle-là ? Une pute que tu comptes baiser dans mon appartement ? T’as pas oublié ta dette, ainsi que ma proposition pour la solder, hein ? fit-elle en clignant d'un œil.
Lucas blêmit, paralysé par le dégoût et l’humiliation. Son cœur battait si fort qu’il en avait la nausée. L'absence de réponse du jeune homme énerva la vieille femme.
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Pfff… Vous êtes des dégénérés. Des variants, hein ? Ça se voit dans vos yeux. Vous êtes dangereux. Et moi, je protège cet immeuble contre la vermine de votre genre. C'est décidé, je contacte la BMRA.
Un silence glacial tomba dans la cage d’escalier. Lucas sentit son souffle se bloquer dans sa poitrine. Tout son corps se figea. Il osa un regard vers Martha. Son expression avait changé. Elle fixait la vieille femme avec un calme inquiétant, presque clinique. Puis elle sortit son arme, un silencieux déjà vissé au canon.
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Je n'ai pas le temps pour ces conneries…, murmura Martha.
Un « pfft » sec retentit, étouffé par le silencieux. La balle s’enfonça proprement entre ses deux yeux. Son corps s’affaissa, s’écrasant sur le sol dans un bruit mou, comme un sac de chair vidé de toute âme. Le temps s’arrêta net.
Lucas resta immobile, pétrifié, les yeux écarquillés, rivés sur le corps inerte devant lui. Il n’entendait plus rien. Plus le bourdonnement des néons, ni la respiration précipitée de Martha. Plus rien que le silence absolu qui emplissait sa tête. Ses jambes étaient soudain devenues si lourdes qu’il n’arrivait plus à bouger. Ses oreilles bourdonnaient d’une douleur sourde, comme si son cerveau refusait d’enregistrer ce qu’il venait de voir.
Il sentit ses mains devenir glacées. Sa poitrine se soulevait rapidement, mais il n’avait plus conscience de respirer. L’image du sang, de la cervelle éclatée contre le mur, de la bouche encore entrouverte de la concierge, resta imprimée sur sa rétine. Une part de lui essayait de lui hurler de courir, de fuir cette femme qui venait d’abattre un être humain sans cligner des yeux. Mais son corps refusait de répondre.
Martha se pencha, puis se redressa sans émotion. Ses yeux sombres croisèrent ceux de Lucas, turquoise mais éteints. Elle le saisit par le bras. Lucas, comme une poupée de chiffon, la suivit docilement, ses jambes semblant flotter au-dessus des marches. Il ne sentait plus son corps, ni le sol sous ses pieds, ni le froid qui montait de la cage d’escalier. Il n’était plus qu’une âme sans ancrage, dérivant dans la stupeur. Tout ce qu’il avait connu, cette vie bancale à laquelle il s’accrochait désespérément, venait de voler en éclats avec un bruit sec et irrémédiable.
Et dans le silence de son esprit, une pensée unique résonnait, glaciale : rien ne serait plus jamais comme avant.


