

Chapitre 14 : « Doutes »
Année 2116 | 25 décembre, 15 h 10 – Siège de la BMRA, Atlanta - Géorgie
L'agence demeurait opérationnelle en toute saison. Depuis la fin de la IIIe Guerre mondiale, elle avait obtenu l'interdiction des célébrations religieuses et laïques, sous prétexte de menaces pour la sécurité. Ainsi, Noël, autrefois fêté le 25 décembre, avait perdu son statut de fête religieuse et commerciale. Pourtant, la plupart des gens continuaient à se rassembler en famille, pratiquant leur foi discrètement chez eux.
Christian restait reclus dans son bureau depuis près d'un mois, refusant toute visite à l'exception d'Ingrid et de quelques responsables apportant des nouvelles exceptionnelles. Une inquiétude grandissait en elle, un pressentiment étrange. Le PDG ne s'embarquait-il pas dans une affaire trop personnelle ?
Aucune information n'avait filtré sur la mission confiée à Jun et Sören, qui avaient réussi à s'échapper in extremis des égouts de Los Angeles dans cette réalité temporelle. Curieuse et déterminée, Ingrid cherchait à en savoir plus sur la femme recherchée et sur l'obsession de son supérieur à son égard. Précéder les attentes de son patron demeurait la quête de cette femme ambitieuse.
Depuis plusieurs jours, la BMRA constatait une recrudescence des actes violents perpétrés par des variants, de plus en plus organisés dans l'ombre. Christian donna une instruction claire à ses équipes : aucune tolérance envers les perturbateurs, quelles que soient les circonstances. Les contribuables ne devaient plus financer l'emprisonnement des variants dans des centres de rétention.
Le docteur Crane jubilait suite à une découverte majeure, fruit de longues recherches. Les opérations "V" avaient brillamment réussi leur mission dans un repaire de variants à San Diego, la section Epsilon. Les quelques variants capturés, encore en vie, avaient été transférés dans les laboratoires pour y être exposés à un nouveau virus, les transformant en soldats dénués d'humanité et de libre arbitre.
Ingrid, chargée de toute la communication pour le directeur de la BMRA, fut ravie d'apprendre cette bonne nouvelle. Elle transféra les données sur sa tablette holographique et se dirigea ensuite vers la porte du bureau de Christian. Celui-ci se tenait devant la fenêtre en acier, contemplant le paysage d'Atlanta avec un verre de whisky à la main. Le soleil demeurait voilé par des nuages menaçants depuis plusieurs jours, créant une ambiance morose dans la région.
Sans prêter attention à l'arrivée d'Ingrid, Christian porta son verre à ses lèvres, comme pour apaiser ses nerfs et atténuer son impatience. Il se tourna finalement vers son assistante, l'invitant d'un simple regard à lui faire part de la raison de sa visite, visiblement peu enclin à écouter un exposé détaillé.
-
J’ai des nouvelles, monsieur le président. Les opérations du docteur Crane sont un franc succès. Notre agence a démantelé une section clandestine dangereuse. Les variants ont été infectés pour agrandir nos effectifs d’unités remplaçables.
-
Vous avez l’art et la manière de parler de ces choses d’un point de vue purement administratif, Ingrid, fit-il d’un ton détaché en observant les reflets de son whisky au fond de son verre.
-
Monsieur ?
-
Je suis au courant de cette information, vous ne m’apprenez rien, lâcha-t-il avec dédain.
-
Je pensais qu’il était important de vous en informer, monsieur, répondit-elle, déçue d’avoir été devancée par le docteur Crane.
-
D’autres nouvelles ?
-
Non. Voulez-vous que je les contacte ?
-
Je m’occuperai d’eux moi-même plus tard. Ne vous en mêlez pas.
-
Bien.
Christian retourna à son bureau et fixa Ingrid, qui osa une question.
-
Puis-je vous poser une question, monsieur ?
-
Je vous écoute.
-
J’ai la sensation que quelque chose occupe votre esprit...
-
Et vous pensez pouvoir m’aider, Ingrid ? Si c’était le cas, je vous l’aurais demandé sans hésitation. À moins que vous n’ayez le don de localiser quelqu’un pour moi… ou devrais-je dire, un véritable fantôme.
-
Je souhaite simplement me rendre utile, monsieur, rien de plus…
-
Dans ce cas, servez-vous un verre et asseyez-vous dans ce canapé.
La jeune femme se dirigea vers le buffet où étaient disposés diverses boissons et alcools, ainsi que des verres en cristal. Elle posa sa tablette holographique, saisit un verre et se servit du champagne, un choix de qualité qu'appréciait également Christian. Elle prit place en face de son patron, croisant les jambes sous sa jupe rouge arrivant aux genoux, assortie à des chaussures noires à talons hauts. Elle savoura quelques gorgées de sa boisson, tandis que le président de la BMRA la fixait en silence. Ingrid sentit son regard posé sur elle et feignit d'être déstabilisée par cette attention.
-
Que pensez-vous de ce champagne ?
-
Excellent, je dois l’avouer. Le champagne français est un vrai délice, répondit Ingrid.
-
Ravi qu’il vous plaise, murmura-t-il, pensive. Dites-moi, Ingrid, lorsqu’un homme atteint un pouvoir équivalent à celui d’un chef d’État, que peut-il faire d’autre que craindre de le perdre ?
-
Je ne vous suis pas, monsieur.
-
Arriver au sommet du pouvoir pousse souvent à une conclusion amère : il n’y a plus rien à accomplir. Variants et humains se valent tous, chacun agissant comme un parasite, cherchant à grandir jusqu'à déstabiliser l'ordre. Survivre... Voilà le seul but.
Ingrid, troublée, peinait à suivre le fil de ses pensées. Était-il sur le point de se confier sur ce qui le hantait ? Son ton laissait penser qu'il la testait encore une fois.
-
Nous naissons sans notion de bien ou de mal, et nos choix, mêlés de hasard, façonnent ce que nous devenons. Nous œuvrons pour un fragile équilibre de stabilité pour le bien commun.
Christian hocha légèrement la tête, un sourire pensif aux lèvres.
-
Mais aujourd’hui, plus que jamais, le passé me hante. Une idée ou plutôt une ombre me ronge. Tout le reste n’a aucune importance, même pas le pouvoir... Je dois retrouver cette femme, Ingrid.
-
De qui parlez-vous… ?
Christian la fixa, un regard si pénétrant qu’elle en frissonna.
-
Jeanne Messonier, dit-il en prononçant son nom avec un accent parfait.
-
Ce nom ne me dit rien. A-t-elle commandité l’attentat à Los Angeles ?
-
Je vous l’ai dit, c’est une ombre. Elle a su dissimuler son identité durant des siècles. Jane Roselys et Jeanne Messonier… une seule et même personne.
-
Alors… la comtesse de Roselys et d’Artois ? Je croyais qu’elle était morte…
-
Exactement ce qu’elle voulait faire croire… On ne traverse pas les siècles sans manipuler le monde à sa guise.
Ingrid se mordit la lèvre, intriguée.
-
Une vieille variante prodigieuse, certes, mais elle n’est pas infaillible. Elle finira comme les autres, croyez-moi.
Christian se leva brusquement, attrapant Ingrid à la gorge. Elle lâcha son verre qui se brisa, étouffé par la moquette. Elle tenta de dégager ses mains, mais la poigne de Christian était implacable.
-
Je vous interdis d'insulter Jeanne Messonier ! Aucun de vous n'est digne de l'atteindre, compris ? s'exclama-t-il, relâchant sa prise.
Ingrid toussa, reprenant son souffle, un mélange de peur et d’admiration dans le regard.
-
Ne sous-estimez jamais Jane Roselys. Elle est capable du meilleur comme du pire.
En portant la main à son visage pour s’essuyer le front, il sentit sur le bout de ses doigts un parfum familier, celui d’Ingrid. Cette senteur évoquait pour lui un souvenir lointain : une campagne, un après-midi ensoleillé. Christian soupira, troublé par la réminiscence inattendue de cette fragrance exquise. Ingrid rompit le silence tendu qui s'était installé dans le bureau.
-
Je comprends pourquoi vous avez demandé à des variants de la retrouver. Elle n'aurait pas de famille sur laquelle nous pourrions mettre la pression ?
Christian haussa un sourcil.
-
Ah… Sa famille vous dîtes. Des couards et des lâches, aucun qui ne soit digne de prétendre à faire partie de sa lignée, s’énerva Christian qui ne cachait plus son agacement. Je me suis occupé de son dernier descendant mâle il y a près de dix ans, un garçon fragile, qui refusait de mourir.
Christian serra son poing contre ses lèvres. Avec le recul, il réalisait avoir commis une erreur en le laissant en vie.
-
Le châtiment… Il n’était rien pour moi. C’est elle que je voulais atteindre. S'attaquer aux êtres chers est plus efficace que de blesser directement quelqu'un.
-
Monsieur… Oserai-je vous demander ce qu’elle vous a fait ? demanda Ingrid d’une voix mesurée.
-
Elle est coupable de bien des choses, surtout en ce qui me concerne. Vous n'avez pas idée… Je brûle de lui fendre ce cœur de pierre et de lui faire regretter de ne pas être morte depuis bien longtemps.
Ingrid, le regard incisif, s’approcha un peu plus.
-
Dans ce cas, avec nos moyens, nous pourrions traquer sa famille, ses proches, et les éliminer, humains ou variants. Pas de sentiment, pas de pitié…
-
J’y ai déjà pensé, répliqua Christian en hochant la tête, mais ils se cachent comme des rats dans les égouts. Je dois la retrouver, peu importe les conséquences. J’ai toujours combattu pour ça… J’abandonnerais mon pouvoir pour l’atteindre. Je détruirais cette agence, et le monde entier, s’il le fallait.
Il se leva et contourna le fauteuil d’Ingrid, qui resta immobile. Lorsqu’elle se pencha pour ramasser son verre, il remarqua son cou dénudé. Christian fut transporté dans un souvenir, où il revoyait Jeanne, cette beauté froide et majestueuse qu’il avait autrefois aimée. Les réminiscences se bousculaient : les baisers échangés sur son cou, son conseil de rester en arrière lorsqu'une bataille semblait perdue, et les multiples guerres où il avait risqué sa vie pour des idéaux depuis longtemps enterrés.
Il se remémora les moments où il l'honorait de son amour en lui baisant le cou, avant de partir pour les batailles où il risquait sa vie. La plupart du temps, Jeanne lui déconseillait de s'y rendre lorsque la victoire semblait inatteignable. À l'époque, les variants se cachaient davantage, pouvant influencer les guerres humaines pour faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Lors des nombreuses batailles de la Révolution française, l'un des objectifs de Christian avait également été de contrer quelques partisans de la cause anti-variants qui sévissait en secret à cette époque. Comme tous les condamnés pour haute trahison, ils étaient exécutés à la guillotine ou au peloton d'exécution.
Revenu au présent, Christian posa délicatement sa main sur la peau d’Ingrid, la caressant d’une douceur presque nostalgique. Elle inclina légèrement le cou, appréciant son geste. Il se pencha pour humer à nouveau ce parfum de rose de Grasse, identique à celui que Jeanne portait jadis. Simple coïncidence ? Peut-être. Emporté dans un rêve éveillé, il baisa le cou d’Ingrid, qui osa glisser sa main dans la sienne. Christian rapprocha ses lèvres de son oreille pour murmurer d’une voix sourde :
-
Ne portez plus jamais ce parfum, Ingrid, ou vous le regretterez.
-
Excusez-moi, monsieur, répondit-elle, déconcertée.
-
Sortez maintenant. Hors de ma vue !
L’odeur réveillait en lui un mélange de bonheur et de nervosité, déterrant des souvenirs qu’il préférait garder enfouis. Ingrid se leva, récupéra sa tablette holographique et quitta la pièce sans un mot. Dans le couloir, elle jeta la tablette au sol, où elle se fracassa en plusieurs morceaux. Elle s'en voulait de s'être montrée si naïve, d'avoir pensé que son patron pourrait un jour éprouver des sentiments pour elle, sentiments qu'elle aurait pu tourner à son avantage. Son plan avait échoué.
Christian, quant à lui, peinait à retrouver son calme. Il se resservit un verre de whisky, essayant d'étouffer la rage qu'il ressentait à l’évocation de Jeanne Roselys. Il savait que, face à elle, ses actions deviendraient imprévisibles, qu'il risquait de franchir des limites dangereuses. Mieux valait attendre avant de revenir le voir. Il observa la ville en contrebas, les passants, les voitures qui circulaient, tous ignorants, confiants dans la protection de la BMRA.
-
Où es-tu, Jeanne ? murmura-t-il, avant de serrer son verre si fort qu’il éclata dans sa main.
***
Deux heures plus tard, un garde annonça à Christian l'arrivée du sénateur James McBlock, membre influent du parti étatiste. Le sénateur se rendit au bureau du président de la BMRA, où Christian l’invita à s’asseoir sur le même fauteuil qu'Ingrid avait occupé plus tôt dans la journée. Sans refuser, le sénateur accepta un verre de bourbon, une boisson également prisée de Christian, bien qu'il choisît cette fois de s'en abstenir. Avalant son verre d’un trait, le sénateur esquissa un sourire satisfait, dévoilant ses fausses dents, impeccablement blanches pour les caméras de télévision.
-
Eh bien, James, qu’est-ce qui vous met de si bonne humeur ?
-
La loi sur la stérilisation et l’enlèvement des enfants de variants est en passe d’être votée au Congrès, monsieur, répondit James avec enthousiasme. Après quelques manœuvres, échanges de bons procédés, disparitions, et scandales bien orchestrés, plusieurs sénateurs récalcitrants se sont ralliés au projet, y compris quelques enfoirés de l’opposition ! Le Sénat a fait avancer ce projet pour qu’il soit rapidement présenté à la Chambre des représentants. Malheureusement, celle-ci est majoritairement fédéraliste. Il nous faudra remporter les prochaines élections législatives pour garantir une majorité solide.
-
Autrement dit, la loi n’est pas encore prête à être votée. Pourquoi ?
-
Vous savez comment cela fonctionne : la patience est notre meilleure alliée en politique. Nous devons d'abord condamner tout variant qui ose se reproduire, même clandestinement, pour arriver à notre but, l’éradication. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis la fin de la guerre. Vous semblez déçu, je pensais que cette nouvelle vous ravirait.
-
Ce qui sera plaisant, sénateur, répondit Christian d'un ton glacial, c’est le jour où l’on cessera de venir quémander ma validation pour chaque initiative que j’ai moi-même inspirée !
-
Mauvaise journée ? demanda le sénateur, remarquant la main bandée de Christian.
-
On peut dire ça, oui. J’ai bien des problèmes à résoudre avant de m’intéresser à vos assemblées, remplies de traîtres aussi stupides que corrompus. Alors, soyons clairs, James : qu’attendez-vous de moi, au juste ?
Le sénateur choisit de ne pas relever la pique de Christian, admettant intérieurement qu’il n’avait pas tout à fait tort.
-
Les élections approchent, et des concurrents au sein de mon propre parti cherchent à me discréditer. Il faut les éliminer, d’une façon ou d’une autre.
Christian esquissa un sourire calculateur.
-
Ah, je vois que vous avez réfléchi. Commencez par former une équipe de communicants, des jeunes habiles sur les réseaux sociaux, pour diffuser vos idées. Vous faites partie de la vieille école ; vos méthodes sont dépassées et vous ennuyez les foules. Participez à des interviews et débattez avec les personnes dont je vous donnerai les noms, mais évitez les confrontations où vous pourriez être mis à mal. Et tâchez de cacher vos liaisons. Vos aventures avec votre assistante de vingt-cinq ans et votre belle-fille de dix-neuf ans risquent de faire scandale. En tant que conservateur, ces détails entacheraient sérieusement votre réputation. Quant à votre chère épouse Penelope, imaginez ce qu’elle dirait si tout cela venait à éclater. Je ne veux pas voir la BMRA mêlée à vos affaires de coucheries. Vous le savez : je ne tolère ni l’échec ni la mauvaise publicité.
James sentit immédiatement que le patron de la BMRA n’était pas d’humeur à enrober ses paroles. Christian n’avait pas tort : tout le monde possède des secrets inavouables, et les figures politiques, en particulier, sont toujours à deux doigts de voir leur vie privée exposée au grand jour. Mais une question le hantait désormais : comment Christian pouvait-il être au courant de détails aussi intimes ? Inutile de chercher : avec les systèmes de surveillance, les intelligences artificielles, et le contrôle des réseaux, la BMRA possédait bien des moyens de pression. Ici, aucun faux pas, aussi petit soit-il, ne devait nuire à la réputation de l’agence.
Christian s’amusa à observer le malaise du sénateur, qui, assailli par la honte et l’embarras, resta silencieux.
-
Je comprends, James. Ces femmes sont belles, et j'imagine qu'elles font de talentueuses amantes. Quel homme résisterait aux charmes d'une jeune demoiselle, pleine de vie et fascinée par votre pouvoir ? Peut-être vous rappellent-elles votre propre jeunesse.
-
Et alors ? rétorqua James, piqué au vif. Tout le monde a ses petits secrets, Christian. Ce que je fais dans ma vie privée ne vous regarde pas, pas plus que l'état de mon mariage. Je refuse que cela devienne un moyen de pression.
-
Allez donc expliquer cela à la presse, le jour où ils se mettront à débattre de vos frasques, répondit Christian d’un ton cinglant. Croyez-moi, sénateur, je me moque de vos affaires de cœur. Tout ce que j’exige, c’est que vous fassiez preuve de sérieux et de discrétion si vous voulez mener nos plans à bien. Votre vie privée ? Ne me faites pas rire ! Cette notion n’existe que pour tromper les masses, pendant que des entreprises exploitent, analysent et monétisent leurs données en toute impunité. Et ici, nous ne faisons pas autrement, pour le bien commun. Alors soyons clairs : cessez vos aventures extra-conjugales et montrez-vous irréprochable aux yeux du public. Vous incarnez la frange conservatrice de votre parti, après tout. Si vos secrets venaient à éclater au grand jour, oubliez vos ambitions pour le Haut Conseil de la Fédération, sans compter les conséquences sur votre carrière, votre vie privée et votre honneur… une valeur qui n’a plus guère de sens aujourd'hui. Et si vous atteignez la tête de ce pays, attendez-vous à être la cible de toutes les convoitises. Faites ce que vous voulez une fois votre mandat terminé.
-
Je vois… murmura le vieil homme, regrettant presque de ne pas avoir pris un autre verre.
-
Souvenez-vous, James : votre carrière politique, vos succès, vous me les devez. Si je perçois un relâchement de votre part, je me ferai un plaisir de vous voir chuter de votre piédestal, et vous ne pourrez pas vous relever des scandales qui vous engloutiront. Je veillerai personnellement à ce que vous soyez noyé sous la honte, et vos adversaires s’en délecteront. Ai-je été clair ?
-
Très clair, Christian. En retour, je vous demande de m'aider à accéder au pouvoir, afin que nous puissions réformer ce pays et éliminer les variants qui menacent notre suprématie sur cette planète dévastée. Je veillerai à ce que la BMRA ait un libre accès, sans contrôle du Congrès, que je compte dissoudre. Les lenteurs et les écueils de la démocratie affaiblissent notre nation. Nous devons établir un nouvel ordre, dont je serai l'initiateur.
-
Voilà un discours plus inspirant, James. Je m’occuperai de vos opposants, fédéralistes comme rivaux internes. Suivez mes directives, et votre élection se déroulera sans accroc. Maintenant, je ne vous retiens pas… Bonne soirée.
-
Hum… Bonsoir…
Les relations entre les deux hommes avaient toujours été tendues. James se leva, salua Christian d’un air légèrement agacé, cachant ses véritables intentions : il n'était qu'un pion dans ce grand jeu de pouvoir et paierait tôt ou tard son arrogance. James savait qu'il serait plus avantageux de concentrer le pouvoir entre ses mains plutôt que de multiplier les subordonnés. Quant à Christian, il laissa derrière lui cette pensée. Depuis des siècles, rien n'avait changé : l’honneur et le respect avaient été remplacés par l'illusion et la manipulation des masses.
Une fois seul, Christian verrouilla la porte, s’installant à son bureau pour fixer longuement l’écran où une image floutée des variants récemment aperçus à Los Angeles l’obsédait. Il savait que Jane préparait quelque chose, et son désir viscéral de la retrouver pour régler ses comptes l'accapara des heures durant. Finalement, il s’endormit, hanté par cette unique pensée : retrouver Jeanne Messonier, ou plutôt, Jane Roselys.
***
Dans son vaste laboratoire, au cœur de l’agence, le docteur Solomon Crane manipulait divers échantillons de sang dans lesquels il avait inoculé une variété de virus et de bactéries. Les tests révélaient que l’ADN des variants présentait une résistance accrue aux agents pathogènes, sans toutefois empêcher la contamination ni le développement des maladies.
Le véritable objectif de Solomon Crane n’était pas de trouver des remèdes pour l’humanité — cela n’avait jamais été dans son caractère de travailler pour le bien commun. Il se plaisait même à croire que ce n’était pas non plus ce que la BMRA attendait de lui. En réalité, les actionnaires de l’agence étaient bien plus préoccupés par le potentiel militaire de ces recherches, désireux d’acquérir des garanties pour effrayer certains États ennemis avec la menace bactériologique. Après tout, la guerre rapportait toujours de l’argent, peu importe qui finissait vainqueur. La prétendue mission de soigner les variants n’était qu’une façade, un moyen pour la BMRA d’apaiser les rares voix dissidentes. Ce que l’agence souhaitait vraiment, c’était éliminer les variants, soit par une extermination totale, soit en annihilant l’idée même de leur existence. Une chose qui n’existe pas ne mérite pas d’attention.
Cependant, la BMRA n’envisageait pas une extinction immédiate, jugée trop soudaine et peu acceptable pour la population, sans avoir instillé la peur et le rejet au préalable. Elle visait une fin lente, insidieuse, laissant croire que cette élimination était à la fois nécessaire et naturelle.
Le docteur Crane passa le sas de désinfection, retirant sa combinaison avec un sourire satisfait sur son visage ravagé par les dégâts de l'alcool. Vêtu de son habituelle blouse blanche, il enleva ses lunettes et prit un moment pour savourer ses résultats, convaincu d’avoir découvert de nouveaux moyens pour s’attaquer aux variants.
À ce moment-là, une personne pénétra dans le laboratoire, fermant la porte derrière elle.
-
Vos recherches avancent, professeur ?
-
Vous ? Vous n’avez donc rien de mieux à faire que de venir me déranger ?
-
Il est temps que nous ayons une petite conversation…
-
Je n’ai rien à vous dire. Je ferai mon rapport directement à monsieur Pieriam. Maintenant, sortez ! Vous êtes dans une zone protégée, et j’ai besoin de me concentrer.
-
Quel dommage…
-
Déguerpissez de mon laboratoire ! ordonna sèchement Crane.
-
Je n’en ai pas l’intention.
-
Je vais appeler la sécurité, et vous devrez en répondre directement au directeur !
-
Pourquoi n’avez-vous jamais consacré votre intelligence et vos recherches à notre espèce… ? soupira l’intrus.
-
Notre espèce ?! Oh, non… vous êtes…
Avant qu’il ne puisse finir sa phrase, l’inconnu se téléporta en un clin d’œil, une brume noire l’enveloppant tandis qu’il surgissait derrière le docteur. Ses yeux, illuminés d’une lueur inquiétante, trahissaient sa véritable nature. Armé de deux poignards, l’assassin les abattit rapidement dans le dos du professeur, frappant avec une frénésie implacable, ne laissant aucune chance de survie à cet homme corrompu jusqu’à l’âme. Crane, tétanisé par la douleur, sentit son souffle se raréfier alors que le sang s’échappait de sa bouche, ses yeux exorbités exprimant une terreur indicible.
Agonisant, il lutta désespérément pour prolonger sa respiration, mais son corps s’écroula lourdement au sol, incapable de résister davantage. Dans ses derniers instants, il fixa les yeux de son assassin, qui semblait savourer son méfait, retrouvant progressivement une apparence plus humaine. Le sang dégoulinait des poignards encore tremblants de l'attaque. Solomon Crane exhala un dernier souffle, et son corps ne fut découvert que plusieurs heures plus tard.
***
En arrivant à la BMRA, William Downey ne pouvait croire ce que ses subordonnés lui rapportaient : le docteur Crane avait été assassiné dans son laboratoire la veille au soir, et ses dernières recherches sur les maladies infectieuses furent détruites ! Cette nouvelle plongea l’agence dans une effervescence extrême, augmentant le niveau de sécurité au maximum et interdisant tout accès aux personnes extérieures sans autorisation préalable.
William, au milieu de la quarantaine, était un colosse ayant laissé l’embonpoint s’installer. Ses cheveux blonds courts, clairsemés par une calvitie naissante, encadraient un visage sévère qui se ferma davantage à l’annonce de la nouvelle. Sans perdre une seconde, il se dirigea vers la scène de crime, où le corps de la victime n’avait pas encore été déplacé. Bien qu’il ne connaisse pas bien Solomon Crane, il le percevait comme un homme arrogant et intelligent, convaincu de jouer à Dieu au nom de la science. Tous les agents de sécurité et les enquêteurs attendaient ses directives, impatients de résoudre l’affaire dans la plus grande discrétion pour préserver l’image de l’agence.
Les caméras de surveillance avaient été désactivées au moment du meurtre, et l’arme du crime — vraisemblablement une arme blanche — restait introuvable. William ordonna un contrôle rigoureux des alibis et une analyse minutieuse des vidéos de toutes les sorties du bâtiment, convaincu que l’assassin se trouvait encore parmi eux.
Peu de temps après, Christian, le président de la BMRA, arriva sur les lieux, et son apparition fit taire l’agitation ambiante. Son regard impénétrable et son attitude résolue imposèrent le silence alors qu’il ordonnait d’une voix ferme :
-
Trouvez l’assassin et éliminez-le, sans sommation. Personne ne doit en savoir davantage.
Puis, aussi rapidement qu’il était apparu, Christian repartit, laissant les agents reprendre leurs investigations.
William savait que n’importe qui au sein de la BMRA pouvait être le coupable. Solomon Crane s’était fait de nombreux ennemis, aussi bien parmi les scientifiques que parmi les variants et les humains. Il consigna ses réflexions dans sa tablette, notant le détail troublant de la désactivation sélective des caméras de surveillance. Ensuite, il se dirigea vers le bureau de Miss Lefer, spécialiste de l’analyse des données, pour discuter des prochaines étapes de l’enquête.
Miss Lefer était installée à son bureau, entourée de six écrans holographiques saturés de données à analyser. Une musique d’ambiance apaisante l’aidait à se concentrer.
Entendant du bruit, elle leva les yeux vers la porte. À la vue de son ancien amant, son visage se crispa. Que lui voulait-il encore ?
-
William, fit-elle, agacée. J’imagine que tu es venu me déranger parce que tu n’as aucune piste sur le meurtre du docteur Crane ?
-
Tu sembles déjà au courant, Yasmine…
-
Je serais une piètre responsable de l’information si ce n’était pas le cas…
-
Aurais-tu justement des informations à me communiquer pour l’enquête ?
-
Je l’aurais fait si j’en avais… Je suis occupée, William, alors si tu n’as rien d’autre à dire…
-
Où étais-tu à l’heure du crime ? coupa William.
-
Est-ce un interrogatoire ? Tu me soupçonnes d’avoir tué le docteur Crane ? Je te pensais plus perspicace, dit-elle avec une pointe d’ironie.
-
Réponds à ma question, Yasmine…
Yasmine se leva de son bureau et s’approcha de lui, les bras croisés et le regard perçant.
-
Très bien, jouons cartes sur table, mon chéri…
-
Ne m’appelle pas comme ça ! Mais je préfère que tu sois honnête pour une fois !
-
Je l’ai toujours été, William. Quant à toi, j’ai mes doutes, répondit Yasmine avec irritation. Mais si cela peut me permettre de reprendre mon travail plus vite, soit ! Hier soir, je dînais au restaurant avec un homme.
-
Il me semble pourtant n’avoir rien précisé sur l’heure du crime…
-
Je ne suis pas idiote, William. S’il a été assassiné, c’est qu’il était seul, ou que l’assassin est particulièrement habile. D’après moi, cela a dû se produire autour de vingt-deux heures, au moment où le couvre-feu s’applique et que les caméras de son étage se sont arrêtées. Et tu sais bien que, grâce à notre statut au sein de la BMRA, nous pouvons nous déplacer à l’extérieur sans problème avec les autorités.
-
Effectivement… donc l’assassin est probablement l’un des nôtres. Et cet homme avec qui tu dînais, qui est-ce ?
-
Cette question n’a rien à voir avec ton enquête, je suppose ? Serais-tu jaloux, William ?
-
Pas du tout, répondit-il sèchement.
-
Puisque notre relation est terminée, je n’ai aucune raison de te le cacher. J’étais avec Stanley Miller, notre porte-parole, au Prime Meridian de l’hôtel Omni. Tu sais où c’est, n’est-ce pas ?
-
Pff ! Cette enflure courtise toutes les femmes qu’il peut trouver ! s’emporta William, trahissant une pointe de jalousie. Je suis étonné de toi, Yasmine !
-
Et alors ? Je suis une femme libre, William, que cela te plaise ou non. Je dîne et je fréquente qui je veux. Ne t’imagine pas que notre ancienne relation te donne le droit de contrôler ma vie ! D’ailleurs, demande-lui directement si tu ne me crois pas. D’autres questions ?
William se remémora de l'altercation entre Yasmine et Solomon Crane dans le centre de reconditionnement.
-
Tu semblais avoir beaucoup d'animosité avec Solomon Crane, pas vrai ?
-
Nous ne nous entendions pas, et son côté misogyne me répugnait, répondit Yasmine avec agacement. Mais on peut éprouver du mépris envers quelqu'un sans pour autant vouloir le supprimer, non ?
-
Et concernant ses activités ?
-
Je ne connaissais ses travaux que par les rapports hebdomadaires auxquels tu assistais aussi. C’était un homme très secret, et je n’avais aucune raison de le questionner sur ses recherches.
-
Et selon toi, qui aurait pu en vouloir à Crane au point de l’assassiner ? L’assassin n’a pas hésité à le tuer ici-même, au sein de l’agence !
-
Ici, nous sommes tous des cibles potentielles, William, autant pour des rebelles que pour des variants. Et Crane, ce bel enfoiré alcoolique, devait être une cible de choix…
-
Tu as raison, un vrai connard… mais de là à le tuer ! En tout cas, il est hors de question que cette histoire s’ébruite. La réputation de l’agence en prendrait un sacré coup.
-
Ça, c’est mon travail, William. Mais si tu veux mon avis, trente-six pour cent de la population de la Fédération Unie, considérée comme variants, pourrait vouloir sa peau, sans compter tous ces humains pacifistes opposés à nos idéaux. En somme, ça fait beaucoup de suspects… Quant à ceux présents ici, c’est à toi de les débusquer.
-
Bien. Je reviendrai si tu as de nouvelles informations… Je dois encore interroger plusieurs personnes.
-
Inutile de revenir pour me déranger. Je t’enverrai un message si j’ai quoi que ce soit d’utile pour ton enquête. Bonne journée, conclut-elle en retournant à son bureau, ignorant résolument William.
Après cet échange tendu, William quitta la pièce, laissant derrière lui une vague de nostalgie pour sa relation passée avec Yasmine. Leur liaison lui avait offert un semblant de normalité au cœur de sa vie tourmentée, lui permettant d'oublier quelque peu la perte de sa famille. Mais il savait aussi que Yasmine, indépendante et farouche, n’était pas femme à se laisser dominer. En dépit de son tempérament jaloux, William respectait son désir de liberté, bien qu’il ne puisse tolérer l’idée qu’elle s’intéresse à un autre homme – encore moins à Stanley Miller, réputé pour ses nombreuses conquêtes et son habileté à manipuler. La pensée de devoir rivaliser pour l’attention de Yasmine l’emplissait d’une rage sourde, prête à exploser.
Ravalant sa colère, William se recentra sur sa mission. Sans perdre de temps, il entreprit une série d’interrogatoires et se résolut à explorer chaque piste possible pour découvrir l’assassin du docteur Crane.

Sidonie

Aleksandr

Kahlan

HOPE

Hiro

Lydia
Année 2116 | 26 décembre, 11 h 15 – QG HOPE, Santa Monica, Los Angeles - Californie
Sidonie se tenait près de Kahlan, sa main serrant doucement la sienne, comme si ce contact fragile pouvait suffire à le ramener à elle. Chaque jour, elle priait en silence, attendant un signe, un miracle. Tobias, habituellement son intermédiaire pour communiquer avec Kahlan dans son coma, était absent. Jane, alertée par Lydia, avait exprimé ses inquiétudes quant aux dangers de ces échanges télépathiques pour la santé mentale de Sidonie. Déjà fragile, elle s’enfonçait dans un état préoccupant : elle négligeait ses besoins essentiels, ne mangeait presque plus, dormait à peine, vivant uniquement pour veiller sur Kahlan.
De son côté, Tobias avait réduit l’usage de son don, conscient des risques qu’une utilisation excessive faisait peser sur lui.
Depuis des semaines, Sidonie luttait pour tenir bon, mais ses forces l’abandonnaient peu à peu. Lydia, inquiète, lui répétait qu’elle devait se reposer, surtout en l’absence de Jane et de l’équipe. Mais ces appels à la raison n’avaient aucun effet. Pour Sidonie, rien d’autre n’avait d’importance : Kahlan était tout son univers. Elle restait hantée par les récits de son double d’une autre réalité, où Kahlan avait péri. L’idée qu’un tel drame pût se reproduire ici la terrifiait et nourrissait une angoisse qu’elle ne parvenait plus à maîtriser.
Un jour, Lydia lui proposa de prendre le relais auprès de Kahlan pour qu’elle puisse dormir, mais Sidonie refusa catégoriquement. Elle répétait qu’elle devait rester à ses côtés, coûte que coûte, même si cela mettait sa propre santé en danger. Seules les interruptions des robots-assistants médicaux, chargés des soins de Kahlan, la tiraient de son silence.
Le bruit monotone des machines médicales rythmait les heures, implacable. Parfois, Sidonie murmurait doucement à l’oreille de Kahlan, espérant que ses mots parviennent jusqu’à lui, quelque part dans les limbes où il semblait prisonnier. Mais il restait immobile, ses traits paisibles figés dans un sommeil profond. Alors qu’elle commençait à somnoler, une main se posa sur son épaule.
-
Sidonie ?
Elle sursauta légèrement avant de tourner la tête.
-
Aleksandr… Je ne t'ai pas entendu entrer, murmura-t-elle.
-
Tu devrais te reposer, dit-il en lui tendant un verre d'eau.
Elle hésita un instant, puis le prit, ses doigts tremblants autour du verre. Aleksandr s’approcha du lit, observant Kahlan avec son habituel calme imperturbable.
-
Je ne peux pas le laisser seul, souffla-t-elle. Et s’il se réveillait… ou s’il…
Elle s’interrompit, incapable de prononcer le mot.
-
Laisse quelqu’un d’autre veiller, répondit Aleksandr d’un ton neutre.
-
Non, protesta Sidonie. Je dois être là, qu’il se réveille ou que…
Sa voix se brisa. Aleksandr resta silencieux un moment, puis déclara :
-
Les Russes sont forts. Kahlan ne mourra pas.
Sidonie connaissait les origines de Kahlan, même s'il avait soigneusement de faire référence à sa famille expatriée venue vivre en Fédération pour connaître la paix et l'abondance. Elle était d'accord avec Aleksandr sur l'opiniâtreté des russes.
Un sourire furtif apparut sur les lèvres pâles de Sidonie. Bien qu’elle n’en fût pas convaincue, les mots d’Aleksandr lui apportèrent une maigre consolation.
-
C’est de ma faute, reprit-elle, sa voix tremblante. Il n’aurait jamais été capturé, jamais sombré dans cet état, si je n’avais pas quitté cette réalité. Parfois, j’ai l’impression de chercher quelque chose d’impossible, quelque chose qui n’existe pas.
Aleksandr, fidèle à lui-même, resta impassible. La philosophie et les regrets n’étaient pas son domaine.
-
Te blâmer ne changera rien, dit-il simplement. Tu dois te reposer pour l’aider.
La patience de Sidonie céda brusquement.
-
Combien de fois vais-je devoir le répéter ?! JE dois rester avec lui, Aleksandr, que cela te plaise ou non !
Sa voix résonna dans la pièce, emplie de colère et de désespoir. Aleksandr resta imperturbable, son regard ancré dans le sien. Après un instant, Sidonie se sentit coupable de s’être emportée.
-
Je suis désolée… souffla-t-elle. Je n’aurais pas dû m’énerver.
-
Tu dois rester forte, répondit-il, avec une fermeté tranquille. Je vais te chercher de quoi manger.
-
Merci, mais je ne peux rien avaler, murmura-t-elle.
Il fronça légèrement les sourcils.
-
Ne m’oblige pas à te forcer, Sidonie. Lydia et HOPE te surveillent. Elles sont inquiètes pour toi.
Elle baissa les yeux, abattue mais consciente qu’il avait raison. Après une pause, elle hocha la tête.
-
Merci, Aleksandr. As-tu des nouvelles du groupe parti au site Mu ?
-
Pas encore, répondit-il en se dirigeant vers la cuisine. Je vais t’apporter à manger, puis je retournerai finaliser Héliosis 2.
Il avait dit cela avec une lueur d’ambition dans les yeux. Sidonie le suivit du regard tandis qu’il s’éloignait, laissant derrière lui une étrange impression de force tranquille.
Elle se tourna à nouveau vers Kahlan, son cœur serré mais animé d’une détermination renouvelée. Quoi qu’il advînt, elle tiendrait bon.
Une demi-heure plus tard, Aleksandr remonta un lit sur roulettes depuis la cave. Pourtant, malgré ses efforts, Sidonie refusa toujours de se reposer, répétant qu’elle ne fermerait pas l’œil tant que Kahlan ne serait pas hors de danger. Elle adressa néanmoins un mot de gratitude à Aleksandr pour son geste.
Pour des raisons de sécurité, Kahlan avait été entravé à son lit. La crainte qu’il ne succombe à la folie, conséquence des sévices infligés par la BMRA, pesait lourdement sur ses proches. Sous le drap blanc qui le couvrait, il ne portait qu’une simple blouse médicale.
Sidonie posa son regard sur son corps amaigri, ses muscles affaiblis par les privations, et les cicatrices qui parsemaient sa peau comme autant de souvenirs de douleur. Elle tendit une main tremblante pour effleurer ces marques, des larmes coulant silencieusement le long de ses joues. La culpabilité l’envahissait, chaque cicatrice semblant lui reprocher son absence, ses choix.
Aleksandr, observant la scène à quelques pas, sentit l’émotion l’étreindre malgré lui. Peu habitué aux effusions de sentiments, il hésita à poser une main réconfortante sur l’épaule de Sidonie. Finalement, il décida de respecter son chagrin et préféra s’éclipser discrètement. Avant de partir, il informa Lydia de l’état de Sidonie, décrivant avec une inquiétude retenue son affaiblissement progressif et sa descente apparente dans la dépression.
Sidonie, à bout de forces et consumée par la douleur, finit par s’assoupir. Elle s’effondra doucement sur le bord du lit, sa tête reposant contre l’épaule de Kahlan. Dans son sommeil, elle retrouva cette impression de paix et de sécurité qu’elle ressentait autrefois, blottie dans les bras de son amant.
***
Dans le même temps, Lydia, prévenue par Aleksandr de l’état de Sidonie, demanda à HOPE de lui montrer la salle Enigma où se trouvaient le couple et le mercenaire. Grâce aux caméras de surveillance, elle observa Sidonie allongée sur le lit d’appoint, visiblement endormie. Rassurée pour l’instant, le médecin reporta son attention sur ses travaux. Elle corrigea et finalisa plusieurs études critiques sur la BMRA, qu’Aleksandr devait bientôt diffuser sur le deepweb. Ces thèses, accueillies avec enthousiasme par les cercles clandestins, élargissaient peu à peu l’impact de leur mouvement de déstabilisation.
Cependant, Jane voyait plus loin qu’une simple guerre d’informations. Pour elle, il ne suffisait pas de semer des doutes dans l’ombre ; il fallait frapper fort, marquer les consciences et provoquer un véritable bouleversement, même au-delà des frontières de la Fédération Unie.
Alors que Lydia réfléchissait à ces implications, quelqu’un frappa à la porte. Elle alla ouvrir et découvrit Hiro, visiblement de mauvaise humeur.
-
Bonjour, Hiro. Comment vas-tu ? demanda-t-elle en esquissant un sourire fatigué.
-
Bonjour, Lydia. Je vais bien… enfin, pas vraiment, répondit-il en entrant. Je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas été choisi pour partir au site Mu avec les autres.
Lydia soupira, se frottant les yeux.
-
Hiro, tu sais que c’est Jane qui prend ces décisions. Elle fait ses choix en fonction des besoins de l’équipe et des risques. Tu ne devrais pas être trop dur envers toi-même ou les autres.
-
Ouais, je sais… Mais j’aurais voulu revoir Walter et me rendre utile, au lieu de tourner en rond ici, les bras croisés. Avec tout ce qui se passe dehors, j’ai un mauvais pressentiment.
-
Je ressens la même chose, avoua Lydia, pensive. Je pense souvent à ma famille… Aleksandr les a mis en sécurité, quelque part, mais il refuse de me dire où.
-
Tu as réussi à leur parler ? demanda Hiro, sincèrement concerné.
-
Oui, répondit-elle avec un léger sourire. C’est difficile de ne pas les voir, mais au moins, je sais qu’ils sont en vie. Quant à toi, Hiro, je suis certaine que Jane a ses raisons et qu’elle fait de son mieux pour éviter une catastrophe.
-
Je n’en doute pas, mais…
-
Dis-moi ce qui te tracasse, l’encouragea Lydia.
Hiro hésita un instant avant de répondre, les yeux baissés.
-
Depuis que Walter a disparu dans ces maudits égouts, j’ai l’impression que tout ce qui me motivait a disparu avec lui.
Lydia resta silencieuse un moment, réfléchissant à ses mots.
-
C’est une réaction normale, Hiro. Mais ne te blâme pas pour sa disparition. Nous étions attaqués, perdus dans ces égouts infestés de créatures. Parfois, les choses échappent à notre contrôle.
-
Alors à quoi on sert, Lydia ? demanda-t-il, la voix tremblante.
La question frappa Lydia comme un coup de poignard. Elle prit une profonde inspiration avant de répondre.
-
Avant, à l’hôpital, je combattais la mort chaque jour, en usant de la médecine et, parfois, de mon don, toujours en secret. Mais j’ai fini par comprendre que je me trompais.
-
Pourquoi ? s’étonna Hiro.
-
Parce que la mort fait partie de la vie, expliqua-t-elle doucement. Il faut apprendre à vivre avec, même si c’est difficile. Je ne dis pas ça pour être fataliste, mais réaliste. Je me suis rendu compte que je ne pourrais jamais sauver tout le monde, malgré mes efforts.
-
Oui, je comprends, murmura Hiro, pensif.
-
Alors, sois indulgent avec toi-même, ajouta-t-elle. Tu ne peux pas affronter le monde entier sans en payer le prix.
Hiro hocha la tête et, visiblement apaisé par ses paroles, alla s’asseoir sur un divan. Lydia le suivit et s’installa à ses côtés, prenant quelques notes dans son carnet. Le jeune homme tendit une main hésitante vers celle de Lydia, qui, surprise, le laissa faire.
-
Hiro, je… hésita-t-elle.
-
Ça te gêne ? demanda-t-il, incertain.
-
Non, mais… Je ne pense pas que ce soit approprié, surtout dans ce contexte, répondit-elle calmement.
-
Tu as peur de ce que dirait Jane ?
-
Pas vraiment. Mais je pense que ce n’est pas le bon moment.
Hiro détourna les yeux, visiblement embarrassé.
-
Je ne sais pas comment te remercier pour tout ce que tu fais pour moi. J’ai peur d’être maladroit…
Lydia serra doucement sa main, une compassion sincère émanant d’elle. Hiro, troublé par ce geste, sentit ses joues rougir. Alors qu’il s’apprêtait à approcher son visage du sien, Lydia posa une main ferme sur son épaule pour l’arrêter.
-
Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il, inquiet.
-
Non, Hiro, au contraire, répondit-elle avec un sourire doux, mais ferme.
Hiro ne pouvait se résoudre à lui avouer qu’elle occupait de plus en plus ses pensées, malgré le contexte tendu. En temps de guerre, un soldat se devait de rester concentré. Ce n’était pas exactement de l’amour, mais un désir grandissant de mieux la connaître avait peu à peu pris place dans son esprit, surtout depuis qu’Hannah avait mal vécu le rejet de Lucas. Après un long moment de réflexion, il décida de montrer sa sincérité sans prononcer un mot.
Doucement, il s’approcha et déposa un baiser sur la joue de Lydia. Figée, elle ne s’attendait pas à ce geste d’affection venant de son patient, voire de son ami. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser que des sentiments naissants animaient Hiro, nourris par leurs échanges au cours des séances, où ils se confiaient mutuellement pour instaurer une confiance réciproque. Touchée, Lydia voulut lui témoigner de la bienveillance en retour. Mais avant qu’elle ne puisse dire ou faire quoi que ce soit, Hiro se leva brusquement.
-
Hiro, pourquoi tu pars ? demanda-t-elle, intriguée.
-
Je n’aurais pas dû faire ça. Tu es occupée avec Sidonie, Kahlan, et puis tes recherches…
-
C’est vrai, admit-elle calmement, mais cela ne nous empêche pas de discuter, de nous connaître davantage, sans brûler les étapes. Tu ne crois pas ?
Hiro hésita avant de répondre, baissant légèrement la tête.
-
Oui, tu as raison. J’ai été trop rapide, et je comprends ta réaction. À force, je m’y habitue… Ça fait partie de mon palmarès, d’être rejeté par les femmes, dit-il en passant nerveusement une main sur sa nuque.
Lydia observa le jeune homme, réfléchissant aux questions qu’elle se posait depuis leur première rencontre.
-
Je suppose que tu dissimules ta véritable apparence, n’est-ce pas ? finit-elle par demander.
-
Seule Jane la connaît, répondit-il honnêtement en haussant les épaules. Je me sens moi-même sous ces traits, mais chaque fois que je dois adopter une autre apparence, j’ai l’impression de me perdre. C’est étrange, mais ce n’est pas mon principal problème en ce moment.
-
Alors, parle-moi.
-
Depuis que la deuxième Sidonie nous a dit que j’étais probablement mort dans l’autre réalité, et que dans la nôtre c’est Walter qui s’est sacrifié, je me sens mal.
-
Tu souffres certainement de ce qu’on appelle la culpabilité du survivant, Hiro. Mais tu dois comprendre que tu n’es pas responsable de tout, et encore moins des événements survenus dans des réalités alternatives.
Hiro détourna le regard, incapable d’accepter ces mots. Le silence s’installa, lourd et pesant. Il regrettait de ne pas être parti avec Jane pour retrouver Walter et s’assurer de son bien-être. Lydia reprit doucement :
-
Tu me parlais de tes ressentis à propos du rejet des femmes, notamment avec Hannah. Quels sont vos rapports, maintenant ?
-
On est amis, c’est tout. Au début, j’ai tenté de flirter avec elle, mais j’ai vite compris qu’Hannah préfère les relations… compliquées. J’ai beau paraître sûr de moi, au fond, je doute constamment. Aujourd’hui, je vois bien qu’elle est très affectée par le rejet de Lucas. Sérieusement, qu’est-ce qu’elle lui trouve à ce type ?! lança-t-il avec une pointe d’agacement.
-
Tu ressens une certaine animosité envers Lucas, non ? demanda Lydia, intriguée par son ton.
-
C’est un petit con ! s’emporta Hiro. Je n’ai pas aimé la façon dont il a traité Hannah et Sidonie après qu’on a découvert la trahison de Sarah. Si ce gars continue à foutre le bordel avec les filles, il aura affaire à moi !
-
Hiro, tu ne peux pas te charger des histoires entre Hannah et Lucas. Elle est assez grande pour faire ses propres choix, et tu ne peux pas la protéger de tout. Concentre-toi sur toi-même. Quant à Lucas, essaye d’être un peu plus indulgent. Il n’a pas mauvais fond, crois-moi.
-
Ah oui ? Sérieusement, j’en doute ! Ce gars vit dans un monde aussi dangereux que le nôtre et tout ce qui l’intéresse, c’est de rencontrer son fichu prince charmant ! Heureusement que Jane est là pour nous remettre dans le droit chemin. Et toi, Lydia, tu es indispensable à ce groupe.
-
Aider les autres fait partie de qui je suis, répondit-elle avec un sourire sincère. Aujourd’hui, je me bats pour vous protéger et lutter contre l’agence à ma façon.
-
Je suis content que tu sois avec nous, se contenta de répondre Hiro avant de se diriger vers la porte.
-
Attends…
Lydia se leva précipitamment, se plaçant devant Hiro avant qu’il ne franchisse la porte. Debout face à lui, elle posa ses mains sur ses bras avec douceur, son regard empli de compassion. Bien que le médecin ait des principes, elle ne pouvait ignorer qu’Hiro occupait une place plus importante dans ses pensées qu’un simple patient nécessitant des soins psychologiques.
Alors qu’elle hésitait, rougissante, à se rapprocher davantage, leur moment intime fut brutalement interrompu par HOPE. L’intelligence artificielle apparut à leurs côtés sous la forme d’un hologramme lumineux.
-
Je suis navrée de vous déranger, mais il y a un problème. Rejoignez Aleksandr dans le salon, je vous prie.
Sans attendre, Lydia et Hiro se précipitèrent vers la pièce de vie. Aleksandr, concentré, pianotait avec une dextérité incroyable sur son clavier holographique. HOPE projetait un écran au centre de la table, révélant une image du site Mu, situé à Golden Valley, Santa Clarita. Le lieu, immense, était plongé sous une épaisse couche de neige hivernale.
-
Que se passe-t-il, Aleksandr ? demanda Lydia, inquiète.
-
Der'mo ! HOPE, je n’arrive pas à accéder à leur interface ! Tout est brouillé, je ne comprends pas !
L'intelligence artificielle prit la parole d'un ton mécanique mais ferme :
-
Le code source du site Mu est protégé par plusieurs pares-feux. Je peux les traverser, mais cela prendra du temps. Quelqu’un a ajouté une sécurité supplémentaire.
-
Qu’est-ce que cela signifie ?! insista Lydia, son angoisse montant d’un cran.
Aleksandr se redressa légèrement, le visage fermé.
-
Hannah a envoyé un code de détresse. Ils ont trouvé du sang, mais aucun signe de vie à l’intérieur du complexe. La cheffe ne répond plus. Et d’après son message, ils seraient accompagnés de Tristan Harker, alias Finn. Ce type est un dur à cuire, si la moitié des rumeurs sur lui sont vraies. Mais tout ça… ça ne sent pas bon. Je pense que le site Mu a subi le même sort qu’Epsilon.
Le visage de Lydia blêmit en un instant, envahi par les souvenirs douloureux des égouts.
-
Oh mon dieu, s’exclama Lydia, assaillie par la peur en repensant au traumatisme vécu dans les égouts plusieurs semaines auparavant.
-
On ne peut pas les aider ?! intervint Hiro, la voix chargée de préoccupation.
-
Il vous faudrait au moins quarante minutes pour rejoindre Santa Clarita, répondit HOPE. Et selon mes données, une violente tempête de neige se dirige vers le site. Vous risquez d’être bloqués sur place ou de mourir de froid. De plus, la région est sous haute surveillance, et Héliosis 2 n’est pas encore opérationnel. Vos dons ne suffiront pas à affronter à la fois les infectés et les patrouilleurs.
-
Il n’y a vraiment rien que nous puissions faire, Aleksandr ? reprit Lydia, tentant de reprendre son calme. Nous pourrions contacter d'autres sections environnantes pour envoyer des renforts ?
-
J'ai envoyé des alertes aux autres sections les plus proches, et aucune n'a répondu, indiqua HOPE.
Lydia et Hiro se regardèrent un instant, conscients que les sections du Projet HOPE ne semblaient plus aussi soudées qu'auparavant, conséquence de la trahison de Sarah.
Aleksandr tenta quelque chose.
-
J’essaie de récupérer des plans pour les guider à distance, mais le problème vient du code source. Seul un responsable de section peut le modifier ou le verrouiller. Et je sais que le site Mu utilise des méthodes plus brutales que nous. La responsable, Yrsa Delacroix, n’est pas connue pour sa clémence.
-
Jane avait-elle prévu un plan, HOPE ? demanda Lydia en se tournant vers l’hologramme.
-
C'est toi, Lydia, qui superviseras le site Alpha jusqu’à leur retour. Sidonie n’est pas en état d’assurer cette tâche, à en juger par son état actuel.
-
Ça, c’est vrai, marmonna Aleksandr en continuant de pianoter. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Je vais casser ces pares-feux, peu importe le temps que ça prendra.
-
Tu crois pouvoir y arriver ? demanda Hiro, impressionné par la détermination du néo-russe.
-
J’ai co-écrit une partie de ces protocoles avec d’autres informaticiens. Ça me prendra du temps, mais je vais y arriver. Le vrai défi, ce sont toutes les redirections qui nous éjectent du système dès qu’on touche à une donnée sensible.
-
Chargement en cours, intervint HOPE. Je tente un nouveau code de piratage.
-
Faites au mieux, Aleksandr, murmura Lydia, sa voix tremblante d’inquiétude. J’espère qu’il ne leur arrivera rien.
Un silence lourd s’installa dans la pièce. Personne n’osait rappeler les horreurs des égouts ni le fait qu’il n’existait toujours aucun vaccin contre ce virus dévastateur pour les variants. Chacun était habité par une seule pensée : revoir Jane, Lucas, Tobias, Hannah et Walter sains et saufs.
Soudain, un nouveau message d’Hannah parvint à HOPE.
-
Ils ont trouvé Walter ! s’exclama l’intelligence artificielle.
Lydia et Hiro échangèrent un regard, un espoir naissant dans leurs yeux. Pourtant, la tension restait palpable : le dernier message d’Hannah faisait état d’une fuite massive à l’intérieur du complexe.
-
Montre-moi leurs pulsations cardiaques, ordonna Aleksandr.
Les données apparurent sur l’écran. Leurs rythmes cardiaques s’affolaient, y compris celui de Jane. Une autre information surgit alors sur l’hologramme : la fiche de Tristan Harker.
Aleksandr fronça les sourcils en parcourant les données.
-
On dirait que ce type va leur donner du fil à retordre…

Tristan Harker, alias Finn, sexe masculin, né le 10/08/2081 (35 ans) à New York, Fédération Unie. Présent depuis 3 ans (Mu). Famille tuée. Activité : anciennement militaire au sein des forces spéciales, responsable des opérations armées et des interventions du site Mu (HOPE) situé à Santa Clarita. Description : cheveux courts et rasés sur les côtés du crâne, barbe et cheveux teints en blanc cendré, yeux tatoués couleur émeraude, 1 m 90, 91 kg. Aptitudes : l'entraînement militaire de Tristan lui permet de jouir d'aptitudes au combat extraordinaires. Dépourvu de mutation biologique, il peut aisément tromper les détecteurs anti-variants. Intérêt pour la BMRA : très élevé.
***
Sidonie continuait de dormir sans savoir que ses camarades faisaient face à un danger mortel sur le site Mu. Son sommeil ne lui apportait ni réconfort ni quiétude ; elle était piégée dans les profondeurs de son inconscient, un lieu gris, vide, sans échappatoire. Le désespoir y régnait en maître.
Kahlan ouvrit lentement les yeux, aussitôt agressé par une lumière vive qui perçait au-dessus de lui. Après des jours dans l'obscurité oppressante de sa cellule, ses yeux s’étaient habitués aux ténèbres, au point qu’elles en étaient devenues presque rassurantes. Instinctivement, il referma ses paupières avec force, cherchant à échapper à cette clarté hostile. Une douleur sourde s’éveilla dans son corps engourdi, ajoutant à la confusion de son esprit.
Sa respiration s’accéléra, envahie par une peur glaciale, semblable au froid ambiant de la pièce. Kahlan, luttant pour s’habituer à cette lumière impitoyable, plissa les yeux à plusieurs reprises jusqu’à ce que sa vision s’ajuste. Il tourna doucement la tête sur le côté.
Il n’en crut pas ses yeux. Elle était là, blottie contre lui, dormant paisiblement. Combien de fois avait-il rêvé de ce moment, espéré son retour, imaginé la retrouver près de lui, en sécurité ? Mais très vite, le doute s’installa. Était-ce vraiment elle ? Était-ce Sidonie ? Ou était-ce une nouvelle illusion, un autre tourment mental, peut-être une torture télépathique destinée à le briser davantage ?
Terrifié à l’idée que ce ne soit qu’une chimère, il resta figé, incapable de bouger.
Au bout d’un moment, la douleur lancinante de la perfusion dans le creux de son bras attira son attention. Un tube le reliait à une machine qui maintenait son corps hydraté. Lentement, il tenta de lever la main pour arracher l’aiguille, mais ses bras refusèrent de lui obéir. Sa bouche, desséchée et contractée, ne pouvait former aucun mot. Frustré, il poussa un râle presque inaudible, suivi d’un autre. Ce fut tout ce qu’il put faire pour signaler sa présence.
Un son guttural, faible et étouffé, s’échappa de ses lèvres. Pourtant, Sidonie, profondément endormie, ne réagit pas. Malgré cela, une étrange sérénité l’envahit en sentant la main de la jeune femme posée sur son torse. Il réalisa qu’il ne rêvait pas : elle était là, vraiment là.
Il resta ainsi de longues minutes, son regard détaillant chaque trait de son visage endormi, chaque ondulation de ses cheveux roux. Mais son cœur était tiraillé. Entre soulagement et rancune. Elle était saine et sauve, mais les souvenirs de son abandon le submergeaient. Elle l’avait laissé, seul, dans cet enfer.
Alors qu’il bougeait légèrement, la jeune femme ouvrit les yeux, lourds de fatigue. Son regard croisa le sien. Elle sursauta en réalisant qu’il était réveillé.
-
Kahlan ! murmura-t-elle, ébranlée.

Jane

Tristan

Lucas

Hannah

Tobias
Année 2117 | 29 Décembre, 05h10 – Hauteurs de Santa Clarita - Californie
Deux heures après leur fuite du site Mu, entièrement détruit par l’explosion, Tristan peinait à manœuvrer le véhicule, qui s’enlisait fréquemment dans la neige sur Sierra Highway. La nuit régnait, sombre et oppressante. Les éclairages publics étaient rares dans ces zones désertes où peu osaient s’aventurer après le coucher du soleil, surtout avec le couvre-feu nocturne en vigueur. Les routes autour de Golden Valley étaient particulièrement périlleuses à cause de la tempête hivernale qui balayait la côte ouest de la Fédération Unie, causant des dégâts matériels importants et plusieurs accidents mortels dus à la chute d’arbres.
Tous les occupants du véhicule étaient tendus, hantés par la crainte d’une interception par la BMRA ou la police, alertées par le sinistre. L’intérieur du fourgon, dépourvu de chauffage, rendait la traversée encore plus pénible, les exposant aux températures glaciales. Tobias et Hannah s’étaient blottis contre Lucas pour se réchauffer, tandis que Jane et Tristan occupaient l’habitacle avant.
Jane restait muette depuis leur départ. L’épuisement et le doute l’accablaient, et son silence pesait lourdement. Tristan, conscient de son état, n’osa rien dire. Cependant, en un instant fugace, la lumière bleutée du tableau de bord révéla une larme roulant sur la joue de Jane. Était-ce de la douleur ? De la colère ? L’ancien militaire détourna le regard, troublé. La vision le ramenait au souvenir de son épouse, Maggy, emmenée pour être exécutée par la milice de l’agence. Pleurer ou crier n’avait rien changé à son calvaire. Aujourd’hui, cette douleur s’était transformée en rage silencieuse.
Le véhicule ralentit encore davantage, car le moteur n'arrivait plus à fonctionner correctement. La route, glissante et bordée de ravins, exigeait une vigilance extrême. Tristan finit par garer le fourgon sur l’accotement, derrière une rangée d’arbres enneigés offrant une couverture naturelle. Il éteignit aussitôt toutes les lumières pour ne pas attirer l’attention des secours ou des forces de l’ordre se dirigeant vers Golden Valley. L’accident, interprété comme un attentat fomenté par des variants, provoquait déjà un embouteillage massif. Les journalistes affluaient, augmentant le risque de contrôle et d’arrestation.
Dans l’obscurité oppressante, le ciel était dépourvu d’étoiles, et la lune absente. Au loin, une lumière rougeoyante accompagnée d’un épais halo de fumée trahissait l’ampleur du désastre laissé par l’explosion.
Chaque bruit devenait une menace. Quelques minutes plus tard, des fourgons de la BMRA passèrent à vive allure non loin d’eux. Tristan retint son souffle, préférant attendre encore avant de remettre le moteur en marche.
-
Putain de bordel… marmonna-t-il, frustré.
-
Qu’est-ce qui se passe ? demanda Jane, tirée de sa léthargie.
-
Notre véhicule n'arrive pas à braver la neige, et si on reste trop longtemps ici, ils risquent de nous repérer. Ils ont des détecteurs thermiques et vont probablement traquer d’éventuelles créatures survivantes. Et ça, bien sûr, nous inclut. Vous imaginez ce qui arriverait si leurs expériences atteignaient la ville ?
-
Ce serait une catastrophe. Mais à ce stade, notre priorité est de quitter cet endroit en un seul morceau.
-
Ils vont boucler la zone. Si la BMRA nous trouve, je doute pouvoir les affronter seul, surtout avec les “gosses” à l’arrière. Et comme si ça ne suffisait pas, on risque de crever de froid ou de finir dans un ravin à cause du verglas, soupira Tristan.
-
Vous deviez prendre le contrôle de ma section, alors prenez des décisions, Tristan, lança Jane avec cynisme.
-
Rancunière, hein ? Ça, c’était avant que cette folle d’Yrsa veuille tous nous buter.
-
Vous ne connaissiez pas Yrsa Delacroix, rétorqua Jane d'un ton ferme. Ce qu’elle a fait est impardonnable, mais je vous demande de respecter sa mémoire. Vous avez peut-être assouvi votre vengeance en l’éliminant, mais j’aurais préféré avoir des réponses avant cela. Une chose est sûre : cette histoire est loin d’être terminée, et notre combat prend une nouvelle tournure. J’ai été trop passive. Je l’admets. Mais maintenant, chaque décision sera cruciale. Pour l’heure, nous devons penser à notre survie. Une quarantaine stricte sera instaurée dès notre arrivée. Nous ne savons rien de ce virus, et je ne tolérerai aucun compromis.
-
Et les autres à l’arrière ? demanda Tristan en désignant le reste de groupe dans le fourgon d’un signe de tête.
-
Nous serons tous soumis aux mêmes règles, sans exception. Si l’un d’eux tente de fuir, je vous autorise à le neutraliser.
-
Avec plaisir.
L’ancien militaire acquiesça. Habitué à suivre les ordres sans questionner, il savait mettre ses états d’âme de côté pour servir une cause. Pour lui, seule la destruction de la BMRA importait.
Jane profita de ce moment pour envoyer un message crypté à HOPE, déclenchant le protocole « Bellérophon », rarement utilisé depuis la création du Projet HOPE.
Après plusieurs minutes à guetter les environs, le silence et l’absence de véhicules leur permirent enfin de repartir. Jane, cependant, brisa cette trêve.
-
Tristan, vous continuez seul. Tentez de résoudre ce problème technique. Quant à moi, je vais rejoindre vos camarades.
-
Camarades, vous plaisantez ! Si ça tenait à moi, ces gosses retourneraient à l’école ou chez leurs parents.
-
Je me passe de vos commentaires. Je vous ai donné un ordre. Exécution.
***
À l’arrière du fourgon, personne n’avait prononcé le moindre mot depuis leur départ précipité. Seul le souffle rapide des occupants, le froid s’infiltrant à travers les interstices des portes, et les à-coups incessants de la route rompaient le silence pesant. Une faible lampe constituait leur unique source de lumière dans cet espace exigu, dépourvu de fenêtres donnant sur l’extérieur. Lucas, en proie à une douleur persistante irradiant de son bras gauche après l’utilisation excessive de son don, tentait de garder son calme. Malgré tout, il se sentait responsable de ses camarades, prêt à agir si nécessaire. Hannah et Tobias, eux, avaient sombré dans un sommeil agité.
Soudain, un mouvement sec secoua l’arrière du véhicule, probablement à cause d’un nid-de-poule. Le choc réveilla Tobias, qui se cogna la tête contre la paroi métallique. Heureusement, son bonnet amortit le coup. Hannah, emmitouflée dans sa veste, reposait toujours sa tête sur l’épaule droite de Lucas. Elle grelottait légèrement. L’arrêt brutal du véhicule éveilla l’inquiétude de Lucas. Le silence environnant, seulement perturbé par le hurlement du vent s’engouffrant à travers les fissures, accentuait son malaise.
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Fait chier, râla Tobias, visiblement nauséeux. Il agrippa la lampe pour s’assurer qu’elle ne s’éteigne pas. Lucas, comment va ton bras ? demanda-t-il.
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J’ai mal, mais ça ira. Et toi ?
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Encore en vie. Mais pas pour longtemps si on reste plantés là ! Ils foutent quoi ? On se gèle !
Lucas esquissa un sourire amer. Tobias, avec son franc-parler et son attitude désinvolte, restait fidèle à lui-même, malgré la situation. À l’inverse, Lucas, souvent plus réservé, avait toujours du mal à exprimer ce qu’il ressentait.
Tobias frotta ses mains violacées contre sa poitrine, tentant de se réchauffer. Il avait perdu ses gants lors de leur confrontation dans le hall de Golden Valley. Heureusement, son bandeau anti-télépathie était resté en place, lui évitant de ressentir les émotions exacerbées de ses camarades. L’atmosphère dans le fourgon était lourde, oppressante. Coupés de l’habitacle avant, les jeunes variants n’avaient d’autre choix que de patienter dans l’obscurité glaciale.
-
Comment va-t-elle ? demanda Tobias, jetant un coup d’œil vers Hannah.
-
Elle dort, répondit Lucas.
-
Toi aussi, tu devrais te reposer. J’ai pas envie que tu tombes à ton tour.
-
La douleur et le stress m’empêchent de fermer les yeux. Je dois vous protéger, au cas où les choses tourneraient mal.
-
Lucas, t’es pas invincible, fit remarquer Tobias avec un sourire en coin. J’admire ta détermination, en tout cas.
-
Merci. Ne t’en fais pas pour moi, répondit faiblement Lucas.
Hannah bougea légèrement, cherchant une position plus confortable.
-
Je me demande ce qui va nous arriver, murmura Lucas à haute voix, comme pour lui-même.
-
Entre ton ancêtre et l’autre psychopathe qui s’est incrusté, je me demande bien à quelle sauce on va se faire bouffer, répliqua Tobias avec une pointe d’ironie.
-
Tu es dur. Il nous a sauvés. Il n’était pas obligé de revenir nous chercher. Tout ce qui compte, c’est qu’on reste en vie. Et libres.
-
C’est vrai, admit Tobias, plus sérieux.
-
On est arrivés ? gémit Hannah, réveillée par les voix des garçons.
-
Pas encore, Hannah. Repose-toi, répondit Lucas avec douceur.
-
J’ai si froid, murmura-t-elle en se collant davantage à lui. Je ne sens plus mes mains…
Tobias les observa, incertain de la manière dont il devait réagir. Quand Hannah bougea, le bâton de Lucas chuta lourdement sur le sol de la camionnette, produisant un bruit sourd. Lucas tenta de se lever pour le ramasser, mais une douleur aiguë lui traversa le bras gauche, tordant ses traits de souffrance.
-
Laisse, je m’en occupe, dit Tobias en se levant pour récupérer l’objet. Il le tendit à Lucas, conscient que son ami était bien plus mal en point qu’il ne voulait l’admettre.
Tobias et Hannah échangèrent un regard inquiet. Lucas peinait à masquer sa douleur. Chacun redoutait que son état ne s’aggrave, craignant qu’il finisse par s’évanouir. Une pensée terrifiante traversa l’esprit de Tobias : Et si c’était le virus ? Non, pas lui !
Hannah, visiblement inquiète, agrippa le poignet de Lucas, qui serrait avec force le manche de son catalyseur. Leur angoisse collective fut soudain amplifiée par un bruit : la porte du fourgon s’ouvrait de l’extérieur. Tous se figèrent, prêts à réagir, bien qu’ils ne soient pas en état de se battre.
C’était Jane. Soulagés, ils la virent entrer à l’intérieur du véhicule. La cheffe du site Alpha s’installa face aux trois jeunes variants exténués. Sans un mot, elle toucha tour à tour les joues de Tobias, Lucas et Hannah pour vérifier s’ils avaient de la fièvre. Elle soupira, rassurée de ne sentir que leur froideur naturelle. Cependant, leurs corps tremblants et la buée qui s’échappait de leurs lèvres témoignaient de leur lutte contre le froid mordant.
La comtesse ordonna à son groupe de rester aussi silencieux que possible, redoutant qu’ils ne soient interceptés par les autorités. Jane fit un signe explicite à Tobias pour qu’il éteigne la lampe. Mais le jeune homme refusa catégoriquement, agrippant l’objet comme une bouée de sauvetage. L’idée de se retrouver plongé dans le noir le terrifiait au plus haut point.
Jane, agacée par son entêtement, s’approcha et lui arracha la lampe des mains, plongeant l’habitacle dans une obscurité totale. Un silence oppressant s’installa, seulement brisé par le ronronnement du moteur et la respiration saccadée de Tobias. L’obscurité semblait décupler son angoisse, et son corps, déjà meurtri par le froid, se mit à trembler violemment. Il tâtonnait frénétiquement les parois métalliques, cherchant un point d’ancrage, tandis que son cœur battait à tout rompre. C’était une lutte vaine contre cette peur viscérale, ancrée en lui depuis l’enfance.
Les gémissements étouffés de Tobias brisèrent le silence, forçant Jane à intervenir. Avec une fermeté mêlée de douceur, elle attira le jeune homme contre elle, guidant sa tête sur ses genoux. D’un geste sûr, elle lui retira son bandeau anti-télépathie et plaça sa main sur sa bouche pour contenir un éventuel cri.
-
Respirez, calmez-vous, Tobias. Vous n’êtes pas seul. Concentrez-vous sur moi, uniquement sur moi, murmura-t-elle d’une voix apaisante.
Le jeune homme resta figé, incapable de parler ou de bouger, ses poings crispés par la panique. Mais peu à peu, l’aura de calme émanant de Jane, renforcée par son empathie naturelle, se propagea en lui. Sa respiration, d’abord chaotique, se régularisa progressivement.
Hannah, émue par la détresse de son ami, s’approcha et prit ses mains glacées entre les siennes. Elle les serra doucement, offrant une présence rassurante. Tobias, bien que toujours secoué, trouva un maigre réconfort dans ce contact chaleureux.
Lucas, resté en retrait, observait la scène avec un mélange de tristesse et d’admiration. Il n’avait jamais réalisé à quel point la phobie de Tobias était ancrée en lui. Derrière son puissant don de télépathie, Tobias demeurait profondément humain, vulnérable face aux tourments de ses propres peurs et doutes.
Jane, voyant que le calme revenait, replaça délicatement le bandeau sur le front du jeune homme. Elle passa une main apaisante dans ses cheveux, murmurant des paroles rassurantes pour l’aider à retrouver un semblant de sérénité.
***
Tristan prit le volant peu après que Jane soit passée à l’arrière. Reprendre la route s’avéra délicat : les phares perçaient l’obscurité, augmentant le risque d’être repéré. La neige, la nuit noire, et la constante crainte d’un contrôle rendaient sa conduite hasardeuse. Pourtant, en tant que faussaire chevronné habitué aux missions risquées avec des variants, Tristan savait que la moindre erreur pourrait leur coûter la vie.
La route sinueuse était bordée d’arbres morts, figés par le froid glacial. Le paysage, plongé dans une obscurité totale, était à peine éclairé par les premières lueurs de l’aube. Rouler durant le couvre-feu, instauré de 22h à 6h, était une prise de risque immense, surtout en ces temps de surveillance accrue. Tristan conduisit prudemment pendant une trentaine de minutes avant de rejoindre la Sierra Highway.
-
Merde ! lâcha-t-il en apercevant une voiture de police à l’arrêt, gyrophares allumés.
Leur véhicule venait d’être repéré. Tristan savait qu’il ne pouvait pas tenter de semer les forces de l’ordre sans provoquer un accident ou une poursuite désastreuse. Il immobilisa le fourgon sur le bas-côté, retira calmement ses lunettes et jeta un œil aux documents falsifiés générés par HOPE. Heureusement pour lui, ces papiers confirmaient son identité en tant qu’humain, rendant improbable une suspicion de collaboration avec des variants.
Tristan coupa le moteur et posa ses mains bien en évidence sur le volant, attendant que le policier arrive. Lorsque l’agent s’approcha, une lampe torche à la main, il baissa la vitre, affichant un visage fatigué mais courtois.
-
Bonjour. Contrôle d’identité, s’il vous plaît.
-
Tenez, monsieur.
Tristan présenta son poignet gauche pour le scan, adoptant un léger accent afro-américain dans sa voix.
L’agent scanna son identité. Sur son petit écran apparut un profil irréprochable : Tristan Greeves, né le 5 janvier 2081 à Los Angeles. Aucun mandat ou avis de recherche ne figurait dans la base de données. Satisfait, le policier lui rendit ses documents. Cependant, son regard se durcit en consultant les informations du véhicule : celui-ci n’était pas enregistré au nom de Tristan, éveillant immédiatement sa méfiance.
-
Que faites-vous ici à une heure aussi matinale, monsieur Greeves ? Vous savez que le couvre-feu est en vigueur jusqu’à six heures.
-
Oui, monsieur, je suis conscient d’enfreindre la loi, répondit Tristan avec assurance. Mais je dois me rendre d’urgence en ville. Un ami a attrapé une grippe sévère, et il ne me reste plus de remèdes pour l’aider.
-
D’où venez-vous ? demanda le policier, peu convaincu.
-
De Canyon Country, au nord. J’ai voulu prendre Golden Valley Road, mais j’ai rencontré des soucis en chemin. J’espérais arriver à Santa Clarita sans être arrêté. Je reconnais mon erreur.
Le policier plissa les yeux, visiblement sceptique.
-
Je vais devoir vous soumettre à un test ADN rapide. Votre histoire me semble suspecte.
-
Je vous dis la vérité, monsieur, insista Tristan, gardant un ton calme.
-
Acceptez-vous ce test ?
-
Y suis-je obligé ?
-
Non. Mais si vous refusez, je vous arrête, prévint le policier.
-
Très bien, faites votre test. Je n’ai rien à cacher. Je suis prêt à payer une amende si nécessaire.
Tristan masqua son appréhension derrière une façade imperturbable. Même s'il ne possédait aucune mutation génétique, il savait que ces contrôles ADN avaient récemment été renforcés dans les zones sous contrôle de la BMRA. Le policier sortit un dispositif portable et piqua légèrement le bout de son index. Tristan ressentit une douleur fugace, semblable à celle d’un test de glycémie.
Le scanner s’illumina en vert : humain. Tristan souffla intérieurement de soulagement.
-
Puis-je partir maintenant ? demanda-t-il, feignant une impatience polie.
-
Pas encore. Qu’est-ce que vous transportez dans ce fourgon ? Je veux voir son contenu.
-
Juste des outils et du matériel. Je travaille dans la maintenance.
-
Vous refusez de coopérer ? menaça l’agent.
-
Non, non. Je vais ouvrir… mais…
-
Dépêchez-vous.
Le cœur battant, Tristan savait qu’il était dans une impasse. S’opposer à l’agent risquait d’aggraver la situation, d’autant que chaque mouvement était probablement filmé par la caméra embarquée de la voiture de police. Il devait réfléchir vite.
D’un geste discret, il activa le verrouillage des portes arrière du fourgon, espérant gagner du temps. Puis, enfilant rapidement sa veste, son bonnet et ses gants, il se prépara à sortir, le visage parfaitement impassible.
Une fois dehors, Tristan posa discrètement sa main sur la carlingue en métal, espérant alerter les variants à l’intérieur. Ce geste, bien que risqué, était leur seul moyen de comprendre qu’un problème se présentait sans attirer l’attention du policier. Il savait que, si la supercherie venait à être découverte, leur situation deviendrait rapidement incontrôlable.
-
Pourquoi traînez-vous ? Ouvrez cette porte ! ordonna l’agent de police d’un ton ferme.
-
Je crois que j’ai oublié d’actionner le verrouillage, monsieur, répondit Tristan avec une pointe de nervosité.
-
Restez où vous êtes. Je vais m’en charger. Gardez vos mains bien en vue et ne faites aucun geste.
Le policier se dirigea vers le tableau de bord pour examiner les commandes. Profitant de cet instant, Tristan murmura à travers une minuscule ouverture : "cop"*. Le mot était un signal clair, mais il n’obtint aucune réponse. Les variants étaient silencieux, prêts à improviser en cas de confrontation.
Un déclic résonna : la porte arrière était déverrouillée. L’agent revint vers Tristan, prêt à inspecter le contenu du véhicule.
Il ouvrit les portes du fourgon et brandit sa torche en direction de l'intérieur. Tristan s'attendait à trouver les quatre variants, mais ses yeux n'arrivaient pas à croire ce qu'il voyait : seulement des caisses et des affaires. Le policier voulut inspecter davantage le véhicule, mais il fut soudainement empêché par sa radio.
-
Appel à toutes les unités : intervention requise à Golden Valley.
-
Agent Roswell ici. Bien reçu, je suis dans les environs, j’arrive immédiatement. Terminé.
À ces mots, Tristan retint un soupir de soulagement. L’urgence détourna l’attention du policier, qui se hâta de conclure.
-
Je dois partir. Voici un certificat temporaire de contrôle d’ADN négatif. Montrez-le si mes collègues ou la milice de la BMRA vous arrêtent à nouveau. Vous recevrez une amende pour non-respect du couvre-feu.
-
Je peux la payer tout de suite si vous avez un boîtier.
-
Pas le temps, trancha le policier. Vous la recevrez chez vous. Quittez les lieux rapidement, le froid peut être mortel si vous n’êtes pas préparé.
-
Merci, monsieur. Bon courage et bonne route !
-
Bonne route, monsieur Greeves.
Tristan le regarda s’éloigner dans les ténèbres, pressé par sa mission. Le survivant du site Mu fut soulagé, mais toujours sur le qui-vive. Il ferma immédiatement les portes du fourgon, conscient que l'illusion d'Hannah n'allait pas durer indéfiniment. La jeune femme usa de ses dernières forces pour transformer le peu de matériel présent dans le fourgon en caisses inoffensives, créant une illusion parfaite pour se dissimuler derrière cette cargaison de fortune.
Ils roulèrent pendant une heure avant de s’arrêter sur le parking désert d’un supermarché de quartier à San Fernando. Tristan descendit pour acheter de l’eau et quelques provisions. La tension dans le fourgon baissa légèrement, mais tous savaient qu’ils n’étaient pas encore hors de danger.
De retour à HOPE, le portail s’ouvrit lentement, libérant un souffle de vapeur sous l’air glacé. Enfin baignés par la lumière du jour, ils descendirent du véhicule pour se dégourdir les jambes. L’herbe enneigée craquait sous leurs pieds, mais un étrange silence régnait. Aucun membre de l’équipe d’accueil ne les attendait.
Lucas, tenant son bras gauche en écharpe, marchait péniblement, accompagné d’Hannah et de Tobias. Tristan, son sac à la main, sortit avec un sourire fier, suivi de près par Jane, qui, malgré sa méfiance constante, lui adressa un bref signe de gratitude.
-
Stop. Personne ne bouge, ordonna Jane d’une voix ferme.
-
Mais pourquoi ? protesta Tobias. On est enfin rentrés !
-
Le protocole Bellérophon est activé.
-
C’est quoi ce truc ?
-
Lydia et HOPE doivent s’assurer qu’aucun de nous n’a été contaminé. Cela implique une quarantaine stricte sous capsule médicale, expliqua Jane. Tout le monde est concerné.
-
Mais on va très bien ! Personne n’a été blessé ou mordu. Je refuse ! cria Tobias, paniqué.
Tristan s'avança, son regard froid planté dans celui du jeune homme.
-
Ferme-la, petit. Tu obéis ou je te fais taire moi-même, menaça-t-il. Je n’hésiterai pas si tu cherches à te défiler.
Jane intervint pour calmer les esprits, son ton dur mais pragmatique.
-
Tobias, je comprends votre malaise, à vous tous d’ailleurs. Mais c’est une question de survie. Si quelqu’un tente de s’enfuir ou refuse de suivre le protocole, HOPE, les robots et les autres résidents ont l’autorisation de neutraliser les récalcitrants.
Hannah pâlit en entendant ces mots. Elle détestait ces capsules, où chaque individu était plongé dans une sorte de coma artificiel, une procédure qu’elle avait toujours perçue comme déshumanisante. Lucas, quant à lui, se souvenait avec horreur de son propre passage dans ces machines, après une attaque dévastatrice d'un commando armé sur NickroN en 2103. Le jeune homme fut sauvé in extremis par son professeur de l'époque, Yojé Ahinilla.
Tobias tenta une échappatoire, mais Hannah le retint fermement, ses yeux suppliants cherchant à le dissuader. Lucas raisonna son camarade en lui murmurant : ne fais pas ça !
Lydia, enveloppée dans une combinaison de protection imposante, arriva escortée par les robots de HOPE, équipés chacun de pistolets à fléchettes tranquillisantes. Sans attendre d’explications, les robots passèrent à l’action. Le premier projectile frappa Jane à l’épaule, la seconde fléchette atteignit Tristan, et tous deux s’effondrèrent sans un mot. Lucas tenta de protéger Hannah et Tobias, mais il fut rapidement neutralisé à son tour. Sa dernière vision fut celle d’un soleil éclatant dans un ciel bleu avant que l’obscurité ne l’engloutisse.
Les robots s’approchèrent pour les transporter un à un vers un sas de désinfection. Leurs vêtements furent incinérés par mesure de sécurité, bien que leurs armes personnelles aient été soigneusement désinfectées et testées avant d’être mises de côté. Jane, avant de perdre connaissance, maintenait dans sa main un échantillon de sang prélevé sur Walter après sa transformation, espérant que Lydia pourrait en tirer des informations pour analyser cette mystérieuse maladie. Par précaution, tous les autres résidents de HOPE furent confinés dans leurs quartiers, évitant ainsi tout risque de contamination.
Transporté au cœur de la salle médicalisée, le groupe fut installé dans des capsules de quarantaine individuelles, alignées face à la salle Enigma. Ces cocons high-techs, de la taille d’un humain, étaient remplis d’un liquide rosâtre et visqueux conçu pour accélérer la régénération des tissus tout en maintenant leurs corps à une température idéale. Entièrement nus et plongés dans l’inconscience, ils flottaient, reliés à des tubes et des capteurs qui surveillaient leurs constantes vitales. Des écrans holographiques suspendus au-dessus des capsules affichaient en temps réel leurs états de santé. Chaque respiration était facilitée par un tube à oxygène relié à leur trachée, tandis que des perfusions assuraient leurs besoins métaboliques.
Lydia, assistée par HOPE, supervisa minutieusement les tests. Elle espérait que les résultats ne révéleraient aucune trace du virus suspect. Mais son cœur se serra en constatant l’absence de Walter parmi les survivants. Son décès signifiait une perte tragique pour la section Alpha, et elle redoutait la réaction de Hiro lorsqu’il apprendrait la nouvelle.
HOPE identifia Tristan comme le seul survivant du site Mu. Lydia nota cette information avec soin, consciente qu’elle pourrait s’avérer cruciale. Après plusieurs jours de tests et d’observations, les résultats confirmèrent que le groupe n’était pas contaminé par le virus mortel propagé par la BMRA. Lucas, malgré des brûlures sévères au bras gauche, reçut des soins intensifs pour assurer une guérison rapide.
Jane et Tristan furent les premiers à émerger de leur coma artificiel. Une fois lavés et habillés, ils furent installés dans des chambres confortables. Bien qu’ils n’aient aucun souvenir de leur quarantaine grâce aux sédatifs puissants, la douleur persistante dans leur trachée après le retrait des tubes respiratoires leur rappelait brutalement la procédure.
Pendant ce temps, Aleksandr, fidèle à ses talents de hacker, collecta des informations sensibles sur les événements de Golden Valley. En piratant les serveurs de la BMRA, il découvrit que l’agence avait maquillé l’explosion du site Mu en un attentat anti-humain fomenté par des variants, une manipulation habituelle. La BMRA avait soigneusement dissimulé l’existence des corps calcinés des infectés, qui avaient attaqué les secouristes et les forces de l’ordre déployées sur place.
Pire encore, les agents de la BMRA avaient méthodiquement exécuté toutes les victimes susceptibles d’être contaminées, tout en diffusant un récit mensonger à la presse. L’agence, désormais en état d’alerte maximale, semblait consciente que le feu seul ne suffisait pas à éradiquer la menace.
Avec l’accord de Lydia, qui assumait temporairement la direction de HOPE, Aleksandr lança une série d’attaques numériques ciblées. L’objectif : exposer les manipulations de la BMRA et provoquer l’indignation du public face à leurs actes criminels. Ces attaques fragilisèrent davantage la crédibilité de l’agence, déjà ébranlée par l’assassinat du docteur Crane. Stanley Miller, le porte-parole officiel, peinait à contenir les fissures qui apparaissaient dans leur façade de propagande.
*Cop (mot anglais) : policier.

Christian

William

Ingrid

Yasmine

James

Solomon