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Chapitre 17 : « Charybde en Scylla »

Ce chapitre est en cours de réécriture. Des changements sont à prévoir.

Année 2117 | 07 mai, 09h10 – Station de repos sur la Highway 90, Houston - Texas

 

Lucas sombrait dans une inquiétude grandissante après la dernière communication de l'intelligence artificielle concernant les événements survenus dans le train. Ses mains tremblaient, sa respiration s’accélérait, et son visage reflétait une colère qu’il peinait à contenir. Lucas se souvint que Jane avait tenté de le rassurer en affirmant que « tout se passerait bien », mais il savait qu’elle ne pouvait ni tout prévoir ni garantir le retour des membres du site Alpha sains et saufs de cette mission périlleuse. Il se sentait impuissant, et cette impuissance le rongeait jusqu’à ressentir une chaleur lancinante envahir ses bras.

  • Tout va bien se passer, aie confiance, lui murmura Sidonie.

 

Malgré les progrès dans sa relation avec son aïeule, le doute et la confusion demeuraient des parasites constants dans l’esprit de Lucas, semblables à un germe infectant des cellules saines. Il craignait que Tristan, animé par sa rancune, ait tenté de s’en prendre à Tobias. L’ancien militaire au tempérament abrasif s’était déjà violemment opposé au télépathe à plusieurs reprises, proférant des mises en garde lourdes de menaces implicites. Lucas savait, pour l’avoir appris à ses dépens, que la vengeance pouvait être froide et méthodique, frappant au moment où l’on s’y attend le moins.

 

Sidonie faisait tout son possible pour apaiser ses pensées, et Lucas s’efforçait de rester rationnel grâce à elle. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de remarquer la mélancolie dans le regard de son amie, empreinte d’une douleur silencieuse depuis sa séparation avec Kahlan. De son côté, Hiro restait impassible, distant, et froid envers Lucas. Leur relation se résumait à un objectif commun : mettre fin à la domination tyrannique de la BMRA et bâtir un avenir meilleur pour les variants.

Depuis leur dernier échange, l’intelligence artificielle HOPE n’avait fourni aucune information concrète sur l’état de santé de Tobias, à part le fait qu’Aleksandr avait utilisé son don d’aérokinésie pour amortir sa chute. Sidonie savait que Lucas ne retrouverait pas la paix tant qu’ils n’auraient pas de nouvelles rassurantes. Elle percevait clairement sa peur, celle de perdre son petit ami et allié, un jeune homme qui l'avait déjà tant aidé à s’adapter à leur nouvelle vie à HOPE.

Mais Lucas n’était pas uniquement préoccupé par Tobias. Ses pensées dérivaient aussi vers Hannah et leur futur enfant. Cette angoisse déchirante de ne pas être près d’eux, en sécurité, le faisait vaciller. Par moments, il réprimait un cri, un hurlement qu’il rêvait de laisser éclater pour expulser la douleur et l’impuissance qui l’écrasaient.

***

La jeune femme conduisait depuis plusieurs heures sur la longue route qui séparait Los Angeles d’Atlanta, une distance de 2176 miles. À mesure que le trajet s’allongeait, des douleurs lancinantes se manifestaient dans sa nuque, et une lassitude palpable s’installait. Hiro, resté silencieux depuis leur départ, s’était proposé à plusieurs reprises pour prendre le volant et permettre à Sidonie de se reposer. Mais malgré son insistance, elle avait catégoriquement refusé, avançant que les policiers — généralement des hommes — seraient probablement plus indulgents avec une jeune femme. De plus, elle ne faisait pas confiance à la conduite impulsive et imprudente d’Hiro, redoutant qu’il attire l’attention des forces de l’ordre.

Pour la convaincre, Hiro usa finalement de son don de polymorphie, adoptant l’apparence d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, aux cheveux roux courts et constellé de taches de rousseur. Leur couverture consistait à se faire passer pour un frère et une sœur voyageant avec le petit ami de la jeune femme, Lucas.

Après avoir contourné le centre-ville de Houston et ses embouteillages interminables, Sidonie, qui avait retiré son casque de réalité virtuelle utilisé pour choisir les meilleurs itinéraires, brisa enfin le silence :

  • Nous sommes arrivés au point de rendez-vous, annonça-t-elle, sans obtenir de réponse des deux passagers.

 

Le polymorphe, toujours irrité par le comportement de Lucas depuis que Sarah avait été démasquée et neutralisée par Jane, le regardait avec un mélange de mépris et de frustration. Il ne pouvait accepter que Lucas ait couché avec Hannah, aujourd’hui enceinte et abandonnée à son sort. Malgré les conseils de Lydia, Hiro restait inflexible dans son jugement à l’égard de l’héritier de Jane.

Pour lui, Lucas était bien trop instable émotionnellement et manquait cruellement de la force de caractère nécessaire pour diriger le site Alpha HOPE, surtout si Jane venait à se retirer du projet. Dans un monde chaotique où chaque décision pouvait sceller le sort des variants, Hiro ne voyait en Lucas qu’un poids. Cependant, il gardait ses ressentiments pour lui, préférant le silence à un affrontement ouvert.

Le lieu de rendez-vous se trouvait sur une aire d’autoroute désolée, le long de la Highway 90, en plein cœur de la campagne texane. L’endroit, délabré et visiblement abandonné par les services d’entretien, offrait encore quelques commodités pour les voyageurs : une station de recharge pour véhicules électriques, une aire de restauration à moitié fermée, et un petit parc laissé à l’abandon où l’herbe poussait anarchiquement.

Sidonie s’éloigna pour laisser les deux hommes seuls près de la voiture. Lucas, absorbé par ses pensées, s’adossa à la portière arrière, les bras croisés. Il fixait Hiro, qui dissimulait son regard derrière des lunettes de soleil.

  • On arrive dans combien de temps à Atlanta ? demanda Lucas, brisant le silence pesant.

 

Hiro hésita une seconde. Il comprit que Lucas tentait maladroitement d’engager la conversation. Se remémorant les conseils de Lydia durant sa thérapie, il réprima un soupir et se dirigea vers le coffre du véhicule, qu’il ouvrit avant de répondre :

  • Plusieurs heures, selon l’état du trafic, répondit-il d’un ton neutre en refermant le coffre. Nous devons rencontrer quelqu’un avant de rejoindre les autres.

  • Rencontrer qui ? Un allié ou un ennemi ? interrogea Lucas, méfiant.

 

​Hiro se tourna vers lui, un éclat d’agacement dans les yeux.

  • T’es sérieux, mec ? Tu n’as pas lu le descriptif ? s’agaça-t-il.

  • Si, je l’ai lu… Laisse tomber, fit Lucas, visiblement dépité.

 

Hiro observa Lucas, qui baissa la tête. Ce dernier semblait complètement désintéressé de la situation actuelle et du danger permanent pour les variants dans un endroit aussi désert, fréquenté uniquement par quelques automobilistes éreintés. Des prostituées rôdaient en plein jour à la recherche de clients désireux de se détendre durant leur pause, tandis que d'autres trafiquants en tout genre vendaient leurs produits sans craindre que les autorités n'interviennent.

Pendant qu'il surveillait les environs pour guetter la moindre menace, Hiro repensait aux paroles de Tristan lors de leur dernière réunion. Il doutait que Lucas ait le mental d’un soldat ou la maturité suffisante pour se donner corps et âme dans une lutte mortelle. Les comportements et réactions de Lucas semblaient confirmer que le choix de Jane d'impliquer son descendant dans le projet était discutable. Hiro gardait cependant ces pensées pour lui-même, car il n’oserait jamais remettre en question les décisions de la comtesse. Le polymorphe gardait une confiance inébranlable en elle.

Lorsqu’il termina de vérifier le matériel dans le coffre, qu’il referma ensuite, Hiro se dirigea vers Lucas, toujours perdu dans ses pensées.

  • Tu es trop tendu. Détends-toi et respire.

  • Je sais, acquiesça Lucas. Je ne peux m’empêcher de penser à Edward blessé. Personne ne veut me dire comment il va ! Et je suis si préoccupé par la grossesse de Pixy, seule dans sa chambre à attendre notre retour, dit-il, hésitant. Ça me gonfle de rester là les bras croisés à attendre !

  • Ce n’est pas en succombant à la colère que tu vas les aider. Tu laisses trop libre cours à tes émotions malgré notre mission. Finn aura raison de dire que tu es instable ! Reprends-toi, maintenant !

 

Le visage de Lucas se durcit en repensant à Tristan.

  • Je me fiche de ce que peut penser Finn ! s'énerva Lucas.

  • C’est un connard au caractère bien trempé, mais il a raison sur un point : ici, c’est la vie réelle. Tu sembles avoir vite oublié le chaos qui envahit tout le pays.

  • Je n’ai pas besoin que tu me le rappelles, Hiro. J’ai vécu plusieurs années en exil, seul, avec l’angoisse permanente qu’on me démasque, répondit Lucas d’un ton sec.

  • Et puisque tu parles de Pixy… Au fond, qui me dit que tu ne t’es pas servi d’elle ? demanda Hiro, un brin suspicieux.

 

Lucas était stupéfait d’entendre une telle insinuation sortir de la bouche d’Hiro, qui d’ordinaire se gardait de commenter les ragots ou les rumeurs. Piqué dans son intégrité et son honneur, Lucas luttait pour contenir sa colère. Il se retint de frapper Hiro, car le moment n'était pas approprié, au risque d’attirer l’attention. Il soupira profondément, passablement irrité.

  • Tu me prends pour qui ?! Je ne suis pas ce genre de mec ! Je ne peux pas te dire pourquoi on l’a fait, mais je ne me suis pas servi d’elle ou cherché à profiter de la situation ! Nous sommes amis…

  • Amis, reprit Hiro, dubitatif. Tu me prends pour un con ?

  • Putain ! Pourquoi je dois sans cesse me justifier ?! s’énerva Lucas, la colère s’échappant de ses yeux.

 

Hiro sourit en coin.

  • C’est dingue, tu perds tes nerfs dès que quelqu’un te dit quelque chose qui ne te convient pas. Arrête de jouer au petit con si tu veux qu’on te prenne au sérieux, répondit Hiro avec fermeté.

  • J’ai surtout la nette impression que tu as une dent contre moi. Serais-tu jaloux ? Ou tu m’en veux pour Walter, c’est ça ? dit Lucas en chuchotant.

  • T’as tout faux sur toute la ligne ! lança Hiro en se plaçant face à Lucas. Laisse Walter en dehors de ça !

  • Alors dis-moi ce que tu me reproches une bonne fois pour toutes !

 

Hiro fut surpris par la réaction vive de Lucas. Visiblement, son niveau de stress le rendait moins craintif qu’à l’accoutumée. Le polymorphe saisit cette opportunité pour aborder franchement la situation.

  • Je devais te poser la question par rapport à Pixy, car c’est mon amie et je veux la protéger des connards qui veulent abuser de sa gentillesse. Elle idéalise les mecs au sein de HOPE, et je ne veux pas qu’elle en souffre.

  • Et tu crois que je me sers de sa crédulité pour obtenir quoi, au juste ? demanda Lucas.

  • Du sexe ? Les mecs ne te suffisent plus, certainement.

 

Lucas ne pouvait plus se contenir face aux paroles déplacées d'Hiro. Il tenta de lui asséner un coup de poing au visage, mais le polymorphe fut trop rapide. Hiro esquiva facilement et saisit Lucas par le bras avant de le plaquer contre le coffre de la voiture. Immobilisé, Lucas ne pouvait plus bouger : Hiro maintenait fermement ses deux bras dans son dos. La douleur était atroce.

  • Lâche-moi, putain ! cria Lucas.

  • Ta gueule, ils vont nous repérer ! répliqua Hiro d’une voix tendue.

  • Arrête ! Tu vas me casser le bras ! hurla Lucas, incapable de contenir sa douleur.

  • Alors, que vas-tu faire maintenant ? Tu déclares forfait en avouant que t’es un connard ? fit Hiro, avec une provocation glaciale.

Même sans pouvoir saisir son catalyseur, les bras de Lucas commencèrent à chauffer. Le stress amplifiait l’énergie contenue dans ses membres, qu’il ne pouvait contrôler sans l’objet en adamantium. Hiro lâcha soudainement Lucas, surpris par la chaleur intense qui émanait de sa peau. Libéré, Lucas recula de quelques pas et s’adossa contre la voiture, saisissant son arme sans l’actionner.

  • Touche-moi encore une seule fois, et je te pulvérise ! lança Lucas, la menace évidente dans sa voix.

  • Je préfère quand tu réagis comme ça, répondit Hiro avec un sourire satisfait. La colère te rend plus fort et imprévisible. Il te suffit juste d’apprendre à mieux la contrôler.

 

Lucas resta silencieux, comprenant où Hiro voulait en venir avec ses provocations. Le polymorphe frotta ses mains irradiées, tentant de calmer l’étrange sensation laissée par la chaleur de Lucas.

  • Tu dois être prêt à toutes les éventualités lorsque nous sommes en mission, reprit Hiro d’un ton sérieux. Arrête de penser seulement à ton mec !

  • Tu te trompes, rétorqua Lucas. Je pense à elle et à l’enfant que nous allons élever ensemble. J'ai la ferme intention de prendre mes responsabilités ! Et ton avis, je n'en ai rien à foutre !

 

Hiro releva la détermination de Lucas. Il ne mentait pas et ne cherchait pas à se défiler.

  • D’accord, mec, acquiesça le polymorphe.

  • D'accord ?

  • Je ne t’emmerderai plus sur ce sujet, mais je garderai un œil sur toi si tu ne tiens pas parole vis-à-vis de Pixy. Maintenant, détends-toi. Garde la voiture, je dois aller pisser.

 

Lucas observa Hiro s’éloigner, le laissant seul avec ses pensées. Il se rappela qu’Hannah et Hiro se connaissaient bien avant son arrivée, et que leur relation dépassait probablement une simple camaraderie. Hannah avait ce don naturel pour mettre les gens à l’aise grâce à son sourire et sa gentillesse, ce qui faisait d’elle un pilier essentiel de l’équipe.

Lucas sentit un poids s’alléger après les dernières paroles d’Hiro. Il n’éprouvait aucun remords pour les menaces qu’il avait proférées. Hiro avait osé remettre en question son honneur et son intégrité, et Lucas s’était défendu avec la même agressivité. Tobias l’avait encouragé à ne plus se laisser marcher sur les pieds ou juger par les autres, même si ses réactions pouvaient être mal interprétées.

Cette altercation, bien que violente, semblait avoir clarifié les choses entre eux. Les deux hommes pourraient désormais repartir sur des bases plus saines et nécessaires pour travailler ensemble et neutraliser la BMRA une bonne fois pour toutes.

Lucas prit une profonde inspiration pour se calmer et accepter sa situation. Il devait attendre et garder espoir.

Le jeune homme laissa son regard errer sur les usagers autour de lui, chacun vaquant à ses occupations. Personne ne lui prêtait attention. Une petite fille, accompagnée de son frère, passa près de lui et lui adressa un sourire timide. Lucas esquissa un sourire bienveillant en retour, oubliant ses soucis l’espace d’un court instant. Il se laissa emporter par une vision fugace d’un avenir utopique, baigné de lumière. Il imagina sa fille, courant et jouant librement dans la nature, loin des combats et des peurs.

***

 

Sidonie s'était dirigée vers un petit bâtiment en face de la station de rechargement rapide pour véhicules. Elle se faufila rapidement à l’intérieur et entra dans les toilettes pour hommes, se réfugiant dans l'une des cabines. Les rendez-vous publics la stressaient ; elle aurait largement préféré un endroit plus discret pour une telle rencontre. Pourtant, tout avait été convenu à l'avance dans ce lieu banal, choisi pour ne pas éveiller les soupçons des autorités ou de la BMRA. Ces dernières étaient encore trop occupées à traquer les responsables de l’attaque qui avait coûté la vie à Stanley Miller, à la journaliste Catherine O'Hara, ainsi qu'à plusieurs agents de sécurité.

Assise dans son refuge improvisé, Sidonie pensait sans cesse à Kahlan. Leur promesse lui revenait en tête : se retrouver une fois la BMRA neutralisée, puis briser ce maudit pendentif pour mettre un terme à ses voyages dans le continuum espace-temps.

Elle observa avec dégoût l’état des lieux.

 

  • Putain, vraiment dégueu cet endroit, murmura-t-elle en plaçant une main sur sa bouche.

 

L'odeur d'urine et de moisissure semblait s'accrocher à l’air ambiant, rendant chaque respiration difficile. Les murs étaient défigurés par des graffitis incompréhensibles, et l’humidité laissait des traces sombres sur le carrelage. Quelques cabines étaient inutilisables, condamnées par des déchets accumulés ou des canalisations bouchées. Des détritus jonchaient le sol, témoignages d’un lieu où ni robots ni personnel d’entretien ne mettaient les pieds.

À l’extérieur, elle entendait des bruits inconfortablement explicites : des gémissements d’un homme occupé avec une prostituée dans un coin, des éclats de rire gras, le bruit régulier d’urine frappant des cuvettes mal fixées. Sidonie sentit la nausée monter.

  • Merci, Jane, grogna-t-elle pour elle-même. Quel endroit charmant pour une entrevue capitale.

Elle redressa soudain la tête lorsque la porte d'entrée grinça à nouveau, le son résonnant dans le silence relatif des toilettes. Elle se plaqua contre la paroi de la cabine, retenant son souffle. Des pas lourds résonnèrent, se rapprochant progressivement.

La personne s’arrêta juste à côté, dans la cabine voisine. Un claquement sec retentit lorsque la porte fut fermée.

  • J'aurais espéré moins pourri pour vous rencontrer, lança une voix masculine.

 

​Sidonie sentit son cœur s’accélérer.

  • Comment puis-je être sûre que vous êtes la bonne personne ? demanda-t-elle, méfiante.

  • Posez-moi la question, répondit-il d’un ton égal.

Elle inspira profondément.

  • Pourquoi les Français se prennent toujours pour les meilleurs ?

Un silence suivit, puis l’homme répondit :

  • Parce qu’ils le sont. Enfin, c’est ce qu’ils croient.

 

Sidonie relâcha légèrement la tension de ses épaules. C’était bien lui. Après cet échange codé, ils sortirent chacun de leur cabine et se retrouvèrent à l’extérieur.

L’homme qu’elle découvrit avait une carrure imposante et une allure négligée. Approchant la quarantaine, il portait une barbe poivre et sel de trois jours et des vêtements usés : une veste en cuir fatiguée, un jean troué, et une vieille montre cassée suspendue à son cou. Ses bras et son cou arboraient des tatouages militaires partiellement effacés, vestiges d’un passé tumultueux. Mais ce furent surtout ses yeux qui attirèrent l’attention de Sidonie : des prunelles d’un gris glacial, scrutant chaque détail comme un scanner, calculant ses forces et ses failles.

 

L’homme se dirigea vers les lavabos, et Sidonie l’imita, se tenant à une distance prudente. L’eau qui coulait difficilement du robinet était trouble, et elle grimaça en voyant les taches de rouille sur le métal. Pour dissimuler leur conversation, ils fixèrent chacun leur reflet dans le miroir fissuré.

  • Tu ne ressembles pas à ce que j'imaginais, lâcha-t-il soudain sans détour. Ta réputation te précède.

 

Sidonie tourna légèrement la tête vers lui, méfiante.

 

  • Ma réputation ? Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

 

​L'inconnu haussa un sourcil, une pointe d’agacement dans la voix.

  • Contrairement à toi, Jane Roselys n'est pas une gamine. Et elle n’a pas pour habitude d’envoyer ses sous-fifres pour traiter avec moi.

  • Méfiez-vous des gamines, rétorqua Sidonie en serrant la mâchoire, passablement irritée. Parfois, elles mordent. D'ailleurs, qui êtes-vous ?

 

​Un sourire en coin se dessina sur le visage de l’homme.

  • Appelle-moi Caleb, ma jolie, répondit-il, laissant transparaître un accent du sud indéniable.

Caleb se détourna pour prendre placer ses mains devant une machine censée sécher les mains des usagers, vraisemblablement hors service. Sidonie, toujours sur ses gardes, préféra sécher ses mains sur ses vêtements plutôt que d'utiliser la maigre épaisseur de papier disponible dans le réservoir. L’idée qu’un autre homme puisse entrer à tout moment dans ce lieu sordide ne la rassurait pas.

  • Ton nom ? demanda Caleb soudainement.

  • Lena, répondit sans hésitation.

  • Encore un de vos noms de code inutile... soupira Caleb, un rictus moqueur au coin des lèvres.

 

Le ton direct et la voix grave de Caleb ne faisaient qu’accentuer le malaise de Sidonie. Cet homme n’avait visiblement aucun intérêt pour les subtilités ou les détails superflus. Elle tira discrètement sur son tricot pour dissimuler le pendentif qui pendait à son cou, tout en observant la montre cassée accrochée sur la poitrine de Caleb.

  • Alors, c’est toi, la fille qui contrôle le temps, à ce qu’on dit ? lança-t-il, son ton moitié amusé, moitié accusateur.

  • Je ne peux rien vous cacher, apparemment, répondit Sidonie, esquissant un sourire ironique.

 

​Caleb se pencha légèrement vers elle, son regard acéré planté dans le sien.

  • Tu dois être encore une de ces puissantes variantes incomprises, avec un profil psychologique instable… et probablement en mal d’amour. Je suis libre, si ça t'intéresse, lança-t-il sans cacher ses intentions salaces.

 

Sidonie leva un sourcil, son expression sceptique trahissant son agacement et son dégout.

  • Merci pour l’analyse, répondit-elle, son ton dégoulinant d’ironie, mais sans façon. Peut-on passer à la seconde étape de l'entrevue ? Mon groupe nous attend. Vous avez du matériel et des informations à nous donner, non ?

  • Donner ? s'étonna Caleb. Je ne donne jamais rien. Il faut payer pour ça.

  • Je n'ai pas toute la journée à vous consacrer, s'impatienta Sidonie.

Caleb se redressa et la dévisagea, un sourire en coin flottant sur ses lèvres. Il cracha ensuite dans le lavabo, brisant le moment de tension.

  • Hou, t’es pressée, toi. C’est bien. Tu sais ce que tu veux. J’aime ça. Je te préviens, j’ai une aversion profonde pour les couilles molles. Et pour être honnête, le plan était de voir Jane en personne. Pas une gamine envoyée en éclaireur.

  • Sortons d'ici, indiqua Sidonie, passablement irritée.

Sidonie et Caleb quittèrent rapidement les toilettes pour rejoindre Lucas, qui scrutait nerveusement les environs. Hiro était introuvable, ce qui augmenta l'anxiété de Sidonie. L'imprévu la déstabilisait, rendant difficile l'improvisation dans une situation déjà instable. Lorsque Caleb s'approcha de Lucas, il le détailla de haut en bas avec un mélange de dédain et de curiosité, son visage trahissant un mépris évident. Lucas, de son côté, soutint ce regard avec difficulté, indécis sur la posture à adopter face à cet inconnu à l'aura intimidante et potentiellement dangereux.

Après de brèves présentations, où Sidonie introduisit Lucas par son pseudonyme Omaël en le faisant passer pour son petit ami et préserver leur couverture. Caleb haussa un sourcil sceptique, visiblement peu convaincu par cet argument. Il sortit un cigare bon marché qu'il alluma avec nonchalance, l’odeur âcre envahissant rapidement l’air ambiant. L’objet semblait davantage un accessoire destiné à renforcer son image de trafiquant d’armes impitoyable qu’un véritable plaisir.

Lucas fronça les sourcils en voyant Caleb se donner en spectacle. « Ce genre d’attitude risque d'attirer l'attention sur nous », pensa-t-il. Pourtant, il savait que dans cette société individualiste, les regards des passants glissaient rapidement sur les autres, absorbés par leur monde numérique et leurs préoccupations égoïstes.

  • Que voulez-vous en échange de vos armes ? Notre protection ? demanda Lucas d'une voix posée, les bras croisés.

Caleb éclata d’un rire rauque et moqueur qui résonna désagréablement. Lorsqu’il retrouva son sérieux, il cracha au sol avant de tirer une bouffée de son cigare et de souffler la fumée au visage de Lucas.

  • Ta protection ? Sérieusement ? Blondinet, tu crois pouvoir me protéger de la BMRA ? J’ai vu des variants comme toi, naïfs et idéalistes, se faire broyer par l’agence. Même les plus dangereux tombent dans leurs filets. Personne ne leur échappe.

  • Ce n’est pas tout à fait vrai, répliqua Lucas, son ton sec trahissant son agacement.

 

Caleb écrasa son cigare sur le pare-chocs d’une voiture, son regard acéré fixé sur Lucas, pesant comme un jugement. Il cacha son malaise face à cet homme, une incarnation brute et menaçante de la violence imprévisible.

  • Ah ouais ? Intéressant, gamin. Mais je vais être clair : je n’ai pas toute la journée à perdre. Menez-moi à Jane Roselys, ou je me tire et vous laisse dans votre merde. D’ailleurs, j’ai entendu dire que vous aviez foutu un sacré bordel à Santa Clarita… un virus mortel pour les variants comme pour les humains, c’est ça ?

  • Ce virus, c’est la BMRA qui l’a créé, intervint Sidonie, implacable. Ils le laissent se propager pour alimenter la peur et justifier la haine envers les variants.

  • Peut-être, ou peut-être pas, répondit Caleb avec un sourire énigmatique. Le chaos, c’est bon pour le business. Les gens terrifiés achètent des armes, cherchent des informations, paient pour leur sécurité, et tout ce qui leur donne l’illusion de pouvoir survivre. Cela me permet de m'enrichir facilement, vous saisissez ?

  • Que vaudra votre argent s'il ne reste plus que des cadavres autour de vous ? demanda Lucas avec dédain.

 

Caleb le dévisagea avec hauteur et arrogance.

  • Tu n'as pas vécu la guerre, mon petit. J'ai connu le son d'une balle qui transperce le corps, les cris, les gémissements d'un homme qui va mourir, la putréfaction sur le champ de bataille. La paix et l'espoir ne sont qu'un mirage, une fable destinée à endormir les naïfs de votre genre. Alors, dis-moi pourquoi devrais-je vous aider à neutraliser l’agence ? Qu’est-ce que j’y gagnerais ? surenchérit Caleb.

Avant que Lucas ou Sidonie ne puissent répondre, une silhouette familière apparut derrière Caleb. Ce n’était pas Hiro, mais Jane. Lucas resta figé, abasourdi par cette présence inattendue au milieu de ce désert. Sidonie, elle, comprit immédiatement la supercherie et baissa légèrement le regard, un sourire fin étirant ses lèvres. Hiro avait réussi à tromper tout le monde avec une ressemblance frappante et une prestance quasi parfaite.

  • Ce que vous y gagnez ? La vie, répondit « Jane » avec assurance. Et croyez-moi, Caleb Steel Vaughn, je ne peux pas prétendre être ravie de vous revoir.

Caleb pivota pour faire face à « Jane », détaillant cette apparition soudaine de haut en bas. Ses traits se détendirent légèrement, même si sa méfiance restait au maximum. Il gardait sa confiance pour lui-même en ne la donnant que très rarement.

  • Vous voilà enfin. J’étais à deux doigts de me tirer, lança-t-il avec un sourire en coin.

  • Ce serait dommage, répondit Jane avec une pointe d’ironie. Menez-nous à l’entrepôt pour finaliser la transaction.

Caleb leur fit signe de monter dans son véhicule, précisant que « Jane » et les deux variants devraient l’accompagner les yeux bandés. Hiro, fidèle à son rôle, grimaça face à une telle exigence. Caleb, inflexible, leur expliqua qu'il ne pouvait se permettre de révéler l’emplacement de ses entrepôts à ses « clients ». À contrecœur, le groupe obtempéra, chacun nouant un bandeau sur ses yeux. Lucas et Sidonie se prirent discrètement la main.

Pendant le trajet, les échanges entre Caleb et « Jane » résonnaient dans l’habitacle. La jeune femme s’agaçait des questions insistantes de leur hôte au sujet des activités du Projet HOPE et des événements récents de Santa Clarita. Lucas et Sidonie, murés dans un silence prudent, subissaient les secousses de la route sinueuse. Chaque cahot les projetait contre les parois du véhicule, leur donnant la nausée.

Derrière son volant, Caleb jetait des regards furtifs à Sidonie à travers le rétroviseur, un sourire sournois flottant sur ses lèvres.

  • Comment Jane peut-elle traiter avec un type pareil ? murmura Lucas, sa voix à peine audible mais chargée d’indignation.

Le trajet, long de trente minutes, sembla interminable. Entre les bosses, le sable et la poussière, ils atteignirent finalement un vaste terrain vague où se dressait un entrepôt à moitié en ruine. Lorsque Sidonie retira son bandeau, un frisson glacial lui parcourut l’échine. Le lieu évoquait pour elle le site Bêta, là où elle avait utilisé ses dons temporels pour revenir dans le passé avec Hannah et Martha. Une angoisse sourde l’envahit, comme si le temps lui-même cherchait à lui transmettre un avertissement qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. Son pendentif se mit soudain à vibrer, et la nausée enserra la tête de la jeune femme.

Caleb coupa le moteur, laissant un silence pesant s’installer. Sidonie, Lucas et « Jane » échangèrent des regards lourds de tension. L’homme, avec son air affable mais calculateur, leur apparaissait comme un allié précaire, animé par des motivations troubles. Ils savaient qu’ils ne pouvaient compter sur lui qu’aussi longtemps que ses intérêts convergeraient avec les leurs.

Devant une grande porte métallique, Caleb utilisa un pass magnétique pour l’ouvrir. De l’autre côté, des robots-gardiens, visiblement piratés, se tenaient immobiles, veillant sur l’entrepôt.

  • J’ai un ami qui sait rendre ces joujoux bien dociles, se vanta Caleb en pénétrant dans le hangar.

Lucas plaça sa main sur son catalyseur, et Sidonie sentait son pendentif vibrer d'une faible intensité. Elle passa la main sur sa tâte pour calmer cette migraine persistante. 

D’un geste, Caleb alluma des lampes anciennes suspendues au plafond. Certaines clignotaient faiblement, d’autres étaient complètement hors service, plongeant les lieux dans une lumière vacillante et oppressante. L’entrepôt dévoila peu à peu son contenu : un impressionnant arsenal de guerre. Des caisses de munitions, des armes lourdes, et des dispositifs technologiques sophistiqués étaient éparpillés dans un désordre étudié.

Le groupe avançait dans les allées, leurs pas résonnant sur le béton froid, alors que les robots les suivaient de près. Caleb finit par rompre le silence, sa voix grave et moqueuse :

  • Bienvenue dans mon petit marché personnel. Ici, je fixe les prix, et je ne vends que de la qualité. Alors, madame, combien êtes-vous prête à payer pour votre stupide guerre contre la BMRA ?

« Jane » s’approcha calmement d’une caisse remplie de munitions, feignant l’agacement. Elle croisa les bras et toisa Caleb avec dédain.

  • Vous aurez votre paiement une fois que vous m’aurez montré ce pour quoi je me suis déplacée en personne. Votre arsenal ici présent ne m’impressionne pas, monsieur Steel Vaughn. Ne me faites pas perdre mon temps.

Caleb éclata de rire, son hilarité rauque résonnant dans le hangar.

  • Madame a du cran ! Très bien. J’imagine que vous n’êtes pas venue les mains vides si vous exigez des pièces rares, celles que je garde hors de mon catalogue. Suivez-moi.

Sans attendre leur réponse, il se dirigea vers une porte en acier au fond de l’entrepôt, son rire résonnant encore dans les esprits du groupe.

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Après une présentation rapide, Ronan, mal à l’aise, voulait partir au plus vite de cet endroit.

  • Magnez-vous, on ne va pas passer la journée ici !

 

Ils entendirent des détonations non loin et Lucas comprit immédiatement ce qui était en train de se passer. Il se jeta instinctivement sur Sidonie pour la protéger.

 

  • Attention ! s’exclama Lucas.

 

La jeune femme fut projetée au sol entre deux voitures parallèles, échappant de justesse à une balle qui frôla dangereusement sa tête. De nouveaux coups de feu retentirent dans leur direction, provenant d'une voiture noire où étaient positionnés un homme et une femme vêtus en civil. Ils étaient encore trop loin pour une identification formelle, mais ils ne semblaient pas faire partie de la BMRA ou d'une quelconque milice locale, étant donné l'absence de combinaisons reconnaissables.

Lucas demanda à Sidonie si elle allait bien. Sonnée, elle ne pouvait pas utiliser immédiatement son don temporel. Il dégaina son catalyseur attaché à sa ceinture pour matérialiser son énergie.

 

Hiro se dissimula sur le côté de la voiture tandis que les balles déchiraient tout sur leur passage. Quelques centimètres de plus et il aurait été touché à la jambe. Son don de polymorphie ne lui servirait à rien pour le moment ; il devait attendre que les chargeurs des assaillants soient vides pour tenter une riposte. Les rares automobilistes présents, pris de panique par cette nouvelle attaque terroriste, s'enfuirent, la peur au ventre. Les deux assaillants visaient très précisément le groupe, sans tenir compte des autres témoins.

 

Ronan profita d'un instant de répit pour dégainer son arme et tirer en direction de la voiture noire. Hiro lança plusieurs petits shurikens vers les ennemis, mais ils ratèrent ; impossible de transpercer le pare-brise blindé. Le jeune homme se remit à couvert, réalisant que la fenêtre d'attaque dont il disposait était bien trop courte sans risquer d'être touché par un tir mortel. Ronan tira à son tour, mais il fut stoppé net en recevant une balle dans le thorax. Il tomba à la renverse, assailli par une douleur intense à en perdre connaissance.

 

L'un des individus sortit de la voiture. Il s'agissait d'un homme d'origine asiatique arborant plusieurs tatouages, dont un dragon autour de son œil gauche. Jun ne portait plus son arme sophistiquée ; Christian lui avait conseillé d'utiliser la pyrotechnie pour ne laisser aucune chance à ses proies. Il était accompagné malgré lui par la policière Judith, chargée de retrouver la trace du groupe. Cela semblait irréel ; la coïncidence était beaucoup trop évidente.

La policière sortit également du véhicule, son arme au poing.

 

  • Rendez-vous immédiatement sans faire de vagues, somma-t-elle en levant son arme vers le groupe.

  • Va crever ! hurla Hiro pour toute réponse, sa haine envers Jun était palpable.

  • Nous savons qui vous êtes, et résister ne sert à rien. Dites-nous où est Jane Roselys. Posez vos armes et nous vous laisserons la vie sauve, invectiva Judith.

  • Tu perds ton temps, ils ne vont pas collaborer, chuchota Jun à sa coéquipière de circonstance.

 

Sidonie et Lucas rampèrent pendant les sommations de Judith pour atteindre difficilement Hiro. Ils échangèrent un regard furtif, comprenant que les deux assaillants cherchaient Jane et qu’ils ne reculeraient devant rien pour accomplir la besogne confiée par Christian Pieriam.

Il n’était pas question pour Sidonie, Lucas et Hiro de chercher à raisonner des sbires de la BMRA ou d'imaginer une quelconque reddition pacifique. Il fallait combattre.

 

Jun s'impatienta rapidement. Il fit apparaître de la paume de sa main inoccupée une spectaculaire boule de feu qu’il dirigea vers la vieille voiture de Ronan. Elle s’embrasa presque immédiatement, forçant le groupe à s’éloigner tant bien que mal vers un abri de fortune. Les balles sifflèrent de nouveau, et des boules de feu mortelles s’abattirent sur eux tel un volcan en éruption.

Lucas matérialisa un immense bouclier de lumière durant leur fuite pour empêcher les flammes ou les balles de Judith de les atteindre. Sidonie devait agir ; ils n’allaient pas tenir longtemps face aux attaques des deux ennemis, qui seraient bientôt rejoints par une troupe armée de la BMRA après la fuite des automobilistes.

 

Le temps pouvait les aider. Sidonie prit son pendentif dans ses mains pour manipuler le sablier en position inversée. Elle retourna vingt minutes dans le passé, juste avant le début de l’attaque. La jeune femme pourrait ainsi observer la scène avant que les choses ne commencent. Il lui fallait se cacher à l’abri des regards, sans être vue par le groupe ou par les deux renégats. Elle devait agir rapidement.

Quelques instants plus tard, elle se vit rejoindre Lucas et Hiro avec Ronan près des deux voitures. Elle prit son arme dissimulée dans sa veste et tira en direction de la voiture blindée de Jun et Judith. Cette attaque soudaine détourna l’attention des assaillants et le bruit des coups de feu donna à Lucas assez de temps pour protéger la Sidonie du passé. Cette dernière comprit que cette action décisive l’avait indirectement sauvée.

 

  • Ne tire pas Ronan ! cria-t-elle au loin.

 

Lucas, Hiro et Ronan ne pouvaient pas comprendre comment ils entendaient la voix de Sidonie, sachant que son homologue du passé se trouvait à demi consciente au sol pendant un bref instant. Mais cela ne changea rien ; Ronan ne tint pas compte de l’avertissement de Sidonie et fut touché par une balle.

 

Les tirs de Sidonie n'avaient occasionné aucun dégât sur la voiture sombre de Jun et Judith. Sidonie réfléchissait intensément. Une nouvelle brèche temporelle ? C'était possible, mais trop risqué à ce stade. Elle supportait la pression des modifications temporelles qu'elle venait d'opérer, mais pour combien de temps encore ?

Elle aperçut son double du passé utiliser son don et disparaître sous les yeux ébahis de ses acolytes. Sachant qu'il lui était impossible de se croiser, cela la força à utiliser l’accélération temporelle, dont l'effet s'activait dans un périmètre restreint autour d'elle.

Elle atteignit difficilement le groupe avec cette technique très dangereuse. Tous les entraînements avec HOPE et Jane l’avaient grandement aidé à se concentrer et à retarder la fatigue générée par l’utilisation intensive de son don. Hiro et Lucas s’étonnèrent de revoir soudainement leur camarade réapparaître près d’eux. Hiro la rattrapa immédiatement juste avant qu’elle ne vacille, tandis que Lucas maintenait le bouclier d’énergie qui scintillait constamment. Son bras devenait lourd et son catalyseur dangereusement chaud.

 

Soudain, Jun et Judith lancèrent ensemble une attaque combinée de feu et d’électricité vers Lucas. Le bouclier explosa sous le poids de la puissance exercée contre lui. Le descendant de Jane ne pouvait pas parer un tel assaut.

Sans l'intervention de Sidonie, Lucas et Hiro auraient certainement été tués. Dans un dernier effort, elle utilisa une stase temporelle qui figea l'attaque combinée des deux renégats. Cette parade leur permit de s’enfuir, mais le souffle produit par l’explosion les projeta au sol.

 

Ils s’en tirèrent avec quelques égratignures superficielles dues à la chute et à l’énergie dégagée par l’explosion. Jun et Judith vacillèrent également lorsque le bouclier explosa ; ils ne s’attendaient pas à se confronter à un tel degré de défense. Le doute commença à envahir l’esprit de Judith, pensant que les rebelles variants auraient été plus faciles à neutraliser.

En revenant à lui, Jun se releva et matérialisa du feu dans ses mains, mais Judith l’empêcha d’avancer.

 

  • Attends, invectiva Judith à son comparse.

  • Quoi attends ? Je vais me les faire et en finir une bonne fois pour toute !

  • Arrête, ils sont trop puissants pour qu’on puisse les atteindre à nous deux. La BMRA va bientôt arriver, et il nous a prévenus qu’on ne nous fera aucun cadeau ! Je ne veux pas être arrêtée !

  • Alors dégage de là, t’as rien dans le froc ! répliqua Jun avec cynisme. Avec ou sans ton aide, ils vont crever de toute façon, et je dirai à Christian que tu voulais fuir juste avant de les achever !

  • Espèce de salopard ! lança Judith avec rage.

 

Ce court laps de temps où les deux renégats s’écharpaient en paroles permit à Sidonie, Hiro et Lucas d’apparaître subitement face à eux grâce à l’accélération temporelle de la jeune femme. Pris par surprise, Judith et Jun ne purent riposter aux attaques du groupe.

 

Lucas porta un puissant coup avec son catalyseur métallique dans le ventre de Jun, le projetant sur plusieurs mètres avec le peu d’énergie qui lui restait. Hiro neutralisa facilement la policière corrompue d'un coup de pied dans les côtes. Il la maintenait dorénavant en joue, se demandant s'il devait la supprimer immédiatement. Cependant, il était trop tard. Des bruits de sirènes retentirent au loin, se rapprochant rapidement de la scène de combat. Il fallait fuir immédiatement !

 

Judith aperçut les trois variants disparaître en une fraction de seconde, comme s’ils s'étaient évaporés de la réalité. Sidonie utilisait l’accélération temporelle avec un certain talent, mais l’effort fut trop important dans un laps de temps aussi court. Ils prirent la fuite dans leur véhicule, ayant pris soin d’emmener le corps de Ronan avec eux pour ne laisser aucune trace.

Humiliée, Judith aida son comparse à se relever pour tenter de suivre les fuyards. Les agents de la BMRA étaient également à leurs trousses, et ils ne devaient en aucun cas tomber entre les mains de l'agence !

 

Roulant à pleine vitesse sur l’autoroute, Hiro regardait sans arrêt dans les caméras arrière si la BMRA ou les deux renégats ne les suivaient pas.

 

  • Quel merdier, on est suivi ! Qui sont ces gens à la fin ?!

  • Tu ne les connais pas ? Demanda Lucas qui maintenait Sidonie près de lui. Elle semblait dans un état second, comme entrée en transe, son don l’avait épuisé.

  • Non ! Ils cherchent Jane apparemment. Le mec, Jun, est un connard qui a tué plusieurs de mes camarades dans le passé. Mais la question que je me pose est comment ont-ils pu nous localiser ici ?

  • Je n’en sais rien ! répondit Lucas. Fais gaffe !

  • Désolé ! fit-il en mettant un coup de volant. Comment va Sidonie ?

  • Elle est trop fatiguée pour faire quoi que ce soit.

 

Hiro continua de rouler sur plusieurs kilomètres jusqu’à s’arrêter dans un chemin reculé de la forêt où il se débarrassa du corps de Ronan. Il leur était impossible de continuer à transporter un cadavre et d’utiliser une voiture criblée de balles sans éveiller les soupçons. HOPE les aida en piratant le système informatique d’une voiture garée près d’une petite maison non loin de là. Ce nouveau véhicule leur fournirait une couverture temporaire jusqu’à ce qu'ils atteignent le lieu indiqué par Ronan sur la carte holographique, en espérant ne pas être traqués par les renégats ou l'agence.

 

Pendant ce temps, Jane, Tobias et Aleksandr avaient trouvé refuge dans une planque située dans le centre-ville d’Atlanta, à quelques rues de l’agence, ignorant que Sidonie, Hiro et Lucas avaient des ennuis.

Un mystérieux informateur transmit un message à Jane mentionnant que le gala de la BMRA devait être repoussé. Jane trouva cela étrange. Son contact n’avait aucune indication sur ce changement soudain, mais cela leur permettrait d'attendre que Lucas, Hiro et Sidonie reviennent peut-être sains et saufs.

 

Tristan n’avait toujours pas donné signe de vie depuis sa fuite dans le train, ce qui n’augurait rien de bon pour tous les variants en mission sur le site Alpha.

Christian Pieriam

Christian

Ingrid Wood

Ingrid

Kurk Marshall

Kurk

James McBlock

James

Année 2117 | 3 août, 19 h 30 – Gala de charité, siège de la BMRA, Atlanta - Géorgie

 

Un agent de sécurité pénétra dans le sombre bureau de Christian, arborant un visage sévère. Ce dernier ne daigna pas lever la tête à la présence de l’homme.

  • Qu’y-a-t-il ? lança sèchement Christian.

  • Monsieur. Nous venons d’apprendre que Stanley Miller, la journaliste Catherine O’Hara et plusieurs de nos hommes ont été tués par des terroristes dans le train « Allure of Liberty ».

 

Le directeur de l’agence fixa l’homme qui alluma l’écran holographique, où des informations défilantes et des bandeaux d’alerte faisaient état du tragique attentat fomenté par des variants. Des reportages de la presse dépeignaient le portrait du porte-parole et de l’animatrice vedette de FedNews comme des héros tombés sous le coup de la barbarie variante.

  • Tu vas me le payer, Jane, hurla-t-il en tapant du poing sur son bureau.

  • Monsieur ?

  • Silence vermine !

  • Argh !

 

Pris d’une rage terrible, Christian étrangla à mort le garde qui avait osé l’ennuyer, grâce au don de télékinésie qu'il avait volé plusieurs siècles auparavant sur un variant rival. Il avait caché pendant tout ce temps ses capacités de copiste particulièrement efficaces pour contrer tout assaillant muni de mutations biologiques. Très peu de personnes connaissaient ses facultés, qu’il ne révéla qu’à un cercle de privilégiés, autrement dit ses disciples ou complices. Christian perdait de plus en plus ses moyens lorsqu’il était question de Jane, et des rumeurs circulaient déjà dans les froides coursives de l’agence, dont la réputation vacillait depuis plusieurs mois.

Le président de la BMRA refusa toute compagnie pendant plusieurs jours sous peine de mort. Même Ingrid Wood, son assistante, n’osa pas affronter son courroux en se présentant devant lui, où le corps de l’agent tué par son supérieur gisait toujours dans son bureau.

Il prit sa retraite dans son bunker ultra sécurisé en maudissant Jane pour cet acte odieux qui entachait une nouvelle fois la réputation de son agence, qu’il avait mis tant de mal à bâtir à coup de pots-de-vin, de manigances et de disparitions imprévues. Personne ne pouvait se mettre en travers de sa route dans l’élaboration de son projet final.

  • Si seulement tu m’avais suivi Jeanne…

 

Les choses auraient sans doute été très différentes. Il essayait toutefois de deviner les plans de cette stratège hors-pair qui n’abandonnerait jamais le combat face à la tyrannie. Jane et Christian se combattaient dans une guerre sans merci depuis tant d’années, la vengeance et la haine rythmaient constamment leur vie tumultueuse. Le directeur de l’agence savait que Jane serait beaucoup trop maligne et subtile pour tenter un coup de force frontal contre la BMRA. Le gala serait une occasion parfaite pour elle, se disait-il, et cela le fit sombrer dans le doute à mesure que sa détermination se renforçait. Trop facile, trop prévisible.

L’homme machiavélique s’en était déjà pris à maintes reprises aux descendants de la comtesse sans que ce stratagème n’arrête les ardeurs de sa rivale. Il devait frapper plus fort au moment opportun, car son altruisme la rendait faible, et ce moment ne tarderait pas à arriver. Personne, pas même Jane, ne pourrait arrêter le torrent qui allait bientôt déferler sur le pays et le monde entier. La tuer serait trop facile selon lui, il voulait la maintenir en vie avant d’envoyer son âme au purgatoire dès qu’il l’aurait décidé. Christian avait causé tant de souffrances et de mal que la négociation semblait impossible avec Jane Roselys.

Le président de l’agence ne pouvait prévoir l’issue incertaine de cette lutte sans merci, la guerre étant un combat sans foi ni loi. Christian répugnait à penser qu’il avait tant aimé Jane autrefois, car les deux ennemis savaient qu'il n'y avait qu'un pas entre l'amour et la haine. Le doute et la solitude rendaient Christian redoutable.

***

Quelques jours plus tard, Christian Pieriam fut aperçu une seule fois lorsqu'il se rendit vers le centre de conditionnement d’Atlanta, accompagné de son garde du corps personnel. Ce lieu sombre abritait une centaine de variants et d’humains retenus captifs, soumis à diverses formes de maltraitance, tant physiques que psychologiques. Les pratiques cruelles, dirigées par le docteur Solomon Crane, comprenaient des tortures corporelles, des expérimentations médicamenteuses et des abus sexuels. Officiellement, le centre était présenté comme un établissement médical censé "aider" les variants par le biais de soins et de thérapies, mais la réalité était bien différente. Le public, malgré son inconscience, ignorait ces atrocités, préférant se croire en sécurité plutôt que de remettre en question le prix de leur liberté.

Christian fut reçu en grande pompes par le personnel.

Christian n’était pas d’humeur à échanger des formalités avec ces médecins et leur équipe. La voix sifflante de Christian ne présageait rien de bon.

  • Écoutez-moi bien, je vous conseille de quitter ces lieux qui ont besoin d’être nettoyés des parasites variants.

  • Pardon, monsieur ? Qu’est-ce que vous allez faire ? Et mes recherches ? se risqua un médecin.

  • Partez immédiatement ! Je vous sonnerai lorsque j’aurais besoin de vos services, si cela devait arriver. Vous avez trente secondes pour déguerpir de ces lieux, avant que je ne vous tranche la gorge !

  • Bon sang !

 

Face à l'abandon soudain de son personnel, Christian Pieriam sentit la rage monter en lui. Son visage, tordu par la colère et le désir de vengeance, exprimait une détermination impitoyable.

L’homme qui suivait Christian, celui-là même qui avait éliminé Ethan Klent après son échec avec Lucas, s’était équipé d’une imposante mitraillette de guerre. Les deux hommes se rendirent dans chaque cellule verrouillée où étaient retenues des femmes, des enfants, des hommes et des personnes âgées, entravés dans leur lit ou sur des chaises médicales. Sans aucune sommation, l’homme abattit tout le monde de plusieurs balles dans la tête. Ces « sous-êtres », selon Christian, ne méritaient plus de vivre, étant coupables d’être des variants et d'avoir bafoué les préceptes de l’agence et de la société.

Il ne faisait plus aucun doute que Christian devait laisser exprimer sa catharsis en assistant à un véritable massacre. Les prisonniers encore conscients entendaient les cris étouffés et les coups de feu qui se rapprochaient progressivement de leur cellule. La mort ne tarderait pas à les faucher eux aussi, et certains suppliaient de vivre quelques instants supplémentaires, tandis que d’autres le ressentaient comme une délivrance rapide des souffrances subies depuis trop longtemps. Christian observait passivement ce sordide spectacle en suivant son agent, une main derrière le dos tandis que l’autre maintenait une cigarette. Il se délectait de la mort et du désespoir dans les yeux des personnes qui trépassaient sous les balles. Le personnel soignant fut également abattu dans cette tuerie sans nom. Pas de témoins inutiles.

Le directeur de l’agence savourait sa vengeance patiemment, car ce massacre ne manquerait pas d’ébranler le moral des complices des variants ou de renforcer leurs ardeurs à l’égard de l’agence. Le visage de Christian dessinait un rictus cruel, la pitié n’avait pas sa place dans ce cœur rongé par la malveillance et le désir de destruction. L’exécuteur, dont le chargeur de l'arme était vide, termina sa besogne en fracassant la boîte crânienne des derniers prisonniers avec la crosse.

L’odeur de la cigarette de Christian ne pouvait maquiller cet effluve de mort mêlée à la crasse qui avait envahi les cellules. Le sang recouvrait les mûrs, et un silence de mort s’installa pour l’éternité dans ce purgatoire à variants. Les deux hommes partirent sans se retourner en prenant soin de laisser un incendie ravager tout le complexe.

L’agent exécuteur devait dorénavant se charger d’une nouvelle mission que le directeur de l’agence ne pouvait confier à personne d'autre. Dès son retour, Christian convoqua Ingrid Wood dans son bureau en prenant soin de changer de vêtements et de se débarrasser du sang qui avait souillé ses cheveux poivre et sel. Le corps de l’homme qui gisait près de son bureau avait été retiré juste avant son arrivée afin que l’odeur de décomposition ne le dérange pas.

Face à cette vision du directeur ensanglanté, l’assistante savait que Christian relâcherait davantage de pression et se montrerait moins imprévisible qu’auparavant. L’homme se plaça devant la vitre de son bureau en observant le paysage de la ville d’Atlanta, muni d’un verre de whisky. Un long silence s’installa en compagnie d’Ingrid qui n’osait pas émettre le moindre mot. La voix de l’homme redevint étrangement normale et posée.

  • Vous avez bien travaillé comme nouvelle porte-parole de l’agence, Ingrid.

  • Merci beaucoup, monsieur. Sachez que je ne vous décevrai pas !

  • J’espère pour vous. Des nouvelles de Jun et Judith ?

  • Ils attendent vos ordres dès vous serez prêt.

  • Très bien. Rappelez leur qu’ils ne doivent en aucun cas toucher à Jane Roselys. Ils peuvent tuer tous ses complices s'ils le souhaitent, mais Jane est à moi seul !

  • Je leur rappellerai monsieur, dit-elle avec un agacement à peine dissimulé.

  • Et le gala qui aura bientôt lieu ? Je suis sûr que vous vous êtes surpassée une fois de plus, Ingrid.

  • Bien sûr. Je me suis occupée de tous les détails avec une communication en béton. Je pense que Stanley n’aurait pas fait mieux, fit la jeune femme avec arrogance.

  • C’est dommage que nous ayons dû le sacrifier, il avait du talent, lança Christian avec une fausse émotion dans la voix. Vous voyez bien que les variants sont sans scrupules.

  • Je le sais monsieur. C’est moi qui vous ai conseillé de l’utiliser comme appât, et ce plan a marché avec succès. Notre ennemi l’a pris pour cible sans qu’il ne le sache lui-même. Vous pensez que Jeanne Roselys connait nos plans ?

  • Évidemment. La télépathie est un don rare mais redoutablement efficace, Ingrid, et elle n’a sans doute eu aucun mal à enrôler un jeune désœuvré à sa cause. Quelle ironie. Et FedNews ?

  • La chaine a beaucoup de mal à encaisser le coup depuis que la liaison entre Stanley Miller et Catherine O’Hara a été révélée au grand jour. Ils veulent étouffer le scandale qui laisserait croire que l’agence contrôlerait la chaine pour véhiculer sa propagande.

  • Pourquoi les gens s'accrochent au mensonge alors qu’ils disposent déjà de la vérité ? Les humains ne cesseront jamais de m’étonner. Et pour FedNews, je ne leur donne pas le choix ! s’énerva Christian. Si seulement on pouvait se débarrasser de la presse et des politiciens, le monde ne s’en porterait que mieux.

  • Vous voulez vous attaquer à FedNews ? Je pensais qu’ils pourraient encore nous être utiles, fit-elle avec une pointe de déception sur le visage.

 

Christian prit le temps de boire une gorgée pour l’aider à y voir plus clair. Après quelques instants de réflexion, il fixa Ingrid avec détermination.

  • Je me contrefiche de FedNews et de toute la presse ! Ce ne sont que des bousiers remuant la merde pour dénicher le scoop de l’année et engranger le plus d’audimat possible. Pathétique. Ils ont oublié que c’est l’argent et le pouvoir qui façonnent ce monde, pas ces journalistes qui lèchent le cul des élites politiciennes aussi incompétentes qu’inutiles. Quant à vous, Ingrid, vous pouvez coucher avec le journaliste Thomas Lektar, le directeur de la chaîne, son rédacteur en chef ou l'ensemble de la rédaction, je m'en moque si cela vous permet d’arriver à nos fins, mais FedNews devra se soumettre entièrement ou disparaître. Dans ce cas, je constituerai ma propre chaîne de télévision plutôt que de passer par des intermédiaires gênants. Vous me rendrez compte de vos échanges.

  • Bien entendu. Et si je dois user de certains procédés illégaux ou contraires à la morale pour atteindre nos objectifs, je le ferai sans hésiter, confia-t-elle avec une étonnante motivation.

 

Christian, satisfait par ces paroles, s’offrit un second verre en prenant place dans son fauteuil en cuir.

  • Et le Président Marshall ?

  • Son cabinet m’a assuré qu’il viendrait vous voir en présence du sénateur McBlock durant le gala, dit-elle en regardant sa tablette. Il veut s’entretenir avec l’agence concernant les projets de lois sur les variants ainsi que l’état de nos recherches en la matière. Il semble surtout préoccupé par la gestion de la pandémie à Santa Clarita, d’après mes sources au sein du cabinet.

  • Si seulement nous pouvions lancer un missile sur Los Angeles, nous pourrions nous éviter ce léger désagrément, fit-il avec ironie. Pour le reste, il ne sera pas déçu du résultat. Moi non plus d’ailleurs.

 

Ingrid esquissa un rictus de satisfaction. Elle tapota sur sa tablette pour montrer sur l’hologramme les douze messages du remplaçant du docteur Crane.

  • Monsieur, reprit Ingrid, le remplaçant du docteur Crane m’a contacté plusieurs fois.

  • Je ne m’attendais pas à ce qu’il aboie aussi vite, mais cela ne devrait guère m’étonner. Ce chien croit posséder du talent pour la médecine et imagine que j’accorde la moindre d’importance pour ses recherches. Quel fou, il n'atteint pas Solomon Crane à la cheville ! Voulais-je vraiment soigner les variants ? On ne peut pas soigner l’ADN, Ingrid, tout comme l’âme meurtrie par des siècles de crimes et de destruction de la part de ces humains stupides.

  • Certainement, monsieur. Que dois-je lui répondre ?

  • Répondez-lui que nous allons prendre soin de lui. Dépêchez un agent auprès de cet individu, si vous voyez ce que je veux dire.

  • Ce sera fait, monsieur Pieriam, les gêneurs doivent être écartés.

Elle s’exécuta pendant que Christian observait la mappemonde holographique qui tournait lentement sur son bureau. Tant de vies brisées et de pays détruits par la folie humaine depuis de nombreux siècles, se disait-il. Il était temps de prendre les choses en main pour tenter de sauver la planète de la destruction. Les sacrifices des variants n’étaient qu’un début, car la masse craint tout changement radical malgré la capacité des humains à s’adapter. Christian ne pouvait attendre éternellement que cela arrive, il était d’avis de provoquer lui-même ce cataclysme au détriment du plus grand nombre et où les valeurs avaient disparu avec la guerre.

Quelle perspective offrait ce monde, sinon la lassitude et le chaos ? Christian ne pouvait se résigner à voir le monde sombrer dans le déclin. Autrefois, Jane partageait ses idéaux, mais elle était devenue son ennemie la plus redoutable.

  • Ingrid, il est temps de lancer le Projet Final.  

  • Très bien, j’attendais cet ordre avec impatience !

 

Christian admira la dévotion d’Ingrid. Seule l’assistante et quelques privilégiés connaissaient la signification du terrible Projet Final qu'il avait imaginé. Il savait que cette femme, sadique et sans scrupules, était prête à tout pour satisfaire ses moindres désirs. Pour Christian, seuls les forts survivaient, et il ne s'étonnait plus de rencontrer des individus prêts à vendre leur âme au diable pour l'argent, la gloire, la domination ou simplement pour survivre au chaos.

Christian n'avait aucun doute sur le fait que Jane élaborerait un plan pour tenter de contrecarrer ses desseins. Peut-être savait-elle que Stanley Miller n'était qu'un appât ? C'était très probable. Le PDG espérait la revoir avant que la tempête infernale ne s'abatte sur la Fédération Unie.

***

Le temps était particulièrement agité en de début de mois d’août 2117. Les chaleurs de l’été avaient encouragé l’apparition d’orages particulièrement dangereux dans le sud du pays avec de multiples tornades et tempêtes dans la Tornado Valley aujourd’hui élargie. Le changement climatique initié depuis plus de cent cinquante ans aggrava l’effet de serre, entrainant la fonte des glaces des pôles et la montée des mers et des océans. Outre les enjeux climatiques désastreux sur l’écosystème de la planète, la situation géopolitique bascula inéluctablement dans un monde incertain et proche d’une nouvelle Guerre mondiale sur la question variante, du nationalisme exacerbé et des ressources.

De nombreuses personnalités issues de la haute société américaine prenaient place dans l’immense hall d’accueil de la BMRA richement décoré pour l’occasion. Des robots-serviteurs s’attelaient à servir les invités sous la supervision informatique du protocole. Le champagne coulait à flot, des danseurs accompagnaient quelques groupes de chansons du moment pour offrir une ambiance chaleureuse et rythmée par une musique sophistiquée. Des spectacles holographiques et réels jouaient en arrière-plan, mais tout le monde attendait Christian Pieriam, qui n’avait lésiné sur aucun détail afin que la réception soit un véritable succès.

D’imminents politiciens du parti étatiste discutaient affaires avec de riches entrepreneurs pour de juteux projets immobiliers, d’investissements dans la robotique et les technologies de l’armement en attendant l’arrivée de Kurk Marshall, le président du Haut conseil de la Fédération Unie. Certains le disaient incapable de diriger son pays après l’apparition d’ennuis de santé présumés ou réels, mais le président Marshall avait fait en sorte de réunir les plus grands médecins du pays afin de faire taire ces rumeurs infondées sur une prétendue sénilité. La Première dame Simone Marshall accompagnait son époux dans tous ses déplacements ainsi qu’une partie du gouvernement fédéral invité pour l’occasion.

Une heure après le somptueux spectacle de propagande invitant les riches invités à faire des dons pour l’agence, le personnel fit ouvrir l’immense salle d’opéra moderne aménagée pour accueillir tous les convives. Des tables permettaient à tout le monde de se restaurer sous un immense dôme de verre qui descendait jusqu’à la scène. Ce verre-acier était une véritable prouesse architecturale et technologique, car il était doté d’hologrammes performants laissant croire aux cinq cents invités que le ciel étoilé allait égayer cette merveilleuse soirée.

Christian se positionna devant le pupitre de la scène avec Ingrid Wood à ses côtés en arborant un visage impassible. Un drone caméra voltigeait non loin d’eux afin de retransmettre le discours sur les réseaux sociaux et dans la presse.

  • Bonsoir, mesdames et messieurs. C’est une joie et un honneur d’être ici pour ce gala final de la BMRA, dit-il en attendant la fin des applaudissements. Je tenais à remercier chacun d’entre vous d’être venu pour cette soirée qui, j’en suis sûr, restera gravée dans les mémoires, lança-t-il en recevant les acclamations des invités. Depuis 2083, cette agence n’a de cesse d’étudier les modifications de l’ADN humain. Je suis convaincu que nous y arriverons tous ensemble en faisant un simple don pour la BMRA. Sachez-le, tous les FedCoins reçus permettront de financer des vaccins capables d’endiguer toutes les maladies et soigner vos enfants des mutations biologiques. Ils pourront vivre dans notre société en se conformant à nos règles et embrasser notre cause. J’ai rencontré l’autre jour une jeune maman qui espérait que son enfant ne soit pas un variant, et je lui ai assuré que la BMRA ferait tout ce qui est dans son pouvoir pour l’aider. Ainsi, je tiens à le rappeler ce soir, la BMRA est au service du peuple américain ! Pour un monde meilleur !

 

Tous les invités levèrent leur verre pour boire les paroles de Christian Pieriam doté d’un véritable talent d’éloquence. Il stoppa net son regard sur une femme ressemblant à Jane parmi les quatre cents visages qui le fixaient, mais, ébloui par les projecteurs braqués sur lui, il n’était pas sûr s’il s’agissait d’elle ou d’une personne ressemblante. L’homme hésita un instant jusqu’à reprendre respiration et sourire au public. Il mima ensuite la surprise.

  • Oh, serait-ce notre Président ?! C’est merveilleux ! Veuillez applaudir chaleureusement Kurk Marshall et son épouse qui nous font l’honneur de leur présence en ces lieux !

 

L’auditoire conquis, applaudit longuement l’homme de soixante-et-onze ans accompagné de sa femme Simone qui gravirent les quelques marches assez rapidement pour rejoindre Christian sur la scène. Son crâne arborait une calvitie naissante accentuée par des cheveux blancs impeccablement coiffés en arrière. Kurk Marshall dégageait tout de même une certaine élégance grâce à sa grande taille et sa large carrure.

Les deux hommes s’empoignèrent avec des sourires de façade afin de satisfaire le monde qui les contemplait en direct. Le PDG de l’agence s’éclipsa pendant le discours bref du président Marshall qui confondit Atlanta avec Marietta, une petite ville située à près de vingt miles au nord du siège de la BMRA. Les journalistes ne manquèrent pas de relever une telle erreur dans ce discours à peine préparé et maladroit. Pendant ce temps, Christian rejoignit son bureau avec Ingrid qui semblait ravie par le cours des évènements. Tout se déroulait comme prévu.

Quelques instants plus tard, le Président Marshall, le sénateur McBlock et quelques hommes du Secret Service rejoignirent Christian dans l’immense bureau du directeur de l’agence. La pénombre rendait le lieu froid et étrange malgré la décoration et le confort.  

  • Quel discours captivant, monsieur le président, fit Christian avec ironie.

  • Je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder monsieur Pieriam. Le sénateur McBlock m’a cassé les couilles pour que nous ayons cette petite entrevue concernant l’avancement de vos travaux sur le fléau qui sévit à Santa Clarita.

 

Christian fusilla du regard le sénateur qui baissa les yeux. Ce dernier avait menti en laissant croire que le Président Marshall montrait un grand intérêt avec une entrevue avec le PDG de la BMRA sur tous ces scandales qui entachaient son administration. Ingrid profita de ces échanges pour ouvrir une bouteille de champagne et servir deux verres.

  • Nous arrivons difficilement à contenir l’épidémie qui sévit actuellement sur la côte ouest. Vous savez très bien que les variants ne reculeront devant rien pour gagner cette guerre, répondit Christian.

  • Une guerre ? s’étonna Kurk Marshall. Je pensais pourtant qu’il s’agissait d’un simple attentat terroriste ou d’un accident de vos laboratoires d’après les services de renseignements. Il faut dire que vous n’êtes pas très coopératif sur ce point.

 

Christian serra le stylo plume qu’il tenait à la main comme s’il voulait crever les yeux du président pour cette remarque acerbe.

  • Sauf votre respect, monsieur le Président, vos hommes ont sans doute omis de vous dire que ce virus s’est libéré depuis un établissement clandestin où s’étaient réfugiés de dangereux variants sous couverture. Ils commettaient des attaques terroristes sanglantes dans tout le pays, et nous supposons même qu’il s’agit d’un dangereux réseau souhaitant renverser le gouvernement et initier le chaos.

  • Merci, fit le président à Ingrid qui lui confia une coupe ainsi qu’à James McBlock. On m’a mis au courant de cette fâcheuse histoire d’organisation secrète variante. Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils auraient lâché eux-mêmes un virus hautement contagieux qui les anéantirait. Je ne les crois pas cons à ce point.

  • Qui vous dit qu’il ne s’agit pas d’un acte désespéré ?

  • Foutaise, répondit Kurk Marshall. J’ai du mal à y croire.

 

Ingrid préféra intervenir, car elle devina que la patience de Christian avait atteint ses limites. Elle parlait de manière hautaine.

  • Monsieur le Président, sauf votre respect, je pense que nous devons faire attention aux suppositions erronées malgré les nombreux rapports et preuves que l’agence vous a fournis sur la question. Nous devons faire face à une terrible menace qu’il va falloir rapidement éradiquer afin d’éviter que cette catastrophe sanitaire ne se propage dans l’ensemble de la Fédération Unie.

  • Vous pensez que je n’en suis pas conscient, ma petite madame ? s’emporta Kurk Marshall. Quelles sont vos solutions ? Si nous révélons au monde entier l’existence de ce virus, les répercussions seraient catastrophiques !

  • En effet, c’est la raison pour laquelle nous avons pensé à une solution radicale.

  • Mais encore ?

  • Détruisons la côte Ouest avec un missile nucléaire, répondit calmement Ingrid.

 

Christian se servit un énième verre de whisky alors que le président Marshall et James McBlock, sidérés, s'hérissèrent par une telle éventualité. Même le sénateur n’aurait pu imaginer que Christian aile aussi loin, non pas qu’il accordait une grande importance à la vie humaine, mais surtout sur les conséquences politiques et économiques qui réduiraient ses plans à néant. Il préféra attendre et écouter la conversation.

  • Vous êtes sérieuse ?! Vous voulez qu’on tue des millions de personne à cause d’un simple virus ?!

  • Ce simple virus, comme vous dîtes, pourrait causer des millions de morts.

  • Entre nous, ne serait-ce pas plutôt votre agence qui aurait créé cet agent pathogène afin d’éradiquer les variants ?

  • En effet monsieur le Président, pour le bien de tous.

  • Alors arrangez votre merdier immédiatement ! Je refuse de lancer le moindre missile sur la côte Ouest !

  • En êtes-vous sûr ? insista Christian.

  • Je ne peux cautionner cela ! J’ai toujours été satisfait de vos services, mais là, c’est de la folie pure !

  • Entendu. Passons sur un sujet plus positif si vous le voulez bien. J’aimerais que nous portions un toast.

  • Un toast ? coupa Kurk toujours irrité. Pourquoi ?

  • Pardonnez-moi si je ne vous suis pas avec du champagne, je préfère quelque chose de plus fort, dit Christian en levant son verre. Je souhaiterai que nous célébrions l’établissement d’un ordre nouveau à partir de ce soir !

  • Ce soir ?

  • Oui, ce soir.

 

Kurk Marshall toucha machinalement du bout des lèvres le délicieux champagne français lui permettant d’étancher cette soif qui le titillait depuis son discours. James McBlock n’osa pas y toucher, il patientait derrière le président en se demandant pourquoi Christian se montrait de si bonne humeur malgré le refus catégorique du politicien de détruire la moitié de la côte ouest. Kurk Marshall leva à peine sa coupe, car il ne saisissait toujours pas les propos de son étrange hôte.

  • Monsieur Pieriam, je n’arrive pas bien à saisir où vous voulez en venir par cet « ordre nouveau ». Ne croyez-vous pas que la BMRA interfère beaucoup trop dans la politique interne du pays depuis quelque temps ?

  • Comment osez-vous dire cela, monsieur le Président ?!

  • Bien que je n’oublie pas ce qui a été accompli par la BMRA, je dois dire que votre efficacité et votre réputation en ont pris un coup ces derniers temps. De plus, la politique de la Fédération Unie concerne uniquement mon gouvernement et moi-même.

  • Je suppose que vous plaisantez.

  • Pas quand il est question de mon pays ! s’énerva Kurk à bout de souffle.

 

Christian ne répondit pas immédiatement. Il bouillait d’une impatience difficile à dissimuler jusqu’à briser son stylo plume.

  • Votre pays ! Vieux fou ! Qui a aidé votre gouvernement face au terrorisme variant depuis toutes ces années ? Qui a fait en sorte que votre parti soit élu après l’assassinat de Sarah Washington il y a quatre ans ? Permettez-moi de vous dire que vous avez la mémoire courte.

 

Le sénateur, bien silencieux durant cet échange houleux, comprit rapidement que Christian parlait de l’instauration du projet final initié secrètement par l’agence. Il refusa de boire du champagne importé depuis l’empire Europa avec lequel la Fédération Unie entretenait de mauvaises relations diplomatiques. L’administration Marshall fermait pourtant les yeux sur l’importation de certains produits raffinés de l’empire français ou de la Britannie tant que la clientèle aisée payait une taxe tout à fait officieuse.

  • Vous oubliez à qui vous parlez Pieriam, s’agaça le Président. Je vous dis Bon vent. Allez bien vous faire foutre !

 

Courroucé par cet échange infructueux, le Président Marshall se leva pour quitter la pièce et rejoindre les invités. Avant qu’il puisse prendre congé de son hôte, Christian porta son attention à son assistante pour lui donner le signal.

  • Bien. Ingrid, il est temps.

 

Soudain, la jeune femme se saisit d’une arme pour tuer les trois gardes du corps du Président avec une extrême rapidité sans possibilité de riposte. Ils tombèrent tous morts sur le sol en un instant, sous les yeux emplis de terreur par cette scène surréaliste. Son cœur fatigué battait la chamade dans sa poitrine en craignant de subir le même sort. Seul un cri sortit de sa bouche nouée par la peur lorsqu’Ingrid dirigea son arme dans sa direction.

  • Qu’est-ce que cela signifie Christian ? s’insurgea Kurk. Seriez-vous devenu fou ?!

  • Oh non, Monsieur, pas exactement. Sachez que je sais parfaitement ce que je fais. Permettez-moi tout d’abord de remercier le Sénateur sans qui cette entrevue cruciale n’aurait jamais eu lieu. Il faut dire que la récompense est très alléchante, n’est-ce pas mon cher James ?

 

Le Président tourna la tête vers l’incriminé. Il avait subi bien des trahisons dans sa carrière politique, mais jamais d’une telle ampleur et surtout pas de la part d’un ami de longue date.

  • Tu veux prendre ma place, c’est aussi simple que ça, James ?! lança le Président à son ami.

  • Je suis navré Kurk, répondit le sénateur. J’agis pour le bien de mon pays qui a besoin d’hommes forts et d’une poigne de fer pour dompter ce chaos auquel nous sommes confrontés depuis la IIIe Guerre mondiale. Tu as fait ton temps à la tête de la Fédération Unie, et tout le monde a pu constater ton manque de courage politique face aux ennemis qui nous menacent !  

  • Espèce de salopard de merde ! invectiva le président qui frappa le sénateur au visage.

 

Humilié, James McBlock s’écarta avec une main sur sa joue douloureuse.

  • J’espère que vous tiendrez parole pour mon élection, Christian, s’impatienta James. J’ai attendu si longtemps !

  • En effet, sourit Christian.

 

Un nouveau coup de feu retentit dans la pièce. Le projectile traversa la boîte crânienne du sénateur McBlock qui ne pourra jamais briguer la présidence du Haut Conseil de la Fédération Unie. Du sang et de la matière organique maculèrent le visage ainsi que le costume du président Marshall qui tenta une fuite désespérée vers l’entrée du bureau malgré les injonctions d’Ingrid. Elle lui tira dans le bras sans aucune sommation. La balle l’effleura tout juste assez pour lui arracher un cri de douleur et lui faire perdre l’équilibre. L’homme blessé tenta de ramper pour atteindre la sortie, mais Christian se plaça au-dessus de lui pour le retenir. Ses yeux dégageaient une rage contenue depuis le début du gala, et Kurk eut le cœur noué. Sa blessure le faisait grandement souffrir, il était incapable de bouger.

Le PDG de la BMRA se concentra un instant en posant sa main sur le bras plié du Président qui saignait abondamment. Le vieil homme sentit progressivement la douleur s’estomper et le sang cessa de couler.

  • Vous êtes un variant ! fit-il avec effroi.

  • Quel œil ! se moqua Christian amusé. Vous savez être perspicace uniquement lorsque la vérité vous éclate au visage.

  • Pourquoi avez-vous abattu James ?! N’était-il pas un de vos alliés ?

  • Il devenait encombrant. Cet opportuniste pensait se débarrasser de moi après avoir pris le pouvoir. Pourquoi devrais m’encombrer d’intermédiaires totalement inutiles ? Il n’avait pas l’étoffe d’un quelconque Président ! Ne dit-on pas qu'on jamais mieux servi que soi-même ?

 

Plusieurs agents du Secret service avertis par l’absence de communication soudaine avec les gardes du corps du Président, firent irruption dans le bureau. Avant qu’ils ne puissent faire quoi que ce soit, Christian arracha leur cœur encore battant de leur poitrine à l’aide de la télékinésie. Ils s'effondrèrent par terre avec une expression de douleur intense sur leur visage.

Affligé par la violence causée par Christian, Kurk tenta de s’emparer de l’arme d’Ingrid qui le frappa au visage.

  • Bon sang, vous allez plonger le monde dans le chaos !

  • Tout dépend de quel côté on se place. Le chaos a bien des qualités dans ce désordre dans lequel j’aurais enfin ma revanche sur des siècles de servitude et de meurtres.

  • Alors tuez-moi immédiatement ! hurla le président. Vous savez très bien que le gouvernement fédéral ne négociera pas avec vous, pas même pour moi !

  • Qui vous dit que je veux négocier ? Il faut que vous viviez encore, mon cher Kurk, cela serait dommage que vous ratiez le spectacle que j’ai concocté en votre honneur, fit-il avec sadisme.

  • Je ferai tout ce que vous voudrez si vous épargnez mon pays…

 

Christian empoigna le Président avec ardeur. Ingrid maintenait son arme dirigée contre le vieil homme s’il tentait une nouvelle fuite imprévue. Pris d’une rage folle par les mots de Kurk Marshall, le directeur de l’agence serra sa gorge d’une seule main.

  • Épargner…, hurla Christian, cela fait longtemps que je ne ressens plus aucune pitié à l’égard des inférieurs tels que vous ! Je n’ai pas besoin de politiciens dans mon projet final qui va changer la face du monde ! Plus rien ne pourra arrêter la machine infernale que vous avez vous-même mise en route depuis la création de la BMRA. Épargner votre pays... Mais croyez-vous un instant que je me soucie de votre pays ou des millions de gens qui y vivent ?

  • Argh, j’étouffe ! suffoqua Kurk, les yeux révulsés.

  • Monsieur, il est temps de revenir au gala, intervint Ingrid calmement.

 

Le directeur de l’agence desserra la gorge de Kurk Marshall qui reprit difficilement son souffle. Christian supprima les taches de sang du Président d’un geste rapide de la main grâce à un don d’illusion. Combien de dons possédait-il ? Nul ne pouvait le savoir, pas même Jane.

Ingrid dissimula son arme dans sa veste, car Christian n’aurait pas hésité une seule seconde à supprimer le Président à la moindre tentative d’évasion. Kurk Marshall craignait autant pour sa vie que pour les quatre cents personnes présentes au gala. Malgré la peur, il essayait de trouver un moyen d’alerter ses agents sans éveiller les soupçons de Christian Pieriam et déclencher la panique. Il puisa dans ses dernières ressources pour garder la tête froide et ne pas commettre quelque chose d’inconsidéré.

Ils revinrent dans la salle où tout le monde regardait la scène avec une certaine surprise. Lorsque Christian porta son attention sur l’écran holographique, il se figea tel une statue en apercevant le visage de Jane Roselys. Tous les convives se demandaient pourquoi cette femme apparaissait sur les écrans au beau milieu de la soirée. Christian ne pouvait détacher son regard, captivé, voire envouté, par cette audace qu’il n’avait pas prévue.

Jane avait enregistré un discours avec des preuves irréfutables sur les agissements de la BMRA et des exactions commises sur la population variante depuis de nombreuses décennies.

« Mesdames et messieurs. Je suis navrée d’interrompre cette splendide soirée où je suis certaine que l’on vous a promis monts et merveilles. Pourtant, vous êtes coupables. Oui, coupables par votre passivité en confiant toutes prérogatives à cette agence qui bafoue vos libertés. Pire encore, elle commet des actes de barbarie particulièrement atroces envers des citoyens innocents. Vous devez certainement vous demander qui je suis pour oser déranger votre quiétude et interrompre ce doux cauchemar dans lequel vous êtes plongés depuis trop longtemps. Je me nomme Jane Roselys et j’invite chacun d’entre vous à visionner les images qui vont suivre. De grâce, ne détournez pas la tête, ne fermez pas les yeux sur les souffrances endurées par des milliers d’individus que vous rejetez au prétexte que leur ADN est différent du vôtre. L’homme qui vous accueille ce soir est un terroriste, un menteur compulsif, un monstre qui ne reculera devant rien pour arriver à ses fins. Ne croyez aucunes de ses paroles… ».

  • Stoppez cette saloperie de retransmission ! hurla Ingrid à ses équipes.

  • Ils ont piraté notre intelligence artificielle, Madame ! répondit un agent.

  • Impossible ! Coupez l’alimentation !

  • Le générateur auxiliaire a pris le relais d’après le protocole de sécurité.

  • Faîtes comme voulez, mais interrompez immédiatement cette putain de diffusion ! menaça Ingrid particulièrement stressée.

  • Merde ! s’alarma l’agent, plus rien ne répond ! Ils contrôlent tout à distance.

  • Prévenez de toute urgence Yasmine Lefer et William Downey !

  • Ils sont en mission à l'extérieur.

  • Bordel ! s'égosilla Ingrid.

 

« Vous devez savoir, poursuivit Jane, que les mutations des variants ne sont pas un fait récent dans notre Histoire. Cela fait des siècles et des siècles que nous existons. J’en suis la preuve vivante. Et j’ai pu voir avec quelle acharnement l’être humain s’est évertué à vouloir nous éradiquer, fit-elle alors que des images de guerres passées, de percussions et d’exécution défilés sur l’écran géant. La tyrannie a toujours fait partie de l’histoire des variants, mais à présent, la folie d’un homme qui n’a rien à perdre, nous a fait entrer dans une ère de terreur extrême… »

Jane continua son discours en illustrant ses dires à l’aide d’images atroces de variants torturés dans les geôles des centres de reconditionnement. Des hommes, des femmes et des enfants étaient battus, mutilés physiquement et psychologiquement par de lentes tortures perpétrées par l’agence. Il n’y avait pas besoin de montrer ceux qui étaient exécutés publiquement puisque les médias relayaient ces atrocités en direct avec l’aval des autorités.

Face à un tel spectacle, plusieurs personnes crièrent au trucage. Pourtant Jane s’était assurée de prouver tous ses propos par des preuves infalsifiables avec des enregistrements dénichés par Aleksandr et HOPE. Ils avaient piraté des bases de données de l’agence qui gardaient tout secret à l’abri du public et de tout contrôle. Certaines de ses preuves furent apportées par des variants soutenant la cause du projet HOPE, et certains s’étaient mêmes sacrifiés afin que la vérité éclate au grand jour.

Dans le passé, tous les opposants humains ou variants qui avaient tenté d’alerter les pouvoirs publics sur les agissements de la BMRA furent réduits au silence, et ceux qui avaient réussi à braver les dangers et la pensée unique propagée par l’agence elle-même furent assassinés. L’agence s’était immiscée dans toutes les sphères du pouvoir tel une gangrène incurable, et les cours de justice semblaient bien impuissantes à condamner l’omnipotente BMRA dirigée par Christian Pieriam.

  • Mon Dieu ! C’est horrible, lâchèrent quelques personnes.

 

Durant de longues minutes insoutenables pour le commun des mortels, même les plus fervents défenseurs de l’agence présents avaient du mal à remettre en question l’authenticité toutes les preuves présentées par Jane. Plusieurs personnes se sentirent mal en tournant de l'oeil et en vomissant dans leur assiette. Quelques-uns prirent la décision de partir en refusant d’être complice avec la BMRA, mais des grilles empêchaient dorénavant quiconque de quitter les lieux. L’horreur et la stupeur s’étaient emparé de la foule où la panique s'insinuait.

L’hologramme montrait à présent le docteur Lydia Sorel qui parlait du dangereux virus « V » créé par le docteur Crane et propagé sciemment à Santa Clarita. Elle mit en cause le développement ultra secret de la BMRA concernant des armes bactériologiques capables de décimer les variants ainsi que toute l’humanité en cas de guerre. Des images clandestines, censurées par la BMRA, montraient qui des infectés dévorant la chair fraiche, traumatisèrent tous les invités. Lydia conclut que l’agence pratiquait des avortements forcés sur des femmes variantes en vue de mener de terribles expériences médicales et scientifiques contre toute morale ou loi sur le sujet. Elle termina en rappelant que le Congrès examinait actuellement la sordide loi sur la bioéthique désirée par le parti étatiste avec le soutien de l’agence.

Ingrid et plusieurs responsables de la communication savaient que ce piratage allait détruire une bonne fois pour toute la réputation de l’agence. Une fois la vidéo terminée, l’écran revint sur le logo de la BMRA avec le slogan « For a safe World » (pour un monde sûr). Une légitime sidération pouvait se lire sur la majorité des visages, la foule réclamait justice en se révoltant contre l’agence et le pouvoir politique pour les avoir dupés. Tout le personnel de la BMRA essayait de calmer sans succès les ardeurs de la foule tandis que Christian Pieriam et le Président Marshall se trouvaient au centre des lieux. Le directeur de l’agence ne dégageait aucune honte ou sentiment de culpabilité, bien au contraire. Il admira l’audace de Jane d’avoir détruit définitivement sa réputation.

  • Traitres ! Menteurs ! Assassins ! A bas la BMRA et le gouvernement ! Vous serez jugés pour vos crimes, lança la foule en colère.

  • C’est terminé Pieriam, lâcha difficilement le Président.

  • Pas pour moi en tout cas, répondit calmement Christian.

 

Le directeur de l’agence n’avait nullement l’intention de nier les agissements de l’agence sur les variants ou chercher à amoindrir sa responsabilité. Au fur et à mesure que la foule se rassemblait autour d’eux, plusieurs centaines de personnes se prirent d’une violente toux qui les empêchait de respirer correctement. Le Président fut également victime de ce mal inconnu qui le fit convulser et suffoquer au sol. Sa femme et plusieurs membres du gouvernement accoururent vers lui et tentèrent de le ranimer, en vain. Les victimes avaient les yeux injectés de sang et luttaient difficilement pour retrouver leur souffle coupé. Ils s'accrochaient aux quelques secondes de vie qui leur restaient, et plus de quatre cents invités finirent par mourir empoisonnés. Pourquoi ? Personne ne savait, hormis Christian et ses complices. Des hurlements s’élevaient en implorant de l’aide, mais personne n’apparut pour tenter de les sauver.

Christian profita de la panique générale pour monter sur scène avec une expression terrifiante comme s’il se délectait du chaos et de la mort qu’il venait de causer.

  • J’espère que vous avez trouvé le champagne à votre goût. Il aurait été préférable pour vous d’en consommer pour ne pas souffrir davantage. Tant pis. Jane ! Je sais que tu es là ! Montre-toi immédiatement ou bien je devrais faire souffrir les derniers survivants. Ne m’oblige pas à faire une démonstration de mes capacités.

  • Sale variant ! cria un homme au loin en le pointant du doigt.

 

Christian attira l’homme à l’aide de sa télékinésie et le fit léviter au-dessus des survivants. Pour montrer à quel point il était sérieux, il utilisa l'explosion moléculaire, une compétence qui fit exploser le corps de sa victime. Tout le monde poussa des cris d’effroi alors que plus du sang et de la matière organique souillèrent leurs beaux vêtements.

  • D’autres volontaires ? railla Christian. Jane ! Tu es la seule qui peut arrêter ce carnage !

 

Le silence envahit la pièce. Personne n’osa émettre la moindre protestation envers cet homme qui les surplombait sur le podium et qui scrutait les visages de tous les survivants. « Où es-tu Jeanne » se répétait-il sans cesse. Il opta pour une solution sadique pour la forcer à se montrer en comptant sur son altruisme et son désir d’épargner les innocents. L’homme considérait cette noble qualité comme une grande faiblesse, car il y avait toujours des victimes lors d’un conflit. Christian répugnait les gens faibles qui ne méritaient pas d’être sauvés. Embrasser sa cause ou périr, il ne leur donnerait aucun autre choix.

Plusieurs minutes plus tard, Jane n’était toujours pas apparue. Il attira une femme à l’aide de sa télékinésie qui hurla de toutes ses forces. Le directeur de l’agence la força à s’agenouiller devant lui afin de mettre sa terrible menace à exécution. La femme implorait Dieu qu’on lui laisse la vie sauve, son mari venait de mourir sous ses yeux. Elle pleurait à l’idée de mourir en laissant ses enfants orphelins.

  • C’est ta dernière chance, Jane ! cria Christian en dirigeant sa main vers son otage terrifié.

 

Tout le monde retenait son souffle en espérant que cette Jane Roselys apparaisse et éviter une nouvelle mort atroce devant des millions de téléspectateurs. La Fédération Unie, choquée par tant de révélations et de violence en direct, restait impuissante face aux terribles agissements de Christian grâce au drone-caméra qui continuait de filmer toute la scène. L'armée fut appelée en renfort, mais le siège de l'agence était devenu une forteresse impénétrable.

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Hiro _ Inconnu

Hiro

Lucas Roselys

Lucas

Sidonie Wallorn

Sidonie

Caleb Steel Vaughn

Caleb

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