


Sidonie

Martha

HOPE

Sarah

Hannah
Chapitre 3 : « La rose solitaire »
Année 2116 | 26 octobre – 10 h 14, Site Alpha, Santa Monica, Los Angeles - Californie
Deux jours passèrent sans que les résidents n'aperçoivent Sidonie, restée cloîtrée dans sa chambre. Le 25 octobre, elle passa la journée à pleurer dans son lit, le regard perdu vers l’extérieur de HOPE sans adresser un mot à quiconque. Parfois, elle percevait à travers la porte le murmure des allées et venues des autres occupants, mais cela ne la tirait pas de son abattement. Finalement, elle ferma les lourds rideaux des baies vitrées, préférant se cacher du soleil qui continuait son cycle indifférent à sa douleur. La lassitude, le désespoir et l'impuissance la tenaillaient sans relâche. Ses pensées tournaient en boucle, cherchant une solution là où il n’y en avait probablement aucune. Chaque tentative de révolte intérieure finissait par des larmes silencieuses.
Mis à part l’eau qu’elle buvait dans la salle de bain, la jeune femme ne prêtait plus attention à sa faim, devenue un problème secondaire dans son état actuel. Aucun des résidents ne vint la déranger, pas même Jane, ce qui la surprenait quelque peu. Chaque instant, elle s’attendait à ce que quelqu'un entre brusquement dans sa chambre pour lui rappeler ses obligations, pour lui rappeler la mission de retrouver Lucas et le délai à respecter. Pourtant, rien ne passa. Sidonie ne pouvait compter sur un changement de décision de Jane, elle était bien trop orgueilleuse pour venir s'excuser ou admettre qu'elle avait été trop loin.
Le regard vide, Sidonie réfléchissait à tout ce qui l'avait conduite ici. Elle pensait à Kahlan, se demandant s’il était toujours en vie, seul et désespéré, ou peut-être même prisonnier dans un centre de reconditionnement de la BMRA. Et puis il y avait Jane, cette femme au cœur de ses tourments actuels. La BMRA, les humains anti-variants, cette étrange maison appelée HOPE, avec son intelligence artificielle et ses résidents mutants... Tout cela lui semblait si loin et en même temps si proche. Le temps continuait à s'écouler, inébranlable, pourtant Sidonie, elle, ne se sentait plus en phase avec cette course ininterrompue.
Le 26 octobre, après une nuit agitée par des cauchemars indistincts et bercée par le martèlement incessant de la pluie contre les vitres, Sidonie se réveilla. Le réveil indiquait 6 h 00. Elle décida de rester sous sa couette, la chaleur réconfortante du lit la protégeant du froid et du poids de ses responsabilités. Après tout, personne ne l'attendait. Du moins, c’est ce qu’elle croyait. Elle ferma les yeux à nouveau, se laissant entraîner par un autre songe.
Sidonie se réveillait de plus en plus hantée par ces cauchemars, où les souvenirs de la destruction de NickroN lui revenaient en flashs violents. La réalité et le rêve se confondaient, les cris, la chaleur des flammes, et l'odeur insoutenable de la mort semblaient imprégner ses pensées. Elle était comme piégée dans ce passé qui la torturait, incapable de l'oublier. Chaque jour passé à HOPE lui rappelait à quel point elle avait été marquée par les apocalypses auxquelles elle avait assisté.
La jeune femme, assise près du lit et toujours enroulée dans sa couette, resta immobile, le regard fixé sur le sol. Ses pensées continuaient de la tourmenter, entre le passé qui l’enchaînait et l’avenir incertain qui l’effrayait. L’image de Lucas, avec son sourire chaleureux et ses yeux empreints d’une profonde mélancolie, lui revenait sans cesse. Ce regard, à la fois vulnérable et sincère, lui avait valu une place particulière dans sa vie. Ils partageaient autrefois un lien inébranlable, nourri par une confiance que peu avaient su comprendre.
Ses souvenirs furent interrompus par le bruit répétitif des coups contre la porte. Elle n’avait ni l’énergie ni l’envie d’affronter quiconque en cet instant. La voix de l’autre côté lui semblait familière, mais elle était trop épuisée pour la reconnaître.
-
Sidonie ? demanda la voix hésitante.
-
Laissez-moi tranquille. Je n’ai pas envie de parler, allez-vous-en ! lança-t-elle, sa voix brisée par la fatigue et le désespoir.
Sidonie ne répondit pas immédiatement, préférant rester recroquevillée sous sa couette. Elle fixait le mur, son esprit bouillonnant d'émotions contradictoires. Cette idée qu'une intelligence artificielle puisse surveiller ses moindres faits et gestes la mettait mal à l'aise. Elle se sentait encore plus piégée, comme si chaque recoin de cette maison n'était qu'une cage dont elle ne pouvait s’échapper.
-
Je ne veux pas de votre aide, souffla-t-elle finalement, presque inaudible.
Sarah demeura silencieuse un moment, son regard inexpressif fixé sur Sidonie. Le silence entre elles devint pesant, brisé uniquement par le léger bourdonnement du robot qui attendait patiemment avec le plateau.
-
Tu n'as pas besoin de vouloir mon aide pour que je te la propose, répliqua Sarah en effectuant un geste vers le plateau. Mange un peu. Prends ton temps, mais n’oublie pas que nous sommes tous passés par là. HOPE est là pour toi, comme pour chacun de nous.
Sidonie ferma les yeux, sentant la frustration monter en elle. Tout semblait si faux. Mais elle savait au fond d'elle que rester enfermée dans cette bulle de solitude ne l'aiderait pas à avancer.
-
Ah, au fait, je te pose ici ton badge d’accès personnel. Il te servira pour le portail et l’entrée de la maison.
Le badge d'accès était désormais posé sur la commode, et Sidonie l’observait sans un mot, perdue dans ses pensées. Elle réalisa qu’elle avait peut-être été un peu dure avec Sarah, mais les émotions conflictuelles la rendaient irritable. Sarah, sentant l’atmosphère pesante, fit un pas vers la porte, prête à partir si Sidonie ne souhaitait plus discuter. Pourtant, après un bref échange de regards, Sidonie osa poser une question qui la brûlait depuis son arrivée.
-
Comment pouvez-vous être aussi dociles avec cette femme ? Vous n’avez jamais tenté de vous enfuir ou de la remettre à sa place ? demanda-t-elle, amère.
Sarah, toujours impassible, répondit calmement :
-
Certains ont essayé, et ils l’ont regretté. Il est très difficile de quitter ce projet sans l’accord de son chef de section. En d’autres termes, on ne quitte pas HOPE si facilement.
Sidonie haussa un sourcil, surprise par l'information.
-
Il y a plusieurs sections ?!
-
Oui, environ vingt-quatre, si ma mémoire est bonne. Cependant, certaines ont été détruites par la BMRA, et nous ne connaissons pas leur emplacement exact pour des raisons de sécurité. Nous devons protéger les sites, au cas où nous serions capturés.
-
Et Jane dans tout ça ? demanda Sidonie d'un air suspicieux.
-
Jane ? Elle est l’instigatrice du projet et dirige le site Alpha. Quant à ce que je pense d’elle... Je n'ai pas vraiment d’opinion. Elle a toujours pris soin de nous, à sa manière. Avant d’arriver ici, j’étais analyste à la BMRA. Je codais des intelligences artificielles pour traquer et localiser les variants. Mais, un jour, ils ont créé une nouvelle IA, plus puissante, pour me remplacer. Ironique, non ? J'étais destinée à mourir, et Jane m'a sauvée. Cela fait deux ans, et je lui suis reconnaissante. Elle m’a offert une nouvelle chance, une sorte de liberté.
-
Si on peut appeler cela de la liberté, murmura Sidonie pour elle-même.
-
Pardon ? demanda Sarah, sans avoir bien entendu.
-
Rien. Laisse tomber.
Sarah la regarda avec une once de compréhension, mais ne chercha pas à pousser plus loin.
-
Peut-être devrais-tu lui laisser une chance avant de la juger. N'hésite pas à solliciter HOPE si tu en ressens le besoin. Je vais te laisser maintenant.
Sarah quitta la chambre en silence, suivie du robot qui portait toujours le plateau. La porte se referma avec une précaution presque palpable, laissant Sidonie de nouveau seule dans cette atmosphère pesante. Le calme oppressant revint aussitôt, et la réponse de Sarah continuait de résonner dans son esprit. Cette « gratitude » que tous semblaient avoir pour Jane... C'était incompréhensible pour Sidonie. Elle ne pouvait pas concevoir cette admiration presque aveugle pour une femme qui, à ses yeux, les manipulait.
***
Pendant ce temps, à l'étage supérieur, Martha continuait à frapper le sac de boxe avec une rage qui ne faiblissait pas. Chaque coup était plus violent que le précédent, et Hannah l'observait en silence, inquiète de voir sa collègue si déstabilisée, jusqu'à l'arrivée de Sarah. La perte de Drew la hantait toujours, et maintenant, l'idée que cette nouvelle recrue puisse échouer à son tour et les compromettre rongeait son esprit.
-
Que se passe-t-il, Martha ? demanda Hannah.
-
Comment peut-elle nous ordonner de suivre les ordres de cette gonzesse qui vient à peine d'arriver ici ? Je me fiche qu'elle soit puissante ou qu'elle ait connu le mec qu'on doit enlever !
-
C'est la mission pourtant, intervint Sarah avec sérieux.
-
Je t'ai causé la "nerd" ? lança Martha à l’informaticienne avec un regard empli de mépris.
Les deux jeunes femmes ne partageaient aucune affinité.
-
Cela ne sert à rien de se disputer, répliqua Hannah, essayant de faire redescendre l'animosité ambiante.
Martha et Sarah se dévisageaient avec animosité. La tension dans la pièce devenait palpable.
-
En tout cas, les ordres sont les ordres, finit par répondre Sarah sur un ton tranchant.
-
Sarah, s'interposa Hannah, pourrais-tu me faire parvenir les conversations de Lucas avec Ethan ainsi que tous les éléments qui te paraîtront importants, s'il te plaît ?
-
D'accord, pas de temps à perdre ici. Je suis allée voir Sidonie à l'instant, cela n'a pas l'air d'aller. Bonne chance Hannah, tu en auras besoin, fit Sarah en quittant la pièce.
Hannah observa sa camarade partir en croisant les bras, puis remit une mèche de cheveux derrière son oreille, ses pensées tournées vers l'état de Sidonie et la mission à venir. Elle voulut néanmoins ne pas laisser Martha affronter seule sa propre colère.
-
Martha, excuse-moi de te poser cette question, mais tu repenses à Drew, c'est ça ? demanda-t-elle à sa camarade.
-
Comment oses-tu me parler de Drew ?! Toi qui as tout fait pour le séduire, s'enragea Martha en jetant son gant vers Hannah. Tu croyais que je ne voyais pas clair dans ton petit jeu ?!
-
Tu as faux sur toute la ligne, Martha ! Après que vous vous soyez disputés, il est venu me voir, espérant trouver quelqu'un à qui se confier. Et une chose est certaine : Drew t'aimait, mais il était trop maladroit pour te le montrer.
-
Prends-moi pour une idiote, Hannah, j'ai beaucoup de mal à te croire.
Hannah, prudente, recula de quelques pas. Elle connaissait le caractère imprévisible de Martha. Elle n'aurait eu aucun mal à la neutraliser grâce à son don de vélocité, mais Martha savait ce qu’elle risquerait en cas d’altercation.
Hannah préféra ne pas envenimer une situation déjà tendue et tenta d’éteindre les malentendus qui demeuraient après la mort du jeune homme. Martha, impulsive et rancunière, était prompte à foncer tête baissée sans réfléchir. La jeune femme prit une profonde inspiration, laissant exprimer ce qu'elle ressentait avec sincérité.
-
Je suis désolée, Martha, reprit Hannah. Je ne voulais pas te blesser, ni te causer du tort.
-
Pff, j'en ai marre. C'est comme si Drew était mort pour rien, lui et les autres ! J'ai parfois l'impression que tout ce que nous faisons ne sert à rien. Il serait toujours en vie s'il n'avait pas fait le con ! fit-elle avec une rage palpable.
Hannah fronça les sourcils, tentant de trouver des mots pour réconforter sa camarade sans raviver sa colère.
-
Nous devons collaborer et nous serrer les coudes. Et c'est pareil avec Sidonie, car je suis certaine que Jane sait ce qu'elle fait, dit Hannah doucement.
-
Hors de question ! s'énerva Martha. Je ne connais pas cette idiote. J'irai traîner Lucas moi-même par les cheveux pour le ramener ici, sans elle ! Fais ce que tu veux, Hannah, cracha Martha avant de sortir en trombe de la salle.
Hannah se retrouva totalement démunie face à l'entêtement de Martha. Seule Jane pourrait remettre de l'ordre dans ces relations tendues, et l'opiniâtreté de Martha n'allait en aucun cas faciliter le succès de la mission.
***
Immobile, Sidonie resta là, fixant un point invisible sur le mur, ses pensées se bousculant dans sa tête. Les paroles de Sarah tournaient en boucle. HOPE, l'intelligence artificielle, capable de surveiller, protéger et même de ressentir… L'idée qu'une IA puisse éprouver des émotions la laissait sceptique, mais sa curiosité se mit à grandir. Plutôt que de sombrer à nouveau dans ses souvenirs amers et douloureux, elle réalisa qu’elle pouvait peut-être en apprendre plus sur ce lieu, sur ses résidents, et surtout sur Jane.
Se redressant légèrement, Sidonie demanda à voix basse :
-
HOPE… Peut-elle vraiment m’aider ? Peut-elle me dire ce qu’il se passe ici ?
Elle hésita encore quelques instants, puis décida finalement d’appeler l’intelligence artificielle. Mieux valait affronter ce mystère plutôt que de continuer à s’enliser dans ses pensées.
-
HOPE ? finit-elle par dire, sa voix faible mais distincte dans la chambre vide.
Quelques secondes passèrent, et une douce lumière bleue illumina le coin supérieur de la pièce, comme une présence discrète mais bienveillante.
-
Oui, Sidonie ? répondit une voix féminine, calme et douce. Comment puis-je vous aider ?
Sidonie resta un instant surprise par le ton chaleureux de l’intelligence artificielle, mais se ressaisit vite.
-
J’ai des questions… sur cet endroit, sur vous, sur Jane, dit-elle d’une voix encore teintée d’hésitation. Montre-toi.
Sidonie fixait toujours le visage flottant de HOPE, cette lumière bleutée aux traits féminins, aux yeux proches de ceux des humains, suspendue au milieu de la pièce. Un frisson la traversa en réalisant la ressemblance entre HOPE et Sarah. Elle se demanda si c’était HOPE qui ressemblait à Sarah ou l’inverse. Elles devaient être proches, vu leur connexion.
Sidonie rassembla son courage avant de poser une question directe :
-
Parle-moi de Jane Roselys.
-
Je suis désolée, la majorité des informations sur Jane Roselys sont confidentielles, répondit l’intelligence artificielle d’une voix posée.
Sidonie fronça les sourcils, frustrée par cette réponse. Elle n’avait pas vraiment espéré une révélation fracassante, mais le mur dressé autour de Jane l’exaspérait.
-
Étonnant. HOPE, pourquoi suis-je malheureuse ? Pourquoi suis-je ici ?
HOPE sembla hésiter une seconde avant de répondre :
-
Je dénote une profonde tristesse dans le timbre de votre voix, ce qui arrive la plupart du temps après une charge psychologique imprévue et brutale. D’après les symptômes que j’ai listés et observés ces dernières heures, je pense que vous souffrez d’un stress post-traumatique accentué par vos nombreux bonds temporels récents. Ces symptômes pourraient s'apparenter à un épisode psychotique latent. Je suis habilitée à vous prescrire une solution médicamenteuse, mais je vous conseillerai également du repos ainsi que des entretiens avec vos congénères. Vous devriez éviter la solitude qui accentue votre détresse psychologique.
Sidonie serra les poings sous la couette, irritée par la justesse clinique des propos de HOPE. L’IA poursuivit avec son ton toujours égal :
-
Concernant votre seconde question, vous avez été choisie par madame Roselys afin de retrouver son descendant, selon les informations de ma base de données enrichie par nos recherches. Parfois, vous l’appelez destin, ou juste coïncidence. Mon instinct ne me permet pas de me départager sur cette difficile question entre la croyance en une force supérieure ou le hasard. En tant qu’intelligence artificielle, ces concepts me sont encore complexes à assimiler, car ils sont propres à l’espèce humaine. Selon mon point de vue, il s’agit d’un résultat selon des probabilités mathématiques quantiques fluctuantes.
Le jargon scientifique de HOPE déferlait dans la tête de Sidonie sans lui apporter la moindre consolation. Mais elle s’accrocha à une pensée claire, une seule question qui la taraudait encore :
-
Dis-moi comment partir d’ici.
Un silence régna pendant quelques secondes avant que HOPE ne réponde de manière tout aussi implacable :
-
Vous avez une mission en cours, et il vous reste vingt-huit jours pour l’accomplir. Fuir est inutile, car la BMRA ou nos agents vous retrouveront facilement.
Sidonie laissa échapper un rire nerveux. Tout semblait si minutieusement calculé, comme si elle n’était qu’un pion dans une gigantesque partie d’échecs. Une pensée soudaine lui traversa l’esprit.
-
Pourquoi Jane veut-elle retrouver Lucas ? demanda-t-elle avec un éclat d’inquiétude dans la voix.
HOPE répondit de manière méthodique, sans une once d’émotion :
-
Lucas Roselys est l’un des derniers descendants en droite lignée de la famille Roselys. Il y a également sa cousine Elena de Hainaut, que vous avez certainement croisée à NickroN en 2103 sous le pseudonyme de Nenya Tilmite. En revanche, je ne suis pas habilitée à dévoiler les autres raisons sur la nécessité de ramener la cible au site Alpha HOPE.
Sidonie redressa brusquement la tête, le regard assombri.
-
Lucas n’est pas une « cible », c’est un être humain ! répliqua-t-elle avec colère.
HOPE sembla ignorer la remarque humaniste de Sidonie. Son visage immobile flottait toujours au centre de la pièce, dénué d’empathie ou d’inquiétude.
-
Que signifie le projet HOPE ? enchaîna-t-elle, essayant de reprendre le contrôle de la conversation.
-
Le projet HOPE fut initié par Jane Roselys il y a plusieurs années afin de contrecarrer la politique anti-variante initiée par la BMRA. L’agence étant implantée dans la plupart des pays du monde, il existe plusieurs sections semblables à la nôtre pour mener la lutte. Chaque section définit ses objectifs et missions de manière autonome. Vous êtes dans la principale, le site Alpha, plus communément appelé HOPE. Cette lutte serait impossible avec un seul groupe.
Sidonie inspira profondément, ses pensées tourbillonnant dans son esprit. Ce projet, cette mission… tout semblait parfaitement orchestré, mais elle ne comprenait toujours pas pourquoi elle avait été entraînée là-dedans.
-
Et tu penses qu’on réussira à défaire la BMRA ? demanda-t-elle enfin, dans un murmure.
-
Il m’est impossible de répondre à cette question de manière exhaustive, répondit HOPE. Les probabilités de succès ont légèrement augmenté depuis votre arrivée dans les lieux.
Sidonie ne sut si elle devait se sentir flattée ou accablée par cette réponse. Elle se tourna vers la fenêtre, observant la lueur du jour qui filtrait toujours par les rideaux.
-
Où était Jane il y a six jours ? demanda-t-elle finalement, revenant à cette pensée troublante qui la poursuivait.
-
Madame Roselys se trouvait dans son bureau au sein de la BMRA. Je suis autorisée à vous dire comment y accéder. Vous aurez également besoin d’un brouilleur anti-variant pour passer la sécurité, répondit HOPE, sa voix imperturbable.
Sidonie sentit un frisson parcourir son dos. Jane, à la BMRA, six jours auparavant. Pourquoi ? Cette révélation changeait tout, ou plutôt, renforçait encore la méfiance qu’elle nourrissait à l’égard de Jane.
La jeune femme se tenait debout au milieu de la chambre, la lumière bleutée de HOPE planant au-dessus d’elle comme un témoin silencieux. Ses pensées s’entrechoquaient, et la question du bureau de Jane la hantait. Comment pouvait-elle trouver un moyen de s’y rendre, surtout avec Hiro et Walter qui ne la connaissaient pas encore dans cette ligne temporelle ? « On la perdra encore. » Ces mots prononcés par Hiro lors de leur intrusion dans sa chambre au Cecil Hotel tournaient en boucle dans son esprit. Quelque chose d’essentiel lui échappait, mais elle devait réfléchir vite. Deux jours… seulement deux jours avant que les conséquences de ce que Jane avait initié ne deviennent irréversibles.
Elle pivota pour faire face à HOPE, consciente que la froide logique de l’intelligence artificielle n’offrirait aucun réconfort, mais des réponses concrètes, peut-être. Les mots de HOPE résonnaient encore : « Vous avez une mission en cours… fuir est inutile. » Cette mission semblait être la clé de tout, mais pour quoi exactement ? Sauver Lucas ? Faire échouer la BMRA ? Les deux ?
Sidonie se sentait perdue dans les méandres de ses pensées, mais elle savait qu’elle ne pouvait plus s’abandonner à la mélancolie. Chaque minute qui passait pouvait faire basculer la réalité. Et dans ce jeu d’ombres, ses nombreux voyages temporels compliquaient encore la donne. Elle en venait à douter de ses propres souvenirs, se demandant si ce qu’elle avait vécu correspondait toujours à cette ligne temporelle ou si certains événements avaient déjà été altérés.
Elle fixait à nouveau le visage de HOPE. Il lui fallait des certitudes, et vite.
-
HOPE, dis-moi… le monde a-t-il changé depuis mon arrivée ici ? Quelque chose de majeur a-t-il été modifié ? demanda-t-elle, la voix empreinte d’une inquiétude sourde.
HOPE prit une fraction de seconde, une pause presque imperceptible avant de répondre.
-
Je n’ai détecté aucune altération majeure dans la trame temporelle immédiate, répondit l’intelligence artificielle. Les événements se déroulent dans une continuité cohérente avec la ligne de temps actuelle. Cependant, de petites fluctuations peuvent être observées lors des points d’interférence que vous avez créés lors de vos déplacements temporels. Aucun changement notable ne semble avoir affecté l’issue globale de la situation actuelle.
Ces paroles étaient rassurantes sur le plan logique, mais Sidonie n’arrivait pas à apaiser ses doutes. Elle savait pertinemment qu’un simple détail pouvait tout faire basculer, et cela l’inquiétait. C’était ce qui la terrifiait le plus : ce sentiment de marcher sur une corde raide où chaque geste pouvait entraîner une catastrophe, qu’elle soit visible ou invisible.
-
Parle-moi de la BMRA, demanda-t-elle, cherchant à mieux comprendre l'ennemi.
Le visage bleu de HOPE se modifia légèrement, comme si elle adaptait sa réponse.
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La Biological Mutation Research Agency (BMRA) était une agence de recherche américaine fondée le 14 décembre 2080. Ses missions principales consistaient en des recherches scientifiques, biologiques et moléculaires sur les mutations biologiques humaines, plus communément appelées HBM. Elle analysait les dangers potentiels des humains dits « évolués / mutants / variants », dont les effets physiques ou psychiques apparaissaient généralement à la fin de l’enfance ou avant l’âge adulte.
Sidonie ferma les yeux un instant, se laissant imprégner des mots d’HOPE. La BMRA n’était pas simplement un groupe de chercheurs, mais une institution dédiée à la chasse et à l’éradication des variants. Elle comprenait mieux pourquoi Jane avait lancé ce projet HOPE, pourquoi il était vital de protéger ces personnes qui, comme elle, étaient traquées comme des bêtes.
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Voici quelques détails conceptuels qui pourraient vous intéresser sur la BMRA :
Suite aux nombreux problèmes causés par certains variants hors de contrôle, le corps politique américain avait décidé, le 21 janvier 2083, d’accorder des pouvoirs élargis à la BMRA. Cette décision permettait à l’agence d’intervenir directement grâce à une milice composée d’humains et de variants sous contrôle. Ce groupe paramilitaire n’était pas limité aux États-Unis, mais opérait dans de nombreux pays ayant adhéré au programme de la BMRA. L’agence, désormais une entité tentaculaire, avait étendu son influence bien au-delà de la simple recherche, devenant un outil d’intervention mondiale.
Financée par des fonds publics et privés, la BMRA était devenue un acteur central dans la gestion des « problèmes variants ». La valeur de ses actions en bourse atteignait des sommets, estimée à environ un million de FedCoins chacune, un chiffre témoignant de l’énorme potentiel économique de cette institution. En alliant gestion sécuritaire et industrie biomédicale de pointe, la BMRA avait trouvé un équilibre entre contrôle politique et profit financier.
En 2105, le Conseil de sécurité de la planète (CSP) lui octroya toutes les prérogatives préventives en matière de gestion des variants, une décision prise un an après l’échec cuisant du premier institut pour mutants, NickroN, à New York. Avec ce pouvoir, la BMRA se voyait conférer le droit de passer outre les lois nationales, lui offrant un cadre d’action quasi illimité à l’échelle mondiale. Ce fut un tournant décisif dans sa domination. Dès 2107, l’agence racheta plusieurs grandes sociétés informatiques, renforçant son emprise en surveillant la population à travers les réseaux Internet et la gestion des flux d’informations.
L’année 2113 marqua une intensification des tensions entre la BMRA et ceux qui défendaient les droits des variants. L’agence se montra extrêmement hostile à la réouverture du second institut pour mutants, initiative rendue possible grâce à l’ancienne Présidente fédéraliste Sarah Washington et à la promulgation de la Loi bioéthique, désormais abrogée. Ce cadre législatif protégeait les variants et promouvait des recherches éthiques sur leurs capacités, mais son abrogation laissa le champ libre à la BMRA pour renforcer son contrôle. Dans la Fédération Unie, l’agence disposait désormais d’une antenne locale dans chaque État, consolidant ainsi son emprise.
La BMRA ne s’arrêtait pas là. Elle possédait également un vaste réseau de laboratoires de sécurité maximale, classés P4 et P5, où étaient menées des expériences controversées sur les variants. Ces installations servaient à tester des « bloquants » ou des traitements destinés à neutraliser ou supprimer les dons des variants, sous couvert de les « guérir ». La BMRA développait ainsi des méthodes d’extraction des pouvoirs ou de neutralisation pure et simple des capacités psychiques et physiques des mutants, dans une tentative de contrôle absolu sur cette population jugée dangereuse.
L’agence était dirigée par un consortium d’entreprises influentes, qui avait élu un administrateur dont l’identité restait confidentielle. Ce secret bien gardé visait à protéger l’administrateur des nombreuses menaces de mort et des risques d’attentats auxquels la BMRA était confrontée. Depuis sa montée en puissance, l’agence avait régulièrement été la cible d’attaques violentes de la part de groupes pro-variants ou de résistants à ses politiques répressives. Son siège principal, situé à Atlanta, en Géorgie, était ainsi devenu une forteresse, protégée par des mesures de sécurité extrêmement strictes.
Stanley Miller, le porte-parole actuel de l’agence, s’occupait des relations publiques et de la communication extérieure, jouant un rôle clé pour défendre les actions controversées de la BMRA devant le public et les gouvernements. Il incarnait le visage visible de l’agence, toujours prêt à justifier ses mesures drastiques, insistant sur leur nécessité pour préserver la sécurité mondiale.
Sidonie ferma les yeux avant la fin du long récit. Le sommeil, lentement accumulé, finit par l’emporter, ses pensées engluées dans les images chaotiques du monde ravagé. HOPE, percevant son état de fatigue, choisit de se retirer discrètement. Son visage virtuel se dissipa dans l’air, comme un hologramme qui s’efface, et la lumière baissa doucement dans la pièce.

Sidonie

Jane

Walter

Hiro
Année 2116 | 20 octobre (passé) – 8 h 40, dans un building de Los Angeles - Californie
Sidonie se préparait pour une mission cruciale, consciente que le moindre faux pas pouvait provoquer des bouleversements temporels irréversibles. Le 20 octobre marquait un point stratégique : elle devait prévenir Jane de préparer son propre enlèvement, prévu pour le 24 octobre au Cecil Hotel. Ce plan risqué nécessitait une prudence extrême, car modifier le passé était une entreprise périlleuse, capable d’engendrer des conséquences terribles. HOPE, avec son pragmatisme caractéristique, lui avait recommandé de se protéger avec un bijou spécial, capable de tromper les systèmes de reconnaissance anti-variants qui parsemaient l’immeuble de la BMRA. Ce bijou prenait la forme d’une élégante broche en rose, discrètement accrochée à sa veste noire.
Le temps était compté, et Sidonie savait qu’il lui serait impossible de remonter le passé depuis l’intérieur du site Alpha sans risquer un paradoxe majeur. Les autres mutants, tout comme HOPE, ne devaient pas découvrir ses déplacements dans le temps, sous peine de rompre le fragile équilibre de la continuité temporelle. Sortir du site Alpha était la seule option viable. À l’extérieur, cependant, elle serait vulnérable, entourée d’humains qui pouvaient la surprendre à tout moment.
Vêtue comme une femme d’affaires, elle quitta le site Alpha, déterminée et méthodique, prenant soin de ne pas attirer l’attention. Dans la rue, elle attendit patiemment qu’un taxi la conduise jusqu’à l’immeuble où Jane travaillait. Une fois arrivée, l’immense hall de l’édifice la mit face à un premier obstacle : la sécurité. Le scan rapide effectué par le laser scruta son corps, cherchant le moindre indice d’anomalie, et Sidonie attendit en silence. Le portier, posté à quelques mètres, surveillait attentivement le déroulement du processus. Finalement, la lumière verte clignota, signalant que Sidonie était identifiée comme une humaine normale. Elle passa donc cette première épreuve sans encombre.
Cependant, elle savait que le véritable défi l’attendait à l’intérieur. Hiro et Walter, deux figures proches de Jane, pouvaient à tout moment interférer avec ses plans. Pour contourner leur vigilance, elle comptait sur son intelligence et son charme, surtout pour manipuler Hiro. Elle avançait dans l’immeuble, consciente que chaque seconde la rapprochait d’un point de non-retour où elle devrait modifier le cours du temps sans éveiller le moindre soupçon.
Sidonie prit une grande inspiration en appuyant sur le bouton menant au 81ᵉ étage, bureau 81K. Utiliser l’identité fictive de Lena Sinclair et prétendre être la fille de Jane avait été un pari risqué, mais nécessaire pour contourner les systèmes de sécurité redoutables. Sa broche en forme de rose, dissimulée discrètement sur sa veste noire, avait accompli son rôle, brouillant les scanners anti-variants du bâtiment. Pourtant, ce n’était que la première étape de sa mission.
Dans l’ascenseur, une tension sourde l’envahit tandis que le mécanisme silencieux la propulsait vers le sommet de la tour. Une migraine commençait déjà à poindre, signe que les conséquences de la manipulation temporelle s’abattaient sur elle. Son esprit, lucide malgré la douleur, anticipait les multiples obstacles qui l’attendaient à l’étage. Hiro et Walter, les deux hommes responsables de la sécurité rapprochée de Jane, allaient être un problème majeur. Ils ne la laisseraient pas passer sans un contrôle rigoureux, surtout que Jane ne s’attendait à aucune visite ce jour-là. Le moindre faux pas, et Sidonie risquait de compromettre non seulement la mission, mais de provoquer une catastrophe temporelle irréversible.
L’ascenseur s’arrêta. Les portes s’ouvrirent dans un claquement sec, révélant un couloir aseptisé et une atmosphère froide qui résonnait de chaque pas sur le sol. Hiro, ou plutôt Leon, tel qu’il s’était fait appeler, se tenait à quelques mètres devant elle. Son apparence avait été profondément modifiée : costume noir cintré, cravate noire, oreillette et lunettes noires, le jeune homme avait l’allure d’un véritable garde du corps.
Sidonie tenta de maîtriser sa respiration, consciente que toute hésitation pouvait la trahir. Walter, quant à lui, semblait moins intimidant, mais tout aussi méfiant. Chaque détail devait être calculé, chaque mouvement pesé avec soin. Une improvisation totale s’imposait, car le temps jouait contre elle. La migraine s’intensifiait, une douleur sourde envahissant son crâne, signe que la réalité commençait déjà à s’effriter. Sidonie n’avait qu’une poignée de minutes pour parvenir à Jane et la convaincre de se préparer à son propre enlèvement dans les jours à venir.
Leurs regards se croisèrent. Elle savait que la moindre incohérence, la plus petite erreur, suffirait à ruiner tout le plan.
-
Vous êtes qui ? demanda Hiro, les sourcils froncés.
-
Lena Sinclair, répondit-elle avec un sourire innocent, presque charmeur.
-
Impossible, intervint Walter, madame Sinclair n’a pas d’enfant.
-
Arrrrrrrrêteeeeeez, hurla Hiro, sa voix s'étirant au ralenti.
Avant qu’Hiro ou Walter n’aient pu la saisir, Sidonie avait déjà agrippé son pendentif. D’un geste fluide, elle tourna les aiguilles de sa montre afin qu’elles indiquent 3 h 45 pour former une ligne. Les mouvements des deux hommes ralentirent au point de devenir presque imperceptibles. Avec une rapidité déconcertante, Sidonie ouvrit la porte et entra dans la pièce, découvrant Jane en train de lire un document sur une tablette holographique.
Refermant la porte derrière elle, Sidonie jeta un regard vers Hiro et Walter, toujours figés dans leur tentative de l’arrêter. Ce pouvoir de ralentir le temps la vidait de ses forces, mais elle n’avait pas le choix. Les aiguilles de sa montre à gousset tremblaient, mais restaient fixes, de sorte à ce que l’effet perdure quelques instants.
Avant que Jane ne puisse réagir, Sidonie pointait déjà une arme sur elle, non détectée à l’entrée du bâtiment.
-
Je ne ferais pas ça si j’étais vous, Jane Roselys. Laissez vos mains en évidence sur le bureau, sinon je tire.
Jane, prête à utiliser ses facultés pour neutraliser l’intruse, remarqua immédiatement le brouilleur de la jeune femme sur son veston. Elle n’arrivait pas encore à l’expliquer et se retrouva démunie, piquée dans sa curiosité.
-
Comment... connaissez-vous mon nom ? balbutia Jane.
-
Taisez-vous et écoutez-moi attentivement, ordonna Sidonie en jetant une lettre sur le bureau. Voici une lettre où je vous explique comment me trouver dans quatre jours, au Cecil Hotel. Suivez-les à la lettre.
Jane la dévisageait, hésitante.
-
Votre visage me dit quelque chose... Pourquoi avez-vous risqué votre vie pour me rencontrer ?
-
Je suis Sidonie, répliqua-t-elle en durcissant la voix. Lisez cette lettre, et surtout, venez avec Hiro et Walter à la date indiquée. Je dois vous accompagner à HOPE. Vous avez besoin de moi pour réussir votre projet et ramener votre descendant. En échange, retrouvez Kahlan Raven. C’est tout ce que je demande.
-
Sidonie, comment est-ce possible ?! Qu'avez-vous fait ?
-
Ne discutez pas ! Suivez mes instructions et laissez-moi partir !
Jane jeta un coup d’œil à l’écran, où Hiro et Walter étaient encore figés dans leurs mouvements ralentis. Sidonie lâcha alors son pistolet factice et s’enfuit, en appuyant sur le barillet de sa montre pour laisser le temps reprendre son cours. La comtesse française aurait pu l’arrêter facilement, mais la curiosité et le mystère l’avaient emporté.
Hiro et Walter retrouvèrent soudain leur mobilité, s’élançant vers Jane, qui souriait en lisant la lettre laissée sur son bureau.
-
Vous allez bien madame ? demanda Hiro, encore ébranlé.
-
Oui. Par contre, vous avez lamentablement échoué, répliqua Jane, presque amusée. Elle vous a eus.
-
Elle a laissé ça en partant, observa Hiro en ramassant le pistolet. Qui était cette fille ?
Walter n'eut pas besoin de toucher l'objet pour relever un détail pertinent.
-
Une contrefaçon, répliqua-t-il en examinant les odeurs se dégageant de l'objet. C'est du plastique.
-
Je la connais, murmura Jane. Ou du moins, je l'ai déjà rencontrée. Elle a pris un énorme risque pour venir jusqu'ici, avec l'un de nos brouilleurs.
Les deux hommes émettaient de grandes difficultés pour comprendre où Jane voulait en venir. L'évidence leur échappait, car ils n'avaient pas accès aux explications fournies dans la lettre laissée par la jeune femme.
-
Comment a-t-elle fait ? demanda Walter, abasourdi.
-
Elle contrôle le temps. Rien dans cette situation n’est dû au hasard, bien au contraire. Elle a laissé des informations précieuses dans cette lettre, et je compte bien honorer sa demande.
-
Doit-on mener des recherches pour la retrouver ? Si elle contrôle le temps, elle sera difficile à localiser, suggéra Hiro.
-
Inutile, mon cher Leon. Il est évident qu'elle souhaite être retrouvée. Vous m’accompagnerez au Cecil Hotel pour rencontrer notre nouvelle recrue.
Hiro et Walter, bien que honteux d’avoir été dupés, obtempérèrent sans broncher. L'extraction de Sidonie devait être préparée minutieusement.
Grâce à l'intervention de Sidonie, le cours du temps pouvait suivre son cours en permettant à la jeune femme de ne pas être effacée de la réalité.

Sidonie

Hannah

Jane

HOPE

Martha
Année 2116 | 27 octobre (présent) – 10h49, Site Alpha, Santa Monica, Los Angeles - Californie
Martha se tenait contre le mur, les bras croisés, guettant Jane qui descendait l’escalier en marbre avec une grâce indifférente. Le regard perçant de la comtesse indiquait qu’elle avait rapidement compris que Martha avait quelque chose sur le cœur depuis leur dernière réunion. L’arrivée de Sidonie avait clairement perturbé l’atmosphère, et Jane voyait bien que l’attitude de la jeune femme devenait problématique. C’était le moment de régler les tensions qui planaient.
-
Madame, je peux vous parler ? demanda Martha d’un ton tendu.
-
Bien sûr, répondit Jane d’un ton détaché, si cela peut éviter que vous abîmiez les murs avec vos humeurs. Je ne tolérerai plus aucun écart de ce genre.
-
Oui… désolée pour ça, admit Martha, visiblement mal à l’aise.
-
J’aimerais surtout connaître la raison de ces accès de mauvaise humeur et des altercations avec vos camarades, continua Jane en descendant tranquillement.
-
C’est une mauvaise idée d’inclure Sidonie ! Laissez-moi partir avec Hannah, je vous ramène votre descendant dans quelques jours, lança Martha, l’anxiété perçant dans sa voix.
Jane, arrivée au pied de l’escalier, se dirigea vers un grand miroir dans le hall. Elle ouvrit son poudrier, ajustant son maquillage avec un calme déconcertant, tandis que Martha attendait nerveusement que la comtesse réponde à son insistance.
-
Vos arguments ? demanda finalement Jane, le ton toujours glacial.
-
On ne la connaît pas, dit Martha rapidement. Elle débarque ici avec un don instable, elle part sans prévenir et seule ! Qui nous dit qu’elle ne va pas flancher ou même nous trahir ? Je refuse que tout tourne mal en pleine mission à cause d’elle.
Jane tourna la tête lentement, son regard froid et calculateur.
-
Seriez-vous en train de remettre en question l'une de mes décisions, Martha Moore ? dit Jane d’une voix posée, mais qui laissait percevoir un danger latent.
-
Non, ce n’est pas ça… Mais avec les dernières pertes… hésita Martha.
-
Très bien, parlons-en, répliqua Jane. Inutile de vous rappeler la mort de quatre de nos camarades dernièrement. Quant à Drew, votre petit ami, il a choisi d’ignorer mes ordres, de suivre son instinct, et cela l’a mené droit à sa perte. Je vous l’ai dit à tous : il faut des années pour maîtriser vos dons. De nombreux facteurs jouent un rôle crucial en situation de stress, où la vie ne tient plus qu'à un fil. Nos émotions, notre égo, et une mauvaise évaluation des risques sont les principales causes de nos échecs. Nos dons ne suffisent pas.
Martha hocha la tête, incapable de répondre.
-
Je sais..., soupira-t-elle.
-
Alors ressaisissez-vous, continua Jane, impassible. Votre chagrin et votre colère ne doivent pas altérer votre jugement. Vos émotions ne doivent surtout pas perturber la cohésion que j’essaie de maintenir au sein de HOPE.
Martha, malgré elle, sentit la rage monter.
-
Alors pourquoi est-ce qu’on attend ? Nous devrions déjà être en route vers Seattle ! lâcha-t-elle, frustrée.
Jane, toujours aussi imperturbable, ne cilla même pas.
-
Prenez le temps qui vous est accordé pour vous recentrer et contrôler votre colère. Cela vous sera utile, à vous comme aux autres. Autre chose à ajouter ?
Martha serra les poings, sentant que discuter ne servirait à rien.
-
Non, répondit-elle finalement, difficilement.
-
Martha, ajouta Jane, je vous déconseille fortement d’aller importuner Sidonie pour l’instant. Elle a besoin de repos. Maintenant, partez.
Martha hésita, une dernière réplique sur le bout de la langue. Mais l’inflexibilité de Jane était indéniable. Il n’y avait rien de plus à dire. Silencieuse, elle tourna les talons et s’éloigna, son cœur lourd de colère contenue.
Mais malgré les paroles de Jane, Martha n’avait pas changé d’avis sur Sidonie. Tandis que chacune partait de son côté, un sentiment de défi couvait encore dans le cœur de la jeune femme.
***
Sidonie trouva la force de revenir dans le présent en usant une dernière fois de son don temporel. À peine ses pieds retrouvèrent-ils la réalité qu’elle chancela, titubant comme une funambule égarée sur un fil invisible. Son corps la trahissait, vidé de son énergie, tandis qu’elle fuyait l’immense immeuble grouillant de gardes et d’employés pressés. La lumière du soleil californien l’aveugla un instant. Elle leva la main pour héler un taxi jaune, l’esprit embrumé par la douleur.
Elle monta à l’intérieur, respirant fort, cherchant un semblant de stabilité. Le conducteur, un homme grand vêtu d’une veste noire de jogging à capuche, tourna légèrement la tête vers elle. Sa voix profonde, teintée d’un accent d’Europe de l’Est, résonna dans l’habitacle.
-
Où souhaitez-vous aller ?
Sidonie murmura le nom d’un petit parc à Santa Monica, à deux kilomètres de HOPE, pour ne pas éveiller de soupçons. Elle ferma les yeux, le corps secoué de spasmes, ses bras et ses jambes tremblants comme après un effort surhumain. Chaque vibration du véhicule était une claque sur sa fatigue.
-
Vous vous sentez bien ? demanda l'homme.
-
Roulez… vite… La journée… a été compliquée…
Sa voix mourut dans un souffle rauque. Elle laissa tomber sa tête sur le dossier, le regard vide fixé au plafond. Ses paupières clignaient, cherchant à repousser l’obscurité qui menaçait de l’engloutir. Les secousses de la route la torturaient, et bientôt, elle se pencha brusquement vers la fenêtre, vomissant le peu qu’elle avait dans l’estomac sur le bitume défilant.
Elle se laissa retomber sur le siège, épuisée, reprenant son souffle. Puis, un frisson d’angoisse grimpa dans sa nuque. Dans le rétroviseur, elle distingua un masque blanc, lisse comme un os poli, dissimulant le visage du chauffeur. Sa capuche abaissée, ses traits invisibles. Des yeux bleu azur, inhumains, la fixaient avec une intensité glacée.
Prise d'une panique sourde, elle posa machinalement la main sur la portière. Verrouillée.
-
Arrêtez-vous… laissez-moi descendre, supplia-t-elle d’une voix tremblante.
Le silence de l’homme s’étira, avant qu’il ne réponde, d’une voix suave, presque tendre :
-
Impossible, belle Sidonie.
Elle sentit la panique l’envahir, ses doigts cherchant son pendentif. Mais l’homme stoppa net la voiture dans un crissement sec, se retourna comme un prédateur fondant sur sa proie, et dégaina une arme anthracite. Le canon, d’un noir mat, la visait en plein cœur. Elle n’osa plus respirer.
Plus terrifiant encore que l’arme : ce masque blanc, sans expression, flottant au-dessus d’elle comme un spectre. Le pourtour de son œil gauche était décoré par un symbole peint en bleu, représentant certainement le vent. Son regard bleu la dévorait avec une admiration dérangeante, presque religieuse.
-
Nous rentrons à HOPE, jeune fille, dit-il calmement. Ne m’oblige pas à te prendre ton pendentif par la force.
Elle déglutit, terrorisée.
-
C’est… c’est vous… Andras. Andras Visarin.
Contrairement à un masque en tissu ou en plastique utilisé lors des bals costumés, celui d'Andras Visarin était mû par une technologie utilisant des nano capteurs. Le masque imitait les expressions faciales de l'homme à la perfection, lui permettant d'esquisser un sourire sur son visage immaculé.
-
Je suis charmé que tu connaisses déjà mon nom, belle petite colombe.
Il rengaina son arme avec lenteur, sans la quitter des yeux. Elle sentit un soulagement mêlé d’effroi l’envahir. Andras Visarin. Le célèbre pirate informatique, IvoryGhost, légende du darkweb. Mercenaire impitoyable, tueur sans remords, pilote émérite et génie numérique. Mais ce qui glaçait le sang de tous ceux qui croisaient son chemin, c’était ce masque blanc, symbole de son anonymat total.
Elle aperçut alors ses longs cheveux blond vénitien s’échapper de sa capuche, tombant en cascade sur ses épaules, comme une parure étrange sur cet être de ténèbres. Sa voix, grave et enveloppante, ajoutait à son aura irréelle.
Le reste du trajet se déroula dans un silence de mort, interrompu seulement par le ronronnement du moteur. Lorsqu’ils atteignirent HOPE, après le contrôle de sécurité, Andras arrêta la voiture, ouvrit la portière et aida Sidonie à descendre. Ses jambes cédèrent sous elle, et il la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol. Sans effort, il la porta dans ses bras, traversant le hall comme un chevalier sombre portant une princesse déchue.
Dans un dernier éclat de conscience, Sidonie leva les yeux vers ce masque immaculé, ses paupières lourdes de fatigue. Andras Visarin, silhouette noire et blanche, la portait comme un fardeau précieux. Derrière le masque, elle crut deviner un éclat de douceur, une fissure presque imperceptible dans son armure de marbre. Mais déjà, elle sombrait dans l’inconscience, bercée par les pas de cet homme que beaucoup comparaient à la mort elle-même.
***
Andras Visarin était resté assis près du lit, immobile comme une statue d’obsidienne, veillant sur Sidonie. Dans ses mains gantées, il tenait deux roses rouges, d’une couleur profonde et veloutée, sans la moindre épine sur leur tige parfaite. Il les observait longuement, comme s’il y lisait un langage secret. À ses yeux, la beauté féminine méritait toujours une offrande, un symbole discret d’admiration et de respect. Non pas un aveu d’amour, encore moins une invitation à un attachement durable. Juste un hommage éphémère, courtois, presque chevaleresque, envers un art vivant que le temps finissait toujours par flétrir.
Lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir, Andras releva la tête. Jane Roselys entra, son allure digne et élégante, un parfum de jasmin s’élevant dans l’air froid de la chambre. Sans dire un mot, l’homme se leva, baissa légèrement la tête en guise de révérence, puis lui tendit l’une des roses rouges.
-
Merci, très cher. Je suis ravie que vous ayez pu la retrouver rapidement, Andras, dit-elle en prenant délicatement la fleur.
Il ne répondit pas, préférant se tourner à nouveau vers Sidonie, allongée, pâle et immobile sur les draps blancs. Sa voix grave s’éleva, à peine un murmure.
-
Que t’est-il arrivé, ma douce colombe ?
Sa question resta sans réponse. La lumière bleutée de HOPE se matérialisa au-dessus du lit, son visage féminin flottant dans l’air comme une apparition bienveillante.
-
Sidonie s’est brièvement absentée du site pour effectuer un bond temporel dans le passé, expliqua HOPE d’une voix douce et égale. Selon les symptômes actuels, elle a utilisé son don pendant une durée difficile à évaluer dans l’autre réalité. Il y a de fortes probabilités que cette utilisation excessive de la chronokinésie provoque des effets secondaires dangereux : maux de tête, vomissements, sueurs, jusqu’à un risque de coma si cela persiste. J’ai également relevé des modifications moléculaires près du bâtiment où Andras l’a récupérée.
Jane hocha la tête, son regard d’acier ne quittant pas le visage exsangue de la jeune femme.
-
D’accord, merci HOPE. Surveille ses constantes et fais tout ce qu’il faudra pour la stabiliser. Préviens-moi au moindre changement.
La pièce retomba dans un silence solennel, seulement troublé par le léger vrombissement du robot-serviteur qui ramassait les vêtements de Sidonie sur le sol avant de disparaître dans un coin de la chambre.
Hannah entra quelques minutes plus tard, prévenue par HOPE. En voyant Sidonie inconsciente, elle sentit son cœur se serrer. Son regard se posa sur Andras, assis près du lit, le dos droit, la dernière rose toujours entre ses doigts gantés. Hannah croisa les bras sur sa poitrine, sur la défensive. Elle connaissait la réputation d’Andras Visarin : un homme aussi dangereux qu’énigmatique, sans aucune attache, dépourvu de la moindre émotion visible derrière son masque blanc.
Elle détourna le regard, mal à l’aise. Peu de gens comprenaient vraiment les conséquences des dons temporels. Mais voir Sidonie ainsi, vidée de toute force, l’ébranlait.
Jane, elle, s’approcha du lit. Elle observa Sidonie longuement, ses traits restant neutres, impassibles comme une fresque antique.
-
HOPE, dans combien de temps Sidonie se réveillera ? demanda-t-elle, brisant le silence oppressant.
-
Avec du repos, quelques jours tout au plus, répondit l’intelligence artificielle.
-
Très bien, merci. Andras, veuillez me retrouver dans mon bureau, j'ai une nouvelle mission à vous confier.
Jane se retira, silencieuse, laissant les deux variants seuls auprès de Sidonie, plongée dans un sommeil profond.
Andras, lui, ne disait rien. Sa silhouette sombre, massive et immobile, se découpait sur la lumière tamisée, ses yeux bleus glacés fixés sur Sidonie, tel un gardien silencieux. Lentement, avec la délicatesse d’un rituel ancien, il posa la deuxième rose sur la table de chevet, juste à côté d’elle. Un présent muet, un hommage discret à sa beauté, et peut-être, dans un recoin interdit de son âme, un vœu ténu pour son retour à la vie.
Avant qu’il ne parte, Hannah, qui l’observait depuis l’autre côté de la pièce, osa finalement briser le silence.
-
Je ne savais pas que tu avais gardé ton romantisme, Andras.
L’homme se retourna vers elle, ses pas silencieux sur le sol lisse, avançant comme un spectre. Lorsqu’il s’approcha, la faible lumière révéla son masque blanc, lisse et impassible, ne laissant transparaître que l’intensité magnétique de ses yeux.
-
Tu as eu droit à ta rose, Hannah, dit-il d’une voix grave et douce à la fois. Je me souviens de la jeune fille apeurée arrivée ici. Tu pleurais, sans discontinuer. Et malgré tout ce temps, tu me vois encore comme un ennemi… un paria… parce que j’ai refusé de te donner ce que tu désires le plus au monde : de l’attention.
Hannah serra les poings, sentant la colère monter en elle, mêlée à une pointe de honte qu’elle ne comprenait pas entièrement.
-
Tu ne comprends rien, Andras. Je pense que nous ne nous comprendrons jamais, malheureusement.
Il inclina légèrement la tête, comme s’il l’observait au fond d’elle-même, sans la moindre émotion sur son visage masqué.
-
Et moi, je te comprends bien trop, douce Hannah. Je sais exactement ce que tu veux. Et sache que ta gentillesse de surface finira tôt ou tard par se briser… malgré tous tes efforts pour paraître chaleureuse et bienveillante.
-
Laisse-moi tranquille, cracha-t-elle, la voix tremblante de fureur contenue.
-
À ta guise, répondit-il simplement.
Il jeta un dernier regard à Sidonie, endormie et vulnérable, avant de tourner les talons. Sa silhouette s’évanouit dans le couloir, laissant derrière lui un silence épais et un parfum de rose, comme la trace éphémère d’une ombre trop réelle pour être oubliée.
-
Prends soin d’elle, murmura-t-il avant de disparaître.


