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Lydia Sorel
Stanley Miller

Stanley

Jun

Jun

Catherine O'Hara

Catherine

Yasmine Lefer

Yasmine

Christian Pieriam

Christian

Chapitre 11 : « Retour en arrière »

Année 2116 | 30 novembre, 12 h 30 – Salle d'exécution de la BMRA, Atlanta - Géorgie

Dans son bureau, Stanley Miller, crispé par les préparatifs du protocole 101, se préparait à recevoir la journaliste vedette de FedNews. Acteur dans l’âme, il savait garder son calme en toutes circonstances, sauf lorsqu’il s’agissait de Catherine O’Hara, sa maîtresse. Sa simple présence faisait naître dans son regard une lueur d’agitation. Chez elle, un seul coup d’œil suffisait à trahir ses intentions. Cette entrevue représentait pour Stanley une bouffée d’oxygène au milieu d’un torrent de problèmes qui ne cessait de s’accumuler au sein de la BMRA.

Lorsqu’il ouvrit la porte, Catherine pianotait sur son téléphone à la vitesse de l’éclair. Brune, élégante, dans la quarantaine, vêtue d’un tailleur et d’une jupe noire, elle affichait ce sourire charmeur qui faisait grimper à la fois l’audience et son ambition. Sa carrière fulgurante à FedNews s’était bâtie sur une détermination à écraser ses rivaux, hommes comme femmes. Admirée autant que détestée, elle était devenue une icône médiatique incontournable. Catherine s’était imposée comme la figure de proue de la propagande de la BMRA, écartant toute notion de démocratie, de contradiction ou de débats d’idées.

Elle entra dans le bureau, suivie de plusieurs techniciens de la chaîne. Stanley, impeccable dans sa chemise blanche et son costume cintré, les accueillit avec un sourire professionnel.

  • Bonjour, madame O’Hara, messieurs, bienvenue à la BMRA.

  • Bonjour, monsieur Miller, répondit la journaliste avec chaleur.

 

Il remarqua aussitôt l’absence d’un visage familier pour des millions de téléspectateurs, un rival acharné de Catherine.

  • Votre collègue est en retard ?

 

Catherine afficha une moue désolée, à peine voilée de malice.

  • Malheureusement, Thomas est cloué au lit par une vilaine grippe. Je couvrirais donc seule le protocole 101. Cela pose problème ?

  • Aucun, répondit mécaniquement Stanley. Nous avons seulement quelques détails à régler avant l’interview.

 

Elle hocha la tête, souriante comme à son habitude, avant de se tourner vers son équipe.

  • Très bien. Les gars, installez le matériel sur le plateau, vous connaissez la chanson.

Les techniciens s’éclipsèrent vers le plateau pour préparer la retransmission en direct, ainsi que la loge de Catherine O’Hara. Tout devait être organisé avec soin, car la journaliste de FedNews possédait des exigences très particulières.

 

Enfin seul avec elle, Stanley servit un verre de whisky afin d’atténuer la tension d’avant l’émission. Ce petit rituel précédait un désir grandissant, entretenu par une intimité relative où n’importe qui pouvait les surprendre. Ils se dévoraient du regard avec une intensité palpable, savourant l’alcool à petites gorgées.

Il n’aurait suffi que d’un geste pour qu’ils s’abandonnent l’un à l’autre, mais Catherine, curieuse et ambitieuse, voulut d’abord assouvir sa soif de réponses.

  • Pourquoi un protocole 101, Stanley ? lança-t-elle, les yeux pétillants. Serait-ce un moyen subtil de redorer le blason de l’Agence après l’attentat de Los Angeles ?

 

Il but une nouvelle gorgée, son regard s’attardant sur le décolleté de la journaliste.

  • Tu es trop perspicace, Catherine. Garde ça pour toi, ou tu gâcherais la surprise.

  • C’est grâce à mes intuitions que j’en suis là, répliqua-t-elle en terminant son verre, malicieuse. La vérité n’est pas le seul ingrédient qui compte dans notre métier de communicant.

Elle posa son verre et retira sa veste. Stanley l’imita, incapable de garder son sérieux face à la beauté de Catherine. Elle lui lança un regard intense, avant de se rapprocher pour l’embrasser avec passion, leurs corps et leurs lèvres s’enlaçant dans un désir brûlant.

  • Je ne peux plus tenir… Je préfère de loin ce genre d’accueil, souffla-t-il entre deux baisers.

  • Mon bel étalon, tu m’as tellement manqué, susurra-t-elle. Mais avant de nous amuser, dis-moi : quelle est cette fameuse surprise que tu me réserves ?

  • Il te faudra plus qu’un baiser pour le découvrir, répondit-il avec un sourire espiègle.

Catherine, sourire carnassier aux lèvres, laissa ses mains explorer le dos et les fesses de Stanley, dégrafa sa ceinture et sa braguette. Au moment où elle s’apprêtait à approfondir leur étreinte en s’agenouillant, la porte s’ouvrit brusquement. Yasmine, directrice des renseignements de la BMRA, apparut, figée devant la scène.

 

Catherine se redressa aussitôt, amusée. Un léger malaise la traversa, mais sans aucun regret. Elle sourit faussement, tandis que Stanley, rouge de honte, s’empressait de remettre son pantalon et sa chemise en ordre, ses mains tremblantes essayant de masquer l’évidence.​

  • Yasmine ? balbutia-t-il. Que… que veux-tu ? Nous étions en train de finaliser certains détails avec madame O’Hara.

 

Le regard perçant de Yasmine balaya sans peine son mensonge.

 

  • Stanley, si tu dois me mentir, aie au moins la décence de le faire correctement !

 

Catherine dissimula son amusement avec brio, elle qui possédait un talent d’actrice hors pair. Elle assumait tous ses choix, même les plus sulfureux, même un ébat amoureux dans le bureau du porte-parole de la BMRA. Tentant d’apaiser la tension, elle tendit la main à Yasmine, qui resta de marbre face à cette piètre tentative. La journaliste observa la femme d’origine orientale, la peau mate, d’un œil inquisiteur, consciente qu’elle ne se laisserait pas berner par quelques sourires et politesses.

 

À voix basse, elle glissa un « GLG », référence à l’hôtel où elle attendrait Stanley en fin de soirée. Elle attisa les pulsions de son amant en effleurant subtilement son entrejambe, avant de quitter la pièce sous le regard irrité de Yasmine, à bout de patience.

Les deux amants se désiraient autant qu’ils s’utilisaient, mêlant vie intime et ambitions professionnelles. Stanley, connu pour ses conquêtes sans lendemain et sa notoriété grandissante au sein de la BMRA, avait trouvé en Catherine une partenaire de jeu et de pouvoir. Christian Pieriam était secrètement l’instigateur de cette liaison, manipulant cette union pour utiliser la puissante chaîne conservatrice FedNews comme un vecteur de propagande anti-variants. Plaisir et travail s’entremêlaient, pimentant leur relation au point culminant de leurs ambitions. Ils étaient brillants, persuasifs, intransigeants, jaloux de leur secret et décidés à en tirer le maximum de profit.

Yasmine, elle, se doutait qu’il se jouait bien plus qu’un simple flirt. Médusée, elle déclara une fois la porte refermée :

  • Catherine O’Hara ? Tu es sûr de pouvoir amadouer un si gros poisson, Stanley ?

  • Serais-tu jalouse, Yasmine ? répliqua-t-il, amusé. Je ne pensais pas que tu avais des vues sur moi.

La cheffe des renseignements roula des yeux, exaspérée.

  • C’est absolument grotesque ! Ce que tu fais de ton temps libre te regarde, Stanley, mais prends garde. Si la presse ou nos services découvrent que tu batifoles avec une journaliste, elle n’hésitera pas une seconde à te trahir pour satisfaire ses ambitions. Et par extension, c’est l’Agence qui en pâtira !

  • Garde tes conseils pour toi, Yasmine, répondit sèchement Stanley. Je dois me préparer, la diffusion du protocole 101 est imminente.

  • Très bien. Continue sur ce chemin, et tu le regretteras, prévint-elle d’une voix glaciale. Je serais ravie de te voir tomber de ton piédestal, étouffant de honte comme tu l’étais quand je t’ai surpris avec cette femme !

Elle tourna les talons. Stanley ne prêta aucune attention à cet avertissement, persuadé qu’il ne s’agissait que d’une jalousie mal placée, une tentative maladroite de le mettre sous pression. Il balaya rapidement cette conversation pour s’abandonner à ses fantasmes, imaginant déjà les plaisirs qu’il partagerait avec Catherine dans quelques heures.

***

 

Christian ouvrit la cellule où se trouvait Jun, désormais incontrôlable et à l’agonie. Lorsque Solomon Crane braqua sa lampe sur le supplicié, les yeux injectés de sang de ce dernier jaillirent de leurs orbites. Jun poussait de terribles cris bestiaux qui résonnaient dans toute la pièce, crachant sur les baies vitrées du sang mêlé à un liquide verdâtre de putréfaction. Sa tête tournoyait dans tous les sens pour échapper à la lumière, réclamant de la nourriture fraîche. Il se blessait au point d’ouvrir son arcade, ses joues et ses lèvres, la douleur n’étant plus qu’une information secondaire dans un cerveau en train de sombrer, perdant chaque instant un peu plus son humanité. L’infection poursuivait inéluctablement son œuvre, dévorant le corps de Jun pour le transformer en un monstre semblable aux créatures qui l’avaient contaminé dans les égouts de Los Angeles.

Solomon Crane, fasciné par le spectacle, ressentait une jouissance sadique. Observer en direct le fruit des expérimentations du virus « V » dépassait toutes ses attentes. Convaincu que les variants méritaient de souffrir pour être remodelés en créatures soumises aux humains, il savourait chaque convulsion de Jun, chaque altération de sa chair. Les rapports et enregistrements, souvent biaisés ou inutilisables, ne lui avaient jamais permis de se forger une idée aussi précise de l’arme bactériologique qu’il avait mise au point. L’humanité consumée du soldat, remplacée par une violence brute et une faim meurtrière, nourrissait sans cesse la curiosité malsaine du médecin, corrompu par l’alcool et sa soif de reconnaissance.

Christian, lui, contemplait Jun d’un regard glaciale, presque dénué d’émotion. Pourtant, un léger regret passa dans ses yeux : Jun avait été un soldat discipliné et efficace, à l’opposé de Sören, son acolyte. Sa perte serait difficile à compenser, car la majorité des variants renégats agissant pour l’agence se montraient instables et incontrôlables. Mais dans ce jeu d’échecs, la mort n’était qu’une variable, une pièce sacrifiée par celui qui tenait la partie entre ses mains.

Le directeur de l’agence s’approcha du jeune homme d’origine asiatique tatoué, et murmura :

  • C’est terrible, ce qui t’arrive, Jun… Merci pour tes loyaux services. Adieu.

 

Les larmes qui perlaient aux yeux de Jun furent l’ultime vestige de son humanité. Christian referma la porte et regagna son bureau.

Une demi-heure plus tard, le protocole 101 pouvait commencer. Stanley s’installa dans un fauteuil rouge, Catherine O’Hara lui faisant face. La musique énergique et reconnaissable de FedNews lança l’émission. En direct du siège de la BMRA, Catherine prit la parole :

  • Bonjour, ici Catherine O’Hara. Nous recevons aujourd’hui Stanley Miller, porte-parole de la BMRA, pour une annonce importante concernant les variants. Un débat suivra, que j’espère des plus enrichissants. Bonjour, monsieur Miller, et merci pour votre présence. Que souhaitez-vous révéler à nos téléspectateurs ?

 

Stanley afficha un sourire parfaitement maîtrisé.

  • Bonjour, madame O’Hara. Comme vous le savez, des terroristes ont frappé au cœur de Los Angeles le 16 novembre dernier, causant la mort de nombreux innocents. Je tiens à adresser mes plus sincères condoléances aux familles, au nom de la BMRA. Protéger et servir la population est notre mission première. Pour apaiser la douleur de cette tragédie, sachez que nous avons déjà engagé des mesures pour traquer les responsables.

  • Vous connaissez leur identité ? demanda Catherine, feignant la surprise.

  • Oui, répondit Stanley avec calme. Et voici notre première preuve.

 

À l’écran apparut Jun, agonisant, les lèvres retroussées, les dents découvertes, mû par une faim insatiable. Solomon Crane avait prévenu Christian Pieriam : une telle image, au sommet de la transformation, retiendrait immanquablement l’attention. Stanley fit signe de couper le micro, au cas où Jun aurait encore la force d’articuler des mots ; mais à en juger par son état, il n’était plus capable que de gémir et grogner.

Catherine, impressionnée, comprit aussitôt que cette diffusion ferait exploser l’audience, et son propre succès.

L’image montra le juge fédéral et plusieurs agents approcher Jun, dont la rage s’intensifiait. Ses poignets et chevilles saignaient à force de se débattre, sa bave noire perlait au rythme de ses convulsions, déformant son visage en masque de pure faim. Contrairement aux exécutions publiques habituelles de FedNews, celle-ci serait abrégée par un tir dans la tempe, tant l’état du prisonnier était critique.

Profitant du direct, Catherine coupa son micro et effleura du pied l’entrejambe de Stanley, attisant sa tension. Il serra la mâchoire pour conserver son sérieux. L’agent fit feu.

Jun expira dans un ultime spasme, laissant s’échapper des caillots noirs. Le public, témoin de cette mise à mort, se sentit vengé : l’assaillant de Los Angeles venait de payer pour ses crimes.

La caméra revint sur Stanley, qui fixa l’objectif avec un sourire satisfait.

  • Vous avez vu ce qui vous attend, variants. Attaquez des innocents… et vous paierez le prix. Place au débat ?

  • En effet, après une courte page de publicité, répondit Catherine un sourire triomphant aux lèvres.

Le protocole 101 était un succès total pour la BMRA.

Erik Olsson1

Erik

Sarah Garden

Sarah

Hannah Galaway

Hannah

Andras Visarin

Andras

Walter Penfrom

Walter

Année 2116 | 4 décembre, 10 h 15 – Site Epsilon, quartier La Playa, San Diego - Californie

Erik commençait à trouver ses marques au sein du site Alpha, malgré ses maladresses et quelques altercations. Les entraînements psychiques avec Jane, destinés à améliorer sa maîtrise du don télépathique et empathique, l’avaient marqué une fois de plus. Il échouait à toutes ses tentatives, subissant les sermons de Jane qui insistait sur la nécessité de prouver sa valeur et sa motivation par des efforts immédiats. Mais ces échecs n’entamaient en rien la bonne humeur du jeune Suédois, qui s’obstinait à braver le caractère hautain de Jane par une attitude désinvolte et pétillante.

Il connaissait désormais l’identité de tous ses camarades par télépathie, mais eux le percevaient encore comme un inconnu immature et inconscient. Erik pressentait que Sidonie et Hannah seraient les plus accessibles, tandis que Sarah, Lydia et Walter, plus âgés, ne se laisseraient pas amadouer si facilement. Il évitait autant que possible Andras, qui l’intriguait autant qu’il le glaçait. Insondable, secret et protégé par un brouilleur, Andras échappait à toute intrusion télépathique. Jane avait d’ailleurs averti Erik de ne pas chercher à percer son identité, sous peine d’en payer le prix. La seule présence du mercenaire suffisait à étouffer la joie de vivre d’Erik lorsqu’ils se retrouvaient dans la même pièce.

Le 4 décembre au matin, quatre jours après l’exécution de Jun retransmise en direct sur FedNews, l’aube peinait à percer le ciel californien. Vers huit heures, de lourds nuages s’amoncelaient, annonçant une pluie diluvienne et une fraîcheur soudaine qui s’apprêtaient à envahir la côte Ouest.

Déjà prête, Hannah frappa à la porte de la chambre d’Erik, autrefois occupée par Martha. N’obtenant aucune réponse, elle hésita quelques secondes avant d’entrer, envahie par une nostalgie douloureuse en songeant à son amie disparue. La pièce, plongée dans une pénombre à peine troublée par une petite lampe toujours allumée, exhalait une odeur de transpiration et de renfermé. Le nouvel occupant n’avait rien changé à la décoration, hormis le désordre. Hannah découvrit Erik affalé en étoile sur son lit, vêtu seulement d’un caleçon. Ses vêtements et ses couvertures jonchaient le sol. Elle soupira, excédée par tant de laisser-aller.

Elle tapota son épaule pour le tirer du sommeil, mais il se contenta de se tourner sur le côté. Erik repoussait toujours l’heure du coucher pour s’écrouler d’épuisement, évitant ainsi le sommeil qu’il redoutait. Hannah insista, mais le Suédois enfouit sa tête dans l’oreiller, refusant de quitter le rêve fragile qu’il s’était bâti, un rêve sans douleur ni menaces.

Perdant patience, Hannah enclencha l’interrupteur tactile. Une lumière crue inonda aussitôt la pièce et Erik se redressa d’un bond, grognant, les traits tirés par le manque de sommeil. Sans ménagement, Hannah lui arracha la couette. Les yeux mi-clos, le bandeau anti-télépathie toujours fixé sur son front, il émergea difficilement et se redressa, les paupières lourdes.

  • Erik, c’est l’heure. Prépare-toi vite, les autres nous attendent, lança Hannah.

  • Pourquoi doit-on partir déjà ? marmonna-t-il d’une voix pâteuse, les cheveux ébouriffés.

  • Nous devons nous rendre à Epsilon, répondit-elle. Jane veut savoir ce qui s’y passe. Allez, dépêche-toi, ou tu pars en caleçon !

Il passa une main dans sa chevelure en bataille, gardant son bandeau comme une barrière contre l’intrusion des émotions d’autrui. Absorber celles des autres comme une éponge représentait pour lui un fardeau bien plus qu’un don.

  • C’est bon, j’arrive ! grommela-t-il, bougon.

  • Dix minutes, pas une de plus, prévint Hannah. Andras, Sarah et Walter nous attendent dans le hall.

  • Fait chier… soupira Erik en se laissant retomber en arrière.

 

Il finit par bondir de son lit et fila dans la salle de bain pour une toilette sommaire. Il enfila des vêtements chauds, noua une écharpe autour de son cou et rabattit un bonnet sur sa tête pour dissimuler son bandeau. À la demande de l’intelligence artificielle, il reçut également un brouilleur anti-détection des variants, présenté sous la forme d’une boucle d’oreille en argent, pour ses missions à l’extérieur.

 

Erik attrapa une banane et une boisson énergisante dans la cuisine avant de rejoindre les autres pour la route vers Epsilon. Dehors, il croisa l'expression sombre de Walter, brisé par le deuil et la résignation depuis la disparition d’Hiro, une perte que personne n’acceptait encore. À l’avant du véhicule, Andras masquait ses émotions derrière son impassibilité glaciale sous son masque, frustré de devoir interrompre la construction du nouvel Héliosis promis par Jane. Sarah, absorbée par ses analyses, restait silencieuse. Quant à Hannah, postée près de la voiture, elle adressa à Erik un sourire rassurant avant de monter à bord.

Pendant le trajet, Sarah activa l’écran de mission. L’image de Jane apparut, préenregistrée.

  • Bonjour à tous. Voici vos instructions de mission. Il y a trois jours, nos communications avec le site Epsilon ont été coupées sans alerte. Nous n’avons obtenu aucune réponse à nos tentatives de contact. Vous effectuerez une reconnaissance et une analyse de la situation. Discrétion et prudence sont de rigueur. Isabel Garci, responsable informatique, sera votre contact sur place. Andras, vous dirigerez les opérations avec Hannah. Walter, vous assurerez la sécurité. Sarah, vous resterez dans le véhicule en reconnaissance, en plus d’assurer le support et la liaison. Quant à vous, Erik, vous obéirez scrupuleusement aux ordres pour cette première mission. Vous avez six heures. En cas de silence radio ou d’incident, aucun secours ne sera envoyé. Bonne chance.​​

Isabel Garci

Variant numéro 4814, Isabel Garci, alias Voda, sexe féminin, née le 27/07/2079 (37 ans) à Riosa, Empire Europa. Présente depuis 2 ans (Epsilon). Famille connue. Activité : anciennement consultante à l'UFCA, codeuse et hackeuse informatique. Description : cheveux longs épais frisés bruns et teints en violine aux pointes, yeux bleus, 1 m 70, 51 kg, port de lunettes. Don : hydrokinésie. Le sujet est capable de contrôler l'eau seulement à l'état liquide. Ce variant ne peut pas la créer, mais il lui est possible d'augmenter son volume et la quantité déjà existante. Don bridé par des bloquants. Intérêt pour la BMRA : très élevé.

Erik n’écoutait pas, trop occupé à rêvasser d’une vie différente, près de ses amis, plutôt que dans une unité d’intervention d’une organisation clandestine à combattre la sinistre BMRA.

Le jeune homme était installé au milieu, sur le siège passager arrière, avec Sarah et Hannah, tandis qu’Andras tenait le volant d’une main ferme et Walter, à ses côtés. Personne ne parlait ; l’habitacle baignait dans un silence tendu où la moindre tentative de discussion aurait été malvenue. Trop fatigué pour engager la conversation, Erik s’endormit, la tête posée contre l’épaule d’Hannah, après avoir été violemment repoussé par Sarah.

 

Pour des raisons évidentes de sécurité, tous les résidents ignoraient l’emplacement des autres sites du Projet HOPE. Seules Jane et l’intelligence artificielle possédaient cette information capitale, et Andras connaissait les sites de la côte Ouest de la Fédération Unie ainsi que plusieurs bases stratégiques en Alaska. Cette sécurité garantissait que, en cas de capture par l’agence ou par les autorités, aucun résident ne pourrait révéler la position des sites disséminés à travers le monde, ni sous la torture ni au cours d’extractions mentales. Chaque site obéissait à ses propres protocoles, mais les objectifs restaient les mêmes : préserver l’intégrité du Projet, lutter contre la BMRA et faire face à tous les gouvernements opprimant les variants.

 

Après environ une heure de route, Sarah brisa le silence :

 

  • Il nous reste deux heures de route si nous prenons l’I-15 S en direction du sud.

  • D’après toi, que va-t-on découvrir à Epsilon ? demanda Hannah.

  • Tu veux vraiment le savoir ? rétorqua Sarah, peu adepte de l’espoir.

  • Nous verrons bien, trancha Walter d’un ton ferme. Nous devons être prêts à affronter la milice de l’agence durant nos recherches, voire pire.

 

Réveillé par les voix de ses camarades, Erik retint les derniers mots de Walter, qui n’avaient rien de rassurant. L’angoisse, jointe à la fatigue, envahit son cœur, mais il la garda pour lui. Il trouvait en Hannah une présence apaisante, la seule capable de le calmer durant cet interminable trajet. Il observait le psychopathe masqué au volant, l’aveugle rongé par le deuil et l’informaticienne au regard glacial.

 

Andras conduisait avec prudence. Walter, absorbé par ses pensées, visualisait sans cesse les visages d’Hiro et de Martha, ses camarades disparus, comme si sa détermination se dissolvait peu à peu dans le désespoir. Son ton avait perdu sa jovialité ; ses réactions étaient devenues plus sèches, moins empathiques. Ce changement radical dans le comportement de Walter avait été rapidement remarqué par Jane, Lydia et HOPE : l’Écossais se refermait derrière sa carapace à la moindre tentative de dialogue.

 

La fin du trajet se déroula sans incident jusqu’aux abords de San Diego, sous un ciel bas et menaçant. La ville représentait la dernière grande halte avant la frontière de l’Ancien Mexique, désormais tenue par de féroces milices privées ou par des cartels. D’immenses panneaux holographiques mettaient en garde : franchir la frontière se ferait à vos risques et périls, aucune assistance ne vous serait accordée côté mexicain. Enlèvements, règlements de comptes, extorsions et trafic d’êtres humains : tout cela était monnaie courante jusqu’aux lisières du Grand Désert. Le sud du pays avait été ravagé par un cataclysme qui avait scindé le continent américain en deux durant la IIIe Guerre mondiale déclenchée en 2059.

 

Andras mena le véhicule jusqu’au quartier huppé de la Playa, en face du Shelter Island Pier. Malgré la météo maussade, vacanciers et riches résidents flânaient le long du littoral. De l’autre côté du détroit, la base navale de San Diego se dressait, gardienne silencieuse.

 

Les cinq variants ne connaissaient pas le lieu. Ils s’arrêtèrent devant le site Epsilon : une maison américaine à deux étages, modeste en apparence malgré son opulence et sa capacité à se fondre dans le quartier. La demeure était légèrement plus vaste que ses voisines et se blottissait derrière une haie d’arbustes taillés et entretenus, cherchant l’anonymat. Tous les volets étaient baissés, rendant impossible toute visibilité depuis l’extérieur.

 

  • C’est trop calme, intervint Andras, qui scrutait les environs depuis une heure. Tu sens quelque chose ? demanda-t-il à Walter.

  • Rien du tout, répondit ce dernier sans hésiter.

  • Vous y allez ? N’oubliez pas vos tenues, prévint Sarah.

  • Fermez les vitres, et ne bougez pas, ajouta Hannah.

 

Hannah se concentra ; les vitres se teintèrent de noir grâce à une option intégrée. Soudain, une poussière lumineuse les enveloppa et, en quelques instants, ils apparurent vêtus d’uniformes de police, lunettes sombres et coiffures différentes. Erik, stupéfait, découvrait pour la première fois l’étendue de ses talents. Seuls Sarah et Andras restèrent inchangés : le mercenaire avait interdit à Hannah de modifier son apparence sombre, sa capuche recouvrant ses cheveux et son masque dissimulant ses traits.

 

Erik, Hannah et Walter descendirent ensemble du véhicule, aperçus par quelques voisins curieux qui hésitaient à s’approcher. Les variants se dirigèrent vers la porte d’entrée. Pendant ce temps, Andras et Sarah, qui se supportaient mal, échangèrent quelques mots :

 

  • Tu penses quoi de ce télépathe ? demanda Sarah.

  • En quoi mon avis t’intéresse, Elektra ? répliqua Andras.

  • Je te le demande justement : je n’ai pas confiance en lui. Qui sait ce dont il est capable via la télépathie ?

  • Aurais-tu des choses à cacher ? se retourna Andras, son masque ourlant un sourire narquois.

 

Sarah n’en pouvait plus de contenir son mépris.

 

  • Je ne cache pas mon visage derrière un masque. C’est toi le roi de la dissimulation et du mystère.

  • Dit celle qui n’a jamais réussi à retrouver mon identité malgré ses dons, lança-t-il avec moquerie. Tu avoues ta défaite ?

  • Jamais ! rétorqua Sarah. Un jour, je saurai qui tu es, et ton masque tombera, comme ton arrogance et ton ego démesurés. Sors de la voiture, les autres attendent !

  • Ne crois pas que mon respect envers les femmes soit sans limites. Tu pourrais le regretter, chuchota Andras avant de partir.

Erik, Hannah et Walter, qui patientaient devant la porte, furent rapidement rejoints par Andras, encapuchonné. Ils vérifièrent que personne ne les épiait aux alentours, jusqu’à ce qu’Andras actionne la poignée. Contre toute attente, la porte s’ouvrit sans opposer la moindre résistance, accentuant le malaise au sein du groupe, déjà gagné par le stress. Le verrou désactivé, aucun système de sécurité ni alarme ne semblait fonctionner, laissant quiconque pénétrer dans les lieux à ses risques et périls. Le hall d’entrée, plongé dans une étrange pénombre, fit aussitôt grimacer Walter : son don d’hyperosmie détecta une odeur nauséabonde et lointaine.

Erik, les mains tremblantes face à l’obscurité qu’il détestait plus que tout, découvrit un chaos indescriptible, comme si une tornade ou un combat d’une rare intensité avait éclaté peu avant leur arrivée.

Andras fit signe à ses camarades de ne faire aucun bruit et de le suivre avec la plus grande discrétion. Une atmosphère lugubre régnait dans le hall aux volets baissés, où quelques rayons du soleil parvenaient à filtrer par endroits. L’odeur pestilentielle fit grimacer Hannah et Erik, pris de nausée.

Walter s’équipa instinctivement de sa canne pour aveugle, tandis qu’Andras dégaina son arme à feu personnelle et alluma une petite torche puissante pour les guider dans les ténèbres oppressantes. Erik, partageant la même aversion que Sidonie pour les armes, avait refusé d’en porter une malgré l’insistance de ses compagnons. Il prétendait que sa télépathie suffirait en cas de problème, oscillant entre détermination et inconscience. Mais à mesure qu’ils avançaient, il sentit son cœur se serrer : son inexpérience, mêlée à la tension ambiante, pouvait lui être fatale.

 

Ils inspectèrent les quatre coins de la pièce à la recherche du moindre indice capable d’expliquer le chaos régnant sur le site Epsilon.

En longeant le couloir menant à la cuisine, non loin d’un grand escalier en bois partiellement détruit, ils furent stoppés net par le sifflement d’une balle qui passa trop près de la tête d’Andras. Ce dernier se mit aussitôt à couvert, un léger rictus se dessinant sous son masque blanc : la mort ne me prendra pas aujourd’hui, se disait-il. Plusieurs balles vinrent se ficher dans les murs et explosèrent quelques tableaux.

Erik se colla à Hannah, qui dégaina son jouet factice transformé en arme fonctionnelle pour une durée limitée. Durant un bref instant d’accalmie, Andras et Walter comprirent qu’un individu les prenait pour cible depuis le haut de l’escalier.

Le mercenaire ne pouvait invoquer une tornade dans un espace aussi exigu, et l’angle de tir l’empêchait d’atteindre sa cible. Walter et Hannah, impuissants, patientaient dans l’attente que le chargeur de l’assaillant se vide pour riposter. Erik, quant à lui, ne pouvait recourir à la télépathie : le bandeau confié par Jane entourait toujours sa tête.​

  • Montrez-vous ! ordonna la voix du haut de l'escalier.

 

D’autres tirs retentirent, plus proches et plus dangereux, mais Andras parvint à les dévier à temps en créant un tourbillon d’air. Les projectiles furent aspirés par la petite tornade et projetés contre les murs adjacents. Malgré cette protection d’air, personne ne pouvait encore contre-attaquer.

L’assaillant restait hors de portée, vidant son chargeur nerveusement dans un fracas assourdissant. Hannah fit signe à Erik d’utiliser sa télépathie pour découvrir l’identité du tireur et mettre fin à cette altercation stérile. Après quelques secondes de concentration, il échoua. Sans contact visuel, le lien psychique était impossible.

Andras projeta alors sa tornade vers le centre de la pièce pour se dégager un champ d’action. Un mur d’air poussiéreux le protégea tandis qu’il avançait, bras tendu, arme en main.

​​

Une silhouette apparut enfin au sommet de l’escalier, observant Andras qui maintenait son vortex d’air d’un geste circulaire. La personne jeta son arme, signe que le combat prenait fin. Le don d’Andras s’éteignit aussitôt, permettant à ses camarades d’avancer. Hannah retira sa casquette, laissant retomber ses longs cheveux blonds, puis grimpa les marches, visiblement troublée par la vision de celle qu’elle semblait reconnaître.

C’était une femme à la peau mate, au visage fin, approchant la quarantaine. De taille moyenne, elle portait des cheveux épais, châtains, dont les pointes étaient teintes en violet, une touche colorée qui contrastait avec ses traits crispés. Ses lunettes aux verres colorés, dont l’un était brisé, accentuaient son air épuisé. Ses vêtements, noircis et déchirés, portaient des traces de sang séché sur ses mains : elle semblait blessée.

  • Isabel ! s’exclama Hannah.

  • Ha… Pixy

  • Tu es blessée ? s’inquiéta la jeune femme.

 

Isabel secoua la tête, le visage crispé par la fatigue et la douleur. Elle tenait sa cheville et son bras d’une main tremblante.

  • Juste une foulure... Je croyais que vous étiez des flics, ou la BMRA. Qui est avec toi ?

 

Andras, Walter et Erik rejoignirent Hannah auprès d’Isabel. Tous retirèrent leur casquette.

  • Tu connais déjà IvoryGhost et Smell. Et voici Tobias, expliqua Hannah.

  • Enfin je te rencontre, lança Isabel à Andras avec respect. Ta réputation te précède.

  • Tout le plaisir est pour moi, répondit Andras d'une voix suave.

Après quelques échanges, Erik ressentit aussitôt ce qu'Isabel cherchait à dissimuler : une morsure au bras gauche.

  • Vous saignez, dit-il en s'agenouillant vers elle.

  • Que se passe-t-il ? demanda Sarah à travers leur montre connectée.

 

Hannah lui expliqua brièvement la situation, mais le visage d’Isabel s’assombrit. Des larmes silencieuses glissèrent sur ses joues, traçant des sillons sur sa peau salie. Elle essuya ses lunettes d’un geste tremblant avec la manche de son gilet, peinant à respirer entre deux sanglots.

  • Ils sont tous morts... Ils nous ont attaqués il y a trois jours, en pleine nuit. Ceux qui ont réussi à sortir de la maison… ils se sont fait exécuter par les agents qui attendaient dehors. Ici, je n’ai rien vu... mais je les ai entendus hurler, comme s’ils se faisaient dévorer. Ils ont tous été massacrés ! Alors j’ai préféré rester cachée.

  • C'est la BMRA qui a fait ça ? demanda Walter.

  • Non... enfin, si, mais pas seulement. Il y avait… autre chose, des créatures que je n’avais jamais vues. Elles nous ont traqués un par un, comme des animaux.

 

Isabel tremblait, incapable de poursuivre. Le traumatisme était encore trop récent. Erik s’immisça dans son subconscient et fut aussitôt submergé par une succession d’images : les cris, le sang, les ombres décharnées qui s’abattaient sur les résidents d’Epsilon. Il remit précipitamment son bandeau anti-télépathie, prisonnier d’horreurs qu’il ne pouvait supporter. Ses camarades remarquèrent son trouble dans sa voix et ses réactions, preuve irréfutable qu’Isabel disait la vérité.

  • Isabel, tu viens avec nous. Elektra, préviens le quartier général de notre arrivée, ordonna Hannah à Sarah grâce à sa montre.

  • Impossible, trancha Walter.

Tous se retournèrent vers lui, surpris par son ton catégorique.

  • Pourquoi ? demanda Andras.

  • Isabel est blessée. Elle a été mordue. Nous ne pouvons pas la ramener, répliqua Walter. Recule-toi, Tobias.

  • Mais non ! s’interposa Hannah. Comment peux-tu dire une telle chose ?! Isabel vient avec nous, on va la soigner.

  • Inutile. Il n’existe aucun remède contre ce virus. Navré, Isabel… je ne peux pas te laisser sortir d’ici.

  • Je comprends, murmura Isabel en baissant les yeux. Je suis désolée. Je n’ai pas eu le courage de me supprimer... S’il vous plaît… aidez-moi.

 

Chacun se trouva face à un dilemme. Seule Hannah semblait croire que Lydia et HOPE pourraient trouver un remède pour sauver Isabel des effets mortels du virus mis au point par la BMRA. Mais elle mesurait aussi le danger que représenterait Isabel si, à l’extérieur, elle était soudain prise de convulsions et de pulsions meurtrières. Jane ne l’aurait certainement pas permis.

Hannah ne put se résoudre à tuer Isabel, malgré la demande. Erik se détourna, frappé par cette vérité horrible qu’il refusait d’affronter avant de rejoindre HOPE. Andras se proposa de le faire ; son masque blanc n’arriva pas à dissimuler le regret qui l’assaillait. Il pointa son arme contre la tempe d’Isabel, déjà rongée par la fièvre.

  • Attendez. Avant de partir, récupérez mon ordinateur. J’ai enregistré une vidéo qui retrace tout ce qui s’est passé ici, et des informations qui pourront vous servir. Adieu, et vengez-nous. Vengez Epsilon en détruisant la BMRA !

 

La détonation retentit aussitôt. L’informaticienne tomba, fauchée sur le coup. Walter resta impassible face à cette nouvelle perte, enfermé dans un tourbillon de désespoir où ses camarades mouraient les uns après les autres. Hannah se mit à pleurer en silence ; Erik, pris d’une colère sourde, frappa un morceau de bois du pied. Il regrettait de s’être engagé dans cette lutte mortelle ; désormais il aurait préféré fuir plutôt que combattre. Je suis trop jeune pour crever dans toute cette merde, se répétait-il sans cesse.

Andras décrocha un rideau pour recouvrir le corps d’Isabel. Tuer une femme lui paraissait contre-nature, mais la souffrance d’un variant contaminé, potentiellement capable de menacer le groupe, l’emporta sur ses principes. Ils prirent un instant pour observer la dépouille. Puis Andras reprit la parole :

  • Cherchons l’ordinateur d’Isabel, et partons d’ici. Pixy, préviens l'autre dans la voiture et demande l’autorisation pour la destruction. Personne ne doit découvrir ce qui s’est passé.

Hannah exécuta l’ordre d’un hochement de tête, malgré la tristesse de la perte d'Isabel. Le mercenaire masqué saisit le bras d’Erik.

  • Hey, qu'est-ce que tu fous ? s’écria le jeune homme.

  • Silence, le Suédois ! Tu viens avec moi. Smell, tu restes avec Pixy. En cas de problème, on se rejoint ici.

  • Compris.

 

Andras maintenait Erik fermement par l’épaule, comme s’il en faisait un bouclier humain. Il lui donna l'ordre d'utiliser sa télépathie au cas où quelque chose approcherait. L’homme masqué cherchait aussi à plonger son camarade dans un état de peur et de tension extrême, pour l’endurcir et lui apprendre à faire face à toutes les éventualités en mission.

Pour Erik, l’expérience était insupportable. Le masque d’Andras le mettait mal à l’aise, autant que l’idée qu’un variant contaminé puisse surgir à tout instant. Sa gorge se serrait, ses mains moites, et son coeur tambourinait dans sa poitrine. Plus étrange encore : il ne percevait aucune émotion de la part d’Andras, comme si le masque bloquait toute émission de sentiment ou de pensée enfouie. Ce silence angoissant fit trembler Erik d'une crainte terrible : et si Andras profitait de l'occasion pour l'éliminer ?

Mais Andras n'en fit rien. Ils avancèrent doucement dans l'obscurité, éclairés par une torche maintenue par la main tremblante du Suédois qui ressentit une vive envie d'uriner. Ce n'était pas le moment. Andras conservait son arme pointée, prêt à tirer au moindre danger.

Soudain, Erik sursauta. La voix de Sarah retentit dans leurs montres :

  • Nous avons obtenu l’autorisation de lancer la procédure d’autodestruction du site via la tablette holographique située à l’entrée.

Une voix métallique retentit aussitôt :

  • Lancement du compte à rebours. Trois minutes avant éradication du site.

 

Le silence qui suivit pesa comme une chape de plomb. Erik et Andras remarquèrent des traces de sang séché sur le sol. L’angoisse monta d’un cran à l’idée que des créatures puissent encore rôder dans les parages. Les murs portaient la marque d’un affrontement violent : éclaboussures sombres, empreintes de mains ensanglantées. Chaque craquement du plancher résonnait dans leurs têtes comme un avertissement.

 

De leur côté, Hannah et Walter découvrirent des lambeaux de chair près des portes, ainsi que de larges éclats de sang sur les murs. Une touffe de cheveux collée au chambranle, une main sectionnée, des viscères éparpillées… L’odeur de la mort leur soulevait le cœur. Aucun corps entier n’avait été retrouvé sur le site Epsilon, ce qui laissait supposer que les victimes avaient été emportées. Ils se demandaient comment un tel massacre avait pu passer inaperçu aux yeux des voisins.

En s’approchant d’une chambre, un bruit sec les immobilisa. Par précaution, Hannah ordonna à Erik et Andras de revenir immédiatement dans le hall.

C’est alors qu’une silhouette surgit de l’ombre. Une créature se jeta sur Hannah, qui n’eut d’autre choix que de lui tirer une balle dans la tête. Walter, stupéfait, comprit qu’il ne l’avait pas sentie venir : le variant contaminé venait tout juste de reprendre conscience sous l’effet du virus. Encore sous le choc, ils se précipitèrent dans le hall.

À peine avaient-ils franchi la porte qu’un autre monstre fonça sur eux. Erik perçut, par télépathie, une douleur immense émanant de cette chose inhumaine : un écho de souffrance mêlé à une haine brute et à une faim vorace qui l’envahirent comme un torrent. Il tenait encore l’ordinateur d’Isabel, mais Hannah lui saisit le poignet pour lui remettre de force son bandeau anti-télépathie, coupant net la connexion.

La créature avançait, aveugle, ses orbites vides dégoulinant de sang. Sa chair en lambeaux exhalait une odeur de putréfaction. Tout indiquait qu’elle avait été utilisée comme une arme par la BMRA pour massacrer les résidents d’Epsilon. Ses yeux avaient été crevés, empêchant toute retransmission visuelle vers ses contrôleurs.

Erik recula jusqu’à se coller contre Hannah. D’un geste précis et rapide, Andras visa et tira. La balle transperça le crâne du monstre, qui s’effondra dans un bruit sourd.

En inspectant la dépouille, Andras découvrit une petite puce greffée sur le système nerveux, confirmant qu’il s’agissait bien d’un variant infecté, modifié pour le combat et contrôlé à distance. Il se servit d’un couteau pour extraire cette preuve de la boîte crânienne, afin de la ramener au site Alpha pour analyse.

Sans attendre, ils quittèrent la maison et se précipitèrent vers leur véhicule. Tandis qu’ils s’éloignaient sur la route en direction de Los Angeles, une explosion déchira le silence derrière eux. Les flammes engloutirent le site Epsilon en quelques secondes, projetant dans le ciel une épaisse colonne de fumée noire. Les pompiers, alertés trop tard, ne purent que constater les dégâts, tandis que les dernières preuves du drame disparaissaient dans les cendres.

 

Jane Roselys

Jane

Sidonie Wallorn

Sidonie

Andras Visarin

Andras

Lucas Roselys

Lucas

Kahlan Raven

Kahlan

Illyria Roselys

Illyria

Hannah Galaway

Hannah

Erik Olsson1

Erik

Lydia Sorel

Lydia

Année 2116 | 13 décembre, 19 h 45 – Site Alpha, Santa Monica, Los Angeles - Californie

Le groupe revint au site Alpha en effectuant un rapport précis de la situation : le site Epsilon avait été détruit par la BMRA, dans le plus grand secret. Il ne s'agissait pas d'une intervention armée classique, mais d'un véritable carnage où des variants infectés par le virus massacraient d’autres variants. Jane, inquiète, consulta aussitôt les fichiers contenus dans l’ordinateur d’Isabel Garci pour en avoir le cœur net. HOPE enregistra ces informations confidentielles dans sa base de données, qui furent transmises à tous les chefs de section afin de se préparer à l’inévitable. Pourtant, de nombreuses questions demeuraient. L’intuition de Jane quant à la présence de traîtres au sein du projet HOPE ne faisait désormais plus aucun doute.

Elle ordonna à Andras de lancer la construction du nouvel Héliosis au nord de l’Alaska, là où le marché noir prospérait aussi vite qu’une épidémie. On y trouvait des pièces rares et de qualité, idéales pour préparer des missions vers des zones reculées ou sécuriser une extraction en cas d’urgence.
La comtesse douairière se faisait rare, et peu à peu, la morosité s’installa au site Alpha. Lucas, lui, se montra agressif lorsque Jane annonça le départ imminent de sa mère, Illyria.

Le soir du 13 décembre, après le dîner, Jane s’approcha discrètement de la chambre où se trouvaient Lucas et Illyria. Elle tendit l’oreille. Les voix parlaient en français, sa langue natale.

  • Pourquoi tu dois partir, maman ?

  • Jeanne en a décidé ainsi. Mais tu n’es pas seul, mon chéri.

 

Illyria s’assit près de lui et le prit tendrement dans ses bras pour apaiser sa peine. Lucas posa la tête sur son épaule, geste simple mais lourd de tout l’attachement qu’il lui portait. Le voir ainsi, triste et impuissant, déchirait le cœur d'Illyria.

  • Nous venons à peine de nous retrouver, et cette femme prend un malin plaisir à nous séparer de nouveau… murmura-t-il, le visage sombre.

  • Ne perds pas espoir. Tu es bien plus fort que tu ne l’imagines, répondit-elle avec douceur. Tu as une chance de commencer une nouvelle vie…

  • Une vie de servitude et de remontrances, tu veux dire, répliqua-t-il avec amertume.

 

Lucas sortit une vieille photo usée de sa poche : lui, enfant, entouré de son père John et d’Illyria, tous deux plus jeunes, posant près d’un étang à Arras. Les souvenirs se mêlèrent aux larmes, en hommage à l’époux et père disparu depuis quatorze ans.

  • Mon Dieu… souffla Illyria, émue. Après toutes ces années… Tu te souviens de cette journée, n’est-ce pas ? Garde ce souvenir précieusement, Lucas. Et si la solitude te pèse, rappelle-toi que tes amis sont là. Si tu ne veux pas te battre pour toi, protège-les avec ton pouvoir. Ne perds jamais espoir.

 

La voix de Lucas se brisa :

  • Je ne veux pas devenir orphelin… je t’en prie.

  • Allons, Lucas… Je suis sûre que nous pourrons nous revoir bientôt. Je…

 

Elle s’interrompit, incapable de retenir ses larmes face à ses supplications. Le quitter si tôt après leurs retrouvailles lui arrachait l’âme, mais elle savait que Jane ne reviendrait pas sur sa décision.

Son regard se posa sur les traits angéliques de Lucas, si semblables à ceux de son père. La fierté et la douleur se mêlaient dans son cœur. Elle écarta doucement quelques mèches blondes de son visage, et ils s’enlacèrent longuement, scellant dans ce silence lourd une promesse muette : celle qu’une mère fait à son enfant, que tout ira bien, quoi qu’il arrive.

Jane toqua à la porte et entra sans attendre dans la chambre, brisant le dernier instant d’intimité entre une mère et son fils. Lorsque Lucas aperçut Jane, sa peine se mua aussitôt en une colère glaciale.

  • Vous ! s’écria-t-il. Comment osez-vous nous déranger ?!

  • Calme-toi, mon fils, tempéra Illyria. N’oublie pas ce que je t’ai dit.

  • Allons, Illyria. Le moment est venu, il nous faut partir, déclara Jane d’une voix sans appel.

 

Lucas s’empara de son catalyseur posé sur le lit. Jane vit les larmes inonder les joues rouges d’émotion d’Illyria et la promesse silencieuse qu’elle réclamait de son fils. Lucas activa son arme, et la sphère sertie dans son bâton d’adamantium s’embrasa d’une lumière vive. Ses mains tremblaient, prêtes à libérer toute sa rage, mais Jane éloigna Illyria d’un geste assuré.

​​

  • Lucas, arrête, je t’en prie ! supplia sa mère.

  • HOPE, ne fais rien, ordonna Jane à l’intelligence artificielle. Et toi, Lucas… Que comptes-tu faire, mon cher ? Me tuer ?

  • Laissez ma mère rester ici ! hurla Lucas.

  • Tu oses t’en prendre à moi. Voilà qui prouve soit ton courage, soit ton inconséquence, répondit Jane, son sourire impitoyable figé sur ses lèvres.

  • Taisez-vous ! Vous n’êtes qu’une vieille mégère ! Vous avez détruit ma vie, ma mère, mon père, tout le monde ! Je ne serai jamais le héros que vous espérez !

  • Lucas, non ! Ça suffit ! implora Illyria, prête à figer la scène de son don.

 

Le regard acéré que Jane lança à Lucas lui fit comprendre qu’il venait de franchir une limite irrévocable. Tremblant, il relâcha un rayon incandescent d’énergie. Jane réagit aussitôt, le déviant d’une télékinésie maîtrisée qui éventra le mur adjacent. Avant même qu’il ne réalise, elle attira son catalyseur d’un geste, le désarmant sans effort. Puis, en tendant l’index et le majeur, elle le projeta contre le mur avec une précision glaciale. La douleur à la tête le foudroya, ses membres paralysés par l’emprise invisible de Jane.

  • Tu as gagné le droit de dormir en cellule, dit-elle d’un ton sombre. Fais tes adieux à ta mère, avant que la mort ne vienne nous faucher.

 

Lucas retrouva brutalement le contrôle de son corps et s’effondra, ses yeux brûlant d’une haine farouche envers Jane. Sa mère accourut pour l’aider à se relever, puis ils quittèrent la chambre ensemble, descendant lentement les escaliers, chaque marche étant une épreuve. Un robot les suivait, marquant la fin de la liberté du jeune homme.

Éloigner Illyria n’était pas une décision facile pour Jane, mais elle savait que cela protégerait Lucas. Rester auprès de lui n’aurait fait que renforcer sa dépendance, l’empêchant de se confronter à la réalité et de forger la dureté nécessaire pour survivre. Il fallait le protéger de lui-même.​

Depuis le haut de l’escalier, Jane observait la scène, ses doigts crispés sur la rampe qu’elle serrait au point de s’en faire mal. Un doute fugace traversa son esprit, mais elle se reprit, relâchant la rampe avant de descendre lentement les marches. Sidonie fit son entrée dans le hall, silencieuse, témoin muet de l’adieu déchirant entre Illyria et son fils.

Illyria déposa un dernier baiser sur le front de Lucas. Ses lèvres tremblaient, ses yeux rougis baignaient de larmes. Elle caressa sa joue avec tendresse, lui offrant un sourire fragile. Chaque pas qui l’éloignait de lui resserrait la douleur dans son cœur. La porte s’ouvrit, et Illyria se retourna une dernière fois avant de disparaître dans la voiture aux côtés de Jane. Lucas voulut la suivre, mais la porte se referma avant qu’il n’ait pu franchir le seuil.

Il ignorait que, derrière cette porte, sa mère s’effondrait en sanglots en s’asseyant près de Jane, qui détourna le regard, considérant cette faiblesse comme un fardeau contraire au combat contre l’agence. Mais Jane n’était pas insensible pour autant. Elle lui tendit un mouchoir, puis replongea dans un mutisme froid, laissant Illyria se réfugier dans le souvenir de son fils et de son mari défunt, remerciant le destin de lui avoir offert cet ultime instant.

Dans le hall, Hannah et Sidonie se précipitèrent vers Lucas, que le robot tenait encore par le bras. Elles ne comprirent pas pourquoi il avait été conduit en cellule, privé de liberté, et le robot leur en interdit l’accès jusqu’à nouvel ordre.

Furieux, anéanti par le chagrin, Lucas finit par se recroqueviller sur le lit inconfortable de sa cellule aux allures austères, où ne l’attendaient qu’un lavabo, des toilettes et la morsure implacable de la solitude.

***

Erik, réveillé par le vacarme dans la chambre de Lucas durant son altercation avec Jane, trouva la force de se lever et de remettre ses cheveux en ordre. Il descendit l’escalier d’un pas lourd, vêtu d’un jogging et d’un débardeur, affamé et encore ignorant de tout ce qui venait de se passer.

Lorsqu’il arriva dans la cuisine, il trouva Sidonie et Hannah, inquiètes. Sa télépathie était bridée par son bandeau, mais il n’en avait pas besoin pour comprendre que quelque chose s’était déroulé quelques instants plus tôt.

  • Salut. Que se passe-t-il ? Vous en faites des tronches, lança Erik d’un ton léger.

  • Illyria vient de partir, et Lucas est en cellule, répondit Sidonie sans émotion.

  • Le blondinet ? Sérieusement ?

Hannah ne put retenir son agacement.

  • Qu’est-ce que tu as contre lui, Erik ?

  • Moi ? Rien du tout, c’est juste un Français, il n’y peut rien, se moqua-t-il en buvant son soda.

  • Et ? 

  • Et quoi ?

  • Tu me gonfles, je ne pensais pas que tu étais si immature, trancha Hannah.

Erik esquissa un sourire carnassier, heureux de la voir sortir de ses gonds.

  • Tu l’aimes bien, hein ? J’avoue qu’il est plutôt beau mec.

  • Arrête ce petit manège immédiatement ! 

  • Sinon quoi ? Tu vas me transformer en peluche ?

  • Ça suffit tous les deux, intervint Sidonie, coupant net l’altercation. Erik, tu n’as pas oublié ce que nous devons faire ?

Le jeune homme acquiesça sans dire un mot, retombant soudainement dans la réalité. Hannah perçut aussitôt son malaise, mais elle ne connaissait pas encore en quoi consistait leur entrevue. Elle préféra partir, silencieuse, visiblement vexée par l’attitude du Suédois.

  • Tu ne crois pas que tu es allé trop loin avec Hannah ? demanda Sidonie.

  • Vous êtes lourdes ! Sérieux ! On ne peut plus rien dire ici sans qu’on me taxe de méchant petit con ! Déstressez, détendez-vous !

  • Je ne vais pas reprendre les arguments de Jane, mais tu as bien conscience que notre lutte contre la BMRA n’est pas un jeu, si ?

  • Oui, je le sais, Sidonie. Pas la peine de me le rappeler. Considère que je te rends service, parce que tu m’as sauvé la vie. Après, nous serons quittes. Et pour Lucas, je veux le décoincer, à ma façon, car il m’a été d’une grande aide quand je suis arrivé à NickroN, il y a trois ans. Quand j'emmerde quelqu'un, c'est que je l'aime bien, voilà !

 

Le visage de Sidonie se détendit à l’explication de son jeune camarade. Elle savait qu’il n’était pas foncièrement méchant, seulement prisonnier d’une façade qu’il s’obstinait à montrer en public, une carapace qui dissimulait ses tourments et ses doutes.

Le Suédois termina sa collation, puis se retourna vers Sidonie avant de quitter la pièce.

  • Rejoins-moi dans la salle Enigma dans dix minutes, le temps que je me sape correctement.

  • D'accord.

Il s’éloigna d’un pas lourd, le poids de sa décision pesant sur ses épaules. Il détestait pénétrer l’esprit de Kahlan, mais il le devait, pour Sidonie. Tandis qu’il s’affairait, Erik songeait à Lucas, à la douleur qu’il traversait et à son propre sentiment d’impuissance, convaincu qu’il n’avait pas su lui tendre la main dans les moments où il en avait le plus besoin.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle Enigma, Sidonie et Erik furent bouleversés par l’état dans lequel se trouvait Kahlan. Son visage tuméfié, les machines qui rythmaient artificiellement son souffle… La vision était insoutenable, éveillant en eux une tristesse profonde et une culpabilité silencieuse. Erik sentit son thorax se serrer, oppressé par le poids de ce qu’il s’apprêtait à faire. Il se demandait s’il aurait réellement la force de pénétrer télépathiquement l’esprit de l’amant de Sidonie.

​​

Elle, dévastée, voyait l’homme qu’elle aimait réduit à ce corps meurtri. Les larmes coulaient silencieusement sur ses joues tandis qu’elle luttait pour rester calme. La main réconfortante d’Erik sur son épaule lui apportait un semblant de soutien dans ce moment de désespoir.

​​

Ils restèrent immobiles et silencieux, incapables de détourner le regard de Kahlan. Chaque bip des machines résonnait en eux comme un rappel cruel de la fragilité de la vie.

  • Dis-moi que nous allons enfin réussir à lui parler, Erik. Il doit savoir que je suis là… avec lui.

  • Tu crois que ça va marcher ?

 

Sidonie ne répondit pas. Elle s’approcha doucement de Kahlan et murmura son prénom à son oreille. Aucune réaction. Seule la télépathie pouvait désormais le sauver.

  • On essaye depuis des jours… je ne sais pas si j’y arriverai ce soir.

  • Fais-le ! Je dois savoir…

  • Parle-lui pendant que je me concentre, cela pourra m’aider.

 

Erik ferma les yeux et plongea dans l’esprit de Kahlan. Il perçut aussitôt une lueur ténue, fragile, comme un filament incandescent perdu dans les ténèbres. Il s’y accrocha de toutes ses forces. Une odeur suffocante de sueur, d’urine et d’excréments l’assaillit, le forçant à ravaler une nausée. Il devina la silhouette d’une cellule délabrée, éclairée seulement par la lumière filtrant sous une porte métallique. Kahlan gisait au sol, méconnaissable, maigre, barbu, le visage marqué par la souffrance. Sa voix brisée murmurait un nom, toujours le même : « Sidonie… ».

​​​​

Erik s’agenouilla près de lui.

  • Elle est avec moi ! Regarde-moi, Kahlan !

 

Mais Kahlan ne répétait que ce prénom, perdu dans son délire.

Erik inspira brusquement et rouvrit les yeux. Il savait qu’il ne pourrait rien faire seul. Alors, il saisit la main de Sidonie et l’entraîna dans la conscience de son amant. Ensemble, ils se matérialisèrent dans cette cellule sordide.

​​

Sidonie se précipita aussitôt, prenant le visage meurtri de Kahlan entre ses mains. Malgré le froid glacial, elle ôta sa veste pour couvrir son corps. Son prénom, qu’il murmurait quelques instants plus tôt, s’éteignit dans un silence oppressant.

  • Kahlan, je suis là. Regarde-moi.

  • Fantômes… vous n’êtes que des hallucinations…

  • Il faut que tu te réveilles ! Dis-moi ce qui s’est passé, pourquoi es-tu ici ?

  • Elle m’a… abandonné. Je suis mort depuis qu’elle est partie.

  • Non ! Je suis là ! Je ne t’ai jamais abandonné !

 

Erik observait la scène, fasciné. L’esprit de Kahlan se recomposait autour de Sidonie, matérialisant leurs souvenirs comme s’ils étaient réels. Les contours du passé et du présent se brouillaient, et Erik comprenait que ce lien entre eux dépassait l’entendement.

​​

Sidonie revécut leur rencontre sur le toit de NickroN, près de la piscine, là où ils s’étaient retrouvés pour la première fois en 2103. L’émotion l’envahissait, partagée entre douleur et espoir, comme si ces instants où leurs cœurs s’étaient laissés consumer par une passion ardente pouvaient encore infléchir le présent.

Kahlan, approchant de la vingtaine dans ce souvenir, sortait de l’eau, sculpté tel un athlète de l’Antiquité, ses cheveux de jais ruisselant et une barbe naissante qui imposait le respect. Après s’être séché, il se retourna vers la jeune femme, et un sourire discret, presque fragile, se dessina sur son visage ténébreux.

​​

  • Tu es revenue, Sidonie…

  • Je t’ai retrouvé, Kahlan ! Tu es vivant, il faut que tu te réveilles !

  • Tu te souviens de ce soir-là, il y a treize ans… tu as volé mon cœur.

 

Erik ressentait une tension étrange, comme si un événement inéluctable se préparait. Il serra le poignet de Sidonie, l’incitant à la prudence. Mais elle se rapprochait inexorablement de Kahlan, attirée par une force mystérieuse qui transcendait les barrières de l’esprit et du temps.

  • Qu’est-ce que tu fais, Erik ?! s’exclama Sidonie en tentant de libérer son poignet.

  • J’ai l’impression que tout s’effondre, nous devons partir !

  • Non ! Je ne peux pas l’abandonner !

  • Sidonie… murmura Kahlan d’une voix apaisée. Ce sont nos derniers instants. Tu m’as sauvé autrefois, tu m’as offert l’amour. Mais il est temps de nous dire adieu.

  • Non ! hurla-t-elle. Je refuse ! Reste avec moi, je t’en supplie ! Je t’aime !

  • Je t’aime, Sidonie…

  • Non ! Kahlan !

Le bâtiment trembla dans un fracas assourdissant, et l’obscurité envahit le paysage. L’esprit de Kahlan s’éteignait. Sa main éthérée caressa une dernière fois le visage de Sidonie avant qu’il ne disparaisse dans les ténèbres. Le cri déchirant de la jeune femme résonna dans le vide.

​​

Erik l’agrippa et, comprenant la fin imminente de la stase, la ramena à la réalité. Trempé de sueur, haletant, il remit précipitamment son bandeau anti-télépathie.

Sidonie reprit son souffle, puis son regard se tourna vers Kahlan. Les machines affichaient une ligne plate : plus d’activité cérébrale, plus de battements, malgré le respirateur. Lydia, impuissante, assistait à ses derniers instants. Il était trop tard. Vaincue, Sidonie posa sa tête contre la poitrine inerte de son amour. Elle pleurait de tout son être.

  • Non… c’est impossible, souffla-t-elle. Aidez-le ! Pitié, faites quelque chose !

  • Je suis désolée, murmura Lydia en reculant, la voix tremblante.

  • Où est Jane ? Elle doit le sauver ! cria Sidonie, désespérée.

  • Il est parti, Sidonie… dit doucement Erik.

  • Non ! hurla Sidonie. Je refuse de croire qu’il est mort !

  • Erik, laissez-nous, s’il vous plaît, fit Lydia doucement. Reposez-vous.

 

Le jeune homme quitta la pièce sans un mot, aussi accablé par la perte. Lydia s’approcha de Sidonie, touchée par sa douleur.

  • Sidonie, je veux vous aider à surmonter ça.

  • Lydia, laissez-moi…

​​

Le médecin posa une main compatissante sur son épaule, puis quitta la pièce, la laissant seule avec son bien-aimé.

 

Son chagrin se mua soudain en une colère dévorante. Elle se sentait coupable, hantée par l’idée que Kahlan serait encore vivant si elle n’avait pas quitté le passé trois ans auparavant. Tout aurait pu être différent. Elle saisit le pendentif entre ses doigts et contempla le sablier. Un bond dans le temps ne pourrait pas le sauver et ne ferait que retarder l’inévitable. Dans un élan de désespoir, elle voulut le jeter contre le mur, comme pour renier cette capacité qui lui paraissait maudite.

Rien n’avait plus de sens désormais. Elle resta des heures à ses côtés, accablée par la douleur. Plus rien ne comptait, et elle se demandait si elle méritait de vivre sans lui. Ses larmes coulaient sans fin, ses yeux rougis par la souffrance. Son cœur semblait irrémédiablement brisé. Exténuée, elle finit par s’endormir, blottie contre le corps de Kahlan.

***

 

Soudain, une sirène retentit dans la chambre où se trouvait Sidonie. Elle sentit les murs vibrer sous une explosion, puis perçut des cris lointains et indéfinissables. Confuse et perdue, la jeune femme se redressa précipitamment, le cœur battant à tout rompre au rythme de l’alarme, tandis que les lumières vacillaient avant de s’éteindre. Elle sombra dans le désespoir, incapable de quitter le corps de son bien-aimé. Le site Alpha subissait une attaque d’envergure.

Cette solitude la plongea dans une profonde détresse, mais son instinct l’obligea à chercher un moyen de survivre. Kahlan, elle le savait, lui aurait crié de partir, de ne pas rester là sans résister face à l’ennemi. Tremblante, elle se leva et s’approcha de la porte, l’esprit tourbillonnant de questions et de peur. Le pendentif serré dans sa main, Sidonie adressa un dernier regard à Kahlan, paisible dans son dernier sommeil, puis se décida à sortir précipitamment.

L’alerte maximale résonna dans les couloirs :

  • HOPE est attaquée par voie aérienne et terrestre. Compte à rebours de l’autodestruction : cinq minutes.

 

Dans le couloir menant à la salle Enigma, Sidonie activa le cadran holographique pour déverrouiller le sas, déjà envahi d’une épaisse fumée opaque. À peine la porte s’ouvrit-elle qu’une série d’explosions retentit, déchirant ses tympans. Des pans entiers du mur éclatèrent, projetant des débris dans toutes les directions. Sidonie se jeta au sol, terrifiée, tandis que plusieurs robots d’élite de la BMRA, suivis d’hommes armés, envahissaient les lieux.

Seule, désarmée, elle savait qu’aucune aide ne viendrait. Une vague de panique lui serra la poitrine, son cœur battant à tout rompre, prêt à exploser sous l’effort. Il ne lui restait plus que la fuite et le faible espoir de croiser un visage familier avant que la mort ne la rattrape. Des coups de feu éclatèrent tout près.

Chaque seconde d’hésitation devenait un supplice. Une déflagration, plus proche encore, la projeta violemment contre le sol. Hagarde, le visage lacéré d’éclats de verre, elle se releva tant bien que mal. Ses oreilles sifflaient ; le monde vibrait autour d’elle, déformé par la peur et la fumée. Les murs s’effondraient, les meubles volaient en éclats sous la pluie de tirs.

Son regard se posa soudain sur Lydia, étendue au sol, le corps criblé de balles. Le visage ensanglanté de la médecin, les yeux grands ouverts, figea Sidonie d’horreur. Celle qui avait sauvé tant de vies venait d’être abattue en tentant de fuir.

Elle n’eut pas le temps de pleurer. Il fallait avancer, retrouver les autres, survivre. Tapie dans un renfoncement, elle sentit la voix d’Erik résonner dans son esprit par la télépathie, faible mais pressante. Une balle frôla son épaule ; Sidonie stoppa le temps une fraction de seconde, juste assez pour se jeter de côté et échapper au tir. Puis elle courut, haletante, ses jambes lourdes, ses poumons en feu. 

Un robot surgit soudain, colosse d’acier, massif et implacable. Sidonie se figea, consciente qu’elle ne pourrait rien contre pareille machine. Pourtant, malgré la peur, elle fit face, déterminée à mourir debout.

Soudain, une main puissante l’empoigna et la tira en arrière. Elle se retourna et aperçut Andras. Un souffle de soulagement la traversa. Le masque du mercenaire, fissuré, laissait entrevoir une partie de son visage maculé de sang. Blessé, il s’était battu avec une férocité inhumaine contre les soldats avant de la retrouver et de la tirer en sécurité.

« Cours, Sidonie ! » résonna la voix d’Erik dans son esprit.

Des bruits de pas métalliques retentirent à nouveau. Sans un mot, Andras déchaîna son pouvoir : une bourrasque d’air projeta le robot-tueur contre le mur, ouvrant un passage pour Sidonie. Elle s’élança vers la sortie, puis s’arrêta, glacée, en entendant un râle derrière elle. Andras chancela, le torse traversé de tirs ennemis. Sidonie voulut revenir sur ses pas, mais il la repoussa une dernière fois, criant de fuir. Sa dernière vision fut celle du mercenaire s’effondrant sous les rafales, son corps percé de lumière rougeoyante, tandis que les géants d’acier continuaient d’avancer, impassibles, machines nées pour un seul dessein : exterminer tout opposant.

Le désespoir noua la gorge de Sidonie. Les lumières vacillaient, la plongeant à nouveau dans une obscurité oppressante. Seuls quelques dispositifs de sécurité diffusaient encore une lueur tremblante, lui permettant de s’orienter à travers le long corridor menant aux cellules où se trouvait Lucas. Des cris résonnaient, des balles sifflaient tout près d’elle, mais le temps se figea soudain, lui offrant un court répit, une échappatoire fragile entre deux battements de cœur.

Elle atteignit enfin la cellule, où Lucas, accroupi au sol, observait d’un regard vide le carnage qui s’étendait sous ses yeux. Son catalyseur reposait à ses côtés, éclat terne d’un pouvoir épuisé. Hannah et Erik, figés par la peur, semblaient incapables du moindre geste depuis le déclenchement de l’alarme.

Les barreaux tordus, déformés par l’effondrement du mur, laissaient entrevoir une issue incertaine. Sidonie remarqua les blessures légères sur les visages de ses amis, la désolation dans leurs yeux, et sentit l’urgence les happer tous.

  • Où sont les autres ?! HOPE ?! cria-t-elle, sans obtenir de réponse de l’intelligence artificielle.

  • 1 minute avant destruction du site, retentit la voix.

  • Levez-vous ! Il faut nous battre pour sauver nos vies ! lança Sidonie en saisissant le bras d’Hannah, puis celui d’Erik.

  • C’est terminé, Sid’, murmura Lucas. Ils vont nous capturer… et nous tuer.

  • Ça suffit ! hurla-t-elle en le tirant hors de sa torpeur. Reprenez-vous ! Nous allons remonter le temps, tous les quatre !

  • Tu es sûre ? hésita Hannah. On risque de croiser… nous-mêmes.

  • Faites ce que je vous dis ! Tenez mon bras !

Avant qu’elle ne puisse agir, la porte s’ouvrit dans un claquement sec. Un homme vêtu de noir, le visage dissimulé par l’ombre, s’avança lentement. Il leva son arme, et le silence tomba. La fin, cette fois, semblait inévitable.

Lucas se redressa d’un bond, animé d’une rage féroce. Son catalyseur en main, il fit jaillir un dôme de lumière autour du groupe. Les balles ricochèrent contre la barrière d’énergie, répercutant dans la pièce une clameur assourdissante. Les bras du jeune homme tremblaient sous l’effort, son souffle court, son pouvoir vacillant.

Voyant la lumière faiblir, l’inconnu rangea calmement son arme, patientant dans l’ombre comme un prédateur certain de sa victoire. Lucas ne tiendrait pas. Le bouclier s’éteignit, lentement, jusqu’à disparaître. Ils étaient piégés, sans défense.

  • C’est le moment. Tuez-les tous, ordonna l’inconnu d’une voix glaciale.

Dans une ultime étincelle de courage, Lucas rassembla le peu d’énergie qui lui restait et projeta un nouveau bouclier, instable, vacillant comme une flamme sur le point de s’éteindre. Ce bref instant suffit à Sidonie pour activer sa montre-gousset. Le temps se rompit. Le monde se dissout dans une lumière bleutée, les englobant tous les quatre.

 

Ils se saisirent la main, emportés dans un vortex éthéré, spirale infinie où s’effaçaient le bruit, la peur, la douleur. Et dans l’ultime battement de ce monde en ruine, l’obscurité les engloutit. Seuls le froid et le silence subsistaient désormais.

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